eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Les formes de l’acte et de la scène: théorie et pratique chez d’Aubignac

2011
B. J. Bourque
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Les formes de l’acte et de la scène : théorie et pratique chez d’Aubignac B. J. B OURQUE Les formes de l’acte et de la scène sont des conventions traitées par l’abbé d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre (1657), ouvrage qui vise à enseigner le métier de dramaturge. Composantes intégrales de la structure externe 1 de la pièce, les actes et les scènes comportent des éléments qui créent des difficultés à d’Aubignac théoricien qui, en général, fonde ses idées sur l’expérience plutôt que sur la logique. D’Aubignac praticien est également contrecarré par ces éléments. Les trois pièces qui sont attribuées à l’auteur, c’est-à-dire La Pucelle d’Orléans (1642), La Cyminde ou les deux victimes (1642) et Zénobie (1647), 2 permettent une analyse approfondie de la pratique aubignacienne dans le contexte de la théorie sur le fonctionnement d’un ouvrage dramatique. Ces œuvres révèlent que d’Aubignac ne réussit pas à appliquer intégralement ses propres règles sur les formes de l’acte et de la scène. I. - Les Actes D’Aubignac affirme qu’à l’instar des dramaturges grecs et latins de l’Antiquité, une pièce devrait comporter cinq actes, par respect de l’accoutumance et de la patience des spectateurs : 1 Nous empruntons ce terme à Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1950, p. 12. 2 La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose, Paris : Targa, 1642 ; La Cyminde ou les deux victimes, tragédie en prose, Paris : Targa, 1642 ; Zénobie, tragédie. Où la vérité de l’Histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du Poème Dramatique, Paris : Courbé, 1647. On attribue une quatrième tragédie à d’Aubignac, Le Martyre de Ste Catherine, publiée en 1649. Cependant, cette pièce en vers n’est probablement pas l’œuvre de cet auteur. B. J. Bourque 174 […] nous ne pouvons approuver une Pièce de Théâtre s’il y a plus ou moins de cinq Actes ; parce que nous étant imaginés ce Poème d’une certaine grandeur et d’un certaine durée, les Actes nous paraissent trop longs, s’il y en a moins ; et trop courts, s’il y en a davantage. 3 Hélène Baby fait remarquer que cette théorie illustre bien les « difficultés méthodologiques de d’Aubignac, décidément incapable de fonder exclusivement en raison l’ensemble des règles de l’art dramatique : l’expérience vérifie le fait et le fait autorise le droit. Mais ce raisonnement sur les actes pose un problème puisque c’est par l’expérience de ce qui lasse le spectateur que s’établissent la plupart des règles : comment dès lors ne pas tenir compte des pièces à succès ? » 4 D’ailleurs, l’auteur de La Pratique du théâtre avoue que les pièces anciennes ne sont pas toujours limitées à cinq actes ; parfois, elles en ont six ou sept. 5 Dans d’autres cas, les divisions en actes chez les Anciens sont très difficiles à identifier. À propos des comédies d’Aristophane, d’Aubignac déclare : […] elles ont toutes le Prologue à la façon de la Tragédie Grecque ; mais elles ne sont pas toutes pareilles : Il y en a qui sont bien régulières, et d’autres si pleines de confusion, qu’il est très difficile d’en compter les Actes distinctement, comme dans les Oiseaux, où l’on ne peut dire au vrai, quel est le premier chant du Chœur, combien il y a d’Actes, et où commence le second. 6 Par conséquent, l’exemple des poètes grecs et latins entrave la tentative de l’abbé d’invoquer une autorité à l’appui de sa thèse. Le nombre d’actes idéal d’une pièce de théâtre ne peut être trouvé dans les pièces antiques. La division de la pièce en actes est étroitement liée à la notion de la longueur d’un ouvrage dramatique. D’Aubignac préconise que chacun des cinq actes contienne « trois cents vers ou un peu plus », si bien que la pièce devrait avoir de quinze à seize cents vers. 7 Le « un peu plus » est donc équivalent à trois cent vingt vers. Encore une fois, d’Aubignac se préoccupe de la patience des spectateurs, fondant sa théorie sur l’expérience plutôt que sur la raison : [J’ai] toujours remarqué que la patience des Spectateurs ne va guère plus loin ; […] car il est assez ordinaire à tout le monde de souffrir plus 3 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2001, p. 325. 