eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

"J’ai suivi le goût de mon siècle": Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine entre self-fashioning et interprétation littéraire de la réalité

2011
Jörn Steigerwald
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) « J’ai suivi le goût de mon siècle » : Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine entre self-fashioning et interprétation littéraire de la réalité 1 J ÖRN S TEIGERWALD (Ruhr-Universität Bochum) En 1669, le poète Jean de La Fontaine, célèbre pour ses Contes et nouvelles en vers ainsi que pour ses Fables, publia ses Amours de Psyché et de Cupidon, 1 Je cite d’après l’édition suivante : Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, édition critique de Michel Jeanneret, Paris, Librairie Générale Française, 1991. Voir aussi Thomas H. Brown, La Fontaine and Cupid and Psyche Tradition, Provo/ Utah, Brigham Young University Press, 1968 ; Jean Lafond, « La Beauté et la Grâce. L’esthétique ‘platonicienne’ des Amours de Psyché », Revue d’Histoire littéraire de la France, 69 (1969), pp. 475-490 ; Joan DeJean, « La Fontaine’s Psyché. The Reflecting Pool of Classicism », L’Esprit Créateur, 21, 4 (1981), pp. 99-109 ; Yves Giraud, « Un mythe lafontainien : Psyché », Studi di letteratura francese, 234, XVI (1990), pp. 48-63 ; Boris Donné, La Fontaine et la poétique du songe. Récit, rêverie et allégorie dans Les Amours de Psyché, Paris, Champion, 1995 ; La Fontaine, Adonis, Le Songe de Vaux, Les Amours de Psyché, Littératures classiques, 29 (1997), surtout les articles de Jean-Pierre Chauveau, « L’ambition d’un poète : La Fontaine et la transgression des genres », pp. 7-15, d’Alain Génétiot, « Un Art poétique galant : Adonis, Le Songe de Vaux, Les Amours de Psyché », pp. 47-66 et de Patrick Dandrey, « Les Temples de Volupté : Régime de l’image et de la signification dans Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psyché », pp. 181-210 ; ainsi qu’Oskar Roth, « Amor und Psyche in Versailles. Les Amours de Psyché et de Cupidon von Jean de La Fontaine », Der Mythos von Amor und Psyche in der europäischen Renaissance, dir. J. Jankovics et S. K. Németh, Budapest, Balssi Kiadó, 2002, pp. 109-130 et Kirsten Dickhaut, « L’Amour né du regard et ses fonctions poétologiques : Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine », Les genres de Psyché, dir. Ch. Rauseo et C. Barbafieri, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2005, pp. 21-38. Jörn Steigerwald 392 une œuvre qui essuya un échec dès le moment de sa publication. 2 Ce fiasco est encore plus remarquable si l’on prend en considération le contexte socioculturel du texte lafontainien, qui met en évidence que le temps était plus que favorable pour les adaptations et les réécritures du mythe de Psyché et de Cupidon : la tragédie-ballet Psyché, créée par Molière, Corneille, Quinault et Lully en 1671 par ordre du roi Louis XIV est p.ex. la pièce qui fut le plus grand succès de ces auteurs à la cour et à la ville - un succès financier et de prestige. 3 La Fontaine déclare de plus dans la préface de son œuvre : « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là je considère le goust du siècle ». 4 Ainsi, semble-t-il, met-il en relief sa solidarité avec son public et avec la mode. 5 Mais ni sa solidarité ne fut honorée par son public apostrophé ni sa considération de ce même public approfondie par un succès adéquat. L’échec des Amours de Psyché et de Cupidon soulève en conséquence la question de savoir pourquoi ou - du moins - comment La Fontaine échoua d’une manière lamentable avec son œuvre ; une question qui occupe toujours la recherche sur ce texte. Je ne veux pas reprendre de nouveau cette question en essayant de trouver pourquoi ni la cour ni la ville n’estimèrent ce texte de La Fontaine comme nous le faisons aujourd’hui. Par contre, je me concentrerai sur la citation de La Fontaine - citation dans le double sens du mot - pour m’approcher de ce texte hybride par son arrière-plan socio-culturel et esthétique, car ce passage de la préface de La Fontaine que j’ai cité est lui-même une citation du chevalier Marin que La Fontaine utilisa pour se positionner ou plutôt pour s’autoriser d’une manière spécifique dans l’espace de la cour et de la ville. 6 C’est le point central sur lequel je me concentrerai dans cet 2 Voir Michel Jeanneret, « Introduction », La Fontaine, Les Amours de Psyché, pp. 5- 42, p. 11 ; voir aussi Patrick Dandrey, « La préface de Psyché », Papers on French Seventeenth Century Literature, XVI, 27 (1987), pp. 831-839. 3 Voir Laura Naudeix et Anne Piéjus, « Notice », Molière, Œuvres complètes II, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 2010, pp. 1483-1497 ; voir aussi les contributions du volume Les Genres de Psyché, dir. Ch. Rauseo et C. Barbafieri, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2005. 4 « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là je considère le goust du siècle : or après plusieurs expériences il m’a semblé que ce goust se porte au galant et à la plaisanterie : […] ». La Fontaine, « Préface », Les Amours de Psyché, p. 54. 5 Voir p.ex. Jeanneret, « Introduction », La Fontaine, Les Amours de Psyché, pp. 24- 26. 6 Voir pour la position dans le champ littéraire ainsi que pour l’esthétique de La Fontaine Georges Couton, La Poétique de La Fontaine, Paris, PUF, 1957 ; Jean- Pierre Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, Paris, 1970 ; Marcel Gutwirth, Un Merveilleux sans éclat : La Fontaine ou la poésie exilée, Genève, Droz, 1987 ; Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 393 article qui s’interroge sur la problématisation éthique et esthétique des Amours de Psyché et de Cupidon dans cet espace socio-culturel. 