eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/75

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3875

Autorisation poétique et poésie lyrique française dans le contexte de la cour et de la ville (Malherbe, Saint-Amant)

2011
David Nelting
PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Autorisation poétique et poésie lyrique française dans le contexte de la cour et de la ville (Malherbe, Saint-Amant) D AVID N ELTING (Ruhr-Universität Bochum) 1. Dans l’historiographie littéraire française, la poésie lyrique du dix-septième siècle n’occupe qu’une position faible. Cette marginalisation ne me semble pas refléter une aversion conditionnée par le goût moderne, romantique ou post-romantique. Au contraire, cette marginalisation convient tout à fait à la place historique d’une famille de genre, dans laquelle Malherbe aurait, selon le jugement bien connu de Boileau, certes apporté de l’ordre dans la poésie française, mais qui, en tant que famille de genre, sinon reste secondaire par rapport aux genres dramatiques et narratifs de la culture littéraire du siècle classique. Il s’agit là d’un changement surprenant dans le champ littéraire, si l’on considère qu’au seizième siècle, les poésies lyriques, tout particulièrement les sonnets de Ronsard et de Du Bellay, sont les chefs-d’œuvre incontestés d’une littérature qui, tout en s’orientant vers le modèle italien, dirige avec fermeté la culture française vers la Renaissance. Par la suite, je formulerai quelques réflexions sur d’éventuelles causes pour ce changement, qui, à mon avis, est en relation étroite avec la position dominante de la cour et de la ville en tant que, selon la remarque de Boileau, « modèles fertiles » de la culture littéraire du siècle classique (Art poétique III 391). Le système de normes sociales, anthropologiques et épistémiques, concrétisées par la cour et la ville et agencées autour du concept central de l’‘honnêteté’, constitue un cadre qui me semble profondément défavorable pour le déploiement de la poésie lyrique prémoderne, poésie lyrique transportant dans son identité historique comme élément central sa propre mise en scène et son autorisation ‘poiétique’. Dans ce contexte, je voudrais bien essayer de mettre en évidence mes hypothèses sur l’autorisation ‘poiétique’ en examinant quelques poèmes de Malherbe et de Saint- David Nelting 362 Amant. Avant d’entrer dans les détails, il me faut faire quelques remarques préalables générales. 2. Dans la poétique de l’imitation aux temps de la pré-modernité, l’autorité d’un modèle littéraire est, comme nous le savons, en principe un sujet à débattre. Les autorisations littéraires sont généralement constituées de manière dialogique au sens le plus large du terme. Dans ce contexte, la puissance d’un modèle poétique ne dépend pas uniquement de l’emploi de stratégies culturelles et de tactiques discursives, mais aussi bien de l’intronisation d’un auteur doté de réputation imposante en tant qu’autorité modèle pour la production poétique. Ceci est valable de manière particulièrement importante dans le domaine de la poésie lyrique, qui n’a pas de lieu conceptuel dans les grands systèmes philosophiques qui ont fait autorité à l’Antiquité, c’est-à-dire dans le platonisme et dans l’aristotélisme. 1 C’est ainsi que la poésie lyrique est marquée par un manque essentiel de dignité théorique. Platon avait déjà défini la poésie comme narration, c’est-à-dire comme un discours qui transmet une histoire, comme une diegesis (La Politie 392d- 394c). Par cela, la plus grande partie de la poésie lyrique ne peut s’insérer dans cette définition de poésie. C’est surtout selon les prémisses de l’aristotélisme de la pré-modernité qu’un discours poétique, dans lequel les personnages n’agissent pas de manière mimétique, mais parlent en propre personne, se voit confronté à des réserves poétologiques fondamentales, réserves qui ne se voient effacées qu’avec le concept romantique de la poésie lyrique comme expression authentique, spontanée d’un sentiment individuel. Dans ce contexte, il faudrait ajouter que jusqu’au dix-huitième siècle, même le concept de « poésie lyrique » dans son extension moderne n’existait pas en tant que tel. On sait bien que le mot horatien de lyricus (Carmina I, 1) a été appliqué, de manière particularisante, surtout au genre de l’ode, et cela est valable à partir de Quintilien (Inst. Orat. I, 8, 6), en passant par Thomas Sébillet qui dans son Art poétique (VI, 15) de 1548 associe « chant lyrique » à l’ode, et par Pierre de Ronsard qui n’applique le terme « lyrique » qu’à ses odes (Préface des Odes 1550), jusqu’à Charles Batteux qui, dans sa poétique sentimentale, ne considère l’ode qu’en tant 1 Voir Oliver Primavesi, « Aere perennius ? Die antike Transformation der Lyrik und die neuzeitliche Gattungstrinität », Sprachen der Lyrik, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner 2008, pp. 15-32 ; Klaus W. Hempfer, « Überlegungen zur historischen Begründung einer systematischen Lyriktheorie », ibid., pp. 33-60. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 363 que poésie lyrique profane (Principes de la littérature. VI De la Poësie lyrique, 1774). En ce qui concerne la poésie lyrique en langue vulgaire, s’ajoute le fait qu’elle ne pouvait pas réclamer son autorité par son ancienneté, comme cela était le cas pour les textes antiques : bien que Thomas Sébillet, dans son Art poétique, aborde des questions techniques de la poésie lyrique en langue française, l’influent Jules César Scaliger ne traite que des genres antiques, ce qui indique le statut théorique précaire de la poésie lyrique en langue vulgaire. Il en découle que les discours lyriques de la pré-modernité essaient moins de s’autoriser moyennant des a priori ou des ‘grandes théories’ poétiques, qu’à produire leur autorité dans la poiesis même, c’est-à-dire dans une production littéraire reliant théorie et pratique dans la création artistique (Ethique à Nicomaque 1140a1-20). Avant d’aborder ce problème dans le discours lyrique du dix-septième siècle français, je voudrais faire quelques brèves remarques concernant le statut et l’autorité de l’auteur poétique ainsi que le modèle principal d’autorisation ‘poiétique’ dans la poésie lyrique prémoderne. 3. Alastair Minnis a démontré qu’au Moyen-Age l’auteur littéraire se définit comme produit d’un auteur historique d’une part et d’une autorité sémantique ou doctrinale d’autre part, et il a également démontré qu’au cours des années, l’aspect historique, la composante biographique de l’auctor, devient de plus en plus important. 2 L’auteur en tant que facteur historique d’une œuvre devient de plus en plus déterminant pour la constitution d’un texte littéraire. Minnis se réfère tout particulièrement aux accessus des auteurs latins, mais on pourrait aussi bien penser à l’auto-représentation d’un Chrétien de Troyes, qui fonde la molt bele conjointure de l’Erec sur son propre nom et la met à l’encontre de la corruption de la tradition orale des jongleurs (Erec et Enide 9-22) et ainsi à l’encontre de la « mobilité discursive » de la variance 3 - en d’autres termes : en individualisant la fonction de l’auteur, Chrétien retire la créativité poétique de l’anonymat et s’efforce à stabiliser la création littéraire comme un texte où l’auteur fait autorité et qui ne doit pas être varié ou défiguré. Toutefois, il reste à prendre en 2 Voir Alastair Minnis, Medieval theory of authorship. Scholastic literary attitudes in the later Middle Ages, London, Solar Press, 1984. 3 Voir à propos de la variance en tant qu’élément constitutif de la culture manuscrite du Moyen-Age Bernard Cerquiglini, Eloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, avec son postulat bien connu : « […] l’écriture médiévale ne produit pas de variantes, elle est variance » (p. 111). David Nelting 364 considération que la réputation d’un auteur profane repose encore moins sur ses capacités poétiques au sens propre du terme que sur la sémantique, la doctrina, transportée par ses œuvres, qui garantit son autorité pour les contemporains et la postérité. Le Convivio de Dante le souligne encore au seuil du quatorzième siècle, 4 et bien qu’il transforme le modèle d’interprétation biblico-allégorique de manière profane, le Roman de la Rose, lui aussi, fonde sa grande influence sur la littérature française médiévale surtout sur ses représentations allégoriques. Dans ce sens, on peut discerner un modèle quasi univoque d’autorité littéraire au Moyen-Age: l’auctor disposant de l’auctoritas la plus importante est l’auteur biblique en tant que scriba Dei et médiateur d’une vérité absolue ; on ne rencontre guère de légitimation et d’autorisation du discours poétique dissociées de ces contraintes et basées sur la dimension proprement esthétique d’un texte. Cette situation change au début du quatorzième siècle. Sans vouloir suggérer une brusque rupture épistémique, on peut toutefois constater que la désintégration de l’analogisme médiéval, la désintégration de la compréhension du monde selon l’analogia entis, avec sa conception des lettres, en particulier de la poésie, devient de plus en plus rapide au cours du quatorzième siècle italien. C’est un argument courant de la critique littéraire et de l’histoire des idées que le courant nominaliste, contestant la rationalité cosmologique de la scolastique, marque un point tournant très important. Dans ce contexte, peu importe si l’on parle de « disparition d’ordre » 5 , de « chaotisation » 6 , d’une « relativité du concept de vérité » ou de « pluralisation » 7 . Toutes ces définitions ont un aspect central en commun, c’est-à-dire la conscience de l’époque d’une contingence qui dissout l’analogisme médiéval et la certitude d’une analogia entis ordonnant 4 Dans le Convivio, Dante s’efforce à autoriser sa propre production poétique - lyrique - en découvrant de manière allégorique la doctrine inhérente à ses textes. Tout en différenciant l’allégorie poétique de l’allégorie théologique, Dante s’oriente profondément vers des schémas d’interprétation théologiques, et cela visiblement à partir du titre de son ouvrage, qui fait recours au « Scriptura divina sapientiae convivio est » de St. Ambroise de Milan (De officiis, I, 32). 5 Voir Hans Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1988 2 , p. 150. 