eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

L’autre figure d’Héracl`s dans la tragédie baroque: dramaturgie, éthique et idéologie dans l’épisode de la démence meurtrière

2011
Essam Safty
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque : dramaturgie, éthique et idéologie dans l’épisode de la démence meurtrière 1 E SSAM S AFTY Le héros éponyme de l’Héraclès d’Euripide, revenu de chez Hadès après avoir capturé Cerbère, dut faire face à une situation fort embrouillée : le tyran Lycos avait profité de son absence pour usurper le pouvoir ; et, en outre, il s’apprêtait déjà à faire périr son épouse Mégara et ses trois enfants. Héraclès arrive dans le palais et tue le tyran : heureux retournement, car l’innocence est sauvée in extremis, le méchant puni, et la justice rétablie. Or ce retournement est en somme dramatisation de l’action, puisqu’il prélude en vérité à l’épisode de la folie meurtrière du héros. C’est au beau milieu d’un sacrifice qu’offrait Héraclès à Zeus que la volonté de la haineuse marâtre est exécutée : précipité dans les accès de démence dont les symptômes furent soigneusement minutés par plus d’un personnage, il se saisit de ses enfants et de son épouse et, les prenant pour la famille du tyran Eurysthée, les égorge à coups de flèches et de massue tout en poussant des cris de joie féroce et de triomphe 2 . Le crime consommé et la soif jalouse d’Héra étanchée, Héraclès est plongé dans un profond sommeil, qui refrène enfin sa démesure (1002-06). Roland Brisset, dans son Hercule furieux (1589) et Nicolas L’Héritier de Nouvelon, dans sa pièce du même nom (1639), suivront à quelques vari- 1 Cette étude s’autorise de nos travaux de recherche les plus récents en matière de philosophie et de littérature grecques, et dont certains résultats sont à paraître prochainement in Antiquité classique. 2 Sénèque renchérira sur son modèle grec, puisqu’il renforcera le pathétique de la scène d’égarement en faisant mourir de terreur l’un des fils de l’Hercule furieux (Herc. fvr., 1005 sqq.) et en éclaboussant la scène (ou du moins le récit) du sang des victimes. Le père humain du héros, Amphitryon, échappe, dans la version d’Euripide, à la fureur d’Héraclès, parce que Pallas dut arrêter la fureur de celui-ci en lui lançant une pierre contre la poitrine. De même, la tradition fait échapper Méagra à la fureur d’Héraclès (Apollodore, II, 4, 12). Essam Safty 220 antes près ces mêmes détails dans les deux seules tragédies baroques, voire aux XVI e et XVII e siècles, à construire leur intrigue principale autour de cet épisode, dont le sens et la portée non seulement passèrent trop souvent inaperçus, mais donnent sa raison d’être à une figure autre du héros grec. Car en dépit de ses diverses implications, l’épisode de la fureur criminelle de ce dernier ne retint guère en effet l’attention, ni des dramaturges, ni, a fortiori, des dix-septièmistes. Aussi, dans son excellent survol du « Mythe d’Hercule au XVII e siècle » 3 , R.W. Tobin remarque-t-il que l’Hercule dramatique « a fait couler moins d’encore critique que l’Hercule poétique » : la brillante synthèse de J. Morel 4 ne traite pas de l’épisode qui nous occupe ici ; alors que d’autres études n’évoquent que de façon fort brève le devenir d’Hercule dans le théâtre français 5 . Malheureusement, Tobin, qui, dans une étude antérieure, avait soustrait ledit épisode à l’« Hercules tradition » 6 , se contente pour sa part de rappeler que l’Hercules furens de Sénèque inspire le Saül le furieux (1572) de J. de La Taille et l’Hercule furieux de Brisset ; quant à la tragédie de Nouvelon, il la qualifie simplement de « lamentable ». Excepté l’Hercule mourant (1634) de Rotrou, il tient d’ailleurs les tragédies où paraît Hercule, de Brisset à Dancourt (voir infra note 14), pour des « ouvrages que l’histoire a relégués à un très juste oubli » (p. 85). Ce jugement, qui n’est certes pas valable pour la pièce de Brisset, n’est recevable que seul dans la mesure où il est inscrit dans une perspective globale où serait considérée, du point de vue allégorique, la démythification progressive imposée à la figure du héros grec au fil du siècle ; de même, on pourrait également invoquer çà et là, du point de vue et dramaturgique et idéologique, les nombreux faux-pas dans le traitement de la légende sérieuse. Mais dans un cas comme dans l’autre, ces concessions ne seraient plus ou moins admissibles, en ce qui nous concerne, que pour la seule pièce de Nouvelon. Nous y reviendrons. Ce sont là en tout cas des questions autant de forme que de fond : certes l’appréciation de ce dernier est fonction 3 In La Mythologie au XVII e siècle : II e Colloque (Janv. 1981) ; L. Godard (éd.), Centre Méridional de Rencontre sur le XVII e s., 1982, p. 83-90. 4 Voir « L’Hercule sur l’Oeta de Sénèque et les dramaturges français à l’époque de Louis XIII », in Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, éd. J. Jacquot, Paris, C.N.R.S., 1964. 5 Voir par exemple Karl Galinsky (Herakles Theme, Totowa, New Jersey, Rowman and Littlefied, 1972), qui mentionne succinctement Hercule dans le théâtre français ; M. Jung (Hercule dans la littérature française du XVI e siècle, Genève, Droz, 1966) dont les recherches en matière théâtrale furent, semble-t-il, sans résultat. 6 Voir son « Médée and the Hercules Tradition of the Early Seventeenth Century », in Romance Notes, vol. 8, 1966, p. 65-69. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 221 de la bonne facture de la première ; mais on s’explique déjà la persistance de la négligence voire de l’inintelligence de cet épisode parmi nous. Dans son très solide historique des « Grandeur et décadence d’Hercule », des origines à la fin du XVII e siècle, M.