eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Un regard autre sur les contes de Perrault

2011
Gérard Gélinas
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Un regard autre sur les contes des Perrault GÉ RARD GÉ LINAS Un certain nombre de propositions sont généralement admises sur les Contes de ma mère l’Oye, à savoir qu’ils ont une origine folklorique nationale et que Charles Perrault qui en fut le rédacteur unique ou principal leur assignait une fonction morale ignorée de l’Antiquité pour ainsi en faire une arme dans la Querelle des Anciens et des Modernes. À mon avis, il est possible d’opposer une alternative plus féconde à ce modèle si on prend comme prémisses que les contes en prose sont du fils cadet de Charles Perrault, Pierre Darmancour, 1 et que le manuscrit de 1695 est authentique. 2 Incohérences et dissonances entourant la parution des contes en prose Si le recueil des Contes de ma mère l’Oye est lié aux Perrault, il n’est pas normal que le Mercure galant ait incité ses lecteurs à l’évaluer négativement, car 1 Sur les raisons pour lesquelles il est fort probable que Charles Perrault ne soit pas l’auteur des contes en prose, voir Gérard Gélinas, Enquête sur les contes de Perrault. Paris, Imago, 2004. 2 Mis au jour lors de sa vente aux enchères à Nice en 1953, le manuscrit de 1695 contient, dans des versions légèrement différentes, les cinq premiers contes du recueil que publiera Barbin en 1697. Il aurait appartenu à une vieille dame dont l’identité n’a pas été révélée et a été acheté par les amis de la Pierpont Morgan Library de New York où il se trouve actuellement. Gilbert Rouger (Contes de Perrault. Paris, Garnier, 1967, p. LXVII) a fait remarquer qu’il est surprenant, selon l’ex libris, que l’ouvrage qui était relié aux armes de Mademoiselle, nièce de Louis XIV, n’ait plus été en sa possession en 1721, alors qu’elle était encore vivante ; de plus, « quelques détails du frontispice (coiffures) paraissent un peu étranges ». Il l’a donc déclaré « suspect ». À ma connaissance, le papier du document n’a pas été analysé pour authentification et la calligraphie n’a pas été l’objet d’une expertise, mais on a quand même soutenu que c’est la même personne qui a transcrit ce texte et celui du poème épique Adam de Charles Perrault qui se trouvait au château de Chantilly. Nous prendrons comme acquis que le manuscrit de 1695 est authentique, même si un doute est possible à son endroit. Gérard Gélinas 186 la revue avait pour allié Charles Perrault. 3 Cette tactique semble avoir cherché à attirer l’attention du public pour qu’il discute du recueil des contes en prose. Une fois les discussions ouvertes dans les salons, les conversations allaient certainement rappeler que le chancelier Boucherat avait refusé le permis pour imprimer l’ouvrage. 4 On allait également se souvenir que le premier conte du recueil, à savoir la Belle au bois dormant, avait été publié par le Mercure galant dans son numéro de février 1696 et rattaché par les éditeurs à une dame qui avait inséré un an plus tôt dans la même revue une nouvelle, l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville, mais que celle-ci avait ensuite fait savoir au cours de la même année, dans une version allongée de son texte, que ce conte était d’un « fils de maître », comme l’indiquait maintenant la dédicace de l’ouvrage dont un enfant prétendait être l’auteur. Il n’y a pas de doute qu’on dut se demander qui était ce « fils de maître ». Ce ne peut être le fils de Charles Perrault, aura-ton d’abord soutenu car, bien que Mlle L’Héritier ait révélé dans ses Œuvres meslées de 1695 que ce dernier rédigeait un recueil de contes qu’elle a loué, la Belle au bois dormant ne se conforme pas au modèle moral qu’elle a mis de l’avant pour ce genre de récit. 5 Pourtant, auraient pu répliquer certains, Mlle 3 Dans son numéro de janvier 1697, la revue invite ses lecteurs à évaluer par euxmêmes le recueil des contes en prose dont la sortie est annoncée. Pour ce faire, les critères que les « connaisseurs » associent à un bon conte sont rappelés. L’un d’eux est que les récits doivent être porteurs d’une morale « très claire ». Or l’auteur de la dédicace du recueil indique que la morale de ses contes « se découvre plus ou moins selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent ». Il s’agit donc d’un défaut majeur par rapport au critère moral rappelé par le Mercure galant. De plus, lorsqu’on se livre à l’exercice, on constate que, parfois, les moralités en vers contredisent le récit ou s’annulent entre elles et qu’elles ne sont généralement pas transférables d’un conte à l’autre. Les « connaisseurs » auxquels le Mercure galant renvoie sont certainement Mlle L’Héritier et Charles Perrault car, contrairement à De Callières qui estimait que le « principal but [des contes] n’est que de réjouir leurs auditeurs » (Des bons mots et des bons contes. Paris, Barbin, 1692, p. 186), Mlle L’Héritier et Perrault leur assignaient comme fonctions d’instruire en divertissant. 4 Voir la lettre de Cabart de Villermont du 19 décembre 1696 à Bégon. Sur la récente mise au jour de cette lettre, voir Monique Brosseau et Gérard Gélinas, « Du nouveau dans le dossier Perrault », PFSCL, 2009, 70, pp. 267-276. 5 Selon Mlle L’Héritier, les contes doivent servir d’illustration à un proverbe pour en démontrer la sagesse par l’exemple, comme l’explique la Lettre à Mme De G** dans ses Œuvres meslées. La Belle au bois dormant imprimée par le Mercure galant ne contient qu’une « moralité », mais celle-ci n’est qu’un constat sociologique : bien qu’il soit normal d’attendre un certain temps pour dénicher un bon époux, on ne trouve plus aujourd’hui de femmes prêtes à dormir durant cent ans pour ce faire. Les deux moments de cette « moralité » sont peu compatibles, car la princesse Un regard autre sur les contes de Perrault 187 L’Héritier ne s’était-elle pas auparavant contredite en déclarant que mère, époux et confesseur ne trouveraient rien à redire au conte de Peau d’Âne de son cousin ? 6 Vu que Charles Perrault partageait les mêmes convictions que sa cousine sur les contes, 7 cela voulait dire que Charles Perrault s’était lui aussi contredit en composant Peau d’Âne dont la leçon morale est loin d’être claire. 8 Le public risquait d’autant moins de ne pas faire cette association que Jean-Baptiste Coignard avait publié au cours de l’année 1695 (donc en même temps que les Œuvres meslées de Mlle L’Héritier où celle-ci louait les cherchait d’autant moins un bon candidat en dormant passivement, que celui-ci lui avait été destiné dès sa naissance. Au total, cette « moralité » n’est qu’une boutade sur laquelle enchérira une deuxième « moralité » dans le recueil Barbin de 1697 où l’auteur déclare que, vu l’empressement de ses contemporaines à se marier, il n’a pas le courage de leur dire qu’on ne perd rien pour attendre quand il s’agit de prendre un époux. Il invoque comme preuve de ce principe les aventures de la Belle au bois dormant, mais peut-on conclure que la princesse fut heureuse en mariage ? Elle avait les mœurs et la culture d’il y a cent ans ; tous ses proches (à l’exception de ses domestiques et de sa chienne) étaient morts depuis bien longtemps, sans compter qu’elle n’actualise jamais les talents dont les fées l’ont dotée à sa naissance ; elle s’était mariée clandestinement (et dans la version Barbin avait eu deux enfants en cachette) ; son mari l’avait livrée sans protection à une bellemère ogresse ; elle crut durant un certain temps que ses enfants avaient été mangés par les loups et elle dut ensuite se cacher avec eux pour survivre ; enfin, on ignore comment le couple vécut le suicide public de la reine mère. On n’a qu’à s’imaginer les problèmes juridiques posés par la « résurrection » de cette princesse dont un roi étranger occupait maintenant le royaume de son défunt père pour se demander si on fait toujours bien d’attendre avant de se marier ! On est curieux de savoir ce qu’aurait dit sur ce point la Grande Mademoiselle suite à son interminable et loufoque aventure avec Lauzun… 6 Mère, époux et confesseur auraient certainement désapprouvé qu’un casuiste cautionne une union incestueuse à laquelle la victime peut échapper en désobéissant à son père sur les conseils d’une fée ignorante en amour et après s’être livrée à un chantage qui lui rapporte des robes magnifiques qu’elle apporte dans sa fuite et qui l’aident à épouser le fils d’un roi. Tous trois auraient particulièrement désapprouvé le mélange des systèmes chrétien (casuiste, curé dépité par l’annulation du mariage du roi et de sa fille, grand aumônier) et païen (fée) qui était un interdit littéraire fondamental à l’époque. 7 La morale, disait-il dans la préface de ses contes en vers, doit être la « chose principale » d’un conte et ce pour quoi il doit avoir été fait. 8 La mise bout à bout de plusieurs moralités n’ayant pas un sens univoque avait de quoi agacer un moraliste sourcilleux, comme le note Soriano (Les contes de Perrault : culture savante et traditions populaires. Paris, Gallimard, coll. Tel, n o 22, 1977, p. 339). Par ailleurs, la dédicace de Peau d’Âne présente ce conte comme un pur divertissement qui, à l’égal des spectacles de marionnettes, ne vise que le repos de la raison après ses longues heures de travail. Gérard Gélinas 188 contes du fils Perrault et renouvelait ses compliments à l’endroit de Peau d’Âne) une quatrième édition des contes en vers contenant la préface polémique sur la fonction morale des contes que Perrault avait déjà insérée dans la troisième édition de 1694 sans doute avant sa réconciliation avec Boileau. Il est donc curieux que ce texte provocateur ait à nouveau été diffusé après l’apaisement entre les deux hommes en août 1694, à moins, comme nous le suggérerons plus loin, que l’éditeur ait entrevu que la Querelle des Anciens et des Modernes était sur le point de reprendre, de sorte que l’ouvrage risquait d’être à nouveau en demande. 9 Quoi qu’il en soit, dut-on encore se demander, comment les éditeurs du Mercure galant avaient-ils pu publier la Belle au bois dormant s’ils avaient déjà en tête les critères d’un bon conte selon les « connaisseurs » puisque ce conte pèche contre la règle de base sur la morale ? Il ne pouvait donc être complètement exclu que le fils Perrault soit lié au recueil des Contes de ma mère l’Oye. Dans l’hypothèse d’un plan concerté pour attirer l’attention du public, il était plus habile de laisser planer la confusion sur l’identité de l’auteur que d’attribuer directement la Belle au bois dormant à une personne précise. Un autre fait est également curieux : peu avant la publication des contes en prose (registrés le 11 janvier 1697), Perrault fit paraître le quatrième tome de son Parallèle (achevé d’imprimer du 26 novembre 1696) dont la préface déclare soudainement que, par amour de la paix et pour conserver l’amitié de ceux avec qui il était entré en conflit, il renonçait à poursuivre son plaidoyer sur la question de la poésie, bien qu’il soit convaincu de la supériorité des poètes modernes. Ce revirement surprend car, peu avant, était paru le premier tome des Hommes illustres (achevé d’imprimer du 28 septembre 1696) où Perrault ne manquait pas une occasion de rappeler que les poètes dont il fait l’éloge dans son volume ont mené une rude concurrence aux Anciens. 