4 Hélène Baby, La Pratique du théâtre, p. 325n. 5 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 326. 6 Ibid., p. 328. 7 Ibid., p. 325. Dans sa révision manuscrite, d’Aubignac remplace les mots « quinze à seize » par « seize à dix-sept ». Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 175 volontiers, et même avec quelque divertissement, une Pièce de Théâtre de moyenne grandeur dans laquelle il y aura quelques endroits qui déplairont, qu’une autre plus accomplie, quand elle passe de beaucoup cette mesure ; nous trouvons des excuses aux manquements du Poète, mais la lassitude et l’ennui ont cela de particulier qu’ils nous rendent les meilleures choses insupportables. 8 Scherer fait remarquer que la longueur des pièces classiques est légèrement au-dessus de la moyenne établie par d’Aubignac. 9 Quant aux pièces en prose au dix-septième siècle, la longueur est « sensiblement équivalente à celle des pièces en vers, à condition qu’elles aient cinq actes ». 10 Des trois tragédies de d’Aubignac, La Cyminde ou les deux victimes est la plus courte, avec à peu près quatorze mille mots. Zénobie, la plus longue, a environ dix-sept mille mots, tandis que La Pucelle d’Orléans comporte à peu près seize mille mots. Établissant l’équivalence d’un vers à entre huit et dix mots, nous en concluons que la pratique de d’Aubignac dans La Pucelle d’Orléans est conforme à sa théorie sur la longueur d’une pièce. Par contre, celle de Zénobie est légèrement au-dessus de la limite établie par le théoricien 11 . La Cyminde ou les deux victimes est un peu au-dessous de la longueur minimale. La théorie de d’Aubignac traite aussi du sujet de l’équilibre des actes, souci des dramaturges classiques. 12 Le théoricien recommande au poète de diviser les actes « en telle façon qu’ils ne soient point fort inégaux, s’il est possible, et que les derniers aient toujours quelque chose de plus que les premiers, soit par la nécessité des événements, ou par la grandeur des passions, soit pour la rareté des spectacles » 13 . Il explique que pour atteindre ce but, le dramaturge doit connaître intégralement son sujet avant de composer sa pièce : […] car celui qui connaît un Tout, en sait bien les parties ; mais celui qui ne le connaît qu’à mesure qu’il le divise, se met en état de le diviser très mal, et fort inégalement. 14 La source citée dans la marge est Aristote. Baby fait remarquer que d’Aubignac fait référence au septième chapitre de La Poétique, 15 où le Philo- 8 Ibid., pp. 325-326. 9 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 196. 10 Ibid., p. 196. 11 Cependant, la longueur de Zénobie est conforme à la limite établie dans la révision manuscrite de La Pratique du théâtre. 12 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 201. 13 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 340. 14 Ibid., p. 340. 15 La Pratique du théâtre, p. 340n. B. J. Bourque 176 sophe parle de la longueur souhaitable d’une histoire pour que « la mémoire puisse retenir aisément » 16 . Manifestement, d’Aubignac fonde encore une fois sa théorie sur l’expérience, de sorte que sa tentative d’invoquer une autorité à l’appui de ses idées témoigne un certain manque de profondeur. Dans ses pièces, d’Aubignac n’applique pas rigoureusement sa théorie sur l’équilibre des actes. Chacun des actes de La Cyminde ou les deux victimes est plus court que celui qui le précède, la plus grande différence étant de sept cents mots environ ou de soixante-dix à quatre-vingt-dix vers. De même, dans La Pucelle d’Orléans, chacun des trois derniers actes est plus court que le deuxième et, à l’exception du quatrième acte, est plus court que le premier. La différence entre l’acte le plus long (II) et les actes les plus courts (III et V) est d’environ neuf cents mots, c’est-à-dire de quatre-vingtdix à cent quinze vers. Dans Zénobie, la plus grande inégalité se trouve entre les actes IV et II, c’est-à-dire à peu près huit cents mots, ce qui donne une équivalence d’entre quatre-vingts et cent vers. Quoique le dernier acte soit plus long que les actes II et III, il est nettement plus court que le premier. Nous en concluons que d’Aubignac n’applique pas sa théorie intégralement dans ses trois pièces. Bien que ses actes ne soient pas « fort inégaux », le dramaturge ne suit pas son propre avis que les derniers soient toujours plus substantiels que les premiers. D’Aubignac théoricien est moins rigide quant à l’idée qu’un nouveau personnage devrait ouvrir chaque acte. Il ne la désapprouve pas pourvu que la présence de ces personnages soit bien préparée et que cette diversité ne manque pas de naturel. 