-F. Hilgar évoque notamment, en la matière qui nous occupe, la représentation par Brisset et Nouvelon d’Hercule comme « un héros parfait, surhumain du point de vue physique et moral » : il mérite partant à ce titre d’être admis au rang des immortels. Or, seule explication de l’épisode de la folie, « la haine de Junon est implacable. Tant que son beau-fils est rationnel, il est invincible ; elle n’a donc qu’un recours, le frapper de folie » 7 . Ailleurs, la brillante étude d’A. Soare, qui traite pourtant des « tragédies d’assassinat », où en somme des héros invincibles sont traîtreusement soumis à une épreuve de dégradation ontologique temporelle, fait une large place aux imitations de l’Heracles Oetaeus de Sénèque et ne mentionne l’Heracles furens que pour souligner notamment « l’illusion du triomphe herculéen », puisque « l’exterminateur des montres et le vainqueur des enfers découvre l’un après l’autre, en lui-même, les fléaux dont il croyait avoir purgé la terre : le crime et la mort » 8 ; cela étant, il n’y a nulle référence par ailleurs à l’exploitation de cet épisode dans la tragédie française. Plus récemment, à peine congédie-t-on d’ailleurs celui-ci comme relevant « d’une esthétique surannée étrangère aux théâtres professionnels de l’époque » 9 . Ce jugement, là encore, n’est guère probant. Cette « esthétique », qualifiée de « surannée », serait-elle celle de la violence baroque ? En émettant ce jugement, Barbafieri écartait en fait de son étude l’examen de la pièce de Nouvelon, puisque tributaire de ladite esthétique. Or, trois ans avant la parution de la pièce de celui-ci, i.e. en 1636, La Calprenède donnait à son public sa célèbre Mort de Mithridate, où il offre justement au regard de ses spectateurs l’une des plus généreuses exhibitions de cadavres qu’ait jamais connues la scène tragique : des complaisances baroques à la sobre facture du classicisme le pas restait donc à franchir. Par ailleurs, cette « esthétique surannée » ne saurait non plus se justifier du sortir, relativement récent d’ailleurs, de la période de discordes civiles, politiques ou religieuses, laquelle période non seulement avait prolongé le souvenir de l’horreur jusqu’au cœur d’une époque volontiers reconnue complaisante au macabre, mais avait mis à large contribution, auprès des dramaturges fran- 7 In Australian Journal of French Studies, vol. 15, 1978, p. 157. 8 « Les Tragédies de l’assassinat et l’Hector d’Antoine de Montchrestien », in Renaissance and Reformation/ Renaissance et Réforme, vol. 7 (19), 1983, p. 181. 9 C. Barbafieri, « Hercule et Achille, héros français au XVII e siècle : De la vraisemblance à l’âge classique », in L’information littéraire, 2008/ 3, vol. 60, p. 46. Essam Safty 222 çais du XVI e siècle, la topique de la fureur criminelle 10 , inspirée notamment de ce théâtre du forcènement qu’est la tragédie sénéquienne 11 ; témoin entre autres les emprunts de La Soltane de Gabriel Bounin (1561) ou de la Médée de Jean de la Péruse (1556) à la Medea de Sénèque, ou encore bien évidemment ceux, à l’Hercules furens de celui-ci, du Saül le furieux de J. de La Taille (1572) : ce même théâtre continuera d’inspirer son souffle de l’horrible à bien des héros de la tragédie baroque 12 . Nous ne souscrivons donc pas non plus au jugement de C. Barbafieri ; et tenons par conséquent la négligence où fut noyé l’épisode de la folie meurtrière du héros pour tributaire de l’invasion du romanesque et, partant, des traits de la « galanterie croissante d’Hercule […] au fil du siècle » 13 . C’est ainsi que, inspirés par l’Hercule sur l’Œta du Pseudo-Sénèque, les dramaturges du XVII e siècle ne retinrent pratiquement de la légende d’Hercule que l’épisode de sa mort, qu’ils construirent précisément autour du thème de l’amour 14 : les attaques dirigées de bonne heure contre le pétrarquisme ni l’opposition des théoriciens du théâtre 15 ne surent en effet désarmer l’usage de peindre des figures historiques ou légendaires à la française, i.e., en amants délicats et langoureux : on s’explique donc les nombreuses reprises du thème de l’Ercole 10 Là encore, la fureur d’Hercule ne fit pas non plus l’objet d’une étude systématique : on y reconnaît tout au plus la source d’autres fureurs célèbres. Voir L. Frappier, « La topique de la fureur dans la tragédie française du XVI e siècle », in Études françaises, vol. 36, n° 1, 2000, p. 29-47. 11 Voir F. Dupont, Le théâtre latin, Paris, A. Colin, 1988 ; L’Acteur-Roi : Le théâtre dans la Rome antique, Paris, Belles Lettres, 1986. 12 Voir notre article « La question du suicide dans les tragédies du philosophe Sénèque », in Cahiers des Études Anciennes, 2006, n o 43, pp. 37-48. 13 C. Barbafieri, « Hercule et Achille […] », art. cit., p. 45. 14 Cf. L’Hercule de J. Prévost (1613) ; Les Tragédies des forces incomparables et amours du grand Hercule de P. Mainfray (1615) ; l’Hercule mourant de Rotrou (1634), l’Hercule de la Tuillerie (1681) et La Mort d’Hercule de Dancourt (1683). L’Hercule furieux de N. L’Héritier de Nouvelon (1639), la seule tragédie de l’époque qui traite de l’épisode qui nous occupe ici n’échappe pas à cet « usage si établi » qui consiste à mêler de l’amour à la tragédie (cf. le Père Rapin, Réflexions sur la Poétique. Textes littéraires français, éd. E.T. Dubois, Genève, 1970, p. 104-105), puisque, détail qui ne se trouve pas dans l’Héraclès d’Euripide mais plutôt dans l’Hercules fvrens de Sénèque, l’auteur nous montre le tyran Lycos soumettant l’épouse d’Hercule, Méagra, à son chantage amoureux. 15 Voir notre ouvrage La Mort tragique : idéologie et mort dans la tragédie baroque, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 217-24. Voir aussi C. Barbafieri : « Du bon usage de la douceur dans la peinture du héros tragique », in Actes du colloque « Le doux aux XVI e et XVII e siècles : écriture, esthétique, politique, spiritualité », Université Lyon III, 28-29 mars 2003, Presses Universitaires de Lyon, coll. « Cahiers du GADGES », n°1, 2004, p. 161-176. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 223 amante, i.e. la peinture, à l’encontre entre autres de la recommandation de Boileau 16 , d’un Hercule noyé dans la mollesse et « appuyé » par exemple, précise une indication scénique qui ouvre la scène 3 de l’acte I de l’Hercule mourant de Rotrou (1636), « sur les genoux d’Iole qui travaille en tapisserie ». On s’explique encore vers la fin du siècle, notamment dans l’Hercule de La Tuillerie (1681) et dans La Mort d’Hercule de Dancourt (1683), la transformation du mythe originel par la suppression pure et simple de l’épisode de l’apothéose du héros, au profit justement du rôle de plus en plus dévolu à l’amour : « The eighteenth century, conclut R.W. Tobin dans une autre étude par ailleurs excellente mais qui négligeait déjà aussi le sens véritable de la fureur d’Héraclès 17 , will complete the degradation of Hercules undertaken by La Tuillerie and Dancourt by forcing him into awkward roles in Italian-inspired ballets, thus effectively denying his primitive stature to the once mightiest mortals » (ibid., p. 295). Même s’il ne reçut aucune explication rationnelle de la part des dixseptièmistes, et parallèlement à ces transformations qui firent tort à la figure même d’Hercule telle que l’entendaient du moins certains cercles philosophiques dans l’Antiquité, l’épisode de la folie fit évidemment, auprès des classicistes, les frais de force interprétations. On y vit parfois « l’image de l’action pernicieuse du soleil qui brûle en été les végétaux qu’il fait éclore au printemps » ; ou encore une « invention assez tardive, [et qui] n’a été imaginée que pour relier la jeunesse du héros à sa servitude auprès d’Eurysthée » 18 . Plus récemment, on y vit aussi, en s’autorisant sans doute de la vertu initiatique 19 de la descente du héros dans l’Hadès et de la formi- 16 Cf. : « Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux ; / Mais ne m’en formez pas des bergers doucereux : / [...] que l’amour, souvent de remords combattu,/ Paraisse une faiblesse et non une vertu », Art Poétique (ch. III, 97-102). 