10 Lorsqu’il annonça la parution des contes en 9 La troisième édition de 1694 des contes en vers est de la veuve Coignard et de son fils ; la quatrième édition de 1695 est du seul fils. 10 Par exemple, on trouverait chez Voiture « une certaine naïveté et une sorte de plaisanterie d’honnête homme qui n’avaient pas d’exemple et dont toute l’Antiquité la plus polie ne fournit point de modèle ». Quant à Sarrasin, « pour ce qui est des poésies amoureuses ou galantes, il ne s’est pas contenté d’imiter les Anciens dans ce qu’ils ont de meilleur, il y a joint une galanterie qu’ils ont ignorée et dont lui et Voiture sont en quelque sorte les premiers inventeurs ». Corneille fit un Œdipe « aussi parfait que l’Œdipe de Sophocle » et Molière a « égalé et peut-être surpassé dans le comique » les anciens poètes grecs et latins. Certains des textes de Perrault étaient certes rédigés avant sa réconciliation avec Boileau en août 1694, mais il les a ensuite certainement révisés avant de demander le privilège d’im- Un regard autre sur les contes de Perrault 189 prose, le Mercure galant signala, juste avant et à la suite, la sortie de ces deux derniers ouvrages qui sont ouvertement attribués à Charles Perrault, mais quand le chroniqueur en arrive aux contes en prose, l’auteur n’est pas désigné, quoique certains les rattachaient sans doute déjà au fils Perrault puisque l’une des premières éditions en contrefaçon qui parut deux fois au cours de l’année indiqua sur sa page de titre qu’ils étaient du « fils de M. Perrault de l’Académie française ». Les éloges que le Mercure galant fait ici aux connaissances de Charles Perrault contrastent avec la simplicité associée à ces contes dont la mission morale serait mal remplie, selon ce qu’insinue la revue. Pourquoi mettre en relief cet écart entre le père et un auteur qui pourrait être son fils, si ce n’est pour amener le lecteur à se questionner ? Lorsque l’auteur de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville avait déclaré, dans la version allongée de sa nouvelle, que la Belle au bois dormant était d’un « fils de maître », n’avait-il pas ajouté qu’il n’en était pas surpris, car il faudrait supposer, notait-il, que la personne qui a écrit ce conte a été échangée contre une autre lorsqu’elle était en nourrice si elle n’avait pas autant de talent que son père ? La présentation bout à bout du Parallèle, des Hommes illustres et des contes en prose n’était-elle pas un moyen habile de faire se souvenir au public que Charles Perrault avait déjà écrit le conte de Peau d’Âne qui contraste si mal avec son Parallèle et ses Hommes illustres, mais dont les contes en prose qu’on pouvait vraisemblablement rattacher à son fils sont en quelque sorte le prolongement ? De plus, où doit-on situer les contes en prose dans la Querelle des Anciens et des Modernes si on tient compte de la déclaration de Perrault à l’effet qu’il renonçait à la lutte sur le champ littéraire ? Par ailleurs, le Mercure galant commence sa présentation du recueil des contes en prose en rappelant que le périodique avait déjà publié la Belle au bois dormant. Or le texte primitivement paru en 1696 était plus recommandable, du point de vue de la morale et des bienséances, que celui qui figure dans le recueil Barbin de 1697, car les enfants de la princesse n’y naissaient pas clandestinement et la sauce Robert qui faisait encore partie de la gastronomie française et qui est associée au cannibalisme dans le conte était absente du récit. Les éditeurs de la revue font-ils ce rappel pour que les lecteurs songent à s’adonner à une comparaison qui leur permettrait de voir pression obtenu le 16 février 1696. Pourquoi y laissa-t-il ces allusions sur l’excellence des Modernes s’il voulait la paix avec Boileau ? Ce plaidoyer en faveur des hommes de Lettres modernes se poursuit d’ailleurs dans le deuxième tome de l’ouvrage paru en 1700 : La Mothe le Vayer est déclaré « le Plutarque de notre siècle », alors que « la galanterie dont les poésies de Benserade sont animées est toute neuve et n’a point de modèle dans l’Antiquité la plus polie, soit grecque, soit romaine ». Gérard Gélinas 190 les défauts que contient la version la plus tardivement imprimée, comme s’il avait fallu corriger le texte de départ pour le rendre plus acceptable au public mondain de la revue ? 11 Là aussi, le Mercure galant prédispose le public à s’interroger sur le recueil de contes qui vient de paraître. La dame derrière la Belle au bois dormant La dame à qui le Mercure galant avait rattaché la Belle au bois dormant en disant que c’est à elle qu’on devait ce conte pouvait éveiller au moins trois interprétations suscitant plus de questions que de réponses. Certains lecteurs ont d’abord pu estimer que la dame derrière la Belle au bois dormant était réellement l’auteur de ce conte, mais ils ont dû alors se demander pourquoi le Mercure galant l’avait publié, car Mlle L’Héritier était l’une des collaboratrices de la revue qui l’avait d’ailleurs chaleureusement louée, 12 mais celle-ci avait annoncé dans ses Œuvres meslées que des contes meilleurs que les siens allaient bientôt paraître. La Belle au bois dormant fut le premier conte à être imprimé après cette prédiction, mais celui-ci n’était pas du tout dans la lignée de ceux que Mlle L’Héritier avait annoncés. 13 De façon in- 11 L’interprétation selon laquelle le texte de la Belle au bois dormant publié par Barbin en 1697 est supérieur à celui présenté par le Mercure galant en 1696 a été faite avant la découverte du manuscrit de 1695 et n’est désormais plus soutenable, car les coupures au texte qui ont été vues dans le texte de 1697 comme des améliorations figuraient déjà dans le manuscrit de 1695. Il faudrait plutôt estimer que les deux dialogues de la princesse sont des ajouts apportés par le Mercure galant au texte de départ parce qu’ils améliorent la psychologie de la princesse qui, par le titre du conte, est le personnage principal dans cette aventure. De plus, les enfants clandestins et la sauce Robert figuraient déjà dans le manuscrit de 1695 : c’est donc le Mercure galant qui les aurait supprimés. 12 Voir Monique Vincent, Le Mercure galant : Présentation de la première revue féminine d’information et de culture, 1672-1710. Paris, Champion, 2005, pp. 612-614. 13 Mlle L’Héritier estimait que les contes qui circulaient dans le peuple provenaient de récits inventés par les Troubadours et qu’ils se seraient salis au cours de leur transmission orale. Selon elle, il fallait leur redonner leur pureté originelle tout en les adaptant aux goûts et aux mœurs modernes. La Belle au bois dormant ne se conforme pas à ce programme avec un mariage clandestin que condamnaient les lois religieuses (Décret Tametsi voté par le Concile de Trente en 1563) et civiles (Ordonnance de Bois en 1579) sur un fond de cannibalisme. Pourquoi s’en tenir à ces mœurs d’un « temps passé », pour reprendre le tire du recueil des contes en prose, s’il s’agissait de former par de bons exemples la jeunesse d’aujourd’hui qui était encore tentée par les mariages clandestins, comme l’avait montré le procès de la conteuse Mlle de la Force qui fit courir tout Paris à ce qu’on dit ? Par contre, si la Belle au bois dormant veut présenter un contre-exemple afin de faire voir les Un regard autre sur les contes de Perrault 191 cohérente et indélicate, la revue pouvait ainsi curieusement donner l’impression de se moquer de Mlle L’Héritier. Une deuxième interprétation était que cette dame protégeait quelqu’un et tentait de le lancer en le couvrant de son identité pour prendre prudemment le pouls du public. Si les contes du fils Perrault avaient déjà circulé (notamment par le biais du manuscrit de 1695), cette couverture était tout à fait inutile pour protéger le nom de l’auteur. Par ailleurs, si cette dame était la protectrice du fils Perrault, ne se dirait-on pas que c’est possiblement elle qui l’a incité à poursuivre sur la voie que son père avait tout à coup ouverte avec Peau d’Âne sans qu’on comprenne bien pourquoi il avait écrit ce conte ? 14 Le fils Perrault donnerait ainsi l’impression d’avoir été encouragé sur une voie douteuse par une dame aux idées assez souples, comme l’avait montré son Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville où le jeu et la coquetterie font bonne figure. 15 L’auteur avait d’ailleurs déconseillé aux femmes âgées de plus de 20 ans de lire sa nouvelle, compte tenu qu’à cet âge « le temps du badinage est bien avancé pour elles ». Charles Perrault ne ferait pas ici figure de bon père veillant sur l’éducation de ses enfants. Une dernière interprétation était que le rôle de cette dame au sujet de laquelle le Mercure galant s’était contenté de dire qu’on lui « devait » la Belle au bois dormant pouvait consister en ceci que cette personne avait servi d’intermédiaire pour faire parvenir à la revue ce conte sans l’autorisation de l’auteur, de sorte qu’il s’agissait d’une fuite. Les lecteurs qui soupçonnaient le fils Perrault d’être l’auteur du conte auraient peine à croire que les éditeurs du Mercure galant que fréquentaient Perrault et Mlle L’Héritier se soient fait abuser par cette personne, et comprendraient encore plus mal comment la revue avait pu accepter de diffuser un conte qui, comme nous le montrerons plus loin, pouvait mettre Perrault et son fils dans l’embarras. Chacune de ces interprétations ouvre le chemin à plusieurs possibilités, mais la conclusion la plus probable que le public risquait de dégager de leur confrontation est qu’une femme puissante était rattachée à ce dossier, car la comportements à éviter, pour nous convaincre de leurs vices, les fautifs auraient dû être plus sévèrement punis que ce que laisse entendre la fin du conte. Ce conte ne contient donc pas une « morale très claire » ; pourquoi le Mercure galant l’a-t-il dès lors publié ? Voir Roger Francillon, « Une théorie du folklore à la fin du XVII e siècle : Mlle L’Héritier » in Hermann Bausinger et al. (Éds.), Hören, Sagen, Lesen, Lernen. Bern-New York, Lang, 1995, pp. 205-217. 14 Un auteur anonyme estima, dans le recueil Moëtjens, que Perrault avait donné sa peau à Boileau avec ce conte. 15 Perrault et Mlle L’Héritier condamnaient ces deux pratiques, de sorte qu’il est peu probable qu’ils aient collaboré à la rédaction de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville comme plusieurs l’ont soutenu. Gérard Gélinas 192 personne qui avait écrit l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville avait osé faire allusion dans sa nouvelle aux habitudes de travestissement féminin auquel se livrait Monsieur, frère de Louis XIV, lors du carnaval. 16 On estimerait donc que le Mercure galant n’avait pu opposer un refus à cette dame dont on spéculerait sur l’identité et on supposerait que c’est elle qui avait demandé que soit publiée la Belle au bois dormant même si, ce faisant, la revue risquait de mettre Perrault dans l’embarras dans la mesure où le nom de son fils pouvait être directement lié à ce conte à cause du manuscrit de 1695. 17 La situation était donc idéale pour attirer l’attention du public sur la Belle au bois dormant et lancer des discussions et des débats à son sujet qui seraient renforcés par la publication subséquente des autres contes du recueil. Tel était sans doute l’effet attendu, car le moins qu’on puisse dire est qu’ambiguïtés et dissonances couvrent le lancement des contes en prose. Si le Mercure galant était un allié de Perrault, il faut croire que les interventions étranges de la revue dans le dossier des contes en prose étaient planifiées et visaient finalement à servir Perrault. 18 Or c’est sur la question 16 Cette allusion disparaîtra dans la version enrichie de la nouvelle, mais l’impression que son auteur était une personne puissante sera renforcée par cette seconde édition de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville, car le récit passe de 87 à 164 pages, ce qui nécessitera deux numéros du Mercure galant, bien que les ajouts n’étoffent en rien l’intrigue principale et, pour les longs développements, forment un tout qui aurait pu être publié séparément. 17 Tout laisse croire que la dame en question était l’abbé de Choisy qui était un proche de Monsieur, frère de Louis XIV, et un ami de Perrault, ce qui accrédite la thèse d’un coup monté pour lancer les contes en prose. Voir l’argumentation de Jacques Chupeau in Raymond Picart et Jean Lafond (Éds.), Nouvelles du XVII e siècle. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, pp. 1666 sq. à l’effet que l’abbé de Choisy serait l’auteur de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville. 18 Si on suppose qu’il y eut un plan concerté pour semer la confusion afin d’attirer l’attention sur les contes en prose et déclencher des discussions à leur sujet, on peut se demander si on ne procéda pas de façon telle à ce que Boucherat refuse le permis d’imprimer du recueil en sollicitant la duchesse de Nemours (qui protégeait Mlle L’Héritier) pour qu’elle lui en fasse directement la demande, alors que le chancelier était reconnu pour sa grande prudence et qu’il venait de se voir obligé de retirer le permis d’imprimer qu’il avait accordé aux Hommes illustres de Perrault, suite à une plainte des Jésuites qui ne voulaient pas que les éloges sur Arnauld et Pascal figurent dans le volume. Pour se couvrir, il était prévisible que Boucherat invite la demanderesse à suivre le processus normal, à savoir soumettre le manuscrit des contes en prose à ses censeurs. Selon la lettre de Cabart de Villermont qui rapporte l’événement, Mademoiselle serait ensuite intervenue pour obtenir l’accord du chancelier. Le refus initial de Boucherat pouvait laisser croire au public que le recueil des contes en prose était répréhensible, tandis que Un regard autre sur les contes de Perrault 193 de la Querelle des Anciens et des Modernes que Perrault avait à cette époque besoin d’aide depuis que sa réconciliation publique avec Boileau l’avait contraint à un silence qui donnait l’impression de la victoire de son ennemi. 19 Il est difficile de savoir exactement dans quelles circonstances furent composés les Contes de ma mère l’Oye. Il est cependant certain qu’ils ne correspondent pas au modèle moral exposé par Charles Perrault et Mlle L’Héritier. 20 Après avoir salué la « bonne éducation » que le fils Perrault a reçue de son père, 21 Mlle L’Héritier n’aurait pas loué les contes du fils l’intercession directe de Mademoiselle pouvait suggérer qu’une intervention politique avait été nécessaire pour l’impression de l’ouvrage, Boucherat pouvant difficilement s’opposer à Mademoiselle. Voilà qui était excellent pour faire parler le public et lancer les spéculations. 