eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

Une Guirlande pour Julie: le manuscrit prestigieux face au "salon" de la marquise de Rambouillet

2011
Stephanie Bung
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Une Guirlande pour Julie : le manuscrit prestigieux face au « salon » de la marquise de Rambouillet S TEPHANIE B UNG (Freie Universität Berlin) Qu’est-ce que La Guirlande de Julie ? Depuis l’institution de la notion de « salon » pour désigner les espaces de sociabilité au dix-septième siècle, 1 le manuscrit prestigieux a souvent été évoqué en tant qu’exemple privilégié des pratiques « salonnières » de l’hôtel de Rambouillet. 2 À son tour et sui- 1 La notion de salon n’est introduite dans le discours sur les formes de sociabilité qu’au dix-neuvième siècle. Dès lors, on a tendance à identifier les salons rétrospectivement à ce qu’on appelait le monde au dix-septième siècle. Or, à la différence de cette notion endogène - désignant un espace en mouvement, volontairement vague et aux contours flous qui permettent d’intégrer et de désintégrer des personnes et des groupes de personnes -, la notion de salon suggère l’existence d’un espace mieux saisissable, d’un endroit délimité où l’on peut observer directement l’interaction des gens du monde. Les contemporains ont pourtant leur propre terminologie pour désigner un endroit précis de sociabilité : ruelle, maison, société, cercle, cabale, compagnie. Il n’est pas sûr qu’on contribue à la compréhension des différentes formes de sociabilité en réduisant cette terminologie variée des contemporains à la notion de salon, car on risque de ne plus se poser la question de savoir si l’activité des ruelles diffère des pratiques de sociabilité d’une maison (de la haute noblesse par exemple) voire du cercle de la reine. Nous ne renonçons pas ici à cette notion exogène, car l’idée d’homogénéité à laquelle elle fait appel est précisément ce que nous voulons mettre en cause. Nous mettons néanmoins le terme entre guillemets pour indiquer le problème. 2 Avec plus ou moins de « sympathie » pour le côté galant du recueil, les ouvrages qui traitent de l’hôtel de Rambouillet consacrent ce statut de La Guirlande de Julie : à commencer par celui de Louis Rœderer (Mémoires pour servir l’histoire de la société polie en France [1835], Genève, Slatkine Reprints, 1969, pp. 91-92) en passant par ceux d’Émile Magne (Voiture et les années de gloire de l’hôtel de Rambouillet, 1635-1648, Paris, Mercure de France, 1922, pp. 259-267) et de Roger Picard (Les salons littéraires et la société française, 1610-1789, New York, Bretano’s, Stephanie Bung 348 vant la même trame narrative, la fameuse chambre bleue représenterait simultanément l’ouverture et l’apogée de cette société polie dont la conversation renvoie, selon Erich Auerbach, au syntagme de « la cour et la ville ». Auerbach décrit l’hôtel de Rambouillet comme le lieu de formation d’une élite aristocratique préfigurant son désœuvrement sous le règne de Louis XIV. Cette analyse, qui s’inscrit clairement dans la lignée historiographique d’une conception forte de l’absolutisme, contribue ainsi à la formation d’un dispositif qui assigne à l’hôtel de Rambouillet, locus amœnus de la conversation, véritable haut lieu de l’otium, le rôle du précurseur et celui du modèle. 3 Ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire de la chambre bleue, mis en place par les hommes de lettres contemporains et consolidé à partir du dix-neuvième siècle par les historiographes, 4 confère donc un double, voire un triple statut paradigmatique à La Guirlande de Julie : représenter les pratiques sociales et esthétiques du « salon » de la marquise de Rambouillet, de cet espace concret qui constitue un paradigme de l’art de la conversation érigée en « lieu de mémoire ». 5 Celui qui s’approche de La Guirlande de Julie se heurte à cette multiple mise en abyme des structures spatiales qui lient le manuscrit au syntagme de « la cour et la ville ». Il serait souhaitable de dénouer l’un après l’autre les fils qui composent cette narration complexe, mais c’est un projet dont la réalisation dépasserait les bornes de cet article. 6 En revanche, nous nous proposons de considérer le célèbre manuscrit en tant qu’objet digne d’une analyse méticuleuse : après en avoir présenté la 1943, pp. 42-60) jusqu’à l’Histoire de la littérature française au XVII e siècle d’Antoine Adam (tome I, Paris, Éditions mondiales, 1962, pp. 263-270). 3 Voir Erich Auerbach, « La cour et la ville », Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le XVII e siècle, introduction et traduction par Diane Meur, Paris, Macula, 1998, pp. 115-179, pp. 150-152. 4 Voir Nicolas Schapira, Un Professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, pp. 227-243 ; Karine Abiven, « Le récit du monde : le discours narratif comme facteur de cohésion de la société mondaine », Papers on French Seventeenth Century Literature XXXVII, 73 (2010), pp. 291-302. Voir aussi l’article de Nicolas Schapira dans ce volume. 