17 L’auteur se contente en effet de quelques brèves remarques à propos de la pièce de Nouvelon, lequel aurait pour objectif d’insister tout simplement sur « the superhuman side of Hercules, for he has several of the Herculean feats narrated and causes Hercules’ virtue to be extolled at frequent intervals. The reason becomes evident : for L’Héritier de Nouvelon, Hercules incarnates divine justice. Protector of humanity (and thus superior to mankind), yet not entirely invulnerable (witness his seizure of folly and his massacre of his family). Hercules stands before us admirable (in the Latin sense of admirabile : an object of wonderment) and human - a Cornelian hero without, however, much of the typical dilemma, (« A Hero For All Seasons : Hercules in French Classical Drama », in Comparative Drama, 1 : 4, 1967/ 1968, p. 292). 18 Daremberg-Saglio-Pottier (éd.), Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, 1877-, art. Héraclès, p. 84. 19 Voir sur cette question F. Bader, « Sémiologie des travaux d’Héraclès », in Visages du destin dans les mythologies, Mélanges J. Duchemin, Actes du colloque de Essam Safty 224 dable logique de dépassement qu’elle implique, le symbole de l’impossibilité pour le héros de « retrouver la sérénité lumineuse du jour » 20 , le meurtre des enfants représentant, dans cette optique, le triomphe définitif, voire la revanche « des ténèbres ». L’épisode de la folie fut également considéré comme étant une claire allusion à des événements politiques ou des faits militaires contemporains : le tableau peu flatteur (sic) qu’offrirait Euripide du héros serait alors « a thinly disguised account » du sac de Platées en 427, et aurait donc pour objet, l’éphémère paix de Nicias ayant été conclue en 421, de discréditer parmi le public du poète la descendance spartiate du héros 21 . Enfin, la démence criminelle de celui-ci fut aussi jugée conforme 22 , dans sa brutalité crue, à une légende, véhiculée par ailleurs à son endroit, Chantilly, 1980, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 56-67 ; « Les travaux d’Héraclès et l’idéologie tripartite », in Héraclès. D’une rive à l’autre de la Méditerranée. Bilan et perspectives, Actes de la Table ronde de Rome, Academia Belgica-École Française de Rome, 15-16 septembre, 1989, éd. C Bonnet et C. Jourdain-Annequin, Bruxelles-Rome, 1992, p. 7-42. 20 J. Assael, « L’Héraclès d’Euripide et les ténèbres infernales », in Études classiques, 1994, vol. 62, p. 314. 21 Voir M. Vickers, « The political dimensions of Sophocles’ Trachiniae and Euripides’ Heracles », in Dialogues d’Histoire ancienne, 1995, vol. 21. n o 2, p. 53. 22. C’est ainsi que G.J. Fitzgerald soutient, à la suite de maint autre : « it is clear that Heracles does not behave uncharacteristically in this episode. The slaughter of what he takes to be Eurystheus’ family is thoroughly compatible with his usual modes and practices ; not only the history of his accustomed deeds […] but also his manifest aptitude for and enjoyment in the slaughter makes this clear », « The Euripidean Heracles. An Intellectual and a Coward ? », in Mnemosyne, vol. 44, 1991, p. 91-92. Pour un exposé des détails de cette légende peu flatteuse, voir entre autres M. Ryzman, « Heracles’ destructive Impulses : a Transgression of Natural Laws (Sophocles’ Trachiniae) », in Revue belge de philologie et d’Histoire, 1993, vol. 71, p. 69-79 ; D.L. Pike, « Hercules furens : some thoughts on the Madness of Heracles in Greek Literature », in The Proceedings of the African Classical Association, XIV, 1978, p. 1-6. Les interprètes de la tragédie sénéquienne eurent aussi tendance, pour la plupart, à opter en faveur de cette même hypothèse. Voir, pour détails et références, A.L. Motto et J.R. Clark, « Maxima Virtus in Seneca’s Hercules Furens », in Classical Philology, vol. 76, n o 2 (Apr., 1981), p. 101- 117 ; voir aussi C.E. Auvray, Folie et douleur dans Hercule Furieux et Hercule sur l’Oeta. Recherches sur l’expression esthétique de l’ascèse stoïcienne chez Senèque (Studien zur klassischen Philologie, 36, Frankfurt am Main, Berne, New York et Paris, Peter Lang, 1989), qui, en outre, évoque de semblables hypothèses, tout en voyant dans les épreuves subies par Hercule une « critique stoïcienne des passions » qu’expliquerait plus d’une allusion à des événements contemporains dans la Rome de Sénèque. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 225 selon laquelle Héraclès paraît un homme atteint d’hybris 23 , coupable de violation des droits de l’hospitalité, voire du meurtre de plus d’un innocent (notamment Iphitos, Lichas et Linos). Ces hypothèses sont sans doute plus ou moins valables selon les impératifs de telle ou telle démonstration ; elles ont quant à nous le grave inconvénient et de négliger l’idéalisation ou l’épurement dans la version d’Euripide, retenue par Sénèque et nos dramaturges, de la figure d’Héraclès, et de détacher celui-ci de son rapport intime avec le divin. Sans doute convient-il en effet de rappeler l’inversement par Euripide des données de la légende ordinaire (Hom., Il., XVIII, 117), puisque le poète situe l’épisode de la folie criminelle de son Héraclès après l’exécution des douze travaux : pour des raisons d’ordre moral, Euripide, qui ne voit pas d’un œil favorable la force physique (cf. Électre, 390 ; fr. 282), ne pouvait à vrai dire accepter une tradition selon laquelle cette horreur aurait servi de prélude à la glorieuse carrière de son héros. De plus, les exploits de ce dernier ne sont pas présentés comme prix de sa servitude chez Eurysthée, mais sont accomplis de plein gré