19 N’est-ce pas pour se protéger de ce risque que Boileau invoquera la nécessité de publier la lettre d’Arnauld ? : « Je vous prie, Monsieur, de faire réflexion que dans la préface de votre Apologie des femmes, contre laquelle cet ouvrage [à savoir la lettre d’Arnauld] me défend, vous ne me reprochez pas seulement des fautes de raisonnement et de grammaire, mais que vous m’accusez d’avoir dit des mots sales, d’avoir glissé beaucoup d’impuretés et d’avoir fait des médisances. Je vous supplie, dis-je, de considérer que, ces reproches regardant l’honneur, ce serait en quelque sorte reconnaître qu’ils sont vrais, que de les passer sous silence » (Lettre de Boileau à Perrault dans l’édition de 1701). 20 Sans qu’il s’en rende probablement compte, David Ruffel (Les contes de Perrault illustrés par Gustave Doré. Paris, Hatier, coll. Profil n o 296, 2006) a bien mis en relief ce fait car, partie de la dédicace des contes en prose et de la préface des contes en vers qui mettent l’accent sur la fonction morale des contes, l’analyse détaillée des textes montre peu à peu comment le recueil des Contes de ma mère l’Oye s’éloigne de ce programme : « Avec le conte, l’ambition de l’écrivain était d’inventer un genre moderne par excellence : national et moral. […] Mais ces moralités, loin d’être limpides et satisfaisantes, pourraient bien n’être de la part de Perrault qu’un jeu de plus » (pp. 34 et 120). Dans ces conditions, pourrait-on dire que, comme ceux des Anciens, ils « n’ont été faits que pour plaire sans égard aux bonnes mœurs qu’ils négligeaient beaucoup » (Perrault, préface des contes en vers) ? 21 En vertu de cette « bonne éducation », le fils Perrault aurait normalement dû puiser ses modèles du côté des récits que son père avait loués dans la préface de ses contes en vers, à savoir ceux « que nos aïeux ont inventés pour leurs enfants » parce qu’« ils ont toujours eu un très grand soin que leurs contes renfermassent une morale louable et instructive. Partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y est puni ». Dans ces conditions, le fils Perrault aurait par exemple pu transcrire dans son style naïf des textes extrêmement populaires, comme la légende de Sainte Geneviève de Brabant qui est dans la lignée de Griselidis ou le Bonhomme misère dont Soriano s’étonne de l’absence dans les contes retenus par le fils Perrault (Contes de Perrault : culture savante et traditions populaires, op. cit., p. 206). Gérard Gélinas 194 Perrault s’il s’était agi des futurs contes publiés par Barbin en 1697, car cette révélation aurait pu mettre dans l’embarras le fils Perrault et encore plus son père qui s’était occupé de sa formation. 22 En ce sens, la thèse à l’effet que Charles Perrault se serait caché derrière son fils pour échapper aux sarcasmes de Boileau est insoutenable, d’une part parce qu’il aurait agi en lâche en livrant son fils aux coups des critiques (puisque, par hypothèse, les contes en question étaient passibles d’être attaqués par Boileau) ; d’autre part, cette couverture n’aurait en rien protégé Charles Perrault puisque l’imputabilité de ces contes lui serait ultimement revenue en tant qu’éduca- 22 La révélation de Mlle L’Héritier créait un effet d’attente dans le public désireux de prendre connaissance des textes du fils Perrault, notamment du côté des ennemis du chef de file des Modernes qui auraient pu en profiter pour l’attaquer si les contes de son fils n’avaient pas été irréprochables. L’auteur anonyme qui avait publié une longue critique de Griselidis et de Peau d’Âne dans le recueil Moëtjens en 1694 aurait pu reprendre la plume. De plus, Perrault aurait pu être pris à partie en se servant de textes d’anciens alliés de sa famille, comme Varet qui avait été un proche de son frère Nicolas et qui avait écrit un volume sur l’éducation des enfants à partir d’une conception augustinienne de l’enfance : voir De l’éducation chrétienne des enfants selon les maximes de l’Écriture sainte et les instructions des saints Pères de l’Église. Paris, Coignard, 1672, 3 e édition revue et augmentée, pp. 73 sq. dont les principes sont incompatibles avec des récits comme le Chat botté et le Petit Poucet notamment ! La déclaration de la dédicace des contes en prose à l’effet « qu’on ne trouvera pas étrange qu’un enfant ait pris plaisir à composer les contes de ce recueil » aurait pu se retourner contre l’auteur car, suite à la faute originelle, les jeunes sont naturellement portés au mal et à y prendre plaisir en vertu de leur faible constitution selon Saint Augustin. Perrault croyait plutôt en la « droiture naturelle » des enfants, mais les augustiniens auraient pu lui contester cette vue optimiste sur l’enfance en prenant son fils comme exemple et en arguant que ce dernier avait mal tourné suite aux sympathies modernes de son père pour les romans, les opéras et le théâtre dont Arnauld venait justement de le mettre en garde. Notons au passage que, comme plusieurs de ses devanciers qui ont analysé les Entretiens sur les contes de fées (1699), Julie Boch se trompe lorsqu’elle affirme que l’abbé de Villiers loue la morale des Contes de ma mère l’Oye (Bibliothèque des génies et des fées, tome 5. Paris, Champion, 2007, p. 337), car l’éloge des contes en prose porte ici uniquement sur leur qualité d’imitation du style des nourrices et se fait à l’intérieur d’une discussion touchant les contes qui ne se « propose[nt] aucune autre fin que de nous divertir » quoiqu’ils « ne signifiassent rien » (p. 398). Notons enfin que Charles Perrault dut certainement être questionné par ses confrères à l’Académie sur les contes de son fils et que, compte tenu de la cruauté qui existait parfois entre eux (qu’on se rappelle par exemple la note que La Bruyère trouva devant son fauteuil lors de sa réception, à l’effet qu’il fallait un zéro pour faire le chiffre 40), Perrault aurait pu se retrouver ici en situation aussi délicate que gênante. Selon toute apparence, Mlle L’Héritier n’avait aucun motif pour prendre le risque de provoquer une telle tempête. Un regard autre sur les contes de Perrault 195 teur et responsable de son fils mineur. À mon avis, il est donc peu probable que les contes du fils Perrault que Mlle L’Héritier loue dans ses Œuvres meslées soient les futurs Contes de ma mère l’Oye, à moins qu’on ait déjà commencé à mettre en place le piège contre Boileau que nous expliquerons un peu plus loin. À mon sens, compte tenu des délais pour l’obtention du privilège d’impression des Œuvres meslées délivré le 19 juin 1695 (ce qui renvoie à une date antérieure assez éloignée la rédaction des textes qui composent l’ouvrage et les contes du fils Perrault qui y sont loués), il était alors trop tôt pour qu’on entreprenne de piéger Boileau à l’aide des contes en prose. Voici pourquoi. La réconciliation entre Boileau et Perrault Perrault et Boileau se sont officiellement réconciliés en s’embrassant devant le Louvre le lundi 30 août 1694, 23 soit quelques jours après que le Dictionnaire de l’Académie française ait été remis au roi le mardi 24 août. La vignette qui précède la dédicace au roi illustre sans doute la façon dont l’Académie s’attendait à ce que le Dictionnaire soit présenté à Louis XIV. La scène nous montre le roi assis sur son trône dans la galerie des glaces à Versailles écoutant un orateur venu le haranguer et derrière lequel se trouvent rangés d’autres personnages, sans doute des Académiciens. En fait, les choses ne se sont pas du tout passées de cette façon. Le Mercure galant qui rend compte de l’événement dans son numéro du mois d’août 24 explique que le roi avait demandé qu’une délégation de l’Académie se présente à sa 23 Voir la lettre de l’abbé Du Bos du 3 septembre 1694 à l’abbé de Saint-Hilaire (Revue d’Histoire littéraire de la France, 1907 (14), p. 148 ; l’année 1695 a été mise par erreur) qui fut témoin de l’événement. Certains retiennent la date du 4 août à partir de la déclaration de Dodart à Arnauld dans une lettre datée du 6 août et qui déclare : « M. Racine me dit avant-hier qu’il avait fait la paix entre nos deux amis ». Racine prétendait avoir réconcilié Boileau et Perrault après avoir fourni à ce dernier des explications sur la lettre d’Arnauld dont Perrault avait appris l’existence, car elle circulait chez les proches d’Arnauld qu’il avait d’abord consultés, mais qu’il n’avait pas encore reçue. Le moins qu’on puisse dire est que, selon le compte rendu de Dodart, le rapport que fit Racine à Perrault était très épuré ; Perrault demanda sans doute qu’on lui remette la lettre d’Arnauld pour qu’il juge par lui-même avant de donner son accord définitif. La lecture du texte l’aura certainement fait déchanter et, ayant eu l’impression d’avoir été manipulé par Racine, il serait revenu sur sa décision. Selon nous, il fallut un événement extraordinaire pour le faire ensuite brusquement changer à nouveau d’avis le 30 août. 24 P. 296 sq. Le numéro qui paraît le premier de chaque mois porte le nom du mois précédent dont il couvre les événements. Gérard Gélinas 196 chambre après sa prière du matin pour lui remettre le Dictionnaire. Compte tenu de l’exiguïté de l’endroit, Louis XIV invita les personnes présentes à passer dans la salle du conseil adjacente où Tourreil, alors directeur de l’Académie, lui offrit l’ouvrage. 25 On peut se demander pourquoi Louis XIV préféra cette cérémonie sans éclat (dont il n’est pas fait mention dans les registres de l’Académie) à celle beaucoup plus grandiose qu’avait anticipée la vignette de la dédicace. Le Dictionnaire ne se présentait-il pas comme un monument à la gloire du roi s’inscrivant parfaitement dans le projet plus vaste de centralisation du règne ? Tout comme on disait : « Un roi, une loi, une foi » ; on ajoutait : « Un roi, une langue, un Dictionnaire », pour rendre compte du monopole obtenu par l’Académie pour la confection de son dictionnaire. Bien avant sa sortie, plusieurs avaient manifesté des doutes sérieux à l’endroit du Dictionnaire en cours de rédaction. Ces doutes venaient parfois d’Académiciens qui, comme Racine et Boileau, étaient carrément hostiles à l’ouvrage dans son état actuel. Après son expulsion, Furetière avait exposé en détail à quel point plusieurs Académiciens manquaient de zèle ou de méthode de travail, et souligné les ignorances grossières ou les absences fréquentes de plusieurs d’entre eux qui avaient accédé à leur siège par protectionnisme, à tel point que bien des Académiciens de mérite avaient fini par se dégoûter de participer aux assemblées. Le Dictionnaire avait pris près de soixante ans pour être complété, notamment parce que les premières éditions à tirage interne avaient été retenues après que des révisions en aient montré des défauts majeurs. Plusieurs querelles notoires avaient en outre divisé les Académiciens et retardé la production de l’ouvrage. 26 La dernière de ces querelles était encore en cours et opposait Perrault et Boileau sur les mérites respectifs des Anciens et des Modernes où, comme dans le cas de Furetière, les opposants en étaient venus aux gros mots qui 25 « L’ouvrage que Votre Majesté veut bien nous permettre de lui présenter, nous l’avons achevé dans votre palais, par votre ordre et sous votre protection. Pourrions-nous, Sire, n’avoir pas réussi ? Nous avons pour gages du succès le zèle attentif qu’inspirent l’ambition de vous plaire et la gloire de vous obéir » (Œuvres de Mr de Tourreil, tome 1. Paris, Brunet, 1721, p. 80). C’est peut-être pour compenser le manque d’éclat de cette cérémonie intime que, peu de temps après à Fontainebleau, Tourreil offrit une copie du Dictionnaire aux membres de la Cour en y joignant à chaque fois une allocution différente (il en aurait fait vingt-huit ! ). Voir la lettre de Racine à Boileau du 28 septembre 1694. 26 C’est probablement pour échapper à tout risque de scandale que Louis XIV a opté pour une cérémonie restreinte afin d’éviter le rassemblement de l’ensemble des Académiciens dont certains se détestaient et désapprouvaient le Dictionnaire. Un regard autre sur les contes de Perrault 197 amusaient les rieurs. 27 Il est fort possible que, lors de la réception du Dictionnaire, Louis XIV ait fait sentir son exaspération face à ces polémiques qui ternissaient la respectabilité et la compétence de l’Académie dont la fonction était, à sa manière, de contribuer à la gloire du roi. À mon avis, cette hypothèse est nécessaire pour comprendre pourquoi Perrault et Boileau se sont si « brusquement » 28 réconciliés six jours après la présentation du Dictionnaire au roi, d’autant plus que Boileau avait posé une condition sine qua non pour mettre fin aux hostilités qui ne s’était pas réalisée, à savoir la publication de la lettre d’Arnauld qui lui avait donné raison, contre Perrault, sur sa Satire X. 29 D’ailleurs, n’est-ce pas ce que Boileau laisse entendre à mots couverts lorsqu’il déclare dans sa lettre ouverte à Perrault de 1701 qu’« il est bon […] de ne pas laisser ignorer au public qu’il en a été de notre querelle sur le Parnasse comme de ces duels d’autrefois que la prudence du Roi a si sagement réprimés » ? En acceptant de se réconcilier avec Boileau, Perrault renonçait à beaucoup : il écartait la continuation qu’il avait annoncée de sa réponse aux Réflexions critiques sur Longin dans lesquelles Boileau l’avait violemment 27 L’un et l’autre allèrent jusqu’à chercher les fautes de français dans l’œuvre de son opposant ! 