7 En répondant à cette question, j’essaierai de montrer que La Fontaine prit cette citation du chevalier Marin pour l’adapter d’une manière critique et ironique aux conditions du Premier Versailles. Ce qui unit les deux auteurs, c’est qu’ils se servirent tous les deux de cette formule pour mettre en scène leurs formes du self-fashioning : ils se problématisèrent ainsi en tant qu’auteurs d’œuvres littéraires, en tant qu’honnêtes hommes exemplaires et en tant que représentants d’une éthique civilisée de leurs époques. 8 Mais la citation de La Fontaine met aussi en relief la distance entre l’époque du chevalier Marin et la sienne et expose la différence qui existe entre l’inauguration d’une éthique et d’une esthétique nouvelle et la reproduction quasiment technique de cette éthique par la machine du roi. 9 Pour être plus précis : le chevalier Marin se présenta à Paris au début des années 1620 comme le modèle exemplaire mais inégalable d’un auteur en se référant à son propre modèle de la superatio littéraire. 10 Le monument littéraire par excellence de cette superatio était selon Marino et Jean Chapelain l’Adone, car le chevalier Marin créa avec cette épopée un genre nouveau, à savoir le ‘poème de paix’, qui montre non seulement l’esthétique de la nouveauté du chevalier Marin, mais intègre Patrick Dandrey, La Fabrique des Fables. Essai sur la poétique de La Fontaine, Paris, Klincksieck, 1991 ; Jean-Pierre Collinet, La Fontaine et quelques autres, Genève, Droz, 1992 ; Jean de La Fontaine, 1695-1995, XVII e siècle, 187, 47, (1995-2) ; Emmanuel Bury, L’Esthétique de La Fontaine, Paris, Sedes, 1996 ; Marc Fumaroli, Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, Ed. De Fallois, 1997 ; Jean- Pierre Collinet, Visages de La Fontaine, Paris, Classiques Garnier, 2010 ; Catherine Grisé, Jean de La Fontaine, tromperies et illusions, Tübingen, Narr, 2010. 7 Michel Foucault, « Introduction », Histoire de la sexualité II. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, pp. 9-45, surtout pp. 23-35. 8 Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning. From More to Shakespeare, Chicago, University of Chicago Press, 1980. 9 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine, Paris, Minuit, 1981. 10 Voir pour le concept de la superatio, c’est-à-dire pour l’émulation complète et parfaite de toutes les œuvres antérieures Götz Pochat, « Imitatio und Superatio : das Problem der Nachahmung aus humanistischer und kunsttheoretischer Sicht », Klassizismus : Epoche und Probleme, dir. J. Meyer zur Capellen et G. Oberreuter- Kronabel, Hildesheim, Olms, 1987, pp. 317-335 ; idem, « Imitatio und Superatio in der bildenden Kunst », Imitatio : Von der Produktivität künstlerischer Anspielungen und Missverständnisse, dir. P. Naredi-Rainer, Berlin, Reimer, 2001, pp. 11-47 ; Jörn Steigerwald, « Amors Gedenken an Psyche : Die novelletta in Giovan Battista Marinos Adone », Geschichte, Erinnerung, Ästhetik, dir. K. Dickhaut et S. Wodianka, Tübingen, Narr, 2010, pp. 175-194. Jörn Steigerwald 394 aussi une nouvelle éthique civilisée qui servit après de base à une éthique française spécifique, à savoir la galanterie. 11 Cette éthique se trouve pour sa part d’une manière exemplaire dans la Novelletta de l’Adone, c’est-à-dire dans l’histoire de Psyché et de Cupidon, que Cupidon raconte à Adonis dans le quatrième chant de l’épopée. 12 Pour La Fontaine, par contre, l’éthique et l’esthétique du chevalier Marin et de Chapelain avaient perdu leur sens quarante ans après leur création. Ils ne servaient plus qu’à la plaisanterie, même si ses contemporains comme Madeleine de Scudéry essayaient encore de les prolonger ou même de les transformer en une éthique galante. 13 L’imitation distanciée de la superatio du chevalier Marin permit par conséquent à La Fontaine de se présenter en tant qu’écrivain parfait et de représenter sa réalité en littérature en décrivant le mimétisme social et littéraire de son époque ; car la superatio littéraire de La Fontaine expose sa connaissance profonde de l’original italien et fait voir le hiatus entre l’original et les imitations contemporaines, qu’il essaie de surpasser en mérite dans ses Amours de Psyché et de Cupidon. 14 11 Voir pour la position du chevalier Marin autour de 1600 Francesco Guardiani, « Giovan Battista Marino’s L’Adone : A Key to Baroque Civilisation », The Image of the Baroque, dir. A. Scaglione et G.E. Viola, New York, Lang, 1995, pp. 73-91 ; voir aussi Marie-France Tristan, La Scène de l’écriture. Essai sur la poésie philosophique du Cavalier Marin (1569-1625), Paris, Champion, 2002 ; The Sense of Marino : Literature, fine Arts, and Music of the Italian Baroque, dir. F. Guardiani, New York, LEGAS, 1994 ; Marino e il Barocco, da Napoli a Parigi, dir. E. Russo, Alessandria, Ed. dell’Orso, 2009. Pour la galanterie française voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008 et Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011 (à paraître). 12 Voir Bruno Porcelli, Le misure della fabbrica. Studi sull’Adone del Marino e Sulla Fiera del Buonarroti, Milano, Marzorati, 1980 et Jörn Steigerwald, « Meraviglioso Adone : Das Wunderbare als Lizenz episch-didaktischer Dichtung in Giovan Battista Marinos Adone », Erosionen der Rhetorik, Ambiguitäts- und Umsemantisierungsstrategien in den Künsten der Frühen Neuzeit, dir. V. von Rosen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011 (à paraître). 13 Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant. À propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 53-63. 14 Voir Françoise Graziani Giaccobi, « La Fontaine lecteur de Marino : Les Amours de Psiché, œuvre hybride », Revue de Littérature comparée, 232 (1984), pp. 389-397 ; Donné, La Fontaine et la poétique du songe, pp. 255-262 et Marc Fumaroli, « Politique et poétique de Vénus : l’Adone de Marino et l’Adonis de La Fontaine », Rome et Paris - Capitales de la République européenne des Lettres, avec une préface de Volker Kapp et une postface de Giovanni Pozzi, Hamburg, LIT, 1999, pp. 123- 133 ; voir aussi pour un contexte plus large John C. Lapp, The Esthetics of Negligence : La Fontaine’s Contes, Cambridge, Cambridge UP, 1971. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 395 Pour mettre en évidence le statut et la fonction de la superatio de La Fontaine dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, il faut tirer au clair le modèle marinesque et son adaptation lafontainienne. Pour cela, je me référerai d’abord à la préface et aux quatre amis qui se réunirent dans le parc de Versailles en analysant leur façon de se présenter dans le dialogue. Dans un deuxième temps, je me concentrerai sur les figures de la narration, c’est-à-dire sur Psyché, Vénus et Cupidon, pour décrire la représentation dans laquelle elles sont intégrées en la comparant avec le concept du chevalier Marin, décrit par Chapelain dans sa Lettre qui servit de préface à l’Adone. Pour finir, je me focaliserai sur l’énoncé, c’est-à-dire sur les descriptions données dans le dialogue ainsi que sur la mise en scène de la mythologie dans le texte du narrateur intradiégétique Poliphile, car La Fontaine donna non seulement une interprétation assez critique de la réalité par le biais de cette représentation littéraire, mais mit aussi en relief le mimétisme des dieux nouveaux dans leur imitation des dieux antiques. 1. Les honnêtes amis à Versailles ou la superatio du narrateur lafontainien 15 Le chevalier Marin est probablement l’auteur qui reflète le plus la situation socio-culturelle des écrivains dans la première moitié du XVII e siècle. C’est surtout dans ses lettres qu’il s’occupa de l’horizon d’attente, du goût et de la mode de son public. Ces Lettere furent publiées pour la première fois en 1627 à Venise, c’est-à-dire deux ans après la mort de l’auteur et connurent un très grand succès au long du siècle, ce qui se voit par plusieurs rééditions de ces lettres à Venise et Turin à la fin des années 20, puis une nouvelle fois dans les années 70. 16 La demande du public est selon Marin qu’il faut 15 Voir aussi Jean Demeure, « Les quatre amis de Psyché », Mercure de France, 15 janvier 1928, pp. 331-336 ; Nathan Gross, « Functions of the Framework in La Fontaine’s Psyché », Publications of the Modern Language Association of America, 84, 3 (1969), pp. 557-586 et Donné, La Fontaine et la poétique du songe, pp. 23-58. 16 La première édition des lettres de Giovan Battista Marino est la suivante : Lettere del Cavalier Marino : Gravi, Argute, Facete e Piacevoli, Con diuerse Poesie del medesimo non più stampate, Venezia, Baba, 1627 ; à laquelle suivent une deuxième édition de Venise (1628), une édition de Turin (1629) et une dernière édition de Venise (1673). Voir aussi sur le statut des lettres du chevalier Marin : « Da questo punto di vista non solo le lettere familiari e apologetiche, ma anche quelle dedicatorie e burlesche sembrano tutte concorrere a dar forma e sostanza al sogno perenne del poeta di conquistarsi une tale leadership letteraria, riconosciuta dalla classe dirigente (dai ‘prencipi’), quale mai aveva osato rivendicarsi lo scrittore rinascimentale, troppo sovente incapace di liberarsi economicamente dalla prote- Jörn Steigerwald 396 « accomodandosi al costume corrente ed al gusto del secolo », ou, dans la traduction de La Fontaine : « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là je considère le goust du siècle : or après plusieurs expériences il m’a semblé que ce goust se porte au galant et à la plaisanterie ». 17 Néanmoins, il faut prendre en considération le fait que le chevalier Marin n’y exprime pas du tout sa solidarité avec son public, mais qu’au contraire, il présente ses compétences parfaites et sa supériorité en tant qu’auteur qui lui permettent d’écrire des œuvres selon le goût et la mode de son temps - s’il voulait le faire. La citation complète le montre bien : « Io pretendo di saper le regole più che non sanno tutti i pedanti insieme ; ma la vera regola, cor mio bello, è saper rompere le regole a tempo e luogo, accomodandosi al costume corrente ed al gusto del secolo ». 18 La connaissance parfaite de son public permet en conséquence à Marin à la fois de se positionner au-dessus de ses concurrents littéraires et de diriger le goût de son public selon ses humeurs en rompant les règles de la tradition. Vient s’ajouter à ceci un autre point central : selon le chevalier Marin, le goût de son siècle se porte vers la ‘novità’, la nouveauté, ce qui constitue une situation spécifique pour un écrivain qui veut s’accommoder à son public. La nouveauté pourrait théoriquement être réalisée au niveau des res, des choses, ou au niveau des verba, des mots, mais pour le chevalier Marin, il n’existe que la deuxième possibilité, car il ne veut pas transgresser les limites du système poétique, mais seulement transformer le système en occupant des positions qui y sont logiquement intégrées, sans pourtant être remplies. 19 L’exemple le plus connu du chevalier Marin est encore une fois zione dei nobili mecenati e di sottrarsi intellettualmente al ricatto del potere maligno esercitato sull’esistenza dalla ‘fortuna’ ». Marziano Guglielminetti, « Introduzione », Giambattista Marino, Lettere, éd. Marziano Guglielminetti, Torino, Einaudi, 1966, p. XI. 17 Marino, « Lettera 216, a Girolamo Preti (Napoli 1624) », idem, Lettere, pp. 394- 397, p. 396 ; La Fontaine, « Préface », idem, Les Amours de Psyché, p. 54. 18 Marino, « Lettera 216 », p. 396. Voir aussi l’argumentation de Marin dans la même lettre : « Intanto i miei libri, che sono fatti contro le regole, si vendono dieci scudi il pezzo a chi ne può avere ; e quelli che son regolati, se ne stanno a scopar la polvere delle librarie », p. 396. Pour ce contexte voir Jörg Robert, « Kryptomnesie und Kleptomimetik - Der Fall des Cavaliere Marino ». Novità - das ‘Neue’ in der Kunst um 1600: Theorien, Mythen, Praktiken, dir. U. Pfisterer et G. Wimböck, Berlin, diaphanes, 2011 (à paraître). 