afin de purger la terre et les mers de leurs monstres et de racheter de la sorte l’exil de son père, Amphitryon, à la suite du meurtre commis par celui-ci sur la personne d’Électryon, père d’Alcmène : sa descente aux Enfers, en vue de ramener Cerbère sous la voûte éthérée, marque la fin du cycle glorieux des douze travaux (20-25), et son retour, le début du drame réel. Les dramaturges français conserveront tout compte fait l’image d’un héros civilisateur : certes les travaux d’Hercule sont pour eux le prix de la servitude de celui-ci chez Eurysthée, mais ces exploits tendaient en somme, pour Brisset, à « [éteindre] le tison de la guerre » et à « [dompter] les monstres de la terre » (II), et, pour Nouvelon, à « [semer] la paix du Couchant à l’Aurore » en vue justement de « [purger] les terres et les mers » (I, 1). L’épisode de la démence criminelle doit donc s’expliquer autrement. Remarquons tout d’abord que le héros, victime de ses accès de démence, présente chez Euripide des symptômes qui l’apparentent aux épileptiques. Ainsi Lyssa, la Fureur, qui s’apprête à assaillir Héraclès, observe que, « déjà, il secoue la tête et il roule en silence des yeux convulsés et fulgurants ; sa respiration est désordonnée » (867-69). Plus loin, le messager qui reconstitue les détails de la scène d’égarement criminel précise : « […] il n’était 23 Nouvelon semble avoir retenu, fort mal à propos d’ailleurs, ce trait d’insolence dans la peinture de la figure de son héros, lequel s’écrie : « Il faut qu’un brave effort dans les astres me guide : / Le séjour de la terre est indigne d’Alcide/ […]/ Que si le gouverneur de la voûte azurée/ En faveur de Junon m’en dispute l’entrée/ Et si mon père ingrat me refuse aujourd’hui/ Le ciel dont autrefois ma tête fut l’appui/ Qu’il sache que ce bras lui prépare une guerre/ Où je veux rendre vains les traits de son tonnerre » (IV, 1). Essam Safty 226 plus le même ; le visage décomposé, il roulait des yeux où apparaissait un réseau de veines sanglantes, et l’écume dégouttait sur sa barbe touffue […] » (932-33). Ce sont là en effet des stigmates physiologiques qui laissent deviner l’origine sacrée du mal ; mais l’analgie avec les épileptiques, qui étaient en effet considérés comme des possédés, doit s’arrêter là ; car, comme le remarque Kitto, qui s’autorise de Galien, « medicine is not drama » 24 : le propre de cet état, en médecine comme en tragédie, est, en outre et en tout état de cause, de ravir la conscience. Malheureusement, ces symptômes d’égarement criminel ne furent ni minutés ni préparés avec autant de soins chez nous. Brisset se contente de faire remarquer, par Amphitryon : « Dieux quel malheur nouveau ! quel esclandre est ceci ! Las ! pourquoi votre vue égarée - vous ainsi/ Roulant les yeux de mon fils […] » (IV). Nouvelon prépare encore moins son public au passage à l’état de fureur. Son héros présente tout d’un coup ces autres symptômes relatifs aux affections névropathiques que sont les visions hallucinatoires : « Mais qu’aperçois-je ici ? Cette race exécrable/ Des crimes de Lycos n’est-elle pas coupable ? » (IV, 1). Quoi qu’il en soit, tout en étant d’une saisissante ironie tragique, l’état d’illusion où se trouve précipitée la victime de la mania divine relève du procédé du théâtre dans le théâtre puisqu’il investit la personne qui y est soumise à de nouveaux principes de vision qui demeurent inintelligibles, et partant irrationnels, pour son entourage. C’est ainsi qu’Héraclès tue l’usurpateur Lycos dans la personne de son épouse et ses enfants. Ces symptômes annoncent partant le début d’un épisode qui verra naître quelque acte criminel commis sous les sombres auspices de l’inconscience. Le crime consommé, on assiste d’ailleurs à un autre épisode, celui de la récupération, au cours duquel le criminel émerge progressivement de l’inconscience pour constater l’horreur de ses actes : la reconnaissance, dont on va voir le caractère tragique, dit le triomphe plein 24 H.D.F. Kitto, Greek Tragedy, London, Methuen, 3 e éd., 1973, p. 244. En effet, la représentation de la folie sur la scène tragique ancienne fut souvent interprétée comme reflet de l’intérêt que conçurent les poètes dramatiques pour les recherches médicales en vogue durant la seconde moitié du V e s. L’épilepsie notamment fit l’objet de descriptions plus ponctuelles dans la médecine hippocratique, où elle est rapportée non pas à une origine sacrée, mais à des phénomènes pathologiques. En matière tragique toutefois, et nonobstant les emprunts au vocabulaire médical, la folie conserve la même charge significative qu’elle avait dans le mythe et la poésie ancienne, où elle était considérée comme expression de l’intervention explicite du divin dans le cours de la pensée et de l’action humaines : le rationnel desdites pensée et action se nourrit à une logique propre, qui met la victime de la mania en rapport direct avec le divin. Voir à ce sujet, J. Mattes, Der Wahnsinn im griechischen Mythos und in der Dichtung bis zum Drama des fünften Jahrhunderts, Heidelberg, 1970. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 227 d’ironie du destin sur l’homme : « Qu’elle danse maintenant, l’illustre épouse de Zeus », s’écrie le héros d’Euripide au sortir de ses accès de démence criminelle (1303). Mis donc en parallèle avec la figure idéalisée d’Héraclès, l’épisode de la démence souligne a priori « l’arbitraire divin » 25 et, en même temps, informe la logique d’une dramaturgie qui sait bien ménager l’intérêt de curiosité : la folie d’Héraclès est d’autant plus l’œuvre de la cruauté divine et la marque d’une ironie tragique qu’elle intervient au moment où le héros, au lieu de les achever, devait sauver les siens : elle est retournement à la fois inespéré et abominable, puisque le héros n’arrache sa famille au joug du tyran Lycos que pour se souiller lui-même de son sang 26 . L’état d’abattement et le sommeil réparateur 27 qui suivent cet épisode sont d’ailleurs source d’inversement de valeurs, puisque, d’une part, ce sommeil conclut les travaux d’une journée chargée, non pas de labeur bienfaisant conformément à la tradition en la matière 28 , mais d’horreur criminelle, et que, d’autre part, le héros devient, au sortir de ses accès de folie criminelle, objet de compassion : réduit, chez Euripide, à n’être plus qu’une « barque traînée à la remorque » par le souverain d’Athènes (1424), il se présente en vieillard défaillant (1401), révèle sa face féminine (1412) 29 ; et va même 25 J. de Romilly, La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970, p. 148. 