28 Le terme est de Boileau dans sa réponse à un mémoire de protestations de Perrault : « l’accommodement se fit au Louvre fort brusquement en présence de plusieurs personnes sans qu’il y eut aucune condition exigée de part ni d’autre ». Ce dernier détail va dans le sens d’une soudaine capitulation sans condition qui contraste avec les difficultés que l’un et l’autre des opposants avaient auparavant soulevées pour se réconcilier. 29 Voici ce qu’écrivait Boileau dans sa lettre de remerciements à Arnauld en juin 1694 : « Je ne mets qu’une condition au traité qui se fera [avec Perrault], mais c’est une conditio sine qua non. Cette condition est que votre lettre verra le jour, et qu’on ne me privera point, en la supprimant, du plus grand honneur que j’aie reçu en ma vie. Obtenez cela de vous et de lui, et je lui donne sur tout le reste carte blanche […] ». C’est sans doute parce que sa réconciliation de surface avec Perrault se fit sans la réalisation de cette condition préalable que Boileau ne publicisa pas la lettre qu’il avait envoyée à Arnauld pour le remercier. Le père Fabre la fit connaître à Brossette en 1709 et ce dernier manifesta son étonnement à Boileau : « D’où vient, monsieur, que vous ne m’en avez jamais parlé, quoique nous ayons lu ensemble la lettre de M. Arnauld qui a donné lieu à la vôtre ? D’où vient que vous ne l’ayez pas fait imprimer [en 1701] à la suite de celle de M. Arnauld » (lettre de Brossette à Boileau du 18 août 1709) ? Arnauld considérait que Claude et Charles Perrault avaient été les « agresseurs » dans toute cette affaire (voir la lettre d’Arnauld à Dodart du 10 juillet 1694). Dès lors, il s’opposait à une simple réconciliation entre Boileau et Perrault sans qu’il y ait de réparation de la part de ce dernier (voir les lettres d’Arnauld à Le Noir du 16 mai et à Varet du 31 mai 1694). Gérard Gélinas 198 humilié, et il gardait dans ses tiroirs la suite du troisième tome de son Parallèle qu’il avait également annoncée et dans laquelle il estimait démontrer d’une manière « invincible » 30 la supériorité des poètes modernes à l’aide de comparaisons avec des œuvres anciennes similaires. 31 Bref, vraisemblablement pour ne pas déplaire au roi, sa réconciliation de surface avec Boileau handicapait profondément Perrault sur ce qui était la grande affaire de sa vie depuis la lecture à l’Académie de son poème le Siècle de Louis le Grand en janvier 1687. Il avait certes plusieurs fois annoncé qu’il renoncerait au combat si celui-ci devenait une trop grande source de déplaisir 30 Préface du quatrième tome du Parallèle paru en 1696. 31 Aux yeux de Perrault, cet exercice devait certainement lui permettre de répondre aux reproches que Huet lui avait faits dans une lettre privée et de qui, en tant que modéré qui avait contenu Boileau durant la lecture du Siècle de Louis le Grand, il cherchait à se rapprocher. Huet lui avait en effet écrit : « Pour bien établir votre parallèle, il fallait opposer poème à poème, épopée à épopée ; mais vous n’aviez garde de le faire : les Modernes n’y auraient pas trouvé leur compte ». Le fait que les deux documents de Perrault, à savoir la suite de sa réponse aux Réflexions critiques de Boileau et la seconde partie du troisième tome du Parallèle, n’aient pas été conservés laisse croire que ses héritiers n’ont pas voulu qu’ils soient publiés, ce qui renforce notre hypothèse que Louis XIV avait manifesté son agacement face à la querelle opposant Boileau et Perrault. Ce sont peut-être ces mêmes dépositaires des papiers de Perrault qui ont fait se terminer ses Mémoires si brusquement avec l’épisode de la lecture du Siècle de Louis le Grand à l’Académie. Il serait en effet très surprenant que Perrault ait accordé tant de place dans ses Mémoires à ses années de travail sous Colbert, au détriment de sa querelle avec Boileau, si on admet avec Soriano (Dossier Perrault. Paris, Hachette, 1972, pp. 16-17) que ce document visait à fournir à ses descendants les renseignements et le matériel nécessaires pour se justifier après sa mort. Devait donc certainement se trouver dans ces Mémoires tout au moins le projet de réponse de Perrault à la lettre publique que Boileau lui adressa en 1701 et qui prétendait lui faire la leçon sur la résolution de la Querelle des Anciens et des Modernes. La notice nécrologique de Perrault parue dans le Mercure galant en mai 1703 indiquait également (p. 249) qu’un troisième tome d’Hommes illustres dont il n’a rien subsisté était en préparation. De même, dans sa notice nécrologique de 1704, le Journal des savants annonçait qu’une édition des œuvres de Perrault en trois volumes était en cours d’impression, mais celle-ci n’a apparemment jamais vu le jour. Faisait peut-être partie de ce projet le volume qui nous est parvenu sous le titre Œuvres posthumes de Mr. Perrault dont l’exemplaire de la Bibliothèque nationale indique que « ce livre a été supprimé au moment de paraître ». Sur l’histoire étrange de ce volume qui aurait été registré le 11 avril 1703, mais qui ne fut mis en vente qu’en 1729, suite à une modification du nom de l’éditeur, voir Jean-Luc Gauthier et Gilbert Rouger, « Le dernier recueil d’œuvres diverses de Charles Perrault imprimé de son vivant », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1976 (6), pp. 976-978. Un regard autre sur les contes de Perrault 199 mais, compte tenu de la tournure des événements, c’est son honneur qui était maintenant en jeu. Mlle L’Héritier qui détestait Boileau en tant que satirique et persifleur des femmes 32 prit sans doute sur elle de rappeler au public, dans ses Œuvres meslées de 1695, l’existence de Peau d’Âne dont elle fait l’éloge à deux reprises en même temps qu’elle expose un modèle moral des contes qui s’y applique mal. 33 Elle espérait probablement relancer ainsi parmi les salonniers la Querelle des Anciens et des Modernes là où son cousin s’était arrêté. Si on suppose que les contes du fils Perrault qu’elle a loués étaient moralement irréprochables, Peau d’Âne ferait encore plus problème et deviendrait un sujet de discussion passionnant en opposant le père et le fils ! Par ailleurs, du moins en ce qui concerne Boileau, sa réconciliation avec Perrault ne fut pas sincère, car ce dernier fit parvenir à son opposant une 32 Son Triomphe de Mme Des Houlières paru en 1694 et qui est repris (sans les ajouts de Le Noble) dans les Œuvres meslées de 1695 condamne à plusieurs reprises Boileau et sa Satire X contre les femmes. 33 Le fait que Mlle L’Héritier mette au début de son recueil sa nouvelle Marmoisan qu’elle dédie à Mlle Perrault en se donnant ainsi l’occasion de parler de son cousin et de ses contes, laisse croire que Mlle L’Héritier avait une intention secrète, car elle fait passer la fille de Perrault (de qui elle pouvait peu attendre) avant des personnages importants, comme la comtesse de Murat ou la duchesse d’Épernon à qui elle dédie également des textes, dont elle cherchait certainement la protection pour contrer sa situation matérielle précaire. Par exemple, dans le cas de la duchesse d’Épernon dont le titre de noblesse était contesté devant les tribunaux, Mlle L’Héritier consent à le lui reconnaître, mais la fin de ses Enchantements de l’éloquence qu’elle lui a dédiés laisse entendre qu’elle attend en retour un don semblable à celui de la fée Éloquentia à qui elle l’identifie et qui gratifia l’héroïne qui avait été gentille avec elle du don de cracher des perles et des diamants. Curieusement, Gilbert Rouger (Contes de Perrault, op. cit.) a supprimé la fin de ce conte dans la reproduction qu’il en a faite. Par ailleurs, Mlle L’Héritier a peut-être loué par naïveté Peau d’Âne en 1694, mais son entourage a dû par après lui faire comprendre que mère, époux et confesseur trouveraient bien des choses à redire à ce conte. Donc, si elle renouvelle ses éloges sur Peau d’Âne au moment même où elle expose son modèle moral des contes, c’est qu’elle avait sans doute l’intention d’amener le public à discuter de ce conte en donnant l’impression de se contredire, comme son cousin avait très probablement voulu le faire au plus fort de sa lutte contre Boileau en insérant une préface au recueil de ses contes en vers axée sur la morale, bien qu’il les présente comme des « contes faits à plaisir ». C’est vraisemblablement parce qu’elle ne voulait pas que son message passe inaperçu que Mlle L’Héritier le plaça dès le début de ses Œuvres meslées, rendant ainsi bizarre l’emplacement de sa Lettre à Mme de G** qui a toutes les allures d’une préface puisqu’elle y expose son modèle des contes et ses explications sur ceux qui se trouvent dans son recueil. Gérard Gélinas 200 épigramme peu après leur embrassade publique 34 dans laquelle il le narguait en invoquant le souvenir de Pradon. 35 Au début de 1695, il commença en outre à communiquer à son entourage son Épître X dans laquelle il faisait allusion à la lettre privée d’Arnauld qui maltraitait si fort Perrault. 36 La lettre publique que Boileau adressera à Perrault dans la dernière édition de ses œuvres, en 1701, confirmera le ressentiment que Boileau continuait d’éprouver à l’endroit de Perrault après leur réconciliation de surface, car son contenu ironique s’apparentait, comme certains le lui avaient fait remarquer, à une nouvelle Réflexion critique, 37 de sorte qu’elle ne plut pas à Perrault. 38 34 Dans la lettre à l’abbé de Saint-Hilaire précédemment citée, l’abbé Du Bos indique que Boileau fit parvenir cette épigramme à Perrault le 2 septembre, après une visite que ce dernier lui avait faite la veille. 35 Sentant sans doute la nécessité de se justifier, Boileau dira plus tard, dans sa lettre publique à Perrault de 1701, qu’il a mis le nom de Pradon dans son texte « pour égayer la fin de son épigramme », mais la fin d’une épigramme contient habituellement la pointe assassine qui lui donne son sens (voir Sophie Duval et Marc Martinez, La satire. Paris, Colin, 2000, p. 64). Boileau a beau dire, dans cette même lettre, qu’il a toujours fait une différence entre Pradon et Perrault, mais il n’avait cessé de les accuser tous les deux des mêmes défauts : ignorance, manque de goût, médiocrité, etc. Le message de l’épigramme de Boileau peut être interprété comme suit : « Nous nous sommes officiellement réconciliés sans que la question de fond sur la poésie soit complètement vidée, mais cela est sans importance pour moi puisque le public a déjà pris position en faveur des Anciens en sifflant les pièces de Pradon (comme l’avait déjà affirmé la Satire X) qui a voulu opposer une Phèdre à celle de Racine que les amis de Pradon avaient tenté de faire échouer en achetant les places pour les premières représentations qu’ils avaient laissées vides ». Boileau ne pouvait mieux narguer Perrault dans ce texte censé célébrer leur réconciliation. 36 « Arnauld le grand Arnauld fit mon apologie./ Sur mon tombeau futur, mes Vers, pour l’énoncer,/ Courez en lettres d’or de ce pas vous placer » (Épître X). 37 « Ce fut à cette occasion que Monsieur Despréaux lui écrivit cette lettre ingénieuse qui, à la bien prendre, pourrait bien passer pour une dixième Réflexion contre les Perrault. Je marquai là-dessus mes scrupules à mon illustre ami, lui faisant entendre que sa lettre était poliment injurieuse et que le serpent y était caché sous les fleurs. Mais que voulez-vous, me répliqua-t-il, je ne voulais pas me raccommoder en coquin. Après tout, ne sont-ce pas ses sentiments que je lui reproche ? Et pouvais-je le faire avec plus de circonspection et de bienséance ? Comme j’insistais toujours à lui soutenir que la réparation me semblait équivoque : Eh bien, me ditil, voilà justement ce que me disait Monsieur le Premier Président de Lamoignon : Monsieur Despréaux, je ne doute pas que nous ne soyons toujours bons amis, mais si jamais nous venions à nous raccommoder après une brouillerie, point de répara- Un regard autre sur les contes de Perrault 201 On sait que, entre le 30 août 1694 (date de leur réconciliation publique) et le 23 octobre 1697 (date d’obtention du privilège d’une nouvelle édition des œuvres de Boileau), Charles Perrault fit parvenir à Boileau un mémoire de protestations. Celui-ci est curieusement perdu (tant du côté de Boileau que de Perrault), mais le brouillon de la réponse de Boileau 39 indique que Perrault demandait à son ancien ennemi d’adoucir dans ses textes les attaques qu’il avait portées contre l’ensemble de sa famille. C’était l’habitude de Boileau, quand paraissait une nouvelle édition de ses œuvres, de modifier ses textes dès qu’il se réconciliait authentiquement avec un de ses anciens ennemis. 40 Boileau répondit à Perrault que ce dernier lui faisait une querelle d’Allemand puisque aucune nouvelle édition de ses œuvres n’était en vue. On se demande pourquoi Perrault prit ici les devants si ce n’est parce que Boileau faisait à ce moment-là circuler un nouveau texte (l’Épître X) que Perrault estimait contraire au silence auquel les deux hommes auraient dû s’en tenir depuis leur embrassade au Louvre. 41 La violence avec tions, je vous prie ; je crains plus vos réparations que vos injures ». Bolaeana ou bons mots de M. Boileau. Amsterdam, L’Honoré, 1742, pp. 25-26. 