19 Voir p.ex. l’argumentation du chevalier Marin dans sa lettre à Claudio Achilini qui sert de préface à La Sampogna: « Tutti gli uomini sogliono esser tirati dalla propria inclinazione naturalmente ad imitare ; onde l’imaginative feconde et gl’intelletti inventivi, ricevendo in sé guisa di semi i fantasmi d’una lettura gioconda, entrano in cupidità di partorire il concetto che n’apprendono et vanno subito machinando Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 397 son ‘poème de paix’ Adone, qui s’intègre - au moins selon Chapelain - d’une manière parfaite dans le système poétique de l’épopée en changeant le système fondamentalement, car l’épopée de son temps ne s’oriente plus vers l’homme et les armes, comme elle l’avait fait depuis Virgile jusqu’au Tasse, mais vers l’amour et l’éthique civilisée. 20 La Fontaine suit les traces du chevalier Marin en déclarant au début de sa préface que son guide était Apulée, ainsi qu’il ne lui restait que la forme, c’est-à-dire les paroles qu’il avait formées selon le goût de son siècle. 21 Cependant, la déclaration de la considération du goût de son public n’exprime ni chez le chevalier Marin ni chez La Fontaine une solidarité avec le public, mais ne révèle rien d’autre que la revendication absolue de ces auteurs de leur superatio littéraire qui se montre au mieux dans l’usage qu’ils font de la parole, et non dans l’invention d’une matière nouvelle. Reste la question de savoir si et comment les quatre amis, qui se promènent dans le parc, représentent ce modèle de la superatio littéraire. Il me semble que l’exemple le plus évident de cette émulation se trouve tout au début de la promenade après la visite de la grotte de Thétis, quand Poliphile commence sa lecture. Mais cette visite nous donne déjà une première indication de la conscience de soi de ces amis. Au moment où les eaux de la grotte commencent à monter, les amis décident de s’en aller pour se distinguer des autres visiteurs : Les quatre amis ne voulurent point estre moüillez. Ils prièrent celuy qui leur faisoit voir la Grote de réserver ce plaisir pour le Bourgeois ou pour dal simile altre fantasie, et spesso peraventura più belle di quelle che son lor suggerite dalle parole altrui, ritraendo sovente da un conciso et semplice motto d’un poeta cose allequali l’istesso poeta non pensò mai, anch’egli ne porga l’occasione et ne sia il primo promotore. » Giovan Battista Marino, La Sampogna, éd. Vania De Maldé, Parma, Fondazione Pietro Bembo, 1993, pp. 47-48. 20 Jean Chapelain, « Lettre ou Discours de M. Chapelain à Monsieur Faverau, conseiller du Roy, en sa Cour des Aydes, portant son opinion sur le Poème d’Adonis du chevalier Marino », Giovan Battista Marino, L’Adone, éd. G. Pozzi, Milano, Adelphi, 1998, pp. 11-45. 21 « Voilà assez raisonné sur le genre d’écrire que j’ay choisi : venons aux inventions. Presque toutes sont d’Apulée ; j’entends les principales et les meilleures. Il y a quelques Épisodes de moy, comme l’avanture de la Grotte, le Vieillard et les deux Bergères, le temple de Vénus et son origine, la description des enfers. Et tout ce qui arrive à Psiché pendant le voyage qu’elle y fait ». La Fontaine, « Préface », Les Amours de Psyché, p. 54. Sauf que l’épisode autour du vieillard et des deux bergères connaît une source propre, à savoir l’épisode d’Erminia et du vieillard dans la Gerusalemme liberata de Torquato Tasso. Jörn Steigerwald 398 l’Alleman ; et de les placer en quelque coin où ils fussent à couvert de l’eau. 22 La prière ironique de réserver ce plaisir pour le bourgeois montre tout d’abord une estime de soi et une conscience de soi qui vont de pair avec une distinction spécifique. Mais la distinction sociale des quatre amis se transforme dans la description du narrateur hétérodiégétique en une distance visible entre les amis et les autres visiteurs et souligne ainsi leur statut différent qui n’a rien d’égal avec celui des bourgeois ou des visiteurs étrangers. Pour être plus précis : le narrateur met en relief la distinction basale entre les amis, qui appartiennent à la cour, et les bourgeois, qui viennent de la ville. 23 Après avoir trouvé leur place, les amis se rassemblent autour de Poliphile qui commence aussitôt la lecture de son œuvre nouvelle, Les Amours de Psyché et de Cupidon. Ce texte se présente dès le début comme un texte à la mode galante, c’est-à-dire comme un texte hybride, mêlé de prose et de vers. Mais sous cette analogie superficielle entre les textes qui suivent l’esthétique galante et le texte de Poliphile apparaît une différence fondamentale quand on y regarde de plus près : La cour de Néptune l’accompagna [i.e. Psyché]. Cecy est proprement matière de Poësie : il ne siéroit guère bien à la Prose de décrire une cavalcate de Dieux marins : d’ailleurs je ne pense pas qu’on pust exprimer avec le langage ordinaire ce que la Déesse parut alors. C’est pourquoy nous dirons en langage rimé, Que l’Empire flotant en demeura charmé. ... 24 En parlant ainsi, Poliphile prétend suivre le goût de son siècle de deux manières diverses : Il mêle la prose et la poésie selon le goût de l’esthétique galante, et il respecte les règles de la bienséance - et probablement aussi celles de la vraisemblance - qui réclament un style élevé pour la description des dieux. Cependant le premier vers - « C’est pourquoy nous dirons en langage rimé » - n’est rien d’autre qu’une ostentation de la compétence littéraire du narrateur intradiégétique, qui se présente par ce biais comme un écrivain qui connaît les règles de la poésie et qui les applique d’une manière exemplaire. Dans ces œuvres, Poliphile dédaigne alors consciemment la règle fondamentale de l’esthétique galante qui vise au « naturel » de celui 22 La Fontaine, Les Amours de Psyché, p. 67. 23 Voir Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 et Alain Viala, « Les Signes Galants : A Historical Reevaluation of Galanterie », Yale French Studies, 92 (1997), pp. 11-29. 24 La Fontaine, Les Amours de Psyché, p. 70. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 399 qui présente quelque chose et au style moyen de la représentation. 