eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Marc Hersant: Le discours de vérité dans les mémoires du duc de Saint-Simon. Paris: Champion, 2009, 944 p

2011
Malina Stefanovska
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 248 d’une aventure intellectuelle », comme l’a défini Giovanni Macchia, n’arrête pas de susciter chez les lecteurs les plus différents. Vincenzo De Santis Marc Hersant : Le discours de vérité dans les mémoires du duc de Saint- Simon. Paris : Champion, 2009. 944 p. A tout seigneur tout honneur : Saint-Simon a enfin trouvé un lecteur à sa taille. Dans sa monumentale étude sur cet auteur (938 pages, avec les notes), Marc Hersant lit son œuvre avec une ténacité, un esprit et une ampleur tout saint-simoniens. Qui plus est, il replace le mémorialiste dans son milieu naturel, l’historiographie, admirant chez lui cela même pour quoi il aurait voulu l’être : son amour passionné de la vérité. Courageusement, Hersant - lui-même un « littéraire » prend ainsi le contrepied de tout un versant critique tracé par Yves Coirault, qui voit dans les Mémoires de Saint-Simon un chef d’œuvre de style, le produit d’une « optique » littéraire ou romanesque. Hersant, pour sa part, juge que le souci qui les anime n’est pas le beau, mais le vrai (31), leur refuse « absolument tout statut littéraire, et plaide en faveur de leur intégration globale à l’histoire » (129). Retraçant leur historique, il relève que Saint-Simon fut d’abord aimé malgré son style, pour la « curiosité » de ses anecdotes, puis érigé en « peintre » remarquable de la comédie humaine par la critique littéraire du XIX e siècle qui le comparait, anachroniquement, aux romanciers réalistes, mais le déclarait inférieur et même faux comme historien. S’insurgeant contre une telle « récupération », Hersant récuse toute lecture basée sur des critères strictement littéraires ou sur des extraits d’anthologie, choisis pour leur style. Il considère l’œuvre de Saint-Simon en son entiéreté, comparant parfois ses Mémoires à des textes moins connus, ne négligeant aucun critère pertinent à l’historiographie. Sa lecture a le mérite de rester concrète, tout en se plaçant dans un débat informé par des historiens du XVII e siècle (de La Popelinière à La Mothe Le Vayer, Lenglet du Fresnoy ou Bossuet), aussi bien que par des théoriciens contemporains en histoire ou littérature, tels Hayden White, Reinhart Koselleck, Paul Ricœur, Carlo Ginzburg, ou Käte Hamburger, entre maints autres. Une telle perspective lui permet d’exprimer des thèses osées et parfois stimulantes, non seulement sur l’œuvre de Saint-Simon, mais sur des notions plus générales, comme la littérarité (à laquelle il dénie toute utilité), l’autobiographie (dont il affirme qu’elle « n’est pas un genre littéraire », p. 354), ou sur certains présupposés Comptes rendus 249 de la critique postmoderne (qu’il critique impitoyablement). Sa discussion situe fermement le genre des mémoires dans le domaine du vrai et non du discours ou de l’art, sans leur dénier des qualités esthétiques, mais subordonnées et agençées aux valeurs d’information, de précision, et de véridicité. Il juge en conséquent que Saint-Simon est « le très grand historien français de l’époque « moderne », peut-être bien au-dessus d’un Voltaire, si on envisage l’histoire comme création autant que comme conception » (111). Le livre se divise en trois parties. La première met en lumière l’aspect passionnel, obsessionnel, du rapport de Saint-Simon à la vérité (Hersant note que ce terme apparaît presqu’à chaque page des Mémoires, désignés par leur auteur comme « un miroir de vérité »). Y sont passées en revue certaines images récurrentes dans l’historiographie de son époque, exacerbées dans son texte : la vérité y est présentée comme « une maîtresse » qui « fait parler » son docile serviteur et qui exige son entier sacrifice, comme ce qui est « invraisemblable et pourtant vrai ». C’est elle seule et non ce que les critiques ont appelée sa « tentation romanesque » qui explique le goût de Saint-Simon pour tout ce qui est curieux ou singulier. Hersant relève avec acuité la « dimension aristocratique » (197) du discours de vérité saintsimonien qui est garanti par son honneur et entièrement soumis à l’autorité du père. Par ailleurs, note-t-il, la frénésie de convaincre le lecteur, au lieu de créer un pont avec lui, l’anéantit en quelque sorte par une parole qui, dans un paroxysme de solitude, « se montre » à lui, sans lui parler (156). Dans une conclusion forte et juste, Hersant affirme : « c’est la mort, elle seule, qui permet à la vérité des Mémoires d’exister socialement dans un futur dont l’auteur dit souverainement : ‘comme je n’en verrai rien, peu importe’ » (282). Après avoir mis en lumière cette « folie de la vérité, » une deuxième partie du livre se penche sur « sa raison », autrement dit sur les choix conscients de Saint-Simon en tant qu’historien, choix qu’il ne mentionne le plus souvent qu’en passant, mais qui se révèlent lors d’une lecture patiente de la totalité de son œuvre. Il s’agit, entre autre, du rapport à certaines catégories historiographiques fondamentales, telles que la chronologie, les sources, le débat avec d’autres historiens, la continuité du récit, la causalité en histoire, etc. Estimant que les Mémoires sont une œuvre méthodique, dont l’auteur est « de tous les mémorialistes de renom, […] le plus rigoureux » (290), il lit leur texte à la lumière de critères historiographiques : ainsi, il rappelle que toute histoire, dans la mesure où elle sort de la stricte chronologie, s’insère dans une logique narrative et devient, pour une part, fictionnalisée (301). Saint-Simon, à cet égard, garde soigneusement un équilibre, évitant tout autant la fade chronique que PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 250 « l’histoire