26 Il y a là en effet une heureuse catastrophe, au sens technique du terme, marquée évidemment par l’épisode de l’Hercule sauveur, et qui s’inscrit dans le droit fil d’une dramatisation du dénouement : on sait que l’ effet de surprise est d’autant plus grand que les fausses catastrophes font espérer le contraire de ce qui doit être la vraie issue du drame. L’auteur du « manuscrit 559 » des Nouvelles Acquisitions du Fonds Français de la B.N. écrit précisément à propos de l’art de ménager la surprise : « Il faut, autant qu’on peut, que [les] fausses catastrophes soient heureuses, quand la véritable doit être malheureuse, et malheureuses, quand la véritable doit être heureuse. Par là, on varie les mouvements, et en poussant rapidement l’âme de l’espoir à la terreur, ou de la terreur à la joie, on l’affecte, on la remplit en peu de moments de deux fortes passions rendues encore plus vives par leurs oppositions [...] », Caractères de la tragédie, d’après un manuscrit (n o 559 des Nouvelles Acquisitions du Fonds Français de la B.N.) attribué à La Bruyère, Paris, Académie des Bibliophiles, 1870, Section IV, chap. III, paragraphe 4, p. 97. 27 C’est ainsi qu’Amphitryon remarque que son fils « respire et se meut en dormant », et que, du coup, « la rage et la fureur s’apaisent en ce pauvre homme ». Ses observations sont suivies par une longue invocation adressée par le chœur au sommeil, « dompteur des longs travaux des hommes » (Brisset, H.f., IV). Le Thésée de Nouvelon remarque, quant à lui, que « […] ce sommeil/ N’est envoyé des cieux que pour guérir [le] mal » dont souffre Hercule (H.f., V, 1). 28 Voir C.W. Willink, « Sleep after Labour in Euripides’ Heracles », in The Classical Quarterly, New Series, vol. 38, no. 1, 1988, p. 86-96. 29 Voir N. Loraux, « Héraclès, le surmâle et le féminin », in Revue Française de Psychanalyse, n o 4, 1982, p. 705. Pour une réflexion générale sur la question, voir II e Essam Safty 228 jusqu’à déplorer, chez nous, sa condition d’être fragile et démuni, qui ne sait plus comment « soutenir » son « corps si faible et si débile » : « J’ai perdu ma maison », gémit-il, « ma haute renommée,/ Mes armes, mes enfants, ma femme bien-aimée » (Brisset, H.f., V). Mêmes lamentations pour le héros de Nouvelon : « J’ai perdu tous mes biens, mon épouse, mes fils,/ Mes armes, mon renom qui n’avait point de prix » (H. f., V, sc. dernière). L’épisode de la folie criminelle renferme donc aussi une importante leçon à la fois éthique et dramaturgique. Sapant jusqu’au fondement ontologique de la volonté humaine, il dit en somme le tragique de la condition des mortels, dont l’action est sujette à de terribles actes de représailles de la part des divinités : la force contraignante d’un destin aveugle et implacable traduit en l’occurrence la démission de la volonté humaine face aux arrêts du sort ; en même temps, devenu de ce fait instrument commis à l’exécution de la volonté divine, le héros se vit investi d’une fureur démoniaque qui le porta nécessairement à agir dans l’inconscience. Or, cette inconscience, dûtelle puiser sa raison d’être à l’ignorance de la vérité ou s’autoriser du concours de la mania divine, est toute tragique. Aristote, parlant de la constitution de la fable (Poétique, 1453b 22 - 1454a 3), affirme que c’est là assurément une bonne manière de traiter un sujet tragique ; car, agissant dans l’inconscience, on ne peut guère être scélérat 30 ; et, de plus, quand on vient Rencontre héracléenne : Héraclès, les femmes et le féminin, Actes du Colloque de Grenoble, Université des Sciences sociales, 22-23 oct., 1992, éd. C. Jourdain- Annequin et C. Bonnet, Bruxelles, Institut belge de Rome, 1996. 30 C’est ainsi que le héros est disculpé par le chœur chez Brisset : « Car qu’y a-t-il que la manie/ Qui puisse rendre incoupable sa vie/ après tant de forfaits/ Puisque ignorer les crimes détestables/ Nous rend parfaits et quasi comparables/ Aux dieux qui nous ont faits » (H.f. IV). De même, Amphitryon le déclare « innocent », et Thésée proteste : « Qui a donné jamais nom de crime à l’erreur ? » (V). Chez Nouvelon, il est dit « malheureux et non criminel », car « il ignore sa faute » (IV, 3). La question de responsabilité criminelle jouit en l’occurrence d’un long historique. Encore qu’il ne les acquitte pas tout à fait, Platon dicte, pour les criminels ayant agi dans l’inconscience, ou sous l’empire de la colère, mais sans intention délibérée de commettre une sanglante infraction, les « peines les plus douces » : « Dans le cas où quelqu’un tue de sa main un homme libre, si l’acte a été fait par colère, il nous faut commencer par distinguer deux espèces. Une action, en effet, est commise par colère chaque fois que, tout d’un coup, sans intention délibérée de tuer, on met à mort quelqu’un par coups ou autres violences de ce genre dans un assaut soudain, et que, sitôt la chose commise, vient le repentir. Une action est encore faite par colère toutes les fois que, outragé par des paroles injurieuses ou par des actes déshonorants, on poursuit sa vengeance, et finalement, on tue avec intention de tuer, sans que survienne aucun regret de ce qu’on a fait. Il faut donc poser, semble-t-il deux espèces de meurtres, l’un et L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 229 ensuite à reconnaître ce que l’on vient d’accomplir, cette reconnaissance a quelque chose d’horrible, et qui suscite même la compassion : telle est la leçon de la célèbre catharsis 31 dont la démence meurtrière d’Hercule fit les frais : « Quels cœurs si pleins d’inimité/ N’amolliront l’objet du désastre d’Alcide ? / Quelle âme aujourd’hui si stupide/ N’aurait de sentiment de crainte ou de pitié ? » (Nouvelon, H. f., IV, 3). Certes, par ailleurs, la démence du héros est dite, ça et là, chez Euripide (830-32 ; 1127 ; 1191 ; 1311-12 ; 1303-07) comme chez nous (Brisset, H.f., V ; Nouvelon, H.f., III, 4 ; IV, 3 ; V, 2 ), tributaire de la haine jalouse l’autre, en somme, faits par colère, et qu’on devrait plus justement qualifier, en quelque sorte, d’intermédiaires entre le volontaire et l’involontaire. Cependant chacune de ces deux espèces a ses ressemblances de l’un ou de l’autre côté. Celui qui garde sa colère, et non pas à l’improviste, tout d’un coup, mais de dessein prémédité, après un laps de temps, se venge, celui-là ressemble au meurtrier volontaire ; celui qui, au lieu de réserver