25 Au lieu de la grâce naturelle que toutes les personnes des conversations de Madeleine de Scudéry, Jean-François Sarasin, Madame de Villedieu et d’autres mettent en scène, Poliphile opte pour une forme de présentation de soi, une forme de self-fashioning qui souligne son appartenance à la cour et sa compétence littéraire, sinon son pouvoir en tant qu’écrivain, du fait qu’il suit et rompt les règles selon son humeur, comme l’avait fait le chevalier Marin à son époque. Une des règles fondamentales de l’esthétique galante était de plus de donner un cadre civilisé qui permettait aux membres de la cour et de la ville de s’y réunir pour avoir un échange social, un échange entre personnes issues de couches sociales différentes mais aussi de capitaux culturels divers. Un effet secondaire de cet échange fut la formation d’un habitus nouveau, à savoir le philosophe honnête homme, qui était d’un côté un vrai savant et qui avait, de l’autre, également tous les forfaits d’un honnête homme pour qu’il puisse plaire selon le lieu, le temps et les individus qui étaient présents. 26 Cette formation allait de pair avec l’exclusion de ceux qui n’étaient que des savants ou - pire encore - des érudits, voire des pédants, comme le montre la figure du gentilhomme dans le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault qui exclut, dans son discours, Socrate de la cour. 27 Cette exclusion des savants de la cour et le bannissement de toute conversation savante de ce même espace est d’autant plus remarquable si 25 Je ne cite que le Discours sur les œuvres de M. Sarasin de Paul Pellisson ou la conversation De l’air galant de Madeleine de Scudéry comme des exemples de l’esthétique galante. Voir aussi Alain Viala, « Le naturel galant », Nature et culture à l’âge classique (XVI e -XVIII e siècles), Actes de la journée d’études au Centre de recherche, « Idées, thèmes et formes 1580-1789 », 25 mars 1996, dir. Ch. Delmas et F. Gevrey, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997, pp. 61-76 ; Elizabeth MacArthur, « La fiction du naturel (cinq descriptions de Versailles : Scudéry, La Fontaine, Félibien, Morellet, Piganiol de la Force) », XVII e siècle, 181 (1993), pp. 501-517 et Jörn Steigerwald, « L’appropriation culturelle de la galanterie en Allemagne : Christian Thomasius lecteur de Madeleine de Scudéry », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 2008, 1/ 2, pp. 31-46. 26 Voir pour l’idéal du ‘philosophe honnête homme’ Alain Viala, « De la galanterie comme stratégie littéraire », L’Esthétique galante : Paul Pellisson, Discours sur les œuvres de M. Sarasin et autres textes, dir. A. Viala, Toulouse, Société des Littératures classiques, 1989, pp. 13-46 et pour la conception de l’honnêteté au XVII e siècle Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme, 1580- 1750, Paris, PUF, 1996. 27 Jacqueline Lichtenstein, « Socrate à la cour de Louis XIV », XVII e siècle, 150 (1986), pp. 3-18. Jörn Steigerwald 400 l’on regarde la conversation entre les quatre amis à la fin de la première partie des Amours. La pause que Poliphile fait après avoir raconté la chute de Psyché sert à ses amis Acante et Ariste pour commencer une dispute sur la meilleure forme poétique. Ce qui m’intéresse ici, ce sont moins les arguments de la discussion que le style de celle-ci. Acante et Ariste citent des autorités antiques, ils débattent la valeur de leurs arguments et ceux de l’adversaire, ils donnent des exemples littéraires et philosophiques pour fonder leur position, en bref : ils agissent dans le parc de Versailles comme s’ils étaient à l’école. Le contraste entre le lieu et la pratique sociale devient encore plus grand si l’on compare cette discussion à celle sur la valeur de la description qu’on trouve dans La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry : chez Scudéry, on ne trouve ni citation des autorités antiques, ni exemples littéraires, ni dispute, mais plutôt une « conversation naturelle », c’est-à-dire une conversation galante sur la description littéraire, qui respecte les règles de l’espace social et réel du Premier Versailles. 28 On arrive au même résultat mais par une autre voie si l’on considère le Dialogue sur la question s’il faut qu’un jeune homme soit amoureux de Jean-François Sarasin, dans lequel les participants renoncent explicitement à la manière selon laquelle on discute à l’école pour inventer une forme nouvelle d’échange entre philosophes honnêtes hommes, à savoir le dialogue galant. 29 En revanche, Acante et Ariste se présentent en tant que représentants du champ littéraire et s’autorisent à discuter à leur façon, et non selon celle requise par l’espace de Versailles. Ils montrent ainsi volontairement et consciemment leur capital culturel et réclament par ce biais une position dans l’espace social qui leur est due à cause de leurs compétences littéraires, et non à cause de leurs compétences sociales. En bref : l’excellence au niveau littéraire exige selon les quatre amis une position adéquate au niveau social. 28 Voir Delphine Denis, « Du Parterre aux Promenades : une scène pour la littérature du XVII e siècle », XVII e siècle, 209 (2000), pp. 655-670 ; Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant » ; idem, « Die Selbstdarstellung der Galanterie im Dialog - am Beispiel von Madeleine de Scudérys De la conversation », Der Dialog im Diskursfeld seiner Zeit. Von der Antike bis zur Aufklärung, dir. K. W. Hempfer et A. Traninger, Stuttgart, Steiner, 2010, pp. 341-359. 29 Voir : « Je m’accommoderai même à votre manière de philosopher, qui est, sans doute, la plus propre pour la conversation, et de laquelle je me sers volontiers, quoiqu’elle ne soit pas si sévère que celle que nous pratiquons d’ordinaire. […] Ainsi donc, je continuerai de bannir de notre discours ces syllogismes de l’école qui donnent la migraine à ceux qui s’attachent à les comprendre et à les résoudre ». Jean-François Sarasin, « S’il faut qu’un jeune homme soit amoureux. Dialogue », Œuvres de Jean-François Sarasin, éd. P. Festugières, Paris, Champion, 1926, vol. 2, pp. 146-232, p. 189. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 401 Reste un point important, car la superatio vise à deux niveau divers de la narration : au niveau de l’intradiégèse la dispute ne connaît ni de gagnant ni de vrai résultat, car Poliphile interrompt la discussion de ses amis et leur propose de continuer la visite du jardin avant qu’il ne reprenne la lecture de son histoire. Ainsi il dépasse la petite querelle de ses amis et se montre - ce qui est plus important - supérieur à eux : c’est lui qui règle la conversation et les manières de ses alentours. Au niveau de l’extradiégèse par contre, la discussion d’Acante et d’Ariste va de pair avec la narration de Poliphile, car le narrateur hétérodiégétique, voire lafontainien inclut la narration intradiégétique de Poliphile et la discussion d’Acante et d’Ariste dans sa propre narration en accentuant d’une manière ironique sinon ludique la narration au lieu de la dispute. Autrement dit : le narrateur extradiégétique souligne la supériorité de sa mise en scène poétique sur la description littéraire - comme le faisait Madeleine de Scudéry - et surtout sur la description académique - suivant le modèle de Félibien - du Premier Versailles ; pour y obtenir la première place en tant que « fabricateur » de ce lieu et par ce biais de la conception nouvelle de la civilisation française de Louis XIV. 30 2. La mise en scène des figures dans la narration de Poliphile La nouveauté des adaptations italiennes du mythe de Psyché consistait au seizième et dix-septième siècle dans la subjectivation de la narration : ce n’était plus une vieille femme cruelle qui racontait à une jeune et belle victime l’histoire de Psyché et de Cupidon, c’était au contraire Cupidon luimême qui racontait l’histoire de son amour, soit à un berger, soit à un tiers, comme le fait Amour dans l’Adone du chevalier Marin. 31 Dans tous les cas, 30 Voir pour le concept de la ‘fabrication’ Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, London/ New Haven, Yale UP, 1992 ; voir aussi Michel Jeanneret, « Introduction », La Fontaine, Les Amours de Psyché, pp. 39-42. 31 Pour la tradition du mythe de Psyché voir Véronique Gély, L’Invention d’un mythe : Psyché. Allégorie et fiction ; du siècle de Platon au temps de La Fontaine, Paris, Champion, 2006 ; Jörn Steigerwald, « Psyche », Mythenrezeption - die antike Mythologie in Literatur, Kunst und Musik von den Anfängen bis zur Gegenwart (Der Neue Pauly, Supplement 5), dir. M. Moog-Grünewald, Stuttgart/ Weimar, Metzler, 2008, pp. 622-630. Pour la réactualisation du mythe de Psyché au XVI e siècle en Italie voir Bodo Guthmüller, « Amor und Psyche in Mantua. Zur Psiche des Ercole Udine », Der Mythos von Amor und Psyche in der europäischen Renaissance, dir. J. Jankovics et K. Németh, Budapest, Balssi Kiadó, 2002, pp. 69-82 ; Rainer Stillers, « Erträumte Kunstwelt. Niccolò da Correggios Fabula Psiches et Cupidinis (1491) », idem, pp. 131-150 et Lionello Sozzi, Amore e Psiche, un mito dall’allegoria alla parodia, Bologna, Mulino, 2007. Jörn Steigerwald 402 l’histoire sert d’exemple à l’auditeur, en l’instruisant non seulement sur la manière d’aimer qui doit être préférée, mais en lui donnant aussi des exemples négatifs d’un amour transgressif pour qu’il puisse s’orienter parfaitement sur la « carte d’amour ». 32 De plus, tous ces récits se basent sur une éthique implicite qui n’enseigne pas théoriquement ce qu’est l’amour, mais qui donne des exemples pratiques qui servent de points d’orientation. Dans la narration de Poliphile, par contre, on ne rencontre ni l’un ni l’autre. La subjectivité de la narration qu’on y trouve est une subjectivité de la part du narrateur, qui souligne qu’il s’agit de son récit, et non pas du récit de quelqu’un d’autre. La phrase déjà citée - « C’est pourquoy nous dirons en langage rimé » - montre cette forme nouvelle de la subjectivité, attendu que c’est le narrateur Poliphile qui parle ici et qui met en évidence sa compétence littéraire et non pas Amour ou Cupidon qui parle de son amour envers Psyché. Reste la question de savoir de quelle manière Poliphile transforme les figures de sa narration et ce qu’elles présentent dans leurs pratiques. Pour répondre à cette question, je voudrais prendre Jean Chapelain comme guide en suivant son argumentation dans sa Lettre sur l’Adone. Selon Chapelain, il y a trois points fondamentaux qu’il faut regarder pour estimer la valeur d’un texte littéraire, à savoir la nouveauté de l’espèce, l’élection du sujet et la foi qu’on peut y ajouter. 33 La nouveauté de l’Adone consiste en la mise en scène d’une action illustre durant un temps de paix, ce qui fait que l’épopée se constitue comme un poème de paix. Le choix du mythe d’Adonis va selon Chapelain parfaitement de pair avec la nouveauté, car cette histoire se déroule en paix et se base sur un amour tragique qui sert à acheminer l’homme à la vertu par la purgation des passions illicites. La foi qu’on peut ajouter à l’histoire résulte finalement du merveilleux et de la diversité des sujets de la narration, même si l’importance se concentre sur le merveilleux. Pour être plus précis : le merveilleux de l’épopée résulte surtout des personnages choisis, car seule la grandeur des dieux antiques permet la représentation vraisemblable d’une telle action illustre mais tragique, qui consiste en la purgation finale de l’amour déréglé de Vénus. 34 Le lecteur pour sa part 32 Voir Jörn Steigerwald, « Amors Gedenken an Psyche » et idem, « Meraviglioso Adone ». Voir aussi pour le contexte historique Au pays d’Eros. Littérature et érotisme en Italie de la Renaissance à l’âge baroque, dir. F. Glenisson, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1988. 33 Chapelain, « Lettre », Marino, Adone, p. 13. 