5 La représentation de l’hôtel de Rambouillet en tant que lieu paradigmatique de la conversation est toujours en vigueur, comme en témoigne par exemple l’ouvrage de Benedetta Craveri, L’âge de la conversation, traduit de l’italien par Éliane Deschamps-Pria, Paris, Gallimard, 2002, pp. 42-58. Pour l’institution de la conversation française comme « lieu de mémoire » voir Marc Fumaroli, « La conversation », Les lieux de mémoire III, 2 (Les Frances, Traditions), dir. Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1992, pp. 678-744. 6 Nous l’abordons dans le cadre de nos recherches en cours que nous nous permettons de signaler ici et dont le but est de mieux comprendre cette stratification du discours sur les « salons » du dix-septième siècle. Une Guirlande pour Julie 349 plurimédialité constitutive, nous l’étudierons en le comparant à un autre manuscrit prestigieux de l’époque, l’album de devises de la duchesse de La Trémoille. Ensuite, nous analyserons sa genèse, en avançant l’hypothèse que la composition des textes fut d’abord conçue comme un jeu de conversation. Or, puisque cette hypothèse risque de réanimer l’espoir de figer la conversation fugace, nous insisterons sur la différence catégoriale entre l’ordre de l’écriture et celui de la voix vive, ainsi que sur le caractère hétérogène de la médialité même de l’objet. 7 C’est justement pour dépasser une interprétation unilatérale que nous nous penchons sur les diverses facettes de ce manuscrit, dans le but d’initier la discussion sur ses fonctions multiples à l’intersection des pratiques sociales et esthétiques. 1. La Guirlande de Julie : la matérialité et la plurimédialité Le manuscrit, qui date de 1641, est un cadeau dont le marquis de Montausier honore sa future épouse, Julie-Lucine d’Angennes, fille ainée de la marquise de Rambouillet. 8 Il s’agit d’un album de poésie collective, véritable objet de prestige, dont la reliure en maroquin rouge porte les initiales dorées entrelacées de Mademoiselle de Rambouillet. Les madrigaux sont consacrés à des fleurs, dont le portrait de chacune est peint en gouache et placé devant les textes en guise d’introduction. La calligraphie des poèmes, écrits sur vélin, est réalisée par Nicolas Jarry, qui travaillera plus tard pour plusieurs maisons de la haute aristocratie ; les enluminures, également sur vélin, sont effectuées par Nicolas Robert, futur peintre botanique de Gaston d’Orléans, puis de Louis XIV. 9 Pour les deux artistes, La Guirlande de Julie est 7 En tant que formes d’incorporation de la langue, la voix et l’écriture relèvent de catégories différentes (voir Doris Kolesch, « Stimmlichkeit », Metzler Lexikon Theatertheorie, dir. Erika Fischer-Lichte, Doris Kolesch, Matthias Warstat, Stuttgart, Metzler, 2005, pp. 317-320). Ce qui n’empêche pas que la conversation au dixseptième siècle puisse être informée par la littérature et vice versa (voir Myriam Maître, Les précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 460). 8 Depuis 1989, le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale de France, ms NAF 19735. 9 Sur Nicolas Jarry et son œuvre voir Roger de Portalis, Nicolas Jarry et la calligraphie au XVII e siècle, Paris, Techener, 1897. Sur Nicolas Robert et son œuvre voir Madeleine Pinault Sörensen, Le livre de botanique. XVII e et XVIII e siècles. Paris, BnF, 2008, pp. 229-230 ; Aline Raynal-Roques, Jean Claude Jolinon, Les Peintres de fleurs. Les vélins du Muséum, Paris, Muséum national d’histoire naturelle, Bibliothèque de l’Image, 1998 ; Claus Nissen, Die Botanische Buchillustration. Geschichte und Bibliographie, Stuttgart, Hiersemann, 2 1966, pp. 66-100 ; Albert de Mirimonde, Stephanie Bung 350 une œuvre de jeunesse dont l’exécution représente le début d’une carrière remarquable. En revanche, l’art du peintre et du maître écrivain confère à l’album son caractère prestigieux qui réside d’abord dans sa matérialité. 10 Tallemant des Réaux, qui livre une des plus belles descriptions du recueil, en témoigne : Toutes les fleurs en estoient enluminées sur du velin, et les vers escrits sur du velin aussy, en suitte de chaque fleur, et le tout de cette belle escriture dont j’ay parlé. Le frontispice du livre est une guirlande au milieu de laquelle est le titre : La Guirlande de Julie. Pour Mademoiselle de Rambouillet Julie-Lucine d’Angennes. Et à la feuille suivante, il y a un Zephire qui espand des fleurs. Le livre est relié de maroquin de Levant des deux costez, au lieu qu’aux autres livres il y a du papier marbré seulement. Il a une fausse couverture de frangipane. 