17 Cette règle, souvent respectée dans les tragédies des Anciens, 18 n’est donc pas absolue pour d’Aubignac : […] il vaut beaucoup mieux diviser ses Actes en telle sorte, que chacun d’eux soit considérable par quelque beauté particulière, c’est-à-dire, ou par un incident, ou par une passion, ou par quelque autre chose semblable. 19 L’auteur de La Pratique du théâtre ne l’applique pas intégralement dans ses trois pièces. Dans La Pucelle d’Orléans, l’héroïne ouvre les quatrième et cinquième actes. Dans l’acte II et l’acte IV de La Cyminde ou les deux victimes, c’est le roi qui débute, alors que Diorée est la première à parler dans les deuxième et troisième actes de Zénobie. À de rares exceptions près, d’Aubignac est d’avis que le personnage qui ferme un acte ne devrait pas ouvrir le suivant. Cette théorie provient de la règle de la vraisemblance, « la première et la fondamentale de toutes les 16 Aristote, cité par Baby, La Pratique du théâtre, p. 340n. 17 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 341-342. 18 Cf. Baby, La Pratique du théâtre, p. 341n. 19 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 342. Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 177 règles » 20 , qui exige qu’un acteur doive avoir le temps de faire l’action pour laquelle il est sorti de la scène. Pour couronner son argument, le théoricien déclare : « […] l’expérience découvrira la vérité de ce raisonnement » 21 . Comme l’affirme Baby, « impuissant à prouver la nécessité logique de son raisonnement, d’Aubignac fait encore une fois appel à l’expérience, invérifiable, du spectateur » 22 . D’Aubignac fait une exception à sa règle si le personnage « a peu de choses à faire, et qu’il n’aille guère loin » 23 . Dans ce cas, il peut ouvrir l’acte qui suit. La Cyminde ou les deux victimes et Zénobie sont conformes à la règle générale établie par d’Aubignac. Dans ces deux pièces, le personnage qui ferme un acte n’est pas celui qui ouvre le suivant. Une exception se trouve dans La Pucelle d’Orléans où le Comte ferme l’acte II et ouvre l’acte III. La division de la pièce en actes entraîne à sa suite la notion d’entracte, sujet traité dans le chapitre III, 6 de La Pratique du théâtre. Comme il le fait ailleurs dans son ouvrage, le théoricien compare la poésie dramatique avec la peinture. Il explique que l’action d’une pièce, comme l’image d’un tableau, ne peut être vue dans toutes ses circonstances puisqu’elle comporte des détails superflus, incommodes ou horribles : […] on y suppose des combats de deux armées entières que l’on ne saurait voir, des redites qui seraient ennuyeuses si elles étaient ouïes, et des actions qui seraient horribles à voir et à faire […]. 24 Le principal avantage que le Poète peut tirer des Intervalles des Actes est, Que par ce moyen il se peut décharger de toutes les choses embarrassantes, et de toutes les superfluités de son Sujet : car s’il ne peut rien retrancher de sa matière, et qu’il craigne d’en avoir trop, il en doit supposer toutes les rencontres incommodes derrière la Tapisserie, et surtout dans ces Intervalles qui lui fourniront un temps convenable pour tout exécuter. 25 20 Ibid., p. 346. 21 Ibid., p. 345. 22 Baby, La Pratique du théâtre, p. 345n. 23 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 345. La pratique des contemporains de d’Aubignac applique en général cette formule. Dans les cas où le même personnage ferme un acte et ouvre celui qui suit, cependant, ces dramaturges sont moins soucieux que l’abbé de la règle des vraisemblances, la sacrifiant parfois à la nécessité de bien séparer les actes. Sur ce sujet, voir Scherer, La Dramaturgie classique en France, pp. 211-213. 24 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 349. 