6 Voir Joachim Küpper, Diskurs-Renovatio bei Lope de Vega und Calderón. Untersuchungen zum spanischen Barockdrama. Mit einer Skizze zur Evolution der Diskurse in Mittelalter, Renaissance und Manierismus, Tübingen, Narr, 1990, p. 21. 7 Voir Klaus W. Hempfer, « Probleme traditioneller Bestimmungen des Renaissancebegriffs und die epistemologische ‘Wende’ », Renaissance. Diskursstrukturen und epistemologische Voraussetzungen, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner, 1993, pp. 9-45. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 365 toute chose, transparente dans le rationalisme scolastique et sa conception du veriloquium nominis, mis en question par le nominalisme d’un Guillaume Ockham et d’autres. Dans le domaine poétique, cela implique que l’imitatio à l’époque de la Renaissance devient, elle aussi, fondamentalement imprégnée par le problème de la contingence, qui fait apparaître la légitimation allégorico-doctrinale d’une autorité comme arbitraire. Par conséquent, le domaine stylistique devient de plus en plus important : c’est surtout par des qualités rhétoriques au niveau de l’elocutio qu’un discours pourrait se maintenir dans un monde intransparent et contingent, marqué par des vérités limitées et instables. C’est là un moment décisif dans la conception historique de la poésie et de l’auteur poétique en tant qu’autorité, vu qu’au Moyen-Age, la poésie se trouvait marginalisée comme par exemple par Saint-Thomas qui, dans sa Somme théologique, définissait la poésie comme « infima inter omnes doctrinas » (S. th. I, 1, 9), et vu que la réputation d’un auteur en tant qu’autorité dépendait étroitement de sa proximité au primum verum qui n’avait pas besoin d’ornatus et d’une délectation rhétorique du lecteur, mais qui bien au contraire se déployait dans un style de simplicité sainte, de la sancta simplicitas dont parle Saint Jerôme (Ep. 57, 12). Tandis que selon la pensée patristique, il s’agissait de faire de grands efforts allégoriques pour mettre en relief une sémantique doctrinale et, par conséquent, une certaine autorité culturelle des textes poétiques, le discours poétique lui-même commence à garantir le succès et l’autorité d’un texte et de son auteur. En d’autres termes : pendant la Renaissance et dans la suite de la révolution nominaliste, l’auteur poétique devient une autorité non pas en tant que médium de doctrina, mais par ses compétences esthétiques, compétences rhétoriques qui sont de plus en plus importantes pour la transmission de toute doctrine, celle-ci ayant perdu sa transparence universelle. La poésie comme discours concevant le monde sous forme de possibilité rhétorique gagne une toute nouvelle valence pratique, indépendante de l’allégorèse médiévale. Dans ces conditions, l’autorité d’un auteur et de son œuvre découle de sa propre mise en scène en tant qu’autorité esthétique. Ce processus se déploie avec toute force dans l’œuvre de François Pétrarque. Dans toutes ses œuvres, Pétrarque met en scène sa fonction d’auteur qui s’appuie aussi bien sur des (prétendues) réalités biographiques que sur la réflexion de mouvements intérieurs, de concepts poétiques, philosophiques et historiographiques. Chez Pétrarque, l’autorité de l’auteur auprès du public et sa propre mise en scène en tant qu’auteur et en tant qu’autorité dans ses textes ne peuvent être dissociées. Pétrarque se met en scène comme un personnage exceptionnel et comme le renovator litterarum, et il le fait non seulement par des événements dans sa vie réelle, comme sa laurea, son couronnement en tant que poeta lauretaus sur le Capitole Romain David Nelting 366 en 1341, et par des références biographiques dans ses Lettres, surtout dans les Familiares. Il le fait aussi bien par la production lyrique d’une forte image de soi dans les poésies du Canzoniere. C’est le cas entre autres dans le sonnet 34, le sonnet qui était le sonnet introductif de la première rédaction du Canzoniere. 8 Dans la présente étude, je ne veux pas entrer dans les détails de ce poème. Néanmoins, je voudrais mettre l’accent sur le fait que dans ce sonnet, Pétrarque élabore une forte mise en scène de soi-même en tant qu’innovateur et en tant que puissance poétique quasi surhumaine - il produit, pour ainsi dire, dans ce sonnet sa propre autorité comme auteur poétique dans la poiesis même de son texte. Le sonnet commence par l’invocation d’Apollon. Apollon, maître des Muses et, dans sa conception ovidienne de Phoebus Apollo, Dieu victorieux et rayonnant, est prié de bien vouloir chasser le temps aspre et le gel stérile, ce qui, bien évidemment, est une allégorie des ténèbres du Moyen Age ; ensuite, Apollon est prié de faire briller de nouveau le soleil de la culture artistique sur la terre. Dans ce contexte, la voix poétique et en même temps la voix de l’auteur, mis en scène par l’enjeu textuel, s’approchent de plus en plus du personnage invoqué. Tandis qu’aux trois premières strophes, Apollon n’est invoqué et sollicité qu’afin de défendre la sacra fronde, c’est-à-dire le laurier représentant la renommée culturelle des poètes, le deuxième tercet instaure une communauté entre le poète et le Dieu antique en utilisant la deuxième personne plurielle. A cette proximité frappante