11 Si l’on excepte pour l’instant l’évocation du parfum de frangipane, cet éloge de La Guirlande de Julie apparaît d’abord sous le signe du visuel. Les enluminures ainsi que l’écriture calligraphiée occupent une place importante dans ce petit portrait du manuscrit. On peut y ajouter la mise en relief du support, car la texture du vélin, qui est un parchemin très fin, renforce la luminosité des couleurs et souligne le caractère « réaliste » des fleurs, dont les pétales diaphanes sont rendus dans toute leur fragilité, du moins lorsqu’on les regarde à contre-jour. 12 La prédominance de la matérialité dans le témoignage d’un contemporain laisse songeur : pourquoi ne renchérit-il pas sur la fonction référentielle des poèmes ? Il est clair que pour Tallemant, La Un peintre de la réalité, Nicolas Robert, Paris, 1958 ; Wilfried Blunt, The Art of Botanical Illustration, London, Collins, 1950, pp. 108-111. 10 Nous utilisons la notion de « matérialité » dans une acception qui la distingue de la fonction référentielle d’un objet perçu et nous renvoie à la dimension performative de cette perception (voir Sabine Schouten, « Materialität », Metzler Lexikon Theatertheorie, dir. Erika Fischer-Lichte, Doris Kolesch, Matthias Warstat, Stuttgart, Metzler, 2005, pp. 194-196). 11 Tallemant des Réaux, Historiettes I, édition établie et annotée par Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1960, p. 461. 12 Le style de Nicolas Robert invite par ailleurs à la réflexion sur le rapport entre le manuscrit et le goût prononcé des contemporains pour la représentation ad vivo des plantes et des petits animaux qui engendre la mode du livre de botanique. La « botanique », entendue au sens large, profite du réalisme introduit dans les arts et ouvre une voie professionnelle pour des peintres comme Nicolas Robert ou Daniel Rabel dont les vélins exécutés vers 1624 rappellent les fleurs de la Guirlande. Réunis dans le Recueil de cent planches de fleurs & d’insectes (Paris, BNF, Estampes, Rés. JA-19), manuscrit prestigieux dont on ignore l’origine exacte, ces vélins offrent une grande variété de fleurs (voir Pinault Sörensen, Le livre de botanique. XVII e et XVIII e siècles, op. cit., p. 17). Une Guirlande pour Julie 351 Guirlande de Julie est d’abord un objet à contempler, puis un Gesamtkunstwerk avant la lettre, dont on admire la forme et les couleurs, mais aussi d’autres qualités sensuelles qui s’étendent de la douceur de la double reliure jusqu’à l’exhalaison de la fausse couverture. Loin de se contenter d’évoquer un simple recueil de poésie, Tallemant des Réaux fait surgir devant les yeux de son lecteur un objet de prestige, un manuscrit qu’on exhibe, dont on parle, mais dont la lecture n’est pas obligatoire. 13 Or la composition, la signification et la compilation des poèmes contribuent néanmoins au prestige de l’album. Déjà la genèse collective valorise le cadeau, et Mademoiselle de Rambouillet, toujours selon Tallemant, en avait conscience : « Elle receût ce present, et mesme remercia tous ceux qui avoient fait des vers pour elle. Il n’y eut pas jusqu’à M. le marquis de Rambouillet qui n’en fist. » 14 Le manuscrit contient 61 madrigaux de fleurs, écrits par dix-neuf auteurs, parmis lesquels figurent des hommes de lettres qui fréquentent l’hôtel de Rambouillet. 15 Cependant, et Tallemant a soin de le préciser, le groupe des auteurs est également composé d’hommes d’épée, comme le marquis de Rambouillet et le marquis de Montausier. La valeur de la composition des poèmes est donc rehaussée par la composition mixte du groupe des auteurs. 16 L’hétérogénéité qui risque de s’introduire ainsi dans le recueil est contrecarrée par le but assigné aux textes : composer une couronne florale pour la « princesse Julie ». Le sujet des madrigaux est donné 13 Il est vrai que la focalisation sur les poèmes risque de fausser l’idée qu’on peut se faire de La Guirlande de Julie, et les éditeurs du dix-neuvième siècle qui publient les vers sous forme d’un recueil de poésie déplorent la séparation du texte et des images. Voir La Guirlande de Julie, augmentée de pièces nouvelles, publiée sur le manuscrit original avec une notice de Gaignières et de Bure et des notes par Ad. Van Bever, Paris, Sansot, 1907, p. 7. Nous renvoyons à cette édition pour les indications bibliographiques qui permettent de retrouver les premières éditions complètes de la Guirlande entre 1729 et 1907. Or, puisque toutes les éditions diffèrent légèrement les unes des autres, nous aurons recours au manuscrit original quand nous citerons les poèmes. 14 Tallemant, Historiettes I, op. cit., p. 461. 15 Nous signalons notamment la contribution de Chapelain, Scudéry, Conrart, Gombaud ainsi que Godeau, hommes de lettres dont l’attachement à l’hôtel de Rambouillet est attesté par Tallemant des Réaux qui contribue lui-même avec un madrigal. L’absence d’un poème de Voiture a souvent été remarquée et souligne le risque que présente la lecture de La Guirlande de Julie en tant qu’inventaire complet du « salon » de la marquise de Rambouillet. 16 « Mixte » renvoie ici à l’hétérogénéité sociale et non pas à la différence des sexes. L’absence des auteurs féminins dans La Guirlande de Julie rejoint l’observation faite dans la note précédente, à savoir le risque de lire le recueil comme l’inventaire d’un « salon » où la présence des femmes est de rigueur. Stephanie Bung 352 d’avance, et les poèmes, chacun consacré à une fleur, forment effectivement une guirlande symbolique. Le côté symbolique de La Guirlande de Julie est très prononcé. Les poèmes sont profondément ancrés dans l’iconographie chrétienne, et le recueil, véritable mise en abyme de la virginité, apparaît comme un hortus conclusus qui contient, au sein de sa chaste clôture, les fleurs attribuées à la Vierge Marie. 