38 « Il [Perrault] n’avait pas trop bien reçu la lettre que je lui ai adressée dans ma dernière édition et je doute qu’il en fût content » (Boileau à Brossette, 3 juillet 1703). 39 Ce texte se trouve dans les Œuvres complètes de Boileau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, pp. 567-568. 40 On notera que, contrairement à sa façon habituelle de faire et sauf pour les corrections spécifiques qu’Arnauld avait demandées, Boileau n’atténuera pas ses attaques contre Perrault dans les éditions subséquentes de ses œuvres sous prétexte que les gens pourraient toujours recourir aux éditions antérieures pour trouver les textes originaux (voir la fin de la lettre à Perrault insérée dans l’édition de 1701). Ce raisonnement qui ne semble pas avoir joué dans le cas de ses autres anciens ennemis (car Boileau modifia ses propos sur eux après s’être véritablement réconcilié), confirme le peu de sincérité de Boileau lors de sa réconciliation avec Perrault. Sa froideur, lorsqu’il parle du décès de Perrault, renforce cette impression (voir la lettre de Boileau à Brossette du 3 juillet 1703). 41 Dans une lettre du 10 février 1696, l’abbé Du Bos écrit ceci : « Mr. Despréaux fit faire sous main des propositions d’accommodement, et Mr Racine s’étant fait médiateur, la paix fut conclue entre les deux partis et publiée dans l’épigramme de Mr. Despréaux que vous avez vue » (Choix de la correspondance inédite de Pierre Bayle (1670-1706). Copenhague, G.E.C. Gas, 1890, p. 249). Si on se rappelle que Boileau affirmait dans sa réponse au mémoire de doléances de Perrault que leur réconciliation s’était faite au Louvre « sans qu’il y eût aucune condition exigée de part et d’autre », cela voudrait dire que l’abbé Du Bos qui reconstitue les événements plusieurs mois après leur déroulement se trompe. Les propositions d’accommodement dont parle l’abbé Du Bos sont probablement les offres de réconciliation que Boileau fit parvenir à Perrault après avoir lu la lettre d’Arnauld et dont il fait Gérard Gélinas 202 laquelle Boileau répondit à Perrault laisse croire que le mémoire de ce dernier était lui-même très virulent. Il fallait donc que Perrault ait été fortement brusqué par Boileau pour agir ainsi. On ignore à quel moment se sont déroulés ces échanges entre Boileau et Perrault, mais on sait par l’abbé Du Bos que Boileau fit une visite à Perrault à la fin de l’année 1695. Voici ce qu’il écrit à Bayle en date du 19 décembre 1695 : Il [Perrault] vit à présent en bonne intelligence avec Mr Despréaux que je trouvai chez lui la dernière fois que je le fus voir. Mais en vérité, si la plaie est fermée, il reste encore une grande cicatrice, et vous avez eu grande raison de dire que la haine d’érudition est implacable. On se demande ce que Boileau qui en voulait encore à Perrault pouvait aller faire chez son ancien adversaire, d’autant plus que, compte tenu de son état de santé, Boileau n’avait pas l’habitude de faire des visites. 42 À mon avis, Boileau est allé communiquer à Perrault le contenu de son Épître X qui était oralement diffusée à Paris et que des éditeurs étrangers avaient déjà publiée. 43 Ce n’était pas dans les manières de Boileau de laisser circuler longtemps un texte qui lui était attribué, car il estimait que ces versions souvent fautives lui portaient préjudice. 44 Pourtant, dans le cas de l’Épître X, il attendit plus de deux ans, comme s’il prenait plaisir à laisser se répandre, sans qu’il en soit officiellement tenu responsable, le message de cette Épître adressée à ses vers et qui entend répondre aux critiques qui avaient été état à ce dernier dans sa lettre de remerciements : « à peine en ai-je eu fait la lecture [de la lettre d’Arnauld], que frappé des salutaires leçons que vous nous y faites à l’un et à l’autre, je lui [à savoir Perrault] ai envoyé dire qu’il ne tiendrait qu’à lui que nous ne fussions bons amis […]. Ce sont les paroles que M. Racine et M. l’abbé Tallemant lui ont portées de ma part. Il n’a point voulu entendre à cet accord […]. Ainsi nous voilà plus brouillés que jamais […] ». 42 « Monsieur Despréaux s’était de bonne heure accoutumé à ne plus faire de visite, aussi disait-il qu’il était un solitaire fréquentant M. le Verrier. […] Monsieur Despréaux ne mangeait nulle part, et même chez les meilleurs amis, sans en être prié ». Bolaeana, op. cit., pp. 144-145. 43 « Plusieurs contrefaçons portent la date de 1695 » et « l’abbé Du Bos avait annoncé dès le 19 décembre 1695 la publication imminente de la pièce » (Boileau, Œuvres complètes, op.cit., p. 975). C’est dans cette même lettre que l’abbé Du Bos a annoncé à Bayle qu’il avait trouvé Boileau chez Perrault. Il y entendit probablement l’Épître X, car il en rapporte quelques vers à Bayle. C’est ce qui l’aurait amené à croire que cette épître (qualifiée de « nouvelle satire » par l’abbé Du Bos) serait incessamment publiée. 44 Voir la préface de l’édition des huit premières Satires et l’avis qui précède l’édition séparée de la Satire IX. Un regard autre sur les contes de Perrault 203 faites à sa Satire X dont Perrault avait été un opposant important avec son Apologie des femmes et sa préface agressive. Ce qui me laisse croire que Boileau est allé informer Perrault sur son Épître X est que celui-ci avait certainement eu vent de ces vers que Boileau narrait à ses hôtes depuis au moins la fin d’avril 1695, 45 et qu’il a voulu des éclaircissements et une confirmation au sujet de ce texte qui fait allusion à la lettre d’Arnauld qui devait rester privée selon le souhait de son auteur maintenant décédé, mais qui semblait facilement accessible. 46 La rencontre fut à n’en pas douter assez cordiale, comme le laisse entendre l’abbé Du Bos, Charles Perrault étant réputé pour sa retenue et Boileau jouissant de sa victoire sans probablement se rendre compte à quel point son procédé pouvait être discutable. 47 C’est après avoir été mis au fait du contenu de 45 Dans sa lettre à Maucroix du 29 avril 1695, Boileau dit au sujet de son Épître X qu’« elle n’a pas encore vu le jour et je ne l’ai pas encore écrite. Mais il me paraît que tous ceux à qui je l’ai récitée en sont aussi frappés que d’aucun autre de mes ouvrages ». 46 On sait par Pasquier Quesnel qu’une demande de privilège avait été faite pour imprimer la lettre d’Arnauld, mais que ce fidèle compagnon du défunt avait écrit le 3 septembre 1694 au conseiller d’État Harlay pour qu’il intervienne auprès du chancelier afin de protéger le caractère privé de cette lettre. Il eut gain de cause, malgré les démarches subséquentes en octobre de ceux qui voulaient faire publier cette lettre dont Boileau se vante à Maucroix le 29 avril 1695 en même temps qu’il lui annonce son Épître X, tout en lui précisant que « Mr Le Verrier en a une copie [de la lettre d’Arnauld] qu’il pourra vous envoyer quand vous voudrez supposé qu’il ne vous l’ait pas déjà envoyée ». Admirateur inconditionnel de Boileau, Pierre Le Verrier était un riche financier qui, si on en juge d’après ses Commentaires sur les satires de Boileau rédigés à partir des confidences arrachées à ce dernier, se plaisait à jouer le porte-parole de son idole. Il ne se gêna sans doute pas pour diffuser la lettre d’Arnauld puisque Boileau semblait lui en avoir donné la permission. Avant d’être insérée par Boileau dans l’édition de 1701 de ses Œuvres, la lettre d’Arnauld à Perrault parut dans le Recueil de plusieurs lettres de M. Arnauld d’abord sous l’adresse fictive de Pierre Marteau à Cologne en 1697, puis à Liège en 1698 sans nom d’éditeur. Voir Paul Bonnefon « Charles Perrault littérateur et académicien : L’opposition à Boileau », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1905 (12), pp. 606 sq. qui ignorait ce dernier point, tout comme Françoise Escal qui écrit : « En fait la Lettre d’Arnauld à Ch. Perrault sur la Satire X parut pour la première fois dans l’édition des Œuvres de Boileau de 1701. Boileau [qui déclarait qu’elle était parue deux fois auparavant] est mal renseigné » (Œuvres complètes, op.cit., p. 1113, note 16). 47 Il en fut peut-être ici comme avec Claude Perrault de qui Boileau avait écrit, au début du quatrième chant de son Art poétique, qu’un méchant médecin de Florence était devenu bon architecte. Claude Perrault s’était reconnu dans cette allusion et s’en était fâché. Craignant l’influence que Claude et Charles Perrault avaient Gérard Gélinas 204 l’Épître X par Boileau lui-même que Perrault aurait fait parvenir par un tiers son mémoire de doléances à Boileau qui lui aurait ensuite répondu par le même canal. 48 Je serais donc porté à croire que c’est à la fin de l’année 1695 ou au début de 1696 que la querelle fut sur le point de se rallumer entre Boileau et Perrault. C’est alors que le fils Perrault aurait décidé d’intervenir et de poser un piège dans la lignée de celui qui avait été autrefois tendu avec Peau d’Âne 49 en recourant à ses fameux Contes de ma mère l’Oye dont, de toute façon, le public allait finir tôt ou tard par être informé via le manuscrit de 1695 en possession de Mademoiselle. Le piège de Peau d’Âne Ce conte est paru à la fin de 1693 ou au début de 1694, c’est-à-dire juste avant que Perrault et Boileau se livrent leur combat décisif qu’ils préparaient de part et d’autre depuis quelques mois. 50 Se basant sur les arguauprès de Colbert, les amis de Boileau lui recommandèrent de désabuser Claude Perrault. Voici comment Boileau, selon les explications qu’il donne au duc de Vivonne en septembre 1676, tenta de convaincre Claude Perrault que ce n’est pas de lui qu’il avait parlé : « Je me rendis donc à leurs remontrances et, pour raccommoder toutes choses, je fis une réparation sincère au médecin par l’épigramme que vous allez voir : ‘Oui j’ai dit dans mes vers qu’un célèbre assassin,/ Laissant de Galien la science infertile,/ D’ignorant médecin devint maçon habile./ Mais de parler de vous je n’eus aucun dessein,/ Perrault, ma Muse est trop correcte./ Vous êtes, je l’avoue, ignorant médecin,/ Mais non pas habile architecte.’ Mais regardez, Monsieur, comme les esprits des gens sont faits : cette réparation, bien loin d’apaiser l’architecte, l’irrita davantage ; il pesta, il se plaignit, il me menaça de me faire ôter ma pension. À tout cela, je répondis que je craignais ses remèdes et non pas ses menaces ». Boileau ne semble décidément pas se rendre compte que ce qu’il prend pour une « réparation sincère » est une nouvelle bravade. On notera que, ici aussi, la fin de l’épigramme contient sa pointe assassine. 48 Le début de la réponse de Boileau commence en effet comme suit : « Mr. Despreaux répond au petit mémoire que je lui ai présenté de la part de Mr Perrault etc. ». 49 Le premier dialogue du Parallèle rappelle que, pour les confondre, Michel-Ange en avait été réduit à piéger les partisans intraitables de l’Antiquité qui s’opposaient aux Modernes. Le même moyen avait été utilisé contre Scaliger. 50 Perrault avait invité à plusieurs reprises ses opposants à lui exposer leurs objections à sa thèse en faveur de la supériorité des Modernes, mais il estimait avoir été victime d’une conspiration du silence : « Nous dirons toujours des raisons, écrivait-il ; ils diront toujours des injures ». En 1692, il semble avoir décidé de changer de tactique en envoyant à Boileau le troisième volume de son Un regard autre sur les contes de Perrault 205 ments de l’abbé d’Aubignac dont il avait dû prendre connaissance 51 , Perrault estimait qu’Homère n’avait jamais existé et que l’œuvre qu’on lui attribuait n’était que le rassemblement malhabile de contes qui circulaient autrefois dans le peuple de la Grèce. En ce sens, l’Iliade et l’Odyssée n’étaient, en grande partie, qu’une suite de contes de peau d’âne, cette expression signifiant à l’époque de Perrault des récits absurdes. C’est ce qu’avait tenté de faire voir Perrault dans ses attaques contre Homère en se moquant du bouclier d’Achille ou lorsqu’il attirait l’attention sur la psychologie primitive de ses personnages, leurs manquements aux bienséances et à la morale, les exagérations de l’action, le merveilleux outré, les invraisemblances etc. Tout comme Boileau avait écrit à l’intention de Perrault son Ode sur la prise de Namur à la manière de Pindare pour faire sentir à Perrault (qui ne savait pas le grec) les beautés de ce poète ancien, Perrault a vraisemblablement écrit un conte à la manière d’Homère 52 pour faire voir à Boileau les défauts de celui qu’on présentait aux écoliers comme le maître de la poésie. Si Boileau critiquait le conte de Peau d’Âne, Perrault pourrait par la suite retourner contre Homère certains éléments qui auraient été reprochés à son conte, de sorte que les défauts d’Homère seraient identifiés par un de ceux-là même qui le vénéraient le plus ! 