eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Introduction

2011
Stephanie Burette
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Introduction S T É PHANIE B URETTE (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) « La polygraphie à l’époque moderne ». À la fois objet de critique (comment prétendre parler avec pertinence d’un sujet dont on n’est pas spécialiste ? ) et objet de louange (ne faut-il pas éviter de se borner à un seul domaine ? ), la notion de polygraphie invite non seulement à étudier, à travers les siècles, les pratiques d’écriture mais, comme l’indique Marie-Madeleine Fragonard dans son article, à nous interroger sur nos propres pratiques critiques. Ce recueil illustre ainsi une mise en perspective des études portant sur des auteurs, leurs œuvres et leur(s) public(s) avec les manières dont nous les menons. Marie-Madeleine Fragonard nous invite à célébrer la polygraphie qui se révèle, en réalité, inhérente à l’activité de tout écrivain, même si cela vient contrarier notre souci de « rangement » d’un auteur ou d’une œuvre dans un genre : « C’est […] que l’usage de ce terme accompagne ou contrarie la promotion de l’auctorialité, d’une part, et contrarie la linéarité tendancielle par laquelle nous aimerions présenter les auteurs. » À l’heure où les chercheurs sont vivement encouragés à produire davantage et rapidement ne se retrouvent-ils pas conduits à exploiter leurs talents de polygraphe ? L’idée n’était pas de suivre à travers les siècles une supposée « évolution » de la polygraphie, mais de l’envisager sous différents angles (comme stratégie, comme source de polyphonie, et dans le rapport complexe qu’elle entretient avec la question du genre), aussi, les communications suivantes tâchent d’aborder cet épineux sujet de diverses manières. La commodité qui consiste à classer un auteur dans une certaine catégorie se trouve illustrée par le cas de Mme Dunoyer, de ses Lettres (1710-1711) et Mémoires (1707 (1704 ? )-1717). L’article d’Adélaïde Cron invite à reconsidérer la grande variété de son œuvre que les éditeurs ont trop souvent voulu réduire à un projet autobiographique, quand son succès durable tiendrait justement à sa riche diversité. Si les épisodes de ses démêlés conjugaux donnent lieu à une véritable « saga familiale », l’écho Stéphanie Burette 10 qu’ils se renvoient d’une œuvre à l’autre participe également d’un « plaidoyer pour rétablir la réputation de l’auteur auprès du public », que la version de son mari pourrait entacher. À ne pas prendre en compte le caractère polygraphique de ses écrits, c’est la finalité même de son œuvre qui resterait ignorée. La biographe-polygraphe se ferait-elle stratège ? La stratégie peut, en effet, expliquer les pratiques polygraphiques d’un auteur. C’est ce que tente de montrer Ekaterina Vasilyeva dans le cas de l’écrivain et diplomate russe Antiokh Kantemir (1709-1744). S’appuyant sur sa correspondance (personnelle comme officielle) comme sur ses œuvres littéraires (ses Satires et ses traductions), l’auteure montre comment l’écrivain et diplomate use de son plurilinguisme pour servir son projet d’enrichissement de la langue et de la culture russes, dans le même temps qu’il informe ses correspondants étrangers de la culture et de la langue russes. Ce faisant, il opère un brassage linguistique et culturel, en tant qu’intermédiaire polyvalent, et place ses talents de polygraphe au service d’une entreprise à la fois littéraire et politique. Ce partage d’un auteur entre diverses activités conduit à rendre incertain son statut. Afin d’explorer cet aspect, Béatrice Brottier se penche sur l’ensemble des écrits de Du Perron, dont le titre de l’édition de 1622 suffirait seul à rendre compte de l’activité polygraphique du cardinal 1 . Se partageant entre son rôle politique et ses écrits poétiques, l’écrivain semble osciller entre une stratégie de réussite (pour son emploi à la cour) et le prolongement de son activité de clerc, ce qui conduit à rendre son statut d’homme de lettres incertain. C’est la figure même de celui qui tient la plume, variable à souhait, qui est en jeu. Mobiliser la notion de polygraphie a semblé ainsi particulièrement pertinent à Carole Chapin et Suzanne Dumouchel pour mieux saisir l’identité des journalistes, au XVIII e siècle, dont la profession invite nécessairement à la polygraphie. Par l’étude comparatiste de trois types d’articles (« Avis au lecteur », comptes-rendus et dissertations) dans des périodiques français et russes, les auteures montrent comment les journalistes opposent au statut d’auteur celui de polygraphe, se revendiquent comme tels, dans la mesure où cette identité, sinon cet ethos, rend compte de la dimension polymorphe qui les caractérise. S’il est une unité, c’est celle de la ligne éditoriale du périodique à laquelle se rattache le « colporteur » faisant tourner les masques à loisir. Pratiquer la polygraphie signifie alors : « se vêtir inlassa- 1 Les Diverses Œuvres de l’illustrissime