17 Cet univers iconographique est fortement compatible avec la figuration mondaine de la destinataire de l’album, 18 car la réticence face au mariage, élément constitutif de la figure de la « princesse Julie », joue sur le statut de jeune fille de Mademoiselle de Rambouillet. Le versant galant 19 du recueil renvoie également à l’imaginaire médiéval déployé dans La Guirlande de Julie, dont les vers semblent écrits par des chevaliers valeureux en 17 Cette comparaison n’est pas aléatoire : Delphine Denis signale le rôle que joue la métaphore horticole dans la littérature galante, dans les recueils collectifs de l’époque notamment (voir son article « Du Parterre aux Promenades : une scène pour la littérature au XVII e siècle », XVII e siècle, 209, oct-nov. 2000, pp. 655-669, pp. 656-661). Les fleurs attribuées à la Vierge dans son jardin (hortus conclusus) et mises en vers dans la Guirlande sont surtout la rose (rosa claritatis), le lys (lilium castitatis) et la violette (viola humilitatis), mais aussi le perce-neige, le muguet et l’œillet (voir Elisabeth Wolffhardt, « Beiträge zur Pflanzensymbolik. Über die Pflanzen des Frankfurter ‘Paradiesgärtleins’ », Zeitschrift für Kunstwissenschaft, Neue Folge 8 (1954), pp. 177-196). 18 Nous empruntons la notion de « figuration » à Delphine Denis qui l’emploie dans une acception sociolinguistique. Elle désigne un « travail de sémiotisation » qui permet entre autres de distinguer dans l’espace de la littérature galante la personne historique du personnage littéraire et de la persona mondaine (voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2001, pp. 125-235, p. 127). 19 Nous hésitons à désigner comme « précieux » ce versant de La Guirlande de Julie. Selon Delphine Denis, la valeur de ce terme relève surtout d’une inscription troublante du féminin dans le discours galant (voir son article « Classicisme, préciosité et galanterie », Histoire de la France littéraire, Classicismes XVII e - XVIII e siècle, dir. Jean-Charles Darmon, Michel Delon, Paris, puf, 2006, pp. 117-130, p. 124). Or, dans le cas de ces poèmes, le rôle du féminin est confiné dans celui de la destinataire de l’album, ce qui révèle une constellation plutôt classique de la galanterie (notamment en comparaison avec La Journée des madrigaux, un texte de circonstance issu du cercle de Madeleine de Scudéry, où le lieu de l’énonciation peut être masculin et féminin). Cette observation permet d’ailleurs d’éviter le retour à la question de savoir si La Guirlande de Julie peut être considérée comme une manifestation précoce de la « préciosité ». Cette question, qui a fait couler beaucoup d’encre, risque d’obnubiler l’analyse de l’objet. Une Guirlande pour Julie 353 quête de gloire et de grâce. 20 Pour conquérir la grâce de la dame inaccessible, ceux-ci se déguisent en fleurs militantes qui rivalisent entre elles pour gagner une place privilégiée sur le front de « Julie ». Du coup, le « langage des fleurs » se transforme en armes utilisées pour triompher du rival, et le recueil ressemble - du moins au niveau diégétique - à un champ de combat. Ainsi par exemple le perce-neige qui parle : Fille du bel Astre du jour, Je nais de sa seule lumiére, Alors que sans chaleur à son nouveau retour, Des mois il ouvre la carriére. [...] Fleurs peintes d’un riche dessein, Que le chaud du Soleil fait naistre, Et qui peu chastement ouvrez vostre beau sein Au Pere qui vous donna l’estre. [...] Osez-vous, peu modestes Fleurs, Prétendre couronner cette Beauté sévére ? Et ne craignez-vous point les cruelles froideurs, Dont elle sçait punir une ame téméraire ? N’ayez plus cette vanité, Puis-que seule je dois obtenir l’avantage D’orner de son beau chef l’auguste Majesté, Lors que de tous les cœurs elle reçoit l’hommage Au trosne de la Pureté. 21 Dans le discours de cette fleur, on retrouve certes l’iconographie chrétienne : par exemple dans l’isotopie de la lumière, à l’intérieur de laquelle est déployée l’opposition froid/ chaud et qui renvoie à la chasteté, voire à la divinité de « Julie ». Mais le perce-neige, qui se réclame de cette pureté, est bien déterminé à triompher des autres fleurs qu’il accuse de vanité et de luxure. Celles-ci ne sont pas plus pacifiques, et même l’humble violette - par un geste oxymorique (« Franche d’ambition ») - entre en lice : Franche d’ambition, je me cache sous l’herbe, Modeste en ma couleur, modeste en mon sejour ; Mais si sur vostre front je me puis voir un jour, La plus humble des Fleurs sera la plus superbe. 22 20 Pour l’imaginaire médiéval en tant que figuration mondaine dans la littérature galante voir Denis, Le Parnasse galant, op. cit., pp. 164-166. 