53 Le piège de Peau d’Âne avait été sans effet, car la querelle entre Perrault et Boileau s’était déplacée sur la Satire X de ce dernier. C’est sans doute pour donner une deuxième chance au traquenard de son cousin que Mlle L’Héritier avait tant tenu à rappeler l’existence de ce conte dans ses Œuvres Parallèle accompagné d’une lettre de provocation. La manœuvre réussit, car Boileau répliqua avec son Ode sur la prise de Namur qu’il fit précéder d’un discours où il s’en prenait violemment à Perrault. Ce dernier contre-attaqua en tournant Boileau en dérision. Pressé par le prince de Conti de réagir, Boileau se met alors à rédiger ses Réflexions critiques sur Longin où il entend couler à fond Perrault. C’est au cours de cette période d’accalmie que Perrault publie son conte de Peau d’Âne, fournissant ainsi à son opposant en train d’écrire son plaidoyer une occasion en or de s’en prendre à lui. 51 Ses Conjectures académiques ne furent publiées qu’en 1715, après sa mort, Charpentier ayant retenu l’ouvrage en attente d’obtention de son privilège d’impression. L’abbé d’Aubignac dit de l’Iliade que « ce sont des fables que le peuple croyait, que les philosophes feignaient de croire à la lettre, et que les bonnes vieilles contaient aux petits enfants pour les endormir » (édition Fournier à Paris, 1715, p. 202). 52 Charles Nodier n’était pas loin de voir en Perrault un Homère français, « notre Homère », comme le note Hubert Matthey, Essai sur le merveilleux dans la littérature française depuis 1800. Paris, Payot, 1915, p. 62. 53 Voir Gérard Gélinas « Le blog des jeunes perraltistes », Cahiers Robinson, n o 25, 2009, pp. 161-172. Gérard Gélinas 206 meslées de 1695. Les contes en prose vont accentuer les défauts insérés dans Peau d’Âne pour rendre l’appât encore plus tentant, compte tenu de la facilité avec laquelle ils pourraient être critiqués en se servant de la méthode que Perrault avait utilisée à l’endroit d’Homère. 54 Le contexte d’écriture des contes en prose Considérant que le fils cadet de Perrault aurait pu voir sa vie quotidienne bouleversée par les sarcasmes auxquels il aurait pu prêter le flanc à cause des Contes de ma mère l’Oye rattachés à son nom, 55 il faut conclure qu’une telle association n’aurait jamais été répandue par les proches de Perrault si son fils âgé de 18 ans en 1696 n’avait pas réellement été l’auteur de ces contes. Il faut alors se demander comment il en est venu à les écrire. Si on admet que la Belle au bois dormant n’est pas d’origine populaire, 56 mais que 54 Tout comme Peau d’Âne dissimulée sous son déguisement n’est pas sans rappeler Lucius chez Apulée, de même, pour s’en tenir au Petit Poucet, il a souvent été noté que Polyphème, dans l’Odyssée, est un parent proche des ogres et que les bottes de sept lieues rappellent les chaussures d’or d’Athénée qui la font voyager partout avec la vitesse du vent, sans oublier le fil d’Ariane que laisse l’enfant dans la forêt pour se retrouver (voir Charles Deulin, Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault. Paris, Dentu, 1879, pp. 326 sq.). En lisant ce conte « l’équerre à la main » comme l’avait fait Perrault en abordant Homère (l’expression est de Paul Jérémie Bitaubé : Œuvres d’Homère, tome 1, 3 e éd. Paris, Didot l’aîné, 1787, p. 65), si le Petit Poucet n’avait que sept ans et si, « quand il vint au monde, il n’était guère plus gros que le pouce », on peut présumer que ce gamin pouvant encore se cacher sous une escabelle remplit ses poches de cailloux minuscules qu’il sema sur son chemin, mais on se demande comment ils lui permirent de retrouver la maison de ses parents sans l’aide d’une loupe… ou d’une fée ! Sans ce dernier expédiant, sa fortune est également douteuse, car elle reposait sur les richesses qu’il avait transportées de chez l’ogresse et dépendait du volume de la correspondance galante dont il s’était fait le messager auprès des soldats au front. De plus, comment ce petit bonhomme fit-il pour monter tout couvert de boue au haut d’un grand arbre afin de voir si la région était habitée ? Par ailleurs, il faut qu’une des petites ogresses ait miraculeusement eu la tête aussi minuscule que lui pour que l’échange de couronne et de bonnet réussît ! 55 Par exemple, Gacon dira, au sujet des contes en prose, que le fils Perrault y suit le chemin du mauvais sens de son père et qu’il risque de bientôt le devancer sur cette voie (Le poète sans fard. Cologne, 1701, p. 266). 56 « Tous les folkloristes sont unanimes à reconnaître que ce conte [la Belle au bois dormant] est probablement d’origine non populaire mais lettrée, qu’aucun conte n’en a été recensé, dans tout le monde occidental, aussi bien qu’en Orient » (Raymonde Robert, Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVII e siècle à la fin du XVIII e siècle. Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1982, p. 87). « On Un regard autre sur les contes de Perrault 207 les thèmes qui s’y trouvent proviennent de Basile, et si on étend à d’autres contes cette piste (compte tenu que d’autres récits du recueil recoupent le Conte des contes de Basile), il faut alors conclure que le fils Perrault qui ne savait probablement pas le napolitain a reçu de l’aide pour écrire ses textes. Quant aux recoupements que ses récits ont avec Straparole, 57 il faut aussi admettre que quelqu’un lui a communiqué le contenu des Nuits facétieuses qui étaient à l’index et que Perrault n’aurait certainement pas laissées entre les mains de ses enfants. Qui a donc pu communiquer au fils Perrault des thèmes douteux qui s’écartent des principes de Perrault et de Mlle L’Héritier sur les contes ? Si on admet que le projet de piéger à nouveau Boileau est de la fin de 1695 ou du début de 1696, les contes que loue Mlle L’Héritier dès avant le mois de juin 1695 ne seraient pas les futurs Contes de ma mère l’Oye, mais des contes conformes à ses principes et à ceux de son cousin. Son Marmoisan qu’elle avait envoyé au fils Perrault pour qu’il l’insère éventuellement dans le recueil qu’il était en train de confectionner sous la supervision de sa sœur qui, aux dires de Mlle L’Héritier, accordait une grande importance à la morale, montre le genre de récit qui devait s’y trouver. 58 admet généralement que Perrault s’est inspiré, pour ce conte, du texte de Basile » (Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, Le conte populaire français, tome 2. Paris, Maisonneuve et Larose, 1977, p. 70). 57 Cet auteur a servi de source d’inspiration à plusieurs conteuses de la première génération, comme le reconnaît Mme de Murat dans l’avertissement de ses Histoires sublimes et allégoriques. 58 La supposition à l’effet que le fils Perrault aurait collecté ses contes lors de ses visites chez ses oncles à Rosières néglige le fait que deux de ceux-ci étaient des prêtres « très distingués par leur piété », selon ce qu’en dit la notice nécrologique de Perrault du Mercure galant (mai 1703, p. 252) et qui devaient partager les sentiments de l’abbé Tiers exposés dans son Traité des superstitions (1679, édition enrichie en 1697, puis en 1703 avec un complément en 1703 et 1704 sur les superstitions concernant les sacrements). Ils n’auraient donc certainement pas laissé cet enfant s’amuser avec ce matériel, d’autant plus que Charles Perrault n’avait que mépris pour les croyances populaires (voir ses Pensées chrétiennes, Paris-Seattle-Tuebingen, PFSCL Biblio 17 : 34, 1987, pp. 118-119), car son père « avait eu un soin tout particulier de fortifier de bonne heure ses enfants contre les erreurs populaires » (avertissement de la Morale des Jésuites extraite fidèlement de leurs livres, tome 1. Mons, Veuve Waudret, 1669) et à partir desquelles le prieur de Sennely en Sologne disait vers 1700 que ses paroissiens « sont en beaucoup de choses des idolâtres baptisés » (voir Michel Nassiet, La France du second XVII e siècle : 1661-1715. Paris, Belin SUP Histoire, 1997, p. 113). Gérard Gélinas 208 Si Mlle L’Héritier a été présentée à la nièce de Louis XIV par l’abbé de Mauroy au cours de cette période, 59 elle a certainement parlé à celle-ci des contes du fils Perrault que cette dernière aurait fait venir au Palais-Royal, ne serait-ce que pour vérifier ses talents. 60 Mademoiselle était de caractère espiègle 61 , de sorte qu’il est possible que, pour s’amuser, cette princesse qui 59 Information qui figure dans la notice nécrologique de Mlle L’Héritier publiée par le Journal des savants dans le numéro de décembre 1734 (p. 834). Les Œuvres meslées de 1695 contiennent un poème dédié à Mademoiselle qui en fait le portrait (signe probable que Mlle L’Héritier la fréquentait). 60 « L’engouement [pour les enfants prodiges au XVII e siècle] n’a d’égal que l’obstination avec laquelle on traque la supercherie. Afin de débusquer le faux talent, les enfants sont soumis à l’épreuve de l’isolement devant une plume et une feuille blanche, et sommés de composer sur un sujet donné. Le cérémonial reste immuable » (Corinne Trouchelay, « Impressions d’enfance : les éditions d’œuvres enfantines » in Michèle Sacquin (Éd.), Le printemps des génies : les enfants prodiges. Paris, Bibliothèque Nationale et Robert Laffont, 1993, p. 107). 61 Madame Palatine disait que sa fille avait le même tempérament qu’elle : voir A Woman’s Life in the court of the Sun King : Letters of Liselotte von der Pfalz, Elisabeth Charlotte, Duchesse d’Orléans, 1652-1722. Baltimore & London, Johns Hopkins University Press, 1984, pp. 30 et 33. Selon son biographe, Mademoiselle possédait un « esprit naturellement très vif » qui la rendait sujette à des « vivacités échappées par surprise (seul défaut que l’on ait remarqué en elle) » (F.C. Collins, Histoire abrégée de la vie privée et des vertus de son A. R. Élisabeth-Charlotte d’Orléans. Nancy, Héritiers de N. Baltazard, 1762, pp. 5-6). Il devait s’agir d’un trait important de la personnalité de Mademoiselle, car le père Collins conclut sur ce point dans cette biographie pourtant écrite à la gloire de Mademoiselle : « Il n’est point à craindre qu’on la méconnaisse sur ce caractère, mais on peut assurer en même temps que si l’on met à part cette légère imperfection dont elle s’humiliait devant Dieu et qui faisait sans cesse l’objet de ses gémissements, on ne voit plus quelle route il faudrait tenir pour lui trouver un défaut tant soit peu considérable » (p. 7). Il ajoute encore que, tout au long de sa vie, Mademoiselle eut ici « de grands combats à livrer en elle-même » (p. 200). J’utilise le mot « espiègle » pour décrire le caractère de Mademoiselle en référence à l’article de Muguras Constantinescu qui estime que ce terme s’applique particulièrement bien aux contes en prose qui lui avaient été dédiés (« Des contes de Perrault, du jeu, de l’espièglerie » in Jean Perrot (Éd.), L’humour dans la littérature de jeunesse. Paris, In Press, 2000, pp. 181-187). Sur les espiègleries de Madame, mère de Mademoiselle, on pourra entre autres se référer à la malice avec laquelle elle rapporte l’échange de pets qui se fit en famille au Palais-Royal en précisant, sans doute à l’intention des espions du cabinet noir, qu’elle « offre cet encens en étrennes au premier qui ouvre et lit cette lettre » avant la destinataire (lettre du premier janvier 1693) ou à sa longue lettre humoristique sur le plaisir de déféquer en privé (lettre du 9 octobre 1694) ! Toujours sur le même sujet, pensant probablement au caractère universel de la capitation nouvellement instaurée, cette bonne mangeuse de saucisses à la bière Un regard autre sur les contes de Perrault 209 eut 19 ans le 13 septembre 1695 ait demandé au fils Perrault de traduire dans son style naïf des récits qui étaient narrés dans son salon au Palais- Royal, car la mode des contes commençait déjà à se répandre. 62 Les deux contes que Mlle Bernard inséra en 1696 dans son roman Inès de Cordoue (privilège du 19 février 1696) laissent croire que, à côté des contes moraux dont Mlle L’Héritier faisait la promotion, un autre type de contes était à la mode en 1695 dans les salons de l’époque, à savoir les « contes galants » dont les aventures sont « toujours contre la vraisemblance », mais où les sentiments sont « toujours naturels », pour reprendre les termes de Mlle Bernard. 63 Si on en juge d’après le recueil des Contes de ma mère l’Oye et si on admet qu’ils reflètent les récits que l’auteur a entendus au Palais-Royal 64 allemande note qu’elle serait ruinée « si on créait un impôt sur les vents » (11 décembre 1695). 62 Dès le début de 1695, Mlle L’Héritier écrivait dans sa Lettre à Mme De G** : « On voit de petites histoires répandues dans le monde dont tout le dessein est de prouver agréablement la solidité des proverbes. […] Un Académicien illustre par quantité de beaux ouvrages et par les lumières admirables qu’il a dans tous les beaux arts a mis en vers des contes de ce caractère qui ont eu une approbation universelle. Ensuite on en a fait en prose, et enfin cette mode est devenue générale ». Mlle L’Héritier aurait été ici prise à son jeu dans la mesure où elle ne pouvait plus se retirer avec le fils Perrault de cette aventure sans donner l’impression qu’elle désapprouvait ce qui se contait au Palais-Royal. Charles Perrault lui tint peut-être rigueur d’avoir entraîné son fils dans ce guêpier, et c’est ce qui expliquerait le silence qui semble avoir été total entre lui et sa cousine après leur prise de position commune sur la nature morale des contes. 