sa colère, en use tout de suite, sur le champ, sans délibérer, ressemble à l’involontaire sans cependant être lui-même totalement un involontaire ; il ne fait que ressembler à l’involontaire. Aussi est-il difficile de caractériser les meurtres faits par colère ; de dire s’il faut les noter, dans la loi, comme volontaires ou, quelques-uns comme involontaires. Le mieux et le plus vrai serait de les ranger tous les deux dans la ressemblance, de les distinguer tous les deux par le délibéré ou l’indélibéré, et à ceux qui tuent par colère, mais délibérément, d’infliger les peines les plus graves ; à ceux qui agissent sans délibérer et tout d’un coup, les peines les plus douces ; car ce qui ressemble au plus grand méfait doit être puni gravement ; au plus petit, moins gravement [...] » (Lois, IX, 866 d - 867 c). Sur les différents tribunaux pour meurtres, volontaires ou involontaires, cf. Aristote, Constitution d’Athènes, LVII, 3-4 ; Politique, IV, xvi, 3 ; Démosthène, « Contre Aristocrate », 63-81 (in Plaidoyers politiques). Du reste, on sait qu’il y a lieu de distinguer, chez Platon comme chez Dracon, plusieurs cas d’excuse légale en fait d’homicide : meurtre involontaire, commis à la guerre ou aux jeux ; meurtre d’un voleur de nuit ; celui du coupable d’adultère pris en flagrant délit ; cas de « légitime défense ». Sur cette question, ainsi que sur celle fixant le degré de culpabilité en vertu de la loi naturelle, de la loi non écrite ou selon le caractère volontaire ou non, cf. Platon, Lois, 874 b ; Démosthène, qui cite précisément Dracon, « Contre Aristocrate », 53 ; Aristote, Rhétorique, I, 1373 b 1 sqq. Voir aussi notre article « Les principales catégories de crimes passibles de la peine capitale dans le droit attique au temps des orateurs », in Cahiers des études anciennes, XXXIII, 1997, p. 161-72. 31 Cela étant, le langage à double sens, l’illusion, les propos ou les sentiments empreints d’incohérence, enfin toutes les amphibologies qui voient le jour à la faveur précisément de cette inconscience sont propres à conférer une ironie tragique à des actes ou des paroles dont, non seulement le public, mais encore certains personnages perçoivent la juste portée. Sur cette question, voir A. Salmon, « L’ironie tragique dans l’exodos de l’Electre de Sophocle », in Études Classiques, t. XXIX, n o 3, 1961, p. 241-270. Essam Safty 230 d’Héra ; mais Euripide eut en outre le mérite, trait d’ingéniosité qui échappa à nos dramaturges, de porter son héros, qui avait lui-même dans un premier temps souscrit à cette explication traditionnelle (1301-10), à hisser aussitôt la réflexion au niveau universel : la haine d’Héra et les amours scandaleuses prêtées aux dieux étant de purs mensonges poétiques (1340-46) ainsi que le démontrera la rude polémique contre l’anthropomorphisme 32 , les récits fabuleux qui meublaient le drame sont au fond reflet des conceptions d’un âge révolu. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Euripide eut aussi l’adresse, non imitée chez nous, d’investir Lyssa d’une morale plus proche de la nôtre que celle d’Héra, puisqu’il la montre répugnant (849-54) à exécuter les ordres iniques et cruels de celle-ci. Du point de vue éthique encore, il est loisible aussi d’invoquer les ambivalences qu’implique la problématique du double 33 , laquelle problématique inscrit la figure d’Héraclès dans une logique de filiation qui, fort embrouillée (double père : Zeus et Amphitryon ; double mère : Héra et Alcmène ; double double : son jumeau Iphiclès et son cousin Eurysthée), est négation identitaire : ainsi s’explique en outre l’effondrement de la maison du héros : « Quand une famille est fondée sur une base mal assise, les enfants qui en proviennent doivent s’attendre au malheur » (1261-62). Mais, au fond, le véritable crime d’Héraclès n’est pas tant d’être le fruit des amours adultères de Zeus que d’avoir outrepassé, par sa grandeur 34 , les limites assignées aux hommes. Hors mesure, cette grandeur, qui se traduisit notamment et par la transgression des lois de la condition humaine lors de l’incursion triomphale dans le monde infernal et par une grande fermeté d’âme face aux durs arrêts du destin, brouille les catégories du divin et de l’humain 35 ; la folie et 32 Voir notre ouvrage La Psyché humaine : conceptions populaires, religieuses et philosophiques en Grèce, des origines à l’ancien stoïcisme, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 334-36. 33 Pour un exposé détaillé de ces ambivalences, voir E. Filhol, « Héracleiè Nosos. L’épilepsie d’Héraclès », in Revue de l’histoire des religions, 1989, vol. 206, n o 1, p. 3-20 ; Th. Papadopoulou, « Herakles and Hercules : the hero’s ambivalence in Euripides and Seneca », in Mnemosyne 57 (2004), p. 257-283 ; Heracles and Euripidean Tragedy, Cambridge University Press, 2005. 34 Nous souscrivons ici à l’avis de D.L. Pike qui, ayant écarté l’hypothèse de la force brutale qui serait à l’origine de l’épisode de folie, en vient à conclure : « The truth is that it is Heracles’ greatness, alone, which brings disaster upon him : he towers too high for divine liking, not because he is arrogant, hybristic, ambitious (he is none of those things in the play) but simply because he is great », « Hercules furens : some thoughts […] », art. cit., p. 4. 35 L’idée est clairement exprimée par Junon, qui reproche à Hercule d’avoir « [osé forcer] le palais ténébreux » : « les sépulcrales ombres/ Ont bel ores échappé de leurs cavernes sombres,/ Ores que de la Mort les cachots sont ouverts,/ Et du sacré L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 231 l’exhibition de preuves de fragilité de la condition humaine qui s’ensuivit sont donc rappel à l’ordre : « les dieux compteront pour rien, expliquait Iris chez Euripide, et la race mortelle aura la puissance, si Héraclès n’est point puni » (841-42) ; et nos dramaturges placeront dans la bouche de Junon de légères variantes de ce même rappel, où l’interventionnisme du divin reçoit sa justification métaphysique : « Pour nos palais astrés douloir il me faudrait : / Voyant que ce dompteur des plus bassesses contrées/ Voudra seigneurier nos maisons éthérées » (Brisset, I). Même crainte pour l’Héra de Nouvelon : « Si de son heureux sort la faveur persévère/ Sans doute il ravira le sceptre de son père : / Nous nous verrons forcés d’abandonner les cieux/ S’ils sont jamais ouverts à cet ambitieux » (III, 4). Aussi à cette annonce fatidique du sens véritable