21 BNF, ms NAF 19735, fol. 86-87. 22 BNF, ms NAF 19735, fol. 35. Stephanie Bung 354 L’humeur combative de ses « personnages » confère au recueil une structure scénique qui semble renvoyer à un espace extratextuel. On imagine facilement l’hôtel de Rambouillet comme théâtre, où les poètes se transforment en fleurs et la fille de la marquise en princesse, car les madrigaux s’inscrivent clairement dans le cadre d’un jeu collectif dont le caractère militant est en même temps un acte chevaleresque. L’album n’est donc pas une simple compilation de poèmes, et le moins qu’on puisse dire, c’est que ces poèmes sont liés entre eux par une structure narrative. Mais l’analyse textuelle, voire intratextuelle ne suffit pas pour rendre compte des fonctions sociales et esthétiques de La Guirlande de Julie. Il faudra donc reculer d’un pas et revenir sur la matérialité de l’ensemble qui permet de le rapprocher d’un autre manuscrit prestigieux de l’époque. 2. La Guirlande de Julie comme « portrait » d’un groupe social Le caractère collectif de La Guirlande de Julie lui confère le statut d’une liste. Puisque les auteurs qui ont contribué au recueil forment une nébuleuse autour de la chambre bleue, on pourrait se demander si l’album ne représente pas l’inventaire du « salon » de la marquise de Rambouillet. Même s’il s’agirait là d’une lecture réductrice, 23 l’idée d’inventorier leur environnement social n’est pas étrangère aux hommes et aux femmes de l’époque : on retrouve la structure accumulative dans d’autres textes de circonstances ainsi que dans les recueils galants. 24 Dans la suite, nous nous pencherons sur un manuscrit prestigieux, qui partage avec La Guirlande de Julie en dehors de son caractère collectif le primat du visuel, l’esprit ludique ainsi que le geste du don. Il s’agit d’un album de devises rassemblées pour la duchesse de La Trémoille. 25 Les devises, figures emblématiques dont la sentence de fantaisie (subscriptio) est illustrée par une représentation allégorique (pictura), 26 ressemblent à des miroirs dans lesquels les personnes qui l’ont choisie se reflètent. 27 Par conséquent, la série de ces « miroirs », enguirlandés de fleurs, peut apparaître comme le portrait d’un groupe dont les 23 Voir les notes 15 et 16 de cet article. 24 Voir Denis, Le Parnasse galant, op. cit., pp. 36-56. 25 Le manuscrit est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, ms 5217 ; les devises ont été reproduites et sont actuellement disponibles sur la banque d’images de la BNF. 26 Pour le « genre » des recueils de devises en tant que poésie aristocratique voir Anne-Elisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, Honoré Champion, 1996, pp. 367-393. 27 Nous nous référons ici à leur fonction sociale et relationnelle, mais il est intéressant de voir qu’une partie des devises de la duchesse de La Trémoille ont effectivement la forme d’un miroir. Une Guirlande pour Julie 355 membres sont liés, d’une manière ou d’une autre, à la destinataire du portrait. L’album contient actuellement 37 devises peintes sur vélin. 28 On ne sait pas quand elles furent reliées, mais leur datation approximative est possible à partir des noms et des armes des personnes qu’elles représentent. 29 Ces personnes, à quelques exceptions près, sont toutes issues de la très haute noblesse et des proches parents des La Trémoille, soit par naissance, soit par alliance. 30 Le portrait de ce groupe se distingue ainsi du portrait esquissé dans La Guirlande de Julie : dans l’album de la duchesse de La Trémoille, les personnes réunies occupent toutes les plus hauts rangs à la cour, tandis que le profil social de ceux qui ont composé les poèmes pour la « princesse Julie » est très hétérogène. S’il est vrai que le caractère ludique, le primat du visuel, la destinataire féminine ainsi que l’idée d’un inventaire permettent de rapprocher les deux manuscrits, 31 l’hétérogénéité sociale de la chambre bleue les écarte l’un de l’autre. Du coup, la façon dont sont représentées les personnes souligne cette différence, car les éléments héraldiques dans l’album de la duchesse renvoient aux liens généalogiques entre les La Trémoille et leurs parents, voire à la généalogie tout court et à sa fonction cohésive. Ce facteur de cohésion fait défaut dans La Guirlande de Julie. En revanche, l’inventaire dressé dans ce recueil, où les hommes sont transformés en fleurs, est plus ludique que la liste des devises, où les personnes figurent en tant qu’elles-mêmes et en tant que représentantes de leurs familles. Ni le degré ni le rôle du ludique ne semblent être les mêmes dans les deux cas, et la question se pose de savoir si la transfiguration dans La Guirlande de Julie n’a pas une fonction « sérieuse », si les « liens littéraires » ne sont pas censés remplacer les liens généalogiques par 28 À l’origine, le manuscrit contenait 40 devises dont trois ont disparu. 