63 Ce qui renforce l’hypothèse que ce type de conte était à la mode dès ce moment est que l’abbé de Villiers affirme dans ses Nouvelles réflexions sur les défauts d’autrui dont le privilège est du 12 juillet 1696 que les femmes sont aujourd’hui « entêtées » de la Belle aux cheveux d’or, conte de Mme d’Aulnoy ; cette information se trouve dans Mary Elizabeth Storer (Un épisode littéraire de la fin du XVII e siècle : La mode des contes de fées (1685-1700). Paris, Champion, 1928, p. 29). Par ailleurs, dans la version enrichie de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville, la Belle au bois dormant voit son style d’abord loué, mais est ensuite évaluée négativement par rapport aux critères de Mlle Bernard sous prétexte que le prince n’avait pas de sentiments très naturels en étant attiré par la beauté de la princesse qui était vieille de cent quinze ans et dont la peau commençait à être dure selon le maître d’hôtel qui devait l’apprêter ! Ce comportement contradictoire de la personne qui venait de certifier que l’auteur de ce conte avait autant de talent que son père laisse à nouveau soupçonner qu’on voulait provoquer le public pour qu’il parle de ce conte. 64 Sauf Les Fées qui s’inspirent fort probablement des Enchantements de l’éloquence de Mlle L’Héritier. Gérard Gélinas 210 où régnait une assez grande liberté 65 , alors il faut conclure que Mademoiselle avait opté pour ce type de contes. 66 On se rappellera que le Mercure galant a précisé, lors de la sortie du recueil des contes en prose, que l’auteur voulait qu’on sache qu’il n’a pas inventé ses contes, mais qu’il n’a fait que rapporter ce qu’il a entendu. C’est également ce qu’avait laissé entendre Mlle L’Héritier lorsqu’elle communiqua au fils Perrault son Marmoisan pour qu’il évalue avec sa sœur s’il méritait de figurer dans son recueil. Le fils Perrault n’aurait fait que traduire en style naïf des récits dont il avait pris connaissance. Sur la base de ce qui précède, ceci voudrait dire que le recueil des Contes de ma mère l’Oye est l’adaptation que le fils Perrault aurait faite des récits qu’il a entendus au Palais-Royal. 67 Par souci de délicatesse que Mademoiselle dut apprécier, il mit sur le dos du peuple ces récits équivoques en laissant habilement entendre, comme dans le conte d’Andersen sur les habits de l’empereur, que seuls les plus intelligents pourraient voir la « morale très sensée » qui s’y cache. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi on trouve dans ces contes des manquements aux bienséances à l’endroit de Mademoiselle que l’auteur n’aurait sans doute pas osé insérer de son propre chef s’il songeait à lui dédier le recueil. 68 On comprend également que, pour couvrir les familiers du Palais-Royal, Perrault a laissé circuler l’information à l’effet que c’est lui qui avait autrefois narré ces contes à ses enfants, 69 et qu’il a par la suite gardé un silence total sur le recueil des contes en prose, même après avoir été attaqué. 70 65 Si Mlle Bernard a pu dédier son roman Inès de Cordoue où figurent deux contes immoraux au jeune fils de six mois du duc du Maine qui était très dévot pour, disait-elle, qu’il y apprenne plus tard à lire, on peut mesurer la liberté qui régnait au Palais-Royal où Monsieur et son fils, le duc de Chartres, s’adonnaient à leurs débauches. 66 La mère de Mademoiselle adorait également les petites histoires qu’elle lisait sur sa chaise percée. Mme d’Aulnoy lui dédia son volumineux recueil des Contes des fées dont le privilège est du 21 mars 1697. 67 Le manuscrit de 1695 note que la morale des récits se laisse plus ou moins découvrir selon le degré de pénétration de ceux qui les « écoutent ». 68 Ces manquements viendraient de Mademoiselle elle-même qui, à la recherche de situations absurdes, aurait puisé dans celles de sa vie en voulant les tourner en dérision : par exemple, la référence aux menues dévotions dans la Belle au bois dormant renverrait aux pratiques superstitieuses et archaïques auxquelles sa demisœur fut soumise en Espagne pour devenir féconde. Voir Gélinas, Enquête sur les contes de Perrault, op. cit., pp. 131-132 pour les autres indélicatesses du recueil des contes en prose à l’endroit de Mademoiselle. 69 Avant même d’avoir obtenu le permis d’imprimer, Barbin déclara à l’abbé Du Bos, en septembre 1696, que le recueil des Contes de ma mère l’Oye qu’il allait publier Un regard autre sur les contes de Perrault 211 Travaillant sur commande de la nièce de Louis XIV à qui il était difficile d’opposer un refus 71 et dont la protection pouvait être prometteuse, le fils Perrault se serait mis à l’œuvre, peut-être un peu aidé par son entourage. Ainsi serait né le fameux manuscrit de 1695 découvert en 1953. 72 était constitué de récits que Charles Perrault avait autrefois faits à ses enfants. Il est pourtant difficile de croire qu’il leur ait narré le Chat botté ou le Petit Poucet, car il affirme dans ses Pensées chrétiennes (op. cit., p. 50) que le bien mal acquis par le père finit par damner ses enfants. Voir la lettre de l’abbé Du Bos du 23 septembre 1696 à Bayle sur cette déclaration de Barbin. 70 Par exemple, l’abbé de Faydit estima que « les Fées du jeune Perrault » font partie des livres « fort méprisables » et, fustigeant les Aventures de Télémaque, il déclare avec mépris que Fénelon est ici « tombé dans la basse région des faiseurs de romans, des Perraults et des perroquets » (Télécomanie. Eleuterople, Pierre Philalethe, 1700, pp. 18 et 42). De même, l’abbé de Villiers qui condamne les contes de fées dans leur forme présente et range ceux du fils Perrault parmi ceux dont la morale est absente dédia son volume aux membres de l’Académie française « pour servir de préservatif contre le mauvais goût » ! Charles Perrault ne pouvait pas ne pas se sentir visé ; il garda pourtant le silence, pas plus qu’il ne tenta de démentir l’abbé de Bellegarde qui qualifiait de « maladie » la mode de contes de fées à cause de « l’extravagance de ces sortes de livres, remplis de contes à dormir debout où il n’y a ni sens ni raison » et qui rassemblent des « aventures monstrueuses qui n’ont aucun rapport entre elles » (Lettres curieuses de littérature et de morale. Paris, Jean et Michel Guignard, 1702, p. 211). Le réquisitoire unanime de ces trois abbés qui auraient pu invoquer les versets de l’Évangile de saint Mathieu sur ceux qui scandalisent les enfants et qui méritent ainsi la mort (XVIII, 6 sq.) avait de quoi alarmer Bossuet pour qui l’enfant n’est que « corps et chair » soumis à la concupiscence (Traité de la concupiscence, fin du chapitre 7). Bossuet écrit encore : « Peut-on croire que l’enfance soit innocente ? […] Il est un enfant d’Adam : voilà son crime » (Élévations sur les mystères, VII, 4). 71 Il en fut peut-être ici du fils Perrault comme de Corneille dont les Hommes illustres disent qu’« il semblait avoir renoncé aux pièces dramatiques et, selon toutes les apparences, il allait employer le reste de ses jours à des ouvrages de piété […] si des personnes constituées dans des postes où il est presque impossible de leur rien refuser ne l’avaient engagé à s’y remettre ». Perrault cite ici la pièce Œdipe qui fut, comme on le sait, commandée par Fouquet. 72 Deux des trois contes ajoutés au manuscrit de 1695 (Cendrillon et le Petit Poucet) peuvent avoir été tirés du conte Finette Cendron que Mme d’Aulnoy avait sans doute déjà expédié à la mère de Mademoiselle en 1696 pour approbation de la dédicataire et dont le privilège d’impression fut obtenu par Barbin le 21 mars 1697. Quant à Riquet à la houppe, Jeanne Roche-Mazon estime qu’il a été inspiré du conte de Mlle Bernard inséré dans son roman Inès de Cordoue paru en mai 1696 dans la mesure où le texte de Mlle Bernard « éclaircit » celui de Perrault, « en résout les énigmes » et en « explique les faiblesses » (« De qui est Riquet à la houppe ? », Revue des deux mondes, 15 juillet 1928, p. 427). Gérard Gélinas 212 Lorsque la situation se détériora entre Boileau et Perrault à la fin de 1695 ou au début de 1696, le fils Perrault aurait décidé d’utiliser ses Contes de ma mère l’Oye pour tenter de piéger Boileau comme son père avait essayé de le faire précédemment avec Peau d’Âne. 73 Il faut estimer qu’il décida luimême de jouer le rôle d’appât et que son entourage n’accepta de collaborer à son projet pour augmenter ses chances de succès que parce que, de toute façon, le jeune homme l’aurait mis en branle même isolément, sachant que le manuscrit de 1695 en possession de Mademoiselle finirait bien par être dévoilé au public d’une manière ou d’une autre. 74 Je le répète, il est très difficile d’imaginer Charles Perrault en train d’utiliser son fils pour attirer Boileau dans un guet-apens, car l’opération n’était pas sans risques pour Pierre Darmancour. Il faut donc croire que l’initiative est venue du fils Perrault lui-même avec l’objectif de tenter de sauver l’honneur de son père et de sa famille, car il s’agissait d’une valeur importante chez les Perrault. 75 73 Le grand public commence à être informé à partir du 8 octobre 1695 (achevé d’imprimer des Œuvres meslées de Mlle L’Héritier) que le fils Perrault compose des contes. Ce dernier aura ensuite substitué ses Contes de ma mère l’Oye aux contes que Mlle L’Héritier avait loués. C’est ce qui expliquerait pourquoi ses premiers contes n’ont pas été publiés. L’écart entre les contes moralement impeccables auxquels, au premier abord, s’attendait le public suite aux éloges de Mlle L’Héritier et les Contes de ma mère l’Oye était susceptible de créer un choc chez les salonniers qui, pour s’y retrouver, en arriveraient certainement à poser les questions de fond à la base de la Querelle des Anciens et des Modernes. 74 Décidant de prendre les devants, le fils Perrault fut peut-être ici tenté, pour se faire rapidement un nom, par ce que Viala appelle la « stratégie du succès » qui consiste à faire un coup d’éclat pour attirer l’attention du public (comme le firent Les Caractères de La Bruyère), comparativement à la « voie de la réussite » qui cumule petit à petit les honneurs, l’appui de protecteurs, l’obtention de postes stratégiques, etc. comme Charles Perrault l’avait fait et qui se termina abruptement avec sa disgrâce par Louvois. Voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique. Paris, Éditions de Minuit, 1985, pp. 183 sq. 75 Perrault fut scandalisé par l’affirmation de Boileau à l’effet qu’il était doté « d’une bizarrerie d’esprit qu’il a, dit-on, commune avec toute sa famille » et répliqua à Boileau : « Cet endroit, monsieur, est trop fort et excède toutes les libertés et toutes les licences que les gens de Lettres prennent dans leurs disputes. […] Mais quand on parle de famille dans un écrit public, il faut y apporter plus de précaution que vous n’avez fait, parce que ces sortes de choses s’expliquent toujours au plus criminel ; c’est par cette raison que j’ai cru devoir répondre à tout ce qu’on pourrait entendre par cet article » (Lettre à Monsieur D**** touchant la préface de son ode sur la prise de Namur, s. l., s. d., pp. 14 et 18-19). Un regard autre sur les contes de Perrault 213 Le piège des contes en prose En un mot, il est probable que l’annonce faite par Mlle L’Héritier, en 1695, que le fils de Charles Perrault écrivait des contes amena ce dernier chez Mademoiselle qui, portée à ses habituelles « vivacités d’esprit », lui fit confectionner un recueil d’histoires véritablement absurdes comme l’indique le titre du manuscrit de 1695 (rappelé dans le frontispice de l’édition Barbin) : Contes de ma mère l’Oye. Cette expression était, à l’époque, synonyme de « conte de Peau d’Âne » et signifiait une histoire à dormir debout, comme l’était d’ailleurs en grande partie l’œuvre d’Homère selon Perrault. 76 Les contes en prose présentent dès le début un scénario vraiment insensé : un enfant prétend faire la leçon à des personnes de qualité à partir de récits superstitieux et dépourvus de bon sens à l’image de ceux qui circulent dans le peuple, et il les met au défi de trouver la leçon morale qui s’y trouve. C’est vraiment le monde à l’envers dans cette société d’ordres où on n’a que mépris pour le peuple 77 et où l’enfant est vu comme un adulte inaccompli. Les récits sont eux-mêmes bourrés d’absurdités dont la pantoufle de verre qui ne se brise pas en tombant est peut-être le meilleur exemple. 78 Le tout est rendu possible par l’action de fées qui, nous dit 76 Par exemple, après avoir rapporté l’astuce d’Ulysse qui dit au cyclope qu’il s’appelait « Personne », Perrault note que « quand on a douze ans passés, peut-on prendre plaisir à de tels contes » (Parallèle, 3, p. 85 de l’édition Coignard de 1692 et page 218 de la reproduction Slatkine) ? De même, au sujet du « récit du meurtre des amants de Pénélope » qui cumule invraisemblances sur invraisemblances, Perrault observe : « Voilà encore une espèce de merveilleux dont les Modernes n’ont plus l’adresse de se servir » (p. 107 [224]). 77 L’aversion des couches supérieures de la société envers le peuple s’était accentuée lors de la grande famine de 1694 durant laquelle on avait été dégoûté par les pratiques extrêmes de survie des affamés, mais encore plus apeuré par cette masse de mendiants dont on craignait les débordements (voir Michel Lachiver, Les années de misère : la famine au temps du Grand Roi. Paris, Fayard, 1991). Les contes en prose sont donc presque contemporains de ces terribles événements auxquels le Petit Poucet fait d’ailleurs allusion. La conteuse en sabots dans le frontispice du recueil ne devait donc pas être sympathique aux lecteurs. 