entre Apollon et Pétrarque correspond l’équation entre Daphné, dont la transformation en laurier a fondé la valence apollinienne du laurier, et la donna de Pétrarque, Laure, qui par paronomase renvoie au laurier et à la laurea et qui constitue, comme Pétrarque l’indique dans son Secretum (III, 32), une allégorie de la gloire poétique. Et ici, on s’approche du noyau sémantique et performatif du sonnet : l’identification des personnages de Laure et de Daphné dans une seule « donna nostra » annihile la distance temporelle entre Pétrarque et Apollon, qui était auparavant encore marquée (« tu prima, e poi […] io »), et elle laisse apparaître l’auteur du sonnet comme un nouvel Apollon, comme un auteur quasi surhumain de la « rénovation des études de l’anti- 8 « Apollo, s’anchor vive il bel desio / che t’infiammava a le thesaliche onde, / et se non ài l’amate chiome bionde, / volgendo gli anni, già poste in oblio: / / dal pigro gielo et dal tempo aspro et rio, / che dura quanto ’l tuo viso s’asconde, / difendi or l’onorata et sacra fronde, / ove tu prima, et poi fu’ invescato io; / / et per vertú de l’amorosa speme, / che ti sostenne ne la vita acerba, / di queste impressïon l’aere disgombra ; / / sí vedrem poi per meraviglia inseme / seder la donna nostra sopra l’erba, / et far de le sue braccia a se stessa ombra » (Francesco Petrarca, Canzoniere, éd. Marco Santagata, Milano, Mondadori, 2004, p. 186). Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 367 quité », pour le dire selon les termes de Jules Michelet. Le fondement epistémique de cette mise en scène de l’auteur poétique comme une puissance singulière, est, comme je l’ai déjà indiqué, le courant nominaliste, qui, en établissant une ontologie de l’individuel, a ouvert la possibilité de conceptualiser l’individualité prémoderne en tant que telle. Dans ce contexte, Karlheinz Stierle et Gerhard Regn ont, chacun à leur tour, montré comment chez Pétrarque l’analyse de soi n’est pas détachable de la représentation et de la mise en scène rhétorique de soi. 9 C’est dans ce sens que nous devons accepter le ‘je’ du sonnet comme figuration de l’auteur, de l’auteur tel qu’il est mis en scène par la rhétorique du texte poétique, et c’est dans ce sens que l’individualité de l’auteur, telle qu’elle est produite dans la poiesis même, occupe la place jadis réservée à l’autorité d’une vérité universelle, la place décidant de la réputation culturelle d’un texte. Il me semble que la fonction prééminente de Pétrarque comme « fondateur de discursivité » 10 et comme auteur de référence pour la poésie prémoderne en France n’est pas une matière à débattre. Le recours à Pétrarque commence par la ‘Rhétorique’, par exemple chez Jean Lemaire de Belges, qui, comme j’ai tenté de montrer autre part, adopte avec son Epistre de l’amant vert des éléments centraux de la ‘chanson des métamorphoses’ de Pétrarque et qui, par là, actualise le geste pétrarquien d’une autorisation ‘poiétique’ basée sur la mythologie antique. 11 En ce qui concerne la tradition suivante de la poésie lyrique du seizième siècle français, l’importance de Pétrarque et du pétrarquisme italien est évidente. En s’insérant dans une longue tradition de la critique, Stephan Leopold 12 a récemment souligné, en examinant les poésies de Joachim Du Bellay, de Pierre de Ronsard et de Louise Labé, que la littérature française de la Renaissance suivait essentiellement Pétrarque en tant que puissant modèle de référence : bien que les 9 Voir Karlheinz Stierle, Francesco Petrarca. Ein Intellektueller im Europa des 14. Jahrhunderts, München, Hanser, 2003 ; Gerhard Regn, « Pluralisierung von Wahrheit im Individuum: Petrarcas Secretum », Francesco Petrarca, Secretum meum - Mein Geheimnis, éd. Gerhard Regn, Bernhard Huss, Mainz, Dietrich’sche Verlagsbuchhandlung, 2004, pp. 493-539. 10 Voir Gerhard Regn, « Allegorice pro laurea corona : Dante, Petrarca und die Konstitution postmittelalterlicher Dichtungsallegorie », RJb 51 (2000), pp. 128-152, p. 129. 11 Voir David Nelting, « ‘… ung autre Narcissus’. Zur Selbstabbildung frühneuzeitlicher écriture bei Jean Lemaire de Belges », …se vi rimembra di Narcisso… Metapoetische Funktionen des Narziss-Mythos in romanischen Literaturen, dir. Hans Felten, David Nelting, Frankfurt a.M., 2003, pp. 63-76. 12 Stephan Leopold, Die Erotik der Petrarkisten. Poetik, Körperlichkeit und Subjektivität in romanischer Lyrik Früher Neuzeit, München, Fink, 2009. David Nelting 368 auteurs français produisent souvent des variantes hybrides et transgressives de Pétrarque, ils restent liés au modèle italien. Dans ce contexte, les auteurs mentionnés effectuent toujours de nouveau cette forte autorisation ‘poiétique’ qu’on a pu constater chez Pétrarque et qui, dans le cas de Ronsard, aboutit à une « fière monumentalisation de soi-même » 13 , exaltant l’auteur en tant que figuration d’une ‘plénitude’ créatrice. 