29 Une partie des devises qui se signale par son homogénéité stylistique semble être réalisée autours de 1645. Y figurent Anne d’Autriche désignée comme « régente » (son titre entre 1643 et 1651), Anne Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville (son titre depuis 1642) ainsi que Claire-Clémence de Maillé, duchesse d’Enghien (son titre entre 1641 et 1646). La devise de Julie d’Angennes, Mademoiselle de Rambouillet, est antérieure à 1645, puisqu’elle témoigne de son statut de jeune fille. 30 Pour un tableau généalogique des parentés autour des La Trémoille voir Leonhard Horowski: « Konversion und dynastische Strategie : Turenne und das Ende des französischen Hochadelscalvinismus », Konversion und Konfession in der Frühen Neuzeit, dir. Ute Lotz-Heumann, Jan-Friedrich Missfelder, Matthias Pohlig, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2007, pp. 171-211, pp. 210-211. 31 Il convient de signaler aussi que trois devises ont été réalisées par des « protagonistes » de La Guirlande de Julie, à savoir le marquis de Montausier, la marquise de Rambouillet et sa fille. Les raisons de leur présence dans cet album seraient à discuter. Stephanie Bung 356 exemple. Nous y reviendrons après avoir explicité la nature de ces « liens littéraires » à partir de la genèse du manuscrit. 3. De la Ghirlanda à la Guirlande : l’esprit ludique et le « salon » Le marquis de Montausier fait réaliser les calligraphies et les enluminures de l’album en 1641. Il commence cependant à rassembler les madrigaux dès les années trente. Une lettre de Jean Chapelain qu’il écrit le 9 septembre 1633 au comte de Fiesque en témoigne : Je vous envoye un long Madrigal que j’ay esté obligé de faire pour vostre illustre Cousine Mlle de Rambouillet dans le dessein qu’un de nos Amis a pris de luy faire une couronne de fleurs dont chacun parlera ou sera pésentée à sa louange. C’est une imitation de l’Italien du Guazzo pour une certaine Contesse du Montferrat et qui réussira. 32 Selon Chapelain, le cadeau pour Mademoiselle de Rambouillet a été conçu comme une « couronne de fleurs dont chacun parlera ou sera présentée ». Cette expression est surprenante : est-ce qu’on prépare une mise en scène de poèmes ? Les madrigaux semblent du moins être destinés à la discussion (dans le cercle des amis), voire à la récitation (devant la dédicataire). Le genre du madrigal, issu du chant, se prête d’ailleurs particulièrement bien à une lecture à haute voix, ce que rappelle le caractère scénique du recueil. Il ne faut cependant pas oublier qu’en 1633, il n’est pas encore question du manuscrit prestigieux, mais de vers de circonstances qui circulent alentour de l’hôtel de Rambouillet. 33 On en parle, certes, et Tallemant des Réaux 32 Lettres de Jean Chapelain, publ. par Ph. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie Nationale, vol. I, 1880, p. 46. 33 Diverses séries de poèmes, incluses dans des publications et des manuscrits collectifs, en témoignent. Ces séries, qui s’intitulent aussi La Guirlande de Julie, diffèrent pourtant les unes des autres ainsi que de la version de 1641. Celles notamment qui contiennent des poèmes qui ne figurent pas dans le manuscrit NAF 19735 permettent d’avancer l’hypothèse qu’entre 1633 et 1641 circulaient plus de poèmes que ceux retenus finalement par Montausier pour le manuscrit prestigieux. Ces séries sont comprises dans les manuscrits suivants : ms fr 19142, bibliothèque nationale de France ; ms 3135, bibliothèque de l’Arsenal ; ms 538, bibliothèque de Chantilly. Nous ne partageons donc pas l’hypothèse d’Antoine Adam qui suggère que la série dans le manuscrit fr 19142 constitue une première Guirlande de Julie, reprise et enrichie par les enluminures de Nicolas Robert dans le manuscrit écrit par Nicolas Jarry en 1641 (voir Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, op. cit., p. 266). Pour une réfutation de cette hypothèse voir aussi : Denis Lopez, La Plume et l’épée. Montausier 1610-1690, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987, p. 122. Une Guirlande pour Julie 357 signale que les vers composés par le marquis de Montausier étaient déjà connus de Mademoiselle de Rambouillet : Je ne doute pas que Mlle de Rambouillet de mesme ne s’en aperceût [de l’amour du marquis ; S.B.], car dez le temps du roy de Suede, il avoit commencé à travailler à la Guirlande de Julie, dont nous parlerons en suitte, M. de Montauzier porta sa passion partout avec luy. Il faisoit des vers, il en parloit ; tout cela ne servoit rien. Mlle de Rambouillet disoit qu’elle ne vouloit pas se marier […]. 34 Mais La Guirlande de Julie, tel que nous l’avons présentée au début de cet article, n’existe pas encore. Or, puisque Chapelain désigne comme une « couronne de fleurs » le projet initié par le marquis de Montausier, d’où vient cette idée de composer une guirlande pour « Julie » ? Pour répondre à cette question, il convient de se tourner vers le modèle italien évoqué dans la lettre au comte de Fiesque. 35 En faisant allusion à une « imitation de l’Italien du Guazzo pour une certaine Contesse du Montferrat », Chapelain se réfère à un ouvrage de Stefano Guazzo qui avait paru en 1594 sous le titre La Ghirlanda della contessa Angela Bianca Beccaria. 