78 « Si notre conteur a choisi ce matériau, écrit Soriano (Dossier Perrault, op. cit., p. 300), ce n’est pas malgré mais à cause de sa fragilité. La pantoufle devrait de toute évidence se casser, puisqu’il nous précise que la fillette la laisse tomber et pourtant elle ne se casse pas. Or la principale caractéristique du verre - que nous rappelle opportunément le Dictionnaire de l’Académie française - c’est de se briser en tombant. Il s’agit donc dans le conte d’une impossibilité logique choisie de propos délibéré, d’une trouvaille plaisante […] ». Gérard Gélinas 214 Furetière, n’étaient que le nom poli donné aux sorcières 79 , bien que, suite à l’Affaire des poisons, les tribunaux de Louis XIV aient statué que les sorcières n’existaient pas et que leurs prétendus prodiges n’étaient dus qu’à l’illusion, conformément à l’esprit rationaliste dont Perrault était un fervent partisan. 80 Dans leur contenu, les contes en prose font ainsi véritablement un retour en arrière ; ils sont des récits du « temps passé », comme le note le titre du recueil, bien que l’auteur n’hésite pas à multiplier les anachronismes en laissant ainsi entendre que certaines des absurdités du passé survivent encore aujourd’hui - ce qui dédouble alors cette absurdité et engage le texte sur la voie de la satire. 81 C’est ici que se trouveraient les fameuses moralités annoncées dans le titre du recueil, compte tenu que la fonction de la satire est de réformer les mœurs. 82 Voilà un autre élément qui pouvait attirer l’attention du public et l’inciter à discuter du recueil. Tel était en effet, semble-t-il, le but ultime visé par le recueil des contes en prose : alimenter les conversations dans les salons pour faire naître des débats qui en arriveraient à poser les questions littéraires de fond sousjacentes à la Querelle des Anciens et des Modernes que Perrault avait délaissées après sa réconciliation de surface avec Boileau. Dans un premier temps, le public ne manquerait pas de se dire que ces contes absurdes ne pouvaient être mis au nombre des grandes œuvres dont les partisans des Modernes se servaient pour mettre le siècle de Louis le Grand au-dessus de 79 Furetière écrit en effet au mot « fée » dans son Dictionnaire : « Terme qu’on trouve dans les vieux romans, qui s’est dit de certaines femmes ayant le secret de faire des choses surprenantes : le peuple croyait qu’elles tenaient cette vertu par quelque communication avec des Divinités imaginaires. C’était en effet un nom honnête de Sorcières ou Enchanteresses ». 80 Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVII e siècle : une analyse de psychologie historique. Paris, Seuil, 1980. 81 D’où découle sans doute le double titre du recueil : Histoires ou contes du temps passé, c’est-à-dire événements réels de ce temps (Histoires) ou récits inventés d’un temps qui n’est plus (Contes du temps passé), le « ou » du titre indiquant une alternative dans la façon de lire les textes pour y voir des satires ou des sornettes. 82 Le père Rapin reflétait la pensée de ses contemporains lorsqu’il écrivait que « le but principal de la satire est d’instruire le peuple en décréditant le vice. Ainsi elle peut être d’une grande utilité dans un État quand elle sait se tenir dans ses bornes » (Réflexions sur la poétique d’Aristote et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes. Paris, Muguet, 1674, p. 224). Les éléments satiriques insérés avec discrétion et humour dans les contes en prose pouvaient ainsi être opposés à l’aigreur des satires de Boileau dont on avait fréquemment dénoncé les excès face aux bienséances et à la charité chrétienne. Du même coup, les éléments satiriques des contes en prose permettaient de comparer les mœurs des Modernes à celles des Anciens et de discuter des thèses de Perrault sur ce point. Un regard autre sur les contes de Perrault 215 celui d’Auguste. On commencerait sans doute par se moquer de ces récits puérils du fils du chef de file des Modernes, mais certains salonniers, peutêtre après avoir été mis sur la piste par des alliés comme Fontenelle, ne manqueraient certainement pas de rappeler qu’ils ne présentent pas tellement de différence dans leur forme avec certains passages de l’œuvre d’Homère. La Querelle des Anciens et des Modernes serait ainsi relancée par le public des salons qui, régis par des femmes généralement partisanes des Modernes, ne manquerait pas de donner raison à Perrault sur plusieurs points énoncés dans son Parallèle. Les partisans des Anciens seraient alors obligés de répliquer et leur admiration outrée pour l’Antiquité les amènerait à s’enliser eux-mêmes. La rixe qu’eut Pierre Darmancour peu de temps après la publication de ses Contes de ma mère l’Oye et qui se solda par le décès de son opposant, de même que le procès qui s’ensuivit étouffèrent probablement le piège mis en place, mais La Motte le relança plus subtilement après la mort de Boileau en profanant Homère. 83 Ceci mit hors d’elle Madame Dacier qui répliqua de façon outrée et impolie à son adversaire en se mettant le public à dos après avoir déclaré que le goût s’était perdu chez ses contemporains. Conclusion épistémologique Nous proposons de cesser d’aborder les contes en prose dans une optique morale traditionnelle. Y voir des récits volontairement absurdes permet une lecture beaucoup plus riche des textes. L’incongruité des textes du fils Perrault par rapport aux positions modernistes de son père devait réveiller le souvenir de Peau d’Âne et relancer la Querelle des Anciens et des Modernes pour que les salonniers en viennent à se rendre compte que l’œuvre d’Homère est parfois aussi absurde que ces Contes de ma mère l’Oye et se demandent ainsi pourquoi elle est présentée comme un modèle indépassable. Si c’est à ces conclusions que le piège des contes en prose souhaitait qu’en arrivent par eux-mêmes les salonniers lorsqu’ils tenteraient de solutionner les incohérences et les dissonances auxquelles les confrontaient les contes de Pierre Darmancour, le public poursuivrait ainsi à la place de 83 Bien que ne sachant pas le grec, La Motte offrit une traduction de l’Iliade dont il coupa le texte de moitié sous prétexte d’en éliminer les erreurs et il modifia le reste pour le conformer aux bienséances et à la morale de son temps. Après les moqueries du courant burlesque au début du siècle et les analyses critiques des années suivantes, il ne restait plus qu’à profaner Homère pour faire réagir avec passion les partisans des Anciens ! Gérard Gélinas 216 Perrault la Querelle des Anciens et des Modernes sans que ce dernier ne déplaise à Louis XIV et tout en respectant officiellement son pacte de réconciliation avec Boileau. 84 Le Palais-Royal étant un des fiefs des Modernes, 85 Mademoiselle se serait adonnée à la mode des contes de fées et aurait accepté de s’impliquer dans la publication du recueil des Contes de ma mère l’Oye que le fils Perrault aurait entendus dans son salon et traduits dans son style naïf à sa demande. 86 Plusieurs des difficultés que nous avons indiquées dans cet article ont été identifiées par Marc Soriano. « Nous nous trouvons là, écrit-il, devant une énigme qu’il est tout à fait inutile d’éluder car la moindre analyse historique nous y ramène ». 87 Il a tenté de résoudre cette énigme par l’hypothèse d’un épisode psychotique chez Charles Perrault au cours duquel il se serait identifié à son fils. 88 Cette piste, nous rappelle Bernadette Bricout, « fut 84 D’où l’annonce de Perrault faite sans doute par précaution en 1696 qu’il renonçait à la lutte contre Boileau sur le plan littéraire. 85 Voir Alain Niderst, « Les ‘gens de Paris’ et les ‘gens de Versailles’ », in D’un siècle à l’autre : Anciens et Modernes, Actes du XVI e colloque du CMR 17. Marseille, 1987, pp. 159-165. 86 On notera que, dans la dédicace qui lui est adressée, l’auteur n’aborde jamais les objections que Mademoiselle aurait pu faire à son recueil, mais tente uniquement de neutraliser les critiques que le public pourrait formuler après avoir pris connaissance de son contenu. Autrement dit, l’auteur semble prendre pour acquis que Mademoiselle n’a pas d’objections à faire, ce qui suggère que ce recueil provenait de son salon. Voir Jean-Michel Adam, « Textualité et polyphonie : Analyse textuelle d’une préface de Perrault ». Polyphonie - linguistique et littéraire, Samfundslitteratur Roskilde 5, juin 2002, pp. 39-84. 87 Marc Soriano, « Charles Perrault » in Pierre Abraham et Roland Desné (Éds.), Histoire littéraire de la France, tome 4 : 1660-1715. Paris, Éditions sociales, 1975, p. 346. 88 Marc Soriano, Les contes de Perrault : culture savante et traditions populaires, op. cit., p. 454. Soriano avoue qu’il en est venu à cette hypothèse en recourant avec réticence à la psychanalyse (pp. 367 sq.) parce que toutes les pistes qu’il avait suivies en rattachant Charles Perrault aux contes en prose avaient abouti à une impasse (p. iv). Une psychiatre, le Dr H.-A. Lauzier-Dèsprez, n’arrive cependant pas aux mêmes conclusions que Soriano, ne trouvant en Perrault qu’un névrosé homosexuel (« Essai de compréhension psychopathologique des Contes de Perrault », Entretiens psychiatriques, n o 11, 1965, pp. 103-143). Toujours est-il que Nicole Belmont estime, dans son compte-rendu de la recherche de Soriano, qu’« on aimerait voir la psychanalyse utilisée de façon moins naïve » (L’Homme, 1971, vol. 11, n o 5, p. 125), de sorte que, lui aussi, René Godenne « reste sceptique » devant les interprétations de Soriano et conclut que « le livre de M. Soriano appelle les plus nettes réserves » (Études littéraires, août 1970, vol. 3, n o 2, p. 252). Même son de cloche chez Jacques Barchilon qui parle d’« un livre important, qui aura son Un regard autre sur les contes de Perrault 217 d’abord vivement contestée avant d’être saluée dix ans plus tard par la critique, lors de sa réédition, comme un modèle de la recherche en sciences humaines » 89 . Il en fut peut-être ainsi parce qu’on n’a pas trouvé d’alternative plus satisfaisante à l’hypothèse de Soriano. 90 Nous en proposons une qui, quant aux critères de simplicité 91 et de cohérence servant à confronter les hypothèses rivales, me semble supérieure à celle de Soriano qui néglige par ailleurs certains faits importants que nous avons signalés et dont notre piste de travail semble heureusement rendre bien compte. Au lecteur d’en juger en se rappelant qu’une hypothèse est une proposition ouverte à ce qui peut l’affiner, la modifier… ou la miner ! 92 Dans le monde des hypothèses où règnent les probabilités, le mot d’ordre n’est-il pas : « Qui dit mieux » ? influence, mais qu’on ne saurait lire sans trop de caution » (French Review, vol. 43, n o 1, octobre 1969, p. 189). 89 « Marc Soriano : 1918-1994 », Encyclopedia Universalis, Universalia 1995, p. 541. 90 « On pourrait contester ces conclusions [à savoir celles sur l’épisode psychotique de Perrault], mais l’hypothèse est séduisante et M. Soriano mène sa démonstration de façon magistrale » (Anne Clancier, Psychanalyse et critique littéraire. Toulouse, Privat, 1973, p. 185). 91 Pour s’en tenir à un exemple, Marc Soriano confesse (p. 372) qu’il a lu et relu les contes en prose « pendant des jours et des semaines » à la recherche d’un lapsus qui aurait pu lui indiquer une piste. Il crut en trouver un dans le titre du conte Les Fées où ne figure qu’une seule fée, mais il se pourrait bien que ce pluriel renvoie beaucoup plus simplement (et sans recourir à l’inconscient) aux diamants et aux pistoles que crache l’héroïne et qui, véritables fées, ont beaucoup plus de pouvoir que ses douces paroles sur la mère de cette dernière et, selon toute apparence, sur le fils du roi qui semble plus intéressé par sa dot qu’à son discours. Le conte remettrait ainsi en question l’optimisme de Mlle L’Héritier sur le pouvoir féerique du doux et courtois langage qui vaudrait mieux que riche héritage, tel qu’exposé dans ses Enchantements de l’éloquence ou les effets de la douceur. En laissant entendre, de façon aussi absurde que satirique et à l’encontre de la moralité qui termine le conte, que l’argent est plus puissant que les vertus de l’honnête homme (thème qui sera repris dans Cendrillon où l’argent est remplacé par un protecteur), le fils Perrault donne un indice, joint au fait qu’il n’a pas retenu Marmoisan qui lui avait été offert, à l’effet que ses Contes de ma mère l’Oye ne sont pas ceux que Mlle L’Héritier a loués dans ses Œuvres meslées. Par ailleurs, il est curieux que Soriano n’ait pas vu et considéré comme un lapsus que le marquis de Carabas, dans le Chat botté, est une fois qualifié de comte, bien qu’il cite le passage où se trouve l’erreur (p. 264). 92 À cet égard, le présent article corrige et nuance certaines affirmations de l’Enquête sur les contes de Perrault (op. cit.) relatives notamment au sens de la préface des contes en vers et à la finalité des interventions du Mercure galant reliées au fils Perrault.