14 Cette tradition pétrarquienne d’autorisation poétique dans le texte lyrique même constitue une prémisse importante de la poésie lyrique française au début du dix-septième siècle ; et en prenant brièvement en considération le soi-disant ‘libertinage’ d’un Théophile de Viau 15 , on discerne même des renforcements de l’accentuation du ‘moi’ de l’auteur, renforcements établissant une forte individualité prémoderne et affirmant, avec entêtement, une diversité individuelle contre la bienséance d’une unité rhétorique et consensuelle. Je ne rappelle que les fameux vers de Théophile dans son Elégie à une Dame de 1620 : Mon âme imaginant n’a point la patience De bien polir les vers et ranger la science : La règle me déplaît, j’écris confusément ; Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément. 16 Ici, Théophile conçoit son discours lyrique comme le produit d’un auteur unique et impatient, se référant à rien d’autre qu’à son propre génie. Seule l’excellence individuelle apparaît comme la base d’une bonne poésie. Il y a déjà très longtemps que la critique a souligné que cette position constitue un affront délibéré contre les concepts énoncés par Malherbe dans son Commentaire sur Desportes 17 , et c’est ainsi que j’en viens au troisième point de mon propos. 13 Ulrich Schulz-Buschhaus, « Positionen Ronsards im Barock der europäischen Renaissance-Lyrik. Am Beispiel von zwei Ikarus-Sonetten », Romanistisches Jahrbuch 48 (1997), pp. 69-83, p. 81. 14 Rainer Warning, « Autorschaft bei Ronsard », Renaissance. Episteme und Agon, dir. Andreas Kablitz, Gerhard Regn, Heidelberg, Winter, 2007, pp. 327-349. 15 Voir Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Genève, Droz, 1936. 16 Théophile de Viau, Elégie à une Dame (vv. 115-118), Œuvres complètes I, éd. Guido Saba, Paris, Champion 1999, p. 205. Voir David Nelting, « La règle me déplaît… - Überlegungen zur Selbstautorisierung manieristischer Lyrik am Beispiel von Théophile de Viau und Giovan Battista Marino », Sprachen der Lyrik, dir. Hempfer, op. cit., pp. 309-330. 17 Voir Käthe Schirmacher, Théophile de Viau, sein Leben und seine Werke (1591- 1626), Leipzig, Welter, 1897. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 369 4. La position de François de Malherbe, anti-ronsardienne et anti-italienne, s’étend d’abord au domaine stylistique quand il s’agit d’ordonner langue et versification, moyennant surtout l’observance rigide de la césure et l’abolition de l’hiatus, de l’enjambement et de l’apocope - dispositifs stylistiques servant à produire des effets de subjectivité et de dynamisme. Dans ce contexte, l’engagement stylistique de Malherbe est fondé sur des conceptions éthico-sociales quand le système de références pour la production d’une bonne poésie se voit délimité par une ‘raison’ trans-individuelle et par un ‘usage courant’ de la société avec ses caractéristiques de ‘pureté’ et de ‘clarté’. Il est bien connu que Claude Favre de Vaugelas, avec ses Remarques sur la langue française de 1647, s’oriente vers Malherbe dans des points centraux de sa conceptualisation du ‘bon usage’ comme langage de la cour et aussi, bien que de façon moins importante, de la ville (cette observation me semble être valable, tout en sachant que Vaugelas, à maintes reprises, s’oppose également à Malherbe, comme l’a mis en évidence Harald Weinrich 18 ). Ainsi, on peut considérer Malherbe en tant que prototype d’une poésie lyrique de l’honnêteté, de cette honnêteté qui englobe comme construction sociale et culturelle de nombreuses variantes, parfois nettement différentes, allant de Nicolas Faret jusqu’au Chevalier de Méré, mais qui a - et c’est ce qui compte pour moi dans ce contexte - son noyau conceptuel dans une socialisation du soi, qui, par une rhétorique du consensus et de la mesure - c’est-à-dire par la bienséance - cherche à dissoudre toute individualité sortant de l’ordre commun. Il est significatif que Malherbe, en tant que poète de cour, n’est qu’occasionnellement poète amoureux, mais en premier lieu auteur panégyrique, privilégiant ainsi l’orientation trans-individuelle de ses poésies lyriques déjà au niveau thématique. Cela n’implique pas l’abnégation totale de la gloire personnelle de l’auteur. Mais l’excellence propre à l’auteur acclamé n’est pas, chez Malherbe, soulignée par une forte élévation et singularisation de soi, plutôt, elle se voit généralisée et socialisée. Cela est bien visible dans une ode adressée à Henri IV - l’Ode sur l’heureux succès du voyage de Sedan - où on lit le passage suivant, basé sur la topique horatienne: Ce sera là que ma lire, Faisant son dernier effort, Entreprendra de mieux dire Qu’un cyne prés de sa mort ; 18 Voir Harald Weinrich, « Vaugelas und die Lehre vom guten Sprachgebrauch », Zeitschrift für romanische Philologie, 76 (1960), pp. 1-33, p. 15s. David Nelting 370 Et se rendant favorable Ton oreille incomparable, Te forcera d’avoüer Qu’en l’aise de la victoire, Rien n’est si doux que la gloire De se voir si bien loüer. […] Par les Muses seulement L’homme est exempt de la Parque, Et ce qui porte leur marque Demeure eternellement. […] Je deffendray ta mémoire Du trespas injurieux, Et quelque assaut que te face L’oubly par qui tout s’efface, Ta loüange, dans mes vers, D’amarante couronnee, N’aura sa fin terminee Qu’en celle de l’univers. 