34 Voir aussi François Bouthier, « L’educazione secondo il cavalier Marino. Mercurio e Venere maestri di Adone », Studi italiani, XVV (2000), pp. 47-58 et Giorgio Bàrberi Squarotti, « Il tragico negato : Adone, XIX », Critica letteraria, XXX, 114, 2-3 (2002), pp. 441-452. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 403 regarde de loin les actions illustres des dieux amoureux et peut ainsi prendre en considération les effets d’un amour réglé ainsi que les effets d’une passion illicite par les exemples donnés dans la narration. L’exemplarité et la grandeur des dieux antiques servent alors de base pour une distance nécessaire entre l’histoire narrée et le lecteur et exhibent en même temps l’utilité de la littérature pour la pratique sociale dans l’espace réel. La nouveauté des Amours de Psyché et de Cupidon ne résulte pas d’une action illustre au niveau de l’histoire ou de l’inauguration d’un genre nouveau. C’est plutôt la forme hybride, qui combine la prose avec la poésie ainsi que la mythologie antique avec la réalité actuelle en un texte qui fait que les Amours de Psyché peuvent être regardés comme une œuvre qui a le droit de proclamer une certaine nouveauté. Il me semble de plus que la nouveauté de Psyché résulte aussi de sa conception en tant que description du Premier Versailles, un Versailles qui était à cette époque encore en construction et permettait ainsi plusieurs conceptions possibles - La Fontaine en proposa une, même si sa proposition n’eut pas de succès. Le choix du mythe de Psyché ne décrit pas une compétence spéciale du narrateur - et par ce biais de l’auteur - car ce sujet avait déjà été traité maintes fois dans les années passées. De plus, ce mythe ne connaît aucune utilité pour le lecteur ou le spectateur, vu que les actions et les passions de Psyché mènent à une fin singulière, à savoir la métamorphose d’une femme en une déesse. Cependant, le choix de ce mythe provoque une concurrence explicite avec d’autres auteurs de l’époque et pose à la fois la question de savoir qui est celui qui a la plus grande compétence littéraire et qui a la possibilité de rendre le plus grand service au public. 35 Et, bien sûr, Poliphile connaît la réponse à la question comme la connaît La Fontaine… La foi qu’on peut ajouter à la narration des narrateurs extraet intradiégétiques me semble être le point crucial des Amours. Au temps du chevalier Marin et de Chapelain, les dieux antiques étaient des êtres divins et les hommes des êtres humains, ce qui permettait de dépeindre des passions tragiques qui avaient une utilité pour les lecteurs. Au temps de La Fontaine par contre, les hommes jouent les rôles des dieux, ou, pire encore, prétendent être des dieux antiques sans l’être. 36 La mise en scène allégorique 35 Tous les membres du cercle de Nicolas Fouquet se trouvent à peu près dans la même situation après la débâcle de la fête de Vaux-le-Vicomte : ils sont confrontés avec une situation nouvelle - à savoir le Premier Versailles - dans laquelle ils essaient plus ou moins de trouver leur propre situation : envers le roi, en face des institutions nouvelles et - bien sûr aussi - en face de leur ancien mécène. 36 Voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV ainsi que les études classiques de Réné Demoris, « Le corps royal et l’imaginaire au XVII e siècle : le portrait du Roy Jörn Steigerwald 404 du roi et de sa cour met ainsi en relief le mimétisme humain des actions illustres des dieux et soulève la question de savoir comment on peut restituer l’utilité de la littérature si les conditions cadres ne permettent plus de le faire selon la manière traditionnelle. La réponse de Poliphile consiste à mon avis en l’appropriation des faits donnés par la cour et la ville dans la littérature : si les hommes essaient d’être des dieux, pourquoi ne pas mettre en scène des dieux qui ressemblent plutôt à des êtres humains ? C’est pourquoi ni Psyché, ni Cupidon ni Vénus n’ont une grandeur exemplaire et la raison pour laquelle la première se présente comme une très belle jeune femme qui connaît tous les défauts de son sexe - du moins, selon les stéréotypes de son époque et hors du cercle des précieuses - et pourquoi son amant Cupidon ressemble plutôt à un jeune amant, un peu instable dans sa passion et même un peu cruel dans son relation avec elle. Leur amour ainsi que leur mariage et la divinisation de Psyché suivent le cadre donné par Apulée et se réfèrent même à la nouvelle éthique d’amour de la galanterie, qui connaît pour la première fois une relation d’amour et d’amitié dans le mariage - sans y ajouter trop de foi. 37 Vénus pour sa part se présente comme une femme décatie et alors jalouse de sa jeune concurrente. Elle craint le moment où elle deviendra grand-mère et devra ainsi réaliser qu’elle n’est plus jeune, aimable et belle, mais vieille, despotique et « démodée ». Je ne cite qu’un exemple assez ironique, mais aussi assez misogyne : Ces extrémitez où s’emporta la Déesse marquent merveilleusement bien le naturel et l’esprit des femmes : rarement se pardonnent-elles l’avantage de la beauté : et je dirai en passant que l’offense la plus irrémissible parmy ce sexe, c’est quand l’une d’elles en défait une autre en pleine assemblée ; cela se venge ordinairement comme les assassinats et les trahisons. 38 Les protagonistes sont ainsi humanisés et servent d’une manière nouvelle, mais actuelle, à acheminer les lecteurs à la vertu. De plus, la représentation des êtres humains, c’est-à-dire des protagonistes « normaux », ne permettait pas une telle critique ironique, car l’esthétique galante se porte surtout sur des êtres idéaux et sur leurs adversaires, sur des êtres totalement corrompus ; elle ne connaît pas les êtres vraiment humains, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui ne sont pas complètement parfaits, mais qui par Félibien », Revue des Sciences humaines, XLIV, 172 (1978), pp. 9-30 et de Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981. 37 Voir Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs: La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 118, 3 (2008), pp. 237-257. 