du drame dans le prologue chez Euripide : « Ne pas persévérer est d’un lâche » (106) répond en écho le héros qui sut triompher de l’aveugle hostilité du destin : « L’homme qui ne sait pas supporter l’adversité, ne serait pas non plus capable de tenir ferme devant l’arme d’un ennemi […]. Innombrables sont […] les épreuves dont j’ai goûté ; je n’en ai refusé aucune, mes yeux n’ont pas distillé de larmes […] il faut obéir en esclave au destin » (1349-56). Pythagoriciens et stoïciens se saisiront justement de cette figure idéalisée d’Héraclès pour illustrer leurs convictions doctrinales propres : suivis plus tard par les sophistes, qui parleront du choix éclairé d’Héraclès entre le travail pénible et la débauche 36 , les premiers, dont s’inspireront les Juste Lipse, les Montaigne, les Du Vair, les Charron, etc., y voyant le modèle parfait du héros stoïcien 37 , destin les secrets découverts » (Brisset, I). De semblables reproches ressortent aussi des chefs d’accusation formulés par la même Héra à l’encontre d’Héraclès chez Nouvelon : « Il triomphe de moi : du Couchant à l’Aurore/ On vante ses exploits, on le craint, on l’adore : / Le rivage des Morts l’ont vu victorieux : / Il ne lui manque plus qu’un rang parmi les dieux […]/ [il] semble n’aspirer dans ses projets divers/ Qu’à se voir seul un jour maître de l’Univers » (III, 4). 36 Voir sur ce thème V. Nikolaidou-Kyrianidou « Prodicos et Xénophon ou le choix d’Héraclès entre la tyrannie et la loyauté », in History AND Archeology : Proceedings of an International Symposium KEA-KYTH (June, 22-25, 1994), 1998, p. 81-98. Pour une vue d’ensemble de la question du choix d’Héraclès aux XVII e et XVIII e siècles en Europe, voir P.N. Miller, « Heracles at the Crossroads in the Seventeenth and Eighteenth Centuries : Neo-Stoicism Between Aristocratic and Commercial Society », in République des lettres, République des arts : mélanges offerts à M. Fumaroli, de l’Académie Française/ réunis et édités par Ch. Mouchel et C. Nativel, Genève, Droz, 2008, p. 167-192. 37 La gloire qu’il acquit en vertu de ses Douze Travaux accomplis en fit en effet le parangon même de la sagesse, tant d’ailleurs pour les stoïciens que pour les cyniques. Cf. Épictète, Entretiens. t. I, 6, 32-36 ; t. II, 16, 44 ; t. III, 22, 57 ; 24,13 ; 26, 31-32. Essam Safty 232 i.e. une sorte de juste souffrant, menèrent très tôt à Crotone leur combat de la vertu contre le vice, de l’effort pénible et prolongé ( πόνος ) 38 contre la mollesse ( τρυφή) en s’inspirant précisément des exploits et souffrances d’Héraclès dans la construction d’un genre de vie autour de vertus morales et politiques, comme le courage, la maîtrise de soi, l’austérité et la modération ; et les derniers, s’inspirant du progrès de la religion tant recherché par Euripide, répétaient à l’envi que la soumission aux lois d’une sagesse supérieure doit trouver son fondement religieux et métaphysique dans la conviction que les arrêts du Destin, appelé aussi Providence, sont irrévocablement fixés par toute une série de causalités impénétrables à l’entendement humain, et que le mieux est de les accepter sans récriminer contre la volonté divine 39 . Moins investi de ce dynamisme moral dans la tragédie baroque, Hercule obtempère plutôt aux supplications des siens, qui le détournent de ses velléités suicidaires en lui rappelant sa bravoure passée : « Debout et d’un courage en vous tant remarqué/ Repoussez le malheur dont vous êtes attaqué,/ Que si votre vertu en quelque haute emprise/ Fut requise jamais, elle est ici requise » (Brisset, H. f., V). De même, chez Nouvelon, il est tout aussi mû par les exhortations de son entourage : « Je sais bien qu’aujourd’hui l’excès de votre peine/ Veut une fermeté qui surpasse l’humaine : / Mais vous êtes Hercule : et le ciel contre vous/ Ne décoche qu’en vain les traits de son courroux » (H. f., sc. der.). Mais là n’est pas la moindre des imperfections dans la représentation de la légende du héros. Parallèlement aux quelques faiblesses et défauts déjà relevés çà et là dans les deux tragédies françaises, on ne saurait en effet se dissimuler l’affaissement imposé à la stature ontologique d’Hercule par la pièce de Nouvelon, dont l’économie ne ménage pas suffisamment la gravité du sujet. C’est ainsi que la peinture de l’insolence d’Hercule est incompatible avec l’idéalisation du personnage telle que l’entendait expressément l’antériorité des douze travaux par rapport à l’épisode de la folie. De même, son déguisement sous un « manteau rustique » et le fait de se tenir « caché quelque part » (III, 1) pour surprendre Lycos relèvent d’une esthétique, certes fort en vogue alors, mais mieux appropriée aux personnages d’une pastorale ; la quasi-absence de symptômes minutant les progrès de la démence marque un grave défaut de transition voire de liaison en vue de préparer le public à l’épisode de la perte de conscience ; la mise au récit, réduit d’ailleurs à quelques vers, des détails 38 Pour une réévaluation de la notion du travail, voir C. Jourdain-Annequin, « Héraclès, latris et doulos. Sur quelques aspects du travail dans le mythe héroïque », in Dialogues d’histoire ancienne, 1985, vol. 11, n o 1, p. 486-538. 39 Cf. Sénèque, Epist., 16, 5 ; 77, 12 ; De prov., V, 7-8 ; Épictète, Manuel, XXVI, XXXI ; Marc Aurèle, Pensées, II, 3 ; XII, 24, 1. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 233 de cet épisode aggrave ce même défaut, amoindrit et la porté cathartique de l’action et le pathétique de celle-ci ; l’absence, relevée d’ailleurs plus haut tant chez Nouvelon que chez Brisset, des deux ministres d’Héra, Lyssa et Iris, ravit aux poètes français l’occasion de formuler, ainsi que les y autorisait le modèle grec, une éthique de condamnation du polythéisme, laquelle éthique eût pu concourir à l’effort général de christianisation du Parnasse ainsi que le promulguaient déjà les polémiques religieuses au sortir de la conjuration d’Amboise (1560). Cela dit, si l’œuvre de Nouvelon est médiocre, elle n’est pas dénuée de mérite. En dépit de quelques contradictions internes et de remarquables faiblesses dans le maniement des péripéties, Nouvelon eut en effet le mérite d’être le seul dramaturge au XVII e siècle à proposer à ses contemporains une figure qui, à défaut d’être identique à sa contrepartie grecque, est bien plus relevée que les nombreuses imitations de l’Ercole amante. Cela dit, la tragédie de Brisset n’est pas exempte, elle non plus, de défauts. En dehors