19 On peut donc constater que Malherbe ne s’inscrit non seulement dans la tradition horatienne de l’exegi momumentum (Carm. II, 30), s’autorisant ainsi comme auteur générant un dispositif de mémoire permanente, mais qu’il thématise aussi son produit poétique, l’ode, en tant que genre lyrique digne d’une réputation importante et en autorisant soi-même comme auteur lyrique, parlant de l’effort de sa « lire » et renvoyant ainsi aussi bien à la lyra apollinienne et orphique qu’au lyricus horatien. Toutefois, cette mise en scène de la propre excellence de l’auteur est atténuée, car en ce qui concerne l’argument de la puissance poétique de l’auteur, le ‘moi’ de l’auteur n’est pas marqué par une individualité spécifique, mais disparaît derrière la généralité d’une topique tout à fait traditionnelle. Dans l’ode malherbienne, A la Reine sur les heureux succez de sa regence, de 1611, on peut constater de pareils procédés d’autorisation, moyennant une forte désindividualisation de l’auteur. Ici, Malherbe semble mettre en scène sa propre puissance poétique dans une image assez forte : En ceste hautaine entreprise [i.e. de te louer], Commune à tous les beaux esprits, 19 François de Malherbe, Ode au feu Roy sur l’heureux succez du voyage de Sedan (vv. 191-220), Les Poésies, éd. P. Martinon, Paris, Garnier 1926, p. 28. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 371 Plus ardent qu’un athlete à Pise, Je me feray quitter le pris ; Et quand j’auray peint ton image, Quiconque verra mon ouvrage, Avoûra que Fontaine-bleau, Le Louvre, ny les Tuileries, En leurs superbes galeries, N’ont point un si riche tableau. 20 Toutefois, l’auteur perd un peu de son autorité mise en scène si brillamment dans ce passage, quand on prend en considération le côté pragmatique du texte et quand on comprend que l’importance du « riche tableau » relève non seulement de son agencement poétique, mais aussi bien de son sujet. Mais je ne veux pas du tout insister sur ce détail ; ce qui m’intéresse surtout dans le contexte de l’autorisation ‘poiétique’, c’est autre chose : dans le dizain suivant, le rôle fort du ‘moi’ de l’auteur se voit atténué quand la décision sur la qualité de l’œuvre poétique et sur l’excellence de son auteur se dérobe à l’influence de ce dernier, mais est déléguée à un « on » généralisant du public courtois et urbain : Apollon à portes ouvertes Laisse indifferemment cueillir Les belles feuilles tousjours vertes Qui gardent les noms de vieillir ; Mais l’art d’en faire les couronnes N’est pas sceu de toutes personnes, Et trois ou quatre seulement, Au nombre desquels on me range, Peuvent donner une loüange Qui demeure eternellement. 21 Cette tendance à socialiser la propre autorité me semble être caractéristique de Malherbe. En outre, dans des textes qui, par leur sujet, font supposer une constitution très émotionnelle et personnelle, Malherbe n’utilise le discours lyrique ni pour mettre en scène des mouvements affectifs ni pour obtenir l’effet d’une forte présence de l’auteur dans ses vers. Cela est bien visible dans le sonnet sur le meurtre de son fils en 1628, où Malherbe renonce à des exclamations passionnées ou à des réflexions individuelles, engendrées par cet évènement bouleversant la propre existence en tant qu’individu. Bien au contraire, Malherbe fait abstraction de soi, et l’autorisation ‘poié- 20 François de Malherbe, A la Reine sur les heureux succez de sa regence (vv. 131-140), Les Poésies, ibid., p. 56. 21 Malherbe, A la Reine sur les heureux succez de sa regence (vv. 141-150), ibid. David Nelting 372 tique’ se fonde exactement sur la désindividualisation comme dispositif central de l’honnêteté. Que mon fils ait perdu sa despoüille mortelle, Ce fils qui fut si brave, et que j’aimay si fort, Je ne l’impute point à l’injure du sort, Puis que finir à l’homme est chose naturelle. Mais que de deux maraux la surprise infidelle Ait terminé ses jours d’une tragique mort, En cela ma douleur n’a point de reconfort, Et tous mes sentiments sont d’accord avec elle. O mon Dieu, mon Sauveur, puis que par la raison Le trouble de mon ame estant sans guerison, Le veu de la vengeance est un veu legitime, Fais que de ton appuy je sois fortifié : Ta justice t’en prie, et les autheurs du crime Sont fils de ces bourreaux qui t’ont crucifié. 22 Bien que dans ce sonnet Malherbe parle du « trouble de [s]on ame » (v. 10), l’amortissement syntactique et lexématique ne peut rester inaperçu, de même qu’une certaine harmonisation des troubles affectifs, condensée dans l’« accord » du vers 8. De plus, le traitement du « veu de la vengeance » (v. 11) me semble être révélateur dans ce contexte : d’une part, ce « vœu de la vengeance » est présenté au lecteur dans une forme nominale, bloquant ainsi un rôle actif du ‘je’ lyrique en tant que possible agent d’un verbe conjugué ; d’autre part, le « vœu de la vengeance » n’aboutit pas à un acte de vengeance réel ni fantasmatique, basé sur la puissance individuelle du ‘moi’ qui parle en tant qu’auteur et que père - tout au contraire, c’est l’« appuy » du Sauveur qui est uniquement mis en considération. L’individu semble déléguer sa puissance d’agir ; l’impératif « Fais », positionné de manière révélatrice au début du premier vers du deuxième tercet, attribue la capacité d’agir à autrui et insère l’auteur, par cette dépossession, dans les normes de l’honnêteté. 