36 Il s’agit d’un dialogue narratif dont le sujet est une couronne symbolique, constituée de fleurs, de fruits et de rameaux, mise en vers et offerte à la comtesse par l’auteur et ses amis. 37 Les madrigaux de cette couronne sont 34 Tallemant, Historiettes I, op. cit., p. 461. 35 Nous ne partageons pas l’hypothèse avancée par Émile Magne, reprise dans le Dictionnaire des lettres françaises (Le XVII e siècle, dir. Patrick Dandrey, Paris, Fayard et LGF, 1996, p. 571), selon laquelle Montausier, ne maîtrisant pas la langue italienne, se serait inspiré d’un modèle français (voir Magne, Voiture et les années de gloire de l’hôtel de Rambouillet, op. cit., p. 259). Il s’agit d’une série de poèmes effectivement intitulée « Guirlande ou chapeau de fleurs à Madame la comtesse de Saint-Pol, duchesse de Fronsac », mais beaucoup plus brève et écrite par un seul auteur. On n’y retrouve ni le geste d’un don collectif, ni celui d’un combat chevaleresque lié au caractère combatif du discours des fleurs (voir Adrien de La Morlière, Le Premier livre des Antiquitez, histoires et choses plus remarquables de la ville d’Amiens, Paris, chez Denys Moreau, 1627, pp. 529-538). 36 L’ouvrage est publié à Gênes sous le titre intégral de La Ghirlanda della contessa Angela Bianca Beccaria. Contesta di Madrigali di diversi Autori. Raccolti, & dicchiarati dal Sig. Stefano Guazzi, Gentil’huomo di Casale di Monferrato. Que s’introducono diverse persone à ragionare, nella prima giornata delle Frondi, seconda de’ Fiori, terza de’ Frutti intrecciati in essa Ghirlanda. 37 Pour le genre du dialogue voir Poetik des Dialogs. Aktuelle Theorie und rinascimentales Selbstverständnis, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner, 2004 ; Hans Honnacker, Der literarische Dialog des « primo cinquecento », Baden-Baden, Koerner, 2002 ; Möglichkeiten des Dialogs. Struktur und Funktion einer literarischen Gattung zwischen Mittelalter und Renaissance in Italien, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Stephanie Bung 358 composés par des auteurs différents et insérés ensuite dans un récit écrit par Guazzo. Cette imbrication d’une écriture collective dans un discours narratif mérite une analyse plus approfondie, mais dans le cadre de cet article, il faut se contenter de l’observation suivante : au niveau diégétique de la Ghirlanda, la scène ressemble étrangement à ce que Chapelain écrit dans sa lettre par rapport à la « couronne de fleurs dont chacun parlera ou sera présentée ». Dans un espace clos et pendant un temps défini, 38 les amis et les amies de la comtesse se réunissent autour d’un recueil de poésie, intitulé La Ghirlanda della contessa Angela Bianca Beccaria, pour déclamer à tour de rôle les madrigaux et pour en discuter la signification. Il s’agit de la fiction d’un jeu de conversation dont la fascination réside dans un effet de réel dû à la mise en abyme du titre de l’ouvrage. Le marquis de Montausier, inspiré de cette « ghirlanda », avait-il l’intention d’en renverser la mise en fiction et de l’imiter par une performance au « théâtre » de l’hôtel de Rambouillet ? Toujours est-il que les structures narratives implicites de La Guirlande de Julie ainsi que la genèse du manuscrit renvoient à la scénographie d’un jeu. La pratique ludique en germe, célébrée dans le manuscrit de prestige, rejaillit sur la renommé du groupe, la chambre bleue, dont le capital symbolique est proportionnel à son art du divertissement. Le rapport entre La Guirlande de Julie et le « salon » de la marquise de Rambouillet n’est donc pas aussi simple qu’on l’a imaginé. L’interprétation « romantique » est anachronique et réductrice : la matérialisation d’un sentiment qui lierait l’un des hôtes de l’hôtel de Rambouillet, le marquis de Montausier, à la fille ainée de la maison. 39 Mais il ne s’agit pas non plus d’une relation entre « lieu de production » et « produit », 40 puisque le jeu des Steiner, 2002 ; Spielwelten. Performanz und Inszenierung in der Renaissance, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner, 2002. 38 Selon Huizinga, il s’agit là des caractéristiques fondamentales du jeu (voir Johan Huizinga, Homo ludens. Versuch einer Bestimmung des Spielelementes der Kultur, Amsterdam, Pantheon Akademische Verlagsanstalt, 1939, p. 15). Nous nous servons de la notion de jeu pour désigner le mode ludique de certaines pratiques de sociabilité sans vouloir insinuer que ces pratiques relèvent d’un espace irénique où les actes ne tirent pas à conséquence. C’est au contraire l’impact du jeu sur la vie sociale des protagonistes qui nous intéresse. 39 Cette hypothèse correspond à la lecture dominante au dix-neuvième siècle. Il est pourtant vrai qu’elle est suggérée déjà par Tallemant des Reáux (voir Tallemant, Historiettes I, op. cit., p. 461). 