38 La Fontaine, Les Amours de Psyché, p. 70. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 405 connaissent des défauts et qui ont aussi des qualités. En bref, La Fontaine suit ainsi sa manière de représenter la réalité dans la littérature qu’il avait initiée avec ses Contes et surtout avec ses Fables en l’adaptant à l’esthétique galante. 39 3. La mise en scène du mimétisme de la cour et de la ville dans Les Amours de Psyché et de Cupidon Une des grandes nouveautés de l’Adone était selon Chapelain l’importance que donnait le chevalier Marin à la description des bâtiments, des palais, des jardins etc., car celle-ci va de pair avec la mise en scène des qualités morales des personnes qui y habitent. 40 Ainsi, l’espace et les personnes forment une unité. Cela se voit dans l’épopée p.ex. à l’occasion de la description des jardins et des tours dans le palais de Vénus et d’Amour qui représentent une anthropologie littéraire des sens humains et par ce biais une éthique descriptive qui sert de base à la compréhension de l’histoire de Psyché et de Cupidon et à celle de Vénus et d’Adonis. Dans les Amours, par contre, la description des bâtiments ne donne plus d’orientation au lecteur, car la cabane du vieillard que Psyché rencontre après sa chute ne montre ni la pauvreté ni l’amoralité des habitants, au contraire, elle symbolise la recherche d’une retraite pour éviter les intempéries de la vie à la cour. Les palais de Cupidon ou de Vénus pour leur part ne peuvent pas être considérés comme des espaces privilégiés de l’amour, mais comme des espaces d’un pouvoir tyrannique des dieux qui regardent surtout leurs besoins - et non ceux des autres ou ceux de leurs sujets. La description met ainsi en relief la différence entre une représentation superficielle et une présentation réelle, qui ne vont plus de pair dans le temps actuel. De plus, la description montre que la représentation dépend plus de la mise en scène d’un tiers que du naturel de celui qui est représenté, et souligne ainsi l’importance des compétences artistiques pour la fabrication d’un État, voire d’un roi idéal pour le Premier Versailles. Reste une seule mais importante exception, le temple que Myrtis à donné à Vénus. L’histoire de la construction de ce temple est intégrée dans une digression qui ne se trouve que chez La Fontaine et qui met en scène la différence entre la beauté et la grâce, personnifiées par Mégano et Myrtis. Toutes les deux furent envoyées par leur peuple au roi de Lydie pour qu’il 39 Voir aussi Alain Viala, « ‘Si Peau d’Âne m’était conté…’ ou les frontières de la galanterie », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 79-88. 40 Chapelain, « Lettre », Marino, Adone, pp. 16-17. Voir aussi Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant ». Jörn Steigerwald 406 puisse choisir sa femme entre les deux. Même si Mégano était plus belle que Myrtis, elle ne put évoquer l’amour du roi qui aimait Myrtis à cause de ses charmes. Après cette défaite, Mégano mourut d’une manière lamentable tandis que Myrtis savoura les plaisirs d’un vrai amour matrimonial. Mais elle ne se contenta pas de cet état, elle voulut aussi remercier Vénus de sa grâce en lui faisant bâtir un temple après sa mort. C’est alors le roi luimême qui laissa bâtir le temple avec deux mausolées, un pour elle et lui, et l’autre pour Mégano, en donnant une mémoire permanente à la contingence de la grâce ainsi qu’à la disgrâce des rois. 41 La règle qui s’en suit et qui est lisible dans les inscriptions du temple ainsi qu’à la fin de l’histoire de Psyché n’est autre que tous les rois aiment le plaisir. La seule règle, c’est le plaisir, mais le plaisir est un nom pour des choses diverses et quelquefois seulement un euphémisme pour des choses assez concrètes, comme Poliphile l’insinue à la fin de son histoire et dans l’épilogue : l’enfant de Psyché et de Cupidon porte dans l’histoire d’Apulée le nom de Voluptas, de volupté, un nom qui fut changé pendant la Renaissance italienne en Diletto, c’est-à-dire en plaisir esthétique, mais aussi plaisir sensuel. Le fils de Psyché et de Cupidon porte dans l’histoire de Poliphile de nouveau le nom de Volupté et se présente en tant que plaisir sensuel, sinon volupté dans le sens épicurien du terme. Une interprétation qui ne déplaît pas aux amis de Poliphile. 42 Cependant, si le Premier Versailles peut être considéré comme un espace qui suscite de telles fantaisies et - de plus - qui est regardé par les amis comme le lieu préféré de la mise en scène de ces fantaisies, que reste-t-il de l’éthique et de l’esthétique galantes ou plus précisément : il se pose la question de savoir ce qu’est la réalité du Premier Versailles. La réponse de Poliphile et celle de La Fontaine se réfèrent à trois niveaux divers : 1° Le Premier Versailles n’est pas une cour exemplaire, mais plutôt la tentative de mise en scène d’une telle cour et - pire encore - une cour dans laquelle règne le plaisir sinon la volupté et non pas les grâces. 2° Les pratiques sociales des habitants de Versailles montrent qu’ils ne connaissent ni les règles de la distinction ni les manières parfaites de l’imitation, ce qui transparaît dans leur mimétisme des dieux antiques. 3° Seuls les quatre amis et surtout Poliphile montrent qu’ils connaissent leur métier et qu’ils ont la compétence nécessaire pour la mise en scène adéquate d’une représentation mythologique sous les conditions actuelles de la cour et de la ville. Ainsi se présentent-ils en tant qu’artistes 41 Voir La Fontaine, Les Amours de Psyché, pp. 180-181. 42 La Fontaine, Les Amours de Psyché, p. 220. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 407 parfaits par la superatio de leurs prédécesseurs ainsi que par celle de leurs contemporains. Mais qui estime une telle approche qui ne met en évidence que la propre infériorité de quelqu’un envers la supériorité d’un autre ? Au moins, personne de la cour et de la ville.