5. En opposition à Malherbe, salué dans l’Art poétique de Boileau par le célèbre « enfin » (I, 131), les œuvres lyriques de Marc-Antoine Girard de Saint- Amant ont été accueillies, parmi ses contemporains et dans le siècle 22 François de Malherbe, Sonnet sur la mort de son fils, ibid., p. 90. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 373 classique en général, de manière ambiguë, pour ne pas dire très réticente. Charles Perrault ne parle pas pour la majorité, quand il traite Saint-Amant de manière bienveillante comme « aimable Poëte ». 23 Bien plus représentatif est Boileau qui, en ligne avec Tallemant des Réaux et avec Furetière, livre Saint-Amant de façon satirique au ridicule et le qualifie de porte-parole bizarre d’une poétique du « mal-à-propos », l’anéantissant ainsi pour le canon littéraire (Réflexions critiques VI). En effet, Saint-Amant est l’auteur de « Caprices » 24 subjectifs, et il est, surtout dans son Idylle héroïque du Moyse sauvé de 1653, représentant d’un style conceptiste dans la tradition de Giovan Battista Marino. 25 Vu le fait que la poétique de Marino implique une autonomie absolue du poète, il n’est pas surprenant que Saint-Amant, le mariniste déclaré, donne un poids très important à sa propre individualité dans ses poésies lyriques. C’est le cas dans son ode La Solitude, l’ode initiale de la Première Partie de ses Œuvres de 1629, qui commencent avec une Elegie à Monseigneur le Duc de Retz. Cette élégie sert d’introduction à La Solitude : de manière surprenante, le texte de l’élégie, dans ses premiers vers, ne s’adresse pas au mécène mentionné dans le titre, mais à l’ode suivante. Dans les premiers vers de l’élégie, Saint-Amant se lamente qu’avant la publication de ses Œuvres, La Solitude ait été mise en circulation sous forme corrompue et sans son autorisation : Hélas ! Quand je vous voy, mes vers, mes chers enfants, Vous que l’on a trouvez si beaux, si triomphants, Errer parmy le monde en plus triste equipage Qu’un prince mal-aisé qui marcheroit sans page, Quand je voy vos pieds nuds, vos membres mutilez, Et vos attraits sans pair flestris et desolez Par l’avare desir d’un infame libraire, Qui, sous l’espoir du gain, pour chanter me fait braire, J’avoue, en la douleur de ma tendre amitié Que j’ai de vostre estat une extresme pitié, Ou plustost qu’en tel poinct j’ay peine à reconnaistre, Vous voyant si changez, que je vous ay fait naistre. 23 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde la Poésie III, Paris, Coignard, 1692, p. 262. 24 Dans la Seconde Partie des Œuvres, on note huit « Caprices ». Sur le ‘caprice’ chez Saint-Amant, voir Guillaume Peureux, « Le rendez-vous des Enfants sans soucy ». La poétique de Saint-Amant, Paris, Champion, 2002. 25 Dorothee Scholl a analysé la physionomie mariniste du Moyse sauvé, voir Moyse Sauvé. Poétique et originalité de l’idylle héroïque de Saint-Amant, Paris/ Seattle/ Tübingen, PFSCL, 1995 (Biblio 17, 90). David Nelting 374 O grand, o rare DUC, qui, prenant leur party, […] vistes-vous […] ma chère Solitude Ainsi défigurée en ses traits les plus beaux, […] Elle que l’univers a veue avec extase N’aller jamais qu’en pompe à cheval sur Pégase? 26 Ici aussi, comme chez Malherbe, l’auteur se réfère à un « on » social qui aurait jugé la beauté de ses vers (v. 2). Toutefois, l’importance de cet « on » se voit annihilée par la forte puissance de l’auteur dans son individualité et non pas comme personnage intégré dans l’honnête société de la cour et de la ville. Dans son élégie, Saint-Amant n’envisage pas seulement l’exceptionnalité de l’ode avec ses « attraits sans pair » comme fondement de l’« extase » du lecteur, fonctionnalisant ainsi l’élégie en tant qu’introduction à la Solitude et combinant poésie encomiastique et autorisation ‘poiétique’. Mais Saint-Amant personnifie aussi son ode. Du point de vue rhétorique, des personnifications relèvent d’une dimension fortement pathétique du discours en question, et cela surtout en combinaison avec des exclamations et avec une syntaxe répétitive et ainsi insistante. Par cela, les premiers vers de l’élégie produisent l’impression d’une subjectivité très agitée, et cette subjectivité ne détermine non seulement l’affectivité du discours, mais elle définit la Solitude, apostrophée dans la parenthèse de « mes chers enfants » dans le premier vers et « je vous ai fait naistre » dans le dernier vers du premier douzain, comme une création tout à fait individuelle. Saint-Amant, donc, commence ses Œuvres par une autorisation ‘poiétique’ très prononcée, et aussi dans la Solitude même, il poursuit cette autorisation ‘poiétique’ d’un discours lyrique lié étroitement au génie singulier de son auteur. En vingt dizains, La Solitude qui fait allusion au modèle gongorien des Soledades, développe un « fantasque tableau » (v. 173) imprégné d’éléments bucoliques. L’ode commence par une emphase auto-référentielle : O que j’ayme la solitude ! Que ces lieux sacrez à la nuit, Esloignez du monde et du bruit, Plaisent à mon inquiétude ! Mon Dieu! Que mes yeux sont contens De voir ces bois, qui se trouverent A la nativité du temps, Et que tous les siecles reverent, 26 Saint-Amant, Elegie à Monseigneur le Duc de Rets, sur ce que l’on avoit mal imprimé ma Solitude (vv. 1-20), Œuvres complètes, éd. Ch.