roman » avec sa logique narrative propre. Hersant souligne la logique « informative » de son texte, l’immense structure sérielle qui lui permet de ressusciter un monde mieux que tout récit fermé (344), son engagement constant avec les savoirs historiques (ce qui le distingue de la fiction qui, elle, crée son monde représenté), son conflit latent ou déclaré avec d’autres textes (qui habite tout discours d’historien), enfin le fait qu’il dépasse la position de pur témoin qui est celle des mémorialistes, et revendique sa participation à l’écriture collective qu’est essentiellement celle de l’histoire. Tous ces traits chez Saint-Simon, de même que sa pratique de présenter des textes copiés (par exemple les mémoires diplomatiques du ministre Torcy) témoignent de son indifférence totale à toute exigence d’originalité esthétique ou artistique, ou même de simple cohérence de style, et prouvent qu’il attache une importance absolue à la valeur historique de ses Mémoires. Hersant précise que la vérité que le mémorialiste recherche n’est pas d’ordre psychologique ni métaphysique, mais bien celle des faits exacts et garantis par la crédibilité de ses sources. C’est ainsi cette vérité qui le pousse à rapporter pour les événements racontés tant de causes directes et accessoires que leur prolifération et leur enchevêtrement « sont poussés jusqu’à la dissolution presque complète de l’idée traditionnelle de causalité » (424). Enfin, Hersant souligne avec justesse que le conflit que Saint-Simon ressent entre « la vérité des pères », c’est-à-dire le discours fondé sur la seule autorité de celui qui le profère, et la vérité qui est le fruit du travail et de la science (496) le place au cœur des débats des historiens des Lumières, malgré sa volonté entière de se soumettre à la première, comme l’illustrent plaisamment certaines anecdotes des Mémoires. Une troisième et dernière partie de l’étude suit chez Saint-Simon « les traces formelles du souci de vérité, » autrement dit la résistance de son écriture à des modèles littéraires ou fictionnels, illustrée notamment par son utilisation de divers types de discours historiques, tels que les anecdotes, les généalogies, les récits de guerre, ou les portraits. Hersant invoque, parfois de manière critique, des théoriciens littéraires comme Gérard Genette ou Käte Hamburger, pour conclure à « l’impossibilité du récit historique de se laisser complètement absorber par des moules narratifs préexistants » ou de se « fondre dans l’unité d’un style ou d’une forme » (533). L’opposition qu’il emprunte à Harald Weinrich entre « la tension du monde commenté » et « la détente du monde raconté » me semble particulièrement fructueuse puisqu’elle lui permet de catégoriser le texte des Mémoires « selon le degré de tension de sa confrontation à la question de la vérité » (535). Ainsi, lorsque Saint-Simon rapporte des nouvelles, en journaliste, ou qu’il décrit des cérémonies qui se déroulent de manière prévue, il est le plus détendu, ce qui résulte en « degré zéro de présence » et produit des textes considérés Comptes rendus 251 moins intéressants par les critiques littéraires et souvent omis des anthologies. La sphère anecdotique, de même, se définit par « le degré le moins tendu de la mise en intrigue, par une détente relative » (558). À l’inverse, les récits ou portraits dans lesquels l’auteur s’investit, que ce soit positivement ou négativement, portent des traces stylistiques marquées de sa volonté de persuader, et sont pour cela même habituellement classées parmi ses chefs-d’œuvre, classification qu’Hersant critique et qu’il impute aux « littéraires ». Ses analyses des portraits saint-simoniens me paraissent moins originaux, dans la mesure où malgré sa dissension avec la critique littéraire, elles soulignent en fin de compte l’écriture du singulier, trait sur lequel l’on s’accorde généralement. Par contre, son affirmation que la violence du texte saint-simonien s’explique par sa conscience profonde d’une crise radicale de la vérité dans son monde, est aussi lumineuse que ses réflexions concernant le rapport fondamental et fondateur de la parole du mémorialiste à la mort : Hersant conclut son étude par le constat que « le lecteur ‘fantasmé’ de Saint-Simon est […] constitué d’un peuple de morts » (632), ou encore que son « écriture de l’individu […] résulte de l’impossibilité du deuil » (748). Son livre comporte en annexe un texte de Léo Spitzer sur Proust, traduit pour la première fois en français et cité pour ses références au mémorialiste. Les points forts de cette étude sont sa tenacité, son humour, sa passion admirable pour son sujet, et sa perspective holiste, juste et originale. Son intérêt, qui va bien au-delà de Saint-Simon, est de montrer qu’une « poétique » - qui ne se limite ni aux figures de style ni à la mise en intrigue - fonde inévitablement l’histoire, sans pour autant en faire de la fiction. On aimerait voir cette lumineuse intuition appliquée à nombre d’autres historiens. Dans cette discussion rigoureuse et informée, littéraires et historiens, qu’ils soient spécialistes de Saint-Simon ou non, pourront trouver ample matière à réflexion. Outre une critique un peu extrémiste des approches « littéraires », critique à laquelle bon nombre d’entre elles se prêtent d’ailleurs, on peut reprocher à son auteur de nombreuses répétitions (lui-même s’en excuse régulièrement, sans les éliminer), certains arguments digressifs quoique justes en soi, et une tendance à accumuler les exemples pour étayer ses thèses. Mais malgré la centaine de pages qui auraient pu être élaguées, je souscris entièrement à sa perspective qui corrige admirablement les travaux existants sur Saint-Simon et qui se distingue par son caractère interdisciplinaire et ses réflexions éclairantes sur l’écriture de l’histoire. Malina Stefanovska