40 Cette hypothèse apparaît par exemple ex negativo chez Maurice Magendie : « Mais on ne doit pas juger l’hôtel de Rambouillet d’après la Guirlande de Julie. » (Maurice Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté, en France, au XVII e Une Guirlande pour Julie 359 madrigaux ainsi que leur circulation remonte au début des années trente, tandis que le manuscrit ne prend forme qu’en 1641. De même, la relation entre sociabilité et manuscrit n’est pas la même que celle qui existe entre l’album de devises et la maison La Trémoille, puisque les facteurs de cohésion des groupes représentés ne sont pas identiques. Dans l’album destiné à la duchesse de La Trémoille figurent les représentants de la très haute noblesse dont les liens généalogiques sont exhibés par les blasons et les noms. La parenté est un facteur de cohésion qui précède la mise en valeur du groupe homogène par les devises emblématiques et ludiques. En revanche, l’hétérogénéité sociale de la chambre bleue ainsi que son caractère informel semblent engendrer des pratiques sociales et esthétiques dont la fonction est précisément de souder le groupe et de le rendre visible. 41 On peut d’ailleurs se demander si le facteur de cohésion esthétique ne permet pas de mieux distinguer entre les pratiques de sociabilités : la notion de « salon » pour désigner un espace social et mondain serait opérationnelle dans la mesure où ce facteur de cohésion en prime un autre, dynastique ou professionnel par exemple. On n’appellerait pas « salon » l’espace de sociabilité lié à la maison La Trémoille, tandis que les maisons Rambouillet et Montausier semblent avoir profité des pratiques ludiques qui ont fondé et consolidé le prestige de la chambre bleue. 42 Le « salon » peut donc aussi être considéré comme une stratégie pour transformer - à la longue - un capital symbolique en capital social. Les différentes facettes de La Guirlande de Julie reflètent une telle transformation : depuis la fusion des maisons Rambouillet et Montausier, le manuscrit prestigieux représente un lien dynastique dont on commence à oublier l’origine ludique. Daniel Huet, qui se souvient d’avoir feuilleté La Guirlande de Julie, grâce accordée par la fille du duc et de la duchesse de Montausier, la duchesse d’Uzès, en témoigne. Huet se souvient du fait qu’il fut enfermé avec le manuscrit prestigieux, 43 mais n’est pas sûr siècle, de 1600 à 1660. Genève, Slatkine Reprints, 1993 [réimpression de l’édition de Paris, 1925], p. 134). 41 C’est aussi l’hypothèse avancée par Karine Abiven (voir Abiven, « Le récit du monde », op. cit.). 42 S’il est risqué d’expliquer l’ascension sociale du marquis de Montausier et de sa femme sous Louis XIV uniquement par leurs rôles principaux dans la chambre bleue d’antan, il est pourtant remarquable que le poste d’un gouverneur du dauphin est une charge qui n’est pas étrangère au capital culturel qu’on peut accumuler dans un « salon ». Mais il n’est pas nécessaire d’aller si loin : la présence des devises du marquis de Montausier, de la marquise de Rambouillet et de sa fille dans l’album de la duchesse de La Trémoille témoigne déjà d’une certaine ascension sociale. 43 « Comme je la connoissois fort de réputation [La Guirlande de Julie ; S.B.], j’avois demandé souvent à la voir, & souvent elle m’avoit été promise. Mais enfin Stephanie Bung 360 quant à sa date de fabrication. Il se trompe en assignant à la réalisation du manuscrit l’année de la composition d’un de ses poèmes : Voilà le présent que Julie trouva à son réveil sur sa toilette : le premier jour de l’année 1633, ou 1634 ; car ce fut peu de tems après la mort de Gustave Roi de Suede. Je remarque cette époque, parce qu’elle s’y trouve marquée dans la Couronne Impériale, qui est une des fleurs de cette Guirlande. 44 Ce télescopage des dates est significatif et témoigne de la métamorphose du recueil dans la mémoire des contemporains. Soit « album de salon » 45 , soit patrimoine dynastique, La Guirlande de Julie est un objet précieux et complexe dont l’hétérogénéité met en relief la diversité des formes de sociabilité de l’époque. L’analyse du manuscrit débouche donc sur une observation des espaces sociaux et littéraires qui se croisent dans le syntagme de « la cour et la ville », à condition de respecter sa dimension plurimédiale ainsi que les circonstances polyvalentes de sa genèse. Madame la Duchesse d’Uzets voulut bien me donner ce plaisir. Elle m’enferma sous la clef dans son cabinet une après-dînée au sortir de table avec la Guirlande ; elle alla ensuite chez la Reine, & ne vint me mettre en liberté qu’aux approches de la nuit. Je n’ai guére passé en ma vie de plus agréable après-dînée. » (Huetiana ou pensées diverses de M. Huet, evesque d’Avranches. Paris, chez Jacques Estienne, 1722, p. 105). 44 Huetiana, op. cit., pp. 104-105. 45 Nous empruntons la notion de « Salonalbum » à Margarete Zimmermann qui désigne par là un espace textuel polyphonique ainsi que la représentation par l’écriture de la mémoire d’un groupe (voir Margarete Zimmermann, « Salon », Enzyklopädie der Neuzeit, vol. 11, dir. Friedrich Jäger, Stuttgart, Weimar, Metzler, 2010, p. 554).