-L. Livet, Paris, P. Jannet, 1855, p. 17. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 375 Estre encore aussi beaux et vers, Qu’aux premiers jours de l’univers ! 27 La rhétorique d’exclamation qui caractérise l’ouverture du poème sur La Solitude pourrait témoigner d’une spontanéité instantanée de Saint-Amant tentant de singulariser son autorité comme poète. Son ‘je’ lyrique configure sa solitude en tant qu’espace conforme à sa subjectivité et à sa création lyrique, et, dès le troisième vers (« Esloignez du monde ») distancié de manière démonstrative de la civilisation de la cour et de la ville, éloigné du « monde » social avec ses implications de « politesse mondaine » 28 . Cette solitude n’est rien d’autre qu’un espace de réflexion et d’épanouissement des états d’esprit individuels et déséquilibrés du ‘je’ lyrique - « ces lieux […] plaisent à [s]on inquiétude ». Au cours de l’ode, Saint-Amant ne cesse de varier ce thème de la délectation solitaire et quasi pétrarquienne de la propre « inquiétude ». Finalement, les variations de la solitude aboutissent, avec les deux derniers dizains, à une ferme autorisation ‘poiétique’. Cette autorisation est basée d’une part sur une affectivité antinomique, attribuant ainsi une individualité très remarquable à l’auteur du discours, et d’autre part, elle se fonde sur une liaison étroite de la puissance créatrice avec un concept d’inspiration individuelle : Tu vois dans cette poésie Pleine de licence et d’ardeur Les beaux rayons de la splendeur Qui m’esclaire la fantaisie : Tantost chagrin, tantost joyeux, Selon que la fureur m’enflame […]. 29 Je doute que les termes « fantaisie » et « fureur » soient dotés ici des implications d’un discours (néo)platonicien, très important surtout au cours du seizième siècle. Mais il n’est pas à douter que les termes « fantaisie » et « fureur » évoquent le concept d’enthousiasme de l’ode pindarienne de même que la définition de la fantaisie, telle qu’elle est donnée par la rhétorique d’un Quintilien, selon qui la phantasia est considérée en tant qu’un vice de l’âme, un vitium animi, relevant d’une forte potence créative (Inst. Orat. VI, 2, 29-30). C’est ainsi que Saint-Amant prend ici parti pour une conception de la poésie lyrique qui résiste à toute domestication sociale ou mimétique, faisant de la puissance créatrice singulière d’un auteur, opposé à 27 Saint-Amant, La Solitude (vv. 1-10), Œuvres complètes, op. cit., p. 21. 28 Pour une analyse de la « politesse mondaine », basée sur l’urbanitas et sur l’honnêteté, voir l’essai d’Andreas Gipper dans ce volume. 29 Saint-Amant, La Solitude, vv. 181-186, op. cit. David Nelting 376 la communauté sociale et culturelle, l’unique point de référence. Par conséquent, la poésie est marquée par « ardeur » et « licence », c’est-à-dire par l’affectivité individuelle et par l’excentricité poétique (et sociale 30 ). Ainsi, l’autorisation ‘poiétique’ de Saint-Amant indique que seul le recours de l’auteur à soi-même, indépendant de toute bienséance et de toute honnêteté, et que seule l’exceptionnalité individuelle de cet auteur constituent les fondements d’excellence poétique. Je résume. Dans l’univers culturel du siècle classique, imprégné par l’honnête usage de la cour et de la ville, il n’y a que peu d’espace pour le déploiement d’une poésie lyrique qui a pris, avec Pétrarque, son point de départ dans une ontologie de l’individuel, et qui est marquée par l’autorisation ‘poiétique’ et, dans ce contexte, par la singulière mise en scène d’un ‘je’ lyrique qui illumine ses capacités créatrices. Si le discours lyrique se passe de cette autorisation, si le discours lyrique, comme c’est le cas chez Malherbe, essaye de s’autoriser par un mouvement de désindividualisation et de dépossession, on doit avouer que ce discours s’insère parfaitement dans l’honnêteté socialisant l’individualité. Mais il faut également concéder qu’en adoptant les prémisses de l’honnêteté réclamée par l’usage de la cour et de la ville, le discours lyrique s’affaiblit de manière importante. De l’autre côté, un discours lyrique qui cherche à confronter de manière offensive la culture de la cour et de la ville avec une autorisation ‘poiétique’ basée sur la forte individualité du poète est nécessairement stigmatisé. L’autorisation ‘poiétique’ de Saint-Amant ne provoque que l’insignifiance; l’espace exalté par l’auteur de la Solitude et l’espace social et culturel de la cour et de la ville n’ont rien en commun. Bref : ou la poésie lyrique au dix-septième siècle s’approche de l’honnête désindividualisation de la cour et de la ville, renonçant ainsi à l’autorisation ‘poiétique’ basée sur une forte individualité du poète, ou elle actualise ce dispositif d’autorisation, s’opposant ainsi aux bienséances culturelles. Dans les deux cas, la poésie lyrique devait perdre l’importance culturelle qu’elle possédait au seizième siècle. 30 Voir Reinhard Travnicek, « Libertinismus und Freiheit der Dichtung. Zu Saint- Amants Ästhetik der Modernität », RZfLG, 34 (2010), pp. 43-69.