de l’acte premier, tout rempli d’invectives lancées à l’encontre de Jupiter par une Junon à la langue fort acerbe, qui évoque son époux assis « […] au milieu/ D’un sérail de putains » (I, 1), on pourrait notamment lui reprocher la lenteur du rythme, le ton oratoire et le rôle démesurément accordé à un chœur dont les stances ne commentent pas toujours les péripéties ni encore moins ne les annoncent : à l’aube d’un âge féru de mouvement, où par exemple un P. Matthieu donne au public, la même année, sa Clytemnestre pleine de tensions et de soubresauts, le statisme relatif de la pièce de Brisset semble prolonger hors saison la tragédie oratoire de la Renaissance. Il est remarquable toutefois de voir Brisset mettre sur scène, au lieu de reléguer au récit comme Nouvelon et en dépit du moule oratoire prêté à sa pièce, les détails des meurtres commis par Hercule sur la personne de sa famille (le troisième fils étant mort de peur comme chez Sénèque). La contradiction est apparente ; et elle s’explique aisément par les réticences ordinaires du début d’une ère qui apprend à secouer le joug des longs et interminables récits en faveur du spectacle. Inversement, la mise au récit du même épisode chez Nouvelon peut s’autoriser du progrès de plus en plus remarquable des règles de bienséance. Cela étant, les défauts de forme chez Brisset ne doivent pas, toutefois, faire oublier les grands mérites du fond. Il convient en effet de remarquer que ce dramaturge eut l’ingéniosité d’associer dans sa représentation d’Hercule rôle de héros civilisateur et éthique du labeur. C’est ainsi qu’il lui prête, dans la prière que celui-ci adresse à Jupiter, les vœux que voici : « Donne que par la paix par le monde établie/ Tout débat, toute discorde de notre âme s’oublie/ Que le fer des harnois et des dards meurtrisseurs/ Servent dorénavant aux rustiques labeurs/ Fait qu’on n’entende plus le cliquetis des armes,/ Des lances le froissis ni l’effroi des Essam Safty 234 alarmes » (IV). De même, la tragédie de Brisset révèle, trait d’esprit religieux à l’adresse d’un libertinage naissant, une grande intelligence de certaines convictions idéologiques en matière eschatologique : telle la description du royaume de Pluton : « Là, l’Horreur et la Mort et là le Deuil soucieux,/ Là la Douleur cuisante, avec la Maladie/ Là d’un froid paresseux la Vieillesse engourdie/ Là la Guerre implacable est cachée en un coin/ Ayant l’arme en tête et le fer dans le poing » (III). Cette description, qui se souvient d’ailleurs et de l’Hercules furens (686-96) et de l’Oedipus (582-94) de Sénèque, fait en effet partie des innombrables personnifications des désastres du genre humain telles que les évoquaient, pour les asservir à des fins morales, plus d’une œuvre ancienne 40 , d’Hésiode (Théog., 736-819) à Lucien 41 en passant par bien des auteurs d’inspiration néo-platonicienne et néo-pythagoricienne 42 . À cette description s’ajoute d’ailleurs en corollaire l’évocation par Brisset, conformément à une tradition posthomérique tendant à combattre le scepticisme philosophique 43 , de la question de rétribution dans l’au-delà, de celle des supplices des grands criminels ou encore des attributions propres des juges aux Enfers (III). * L’idée de la démission démoniaque de la volonté humaine face aux arrêts du destin et de la violence criminelle qui s’ensuit fut ainsi prétexte à l’illustration de force leçons, qui échappèrent en somme au regard critique des dix-septièmistes : au-delà du crime, du sensible, il existe des liens que permet de saisir une juste intelligence des conceptions qui les informent. En matière dramaturgique, où cette idée parut indissociable et de l’idéologie du temps et des principes constitutionnels de la fable, elle permit non seulement de maintenir l’intérêt de curiosité auprès du public, mais encore de dire le triomphe du destin sur l’homme, et ce, et en multipliant les preuves de l’ironie tragique, les marques d’inversement de valeurs et les procédés de théâtre dans le théâtre, et en nourrissant les concepts fondamentaux de reconnaissance, de faute tragique et de catharsis. En matière éthique et religieuse, cette même démission préluda à l’épurement en Grèce de la conscience collective en autorisant l’avènement d’une nouvelle ère 40 Cf. Virg., Én., VI, 273-81 ; Ov., Met., IV, 431 sqq. 41 Philops. s. incred., 24 sqq. De luctu, 1-10 ; Menip. s. Necyom, 9 sqq. ; Jup. confut., 17 sqq. 42 Plut. « De ser. num. vind. », XXII sqq. ; Sallust., De d. et mundo, XIX. 43 Pind., Ném., I, 10 et schol. ; « IX e Pyth. », 111 sqq. et schol. ; « II e Olymp. », 26-30 ; Eur., Or., 872 et schol. ; Héc., 886 et schol. ; Virg., Én., VI, 595 sqq. ; X, 497 ; Pausan., II, 19, 6 ; 20, 7 ; 21, 1-2 ; 25, 4 ; III, 12, 2 ; Prop., II, 1, 37 ; Diod., IV, 63 ; Plut., Thes., 35. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 235 idéologique qui, soucieuse d’une morale religieuse éclairée, récusait, dans sa polémique contre l’anthropomorphisme, la traditionnelle peinture des passions scandaleuses des dieux : l’acte criminel n’est plus nécessairement tributaire de la haine jalouse de quelque divinité, mais de quelque faute tragique commise par le héros lui-même. C’est ainsi que la violence meurtrière consécutive au grave crime d’hybris, dont l’acception reste très vaste, peut s’expliquer, en outre, par la nécessité transcendante de signifier aux hommes les fâcheuses conséquences des transgressions opérées au sein des seuils dimensionnels délimitant leur conduite. Cela dit, l’idéalisation de la légende d’Hercule, qui avait permis de démontrer que la vertu est exigence éthique et conquête triomphale, quoique laborieuse, de soi-même en vue de fuir les tentations du vice, servit dans les cercles philosophiques et, chez les uns, à l’acceptation sereine des intempéries du sort, considérées comme entrant dans les vues de la Providence, et, chez les autres, à l’élaboration, suivie de la pratique, d’un mode de vie organisé autour de bon nombre de vertus morales et politiques. Il est regrettable que, nonobstant leurs nombreux emprunts à l’Antiquité païenne, l’humanisme dévot, ni encore moins les dramaturges baroques n’aient su tirer suffisamment parti des riches enseignements consignés dans la légende de l’Hercule furieux. Sans doute les conventions et le goût de l’époque, qui avaient alors force de loi, sont-ils tributaires de cet entendement nuageux ou partiel qui empêcha de saisir l’intelligible au-delà du spectaculaire.