Cardinal Du Perron, Archevesque de Sens, Primat des Gaules & de Germanie, & Grand Aumosnier de France. Contenant plusieurs Livres, Conférences, Discours, Harangues, Lettres d’Estat & autres Traductions, Poësies, & Traittez tant d’Eloquence, Philosophie que Theologie non encore veus ny publiez. Introduction 11 blement de l’habit qui convient au sujet ». Cela suppose, bien sûr, de la part du lecteur, un regard critique sur ce qui lui est transmis. C’est tout particulièrement sur cette dimension didactique et critique de la polygraphie que Dorothée Lintner porte son attention. Dans son étude comparative de Rabelais et Furetière, l’auteure s’applique à montrer comment ils mettent en tension la pratique polygraphique et l’écriture comique d’une façon assez semblable. Si l’un comme l’autre semble se donner comme point de mire une diffusion universelle des savoirs, cette belle ambition s’accompagne d’une distance critique, dont le lecteur est invité à prendre conscience par les indices que le comique rend saillant dans le texte et que le lecteur doit s’employer à déchiffrer. Décrypter pour accéder aux savoirs, telle est la posture critique à laquelle Rabelais et Furetière invitent leurs « suffisants » lecteurs, afin d’attirer leur attention sur ce que l’auteure appelle par une formule heureuse le « mirage polygraphique », et le dénoncent. La polygraphie comme « manière d’écrire de diverses façons cachées » prend alors tout son sens. En effet, lorsqu’on vend les livres au poids 2 , force est de constater que le projet savant est mis en retrait devant la compilation commerciale. Dans son article sur Pierre Boitel de Gaubertin et ses histoires tragiques (1616-1624), Nicolas Cremona insiste sur l’efficacité commerciale de l’entreprise polygraphique de l’auteur. En suivant les versions successives d’un même événement (l’affaire Concini), l’auteur examine la manière dont Boitel s’illustre dans l’auto-compilation et tend à ériger ce qui aurait pu ne faire l’objet que d’une chronique en véritable œuvre littéraire, s’inspirant des genres fictifs. Plus encore, loin de s’en tenir au récit historique, Boitel plie les événements de manière à en faire émaner une intention providentielle. À certains égards, on retrouve ce souci de donner du sens à une compilation dans l’entreprise de Simon Goulart qu’examine attentivement Mathilde Bernard. Dans le cas de cet auteur protestant, se présentant tour à tour comme simple compilateur (garantissant son objectivité) et véritable polygraphe (imposant dans différents genres sa marque), l’auteure observe des « écrits de tempeste » des Memoires de l’Estat de France au « bouquet de printemps » des Histoires admirables une variété de style en même temps qu’un désir de subsumer différentes narrations sous la recherche de la vérité. Cette œuvre multiple se cherche une unité, et elle la trouve dans une louange et une « commune soumission à Dieu, qui ne se divise pas ». Dans son article sur le Cabinet de Minerve (1596) de Verville, La Solitude ou l’amour philosophique (1640) de Sorel, le Voyage du Chevalier errant 2 Voir infra l’article de D. Lintner, sur l’inventaire de Mythophilacte dans le Roman Bourgeois de Furetière. Stéphanie Burette 12 (1557) de Carthény, et les Histoires dévotes (1620-1630) de Camus, Nancy Oddo pose également cette question du désir d’unité. Elle montre comment, en adaptant leur discours à la situation d’énonciation, suivant leur entreprise de vulgarisation théologique et scientifique, ces écrivains se font polygraphes. Cependant, ce projet didactique, comme le souligne l’auteure, est l’héritier à la fois d’une éducation humaniste érasmienne et d’une éducation janséniste. En vérité, c’est plutôt la monographie qui semblerait impossible dans ces cadres de formation à la polyvalence ! Et de cette polygraphie naît, par la mise en dialogue du divers, une socialisation par laquelle s’élabore une civilité. Un dernier angle d’approche a été envisagé au cours de cette journée : alors que la notion de polygraphie suppose une certaine stabilité générique, celle de « genre littéraire » est elle-même passablement problématique dans la période considérée. En confrontant approche poéticienne et approche culturelle, Matthieu Dupas a montré comment le traitement de l’amour dans le théâtre de Corneille met à mal la distinction entre comédie et tragédie, pourtant théorisée par l’auteur dans ses écrits critiques. Ainsi, alors qu’une lecture du théâtre classique dans une perspective « littéraire » fait généralement apparaître une logique polygraphique, une lecture « culturelle » de ce même théâtre, considérant l’amour dans sa dimension historique, politique et sociale, révèlera au contraire des phénomènes d’hybridation. L’ensemble de ces articles met, ainsi, en évidence que la notion de polygraphie se révèle être particulièrement opérante et efficace pour notre approche des textes, en ce qu’elle est peut-être ce que tous les écrivains (ou presque ? ) ont en partage.