25 Ibid., p. 353. B. J. Bourque 178 Comme l’affirme Bénédicte Louvat, « l’entracte est donc, dans le théâtre classique et tout particulièrement dans la tragédie, une sorte d’abcès de fixation, un objet fourre-tout qui permet de régler tous les paradoxes inhérents à l’application stricte de la vraisemblance et des bienséances » 26 . De même que le peintre doit évoquer dans son tableau ce qu’il cache, de même le dramaturge doit faire comprendre dans sa pièce les actions qu’il ne veut pas montrer. Les intervalles des actes, suivis de récits ou de simples dialogues qui transmettent les détails dissimulés, lui permettent d’arriver à cette fin, l’illusion étant facilitée au moyen du divertissement de la musique. 27 Toutefois, puisque le lieu de la scène est « ouvert et exposé aux yeux des Spectateurs » 28 , le dramaturge doit prendre soin de ne pas violer les vraisemblances en supposant dans l’intervalle d’un acte une action qui ne peut avoir été faite sur le lieu de la scène sans être vue. 29 L’exemple que donne d’Aubignac de cette « faute très grossière » 30 est tiré de L’Amour tyrannique de Georges de Scudéry : Comme il me souvient d’avoir assisté à la représentation d’un Poème, d’ailleurs assez considérable, dont la Scène était au pied d’un bastion de la ville assiégée, et sur lequel on voyait des gens armés pour sa défense : et puis dans l’Intervalle d’un Acte, on supposa que la ville avait été forcée et prise, sans que néanmoins on eût vu ce bastion attaqué ni défendu durant ce temps, ce qui était contre la vraisemblance . 31 De toute évidence, la théorie de d’Aubignac postule un rapport extrêmement limité et sans imagination entre le spectateur et l’image de la scène. 32 26 Bénédicte Louvat, La Poétique de la tragédie classique, Paris : Sedes, 1997, p. 82. 27 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 349-350, 352. 28 Ibid., p. 353. Dans sa note en bas de page, Baby écrit : « On a ici la confirmation de l’absence du rideau entre les actes », idée soutenue en 1950 par Scherer. Ce dernier déclare que « le rideau, quand rideau il y a, ne vient point cacher la scène pendant les entr’actes » (La Dramaturgie classique en France, pp. 173-174). C. J. Gossip souligne le maniement trop difficile du rideau au dix-septième siècle : « [...] seventeenth-century technology, and that of the eighteenth century too, for that matter, simply could not cope with the frequent movement of a large, heavy curtain », An Introduction to French Classical Tragedy, London : MacMillan, 1981, p. 27. 29 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 353. 30 Ibid., p. 353. 31 Ibid., p. 353. Baby affirme : « Contrairement à ce que suggère Pierre Martino qui propose une pièce d’Auvray, La Dorinde, la pièce évoquée ici est la célèbre pièce de Scudéry, L’Amour tyrannique (1638) », La Pratique du théâtre, p. 160n. 32 Cf. Mark Franko, « Act and Voice in Neo-Classical Theatrical Theory : D’Aubignac’s Pratique and Corneille’s Illusion », Romanic Review, 78 (1987), 311-326, p. 316. Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 179 Comme l’affirme Baby, « l’auteur de La Pratique parie bien sur un effet de réel absolu au moment du spectacle et dépendant précisément de la disparition de la faculté raisonnante du spectateur ; mais comme le montre son jugement sur les pièces irrégulières, l’illusion doit être confirmée par un jugement qui fera retour sur la nature de ladite illusion » 33 . Dans La Cyminde ou les deux victimes, le dramaturge se sert d’intervalles des actes pour faire supposer les événements suivants : la tentative de la part d’Ostane d’empêcher la substitution de la victime du sacrifice, entre les actes I et II ; l’attaque contre le palais par le peuple, entre II et III ; la tentative de la part de Calionte de sauver les deux victimes, entre III et IV ; et la tentative de sauvetage de Cyminde par Ostane, entre IV et V. Dans chaque cas, l’intervalle fournit au dramaturge le temps convenable pour introduire dans la pièce tous les détails de sa matière et lui donne le moyen de garder la règle de l’unité de lieu. Dans le cas de l’intervalle entre les actes II et III, le procédé lui permet de cacher une scène de violence. D’Aubignac se sert de récits ou de simples dialogues afin de communiquer au public ce qu’il a dissimulé dans les entractes, tout en respectant la règle des vraisemblances. Il applique donc sa théorie intégralement dans sa Cyminde. Dans Zénobie, le dramaturge emploie les intervalles pour cacher la conquête sanglante par Aurélien de la ville de Palmyre, entre les actes I et II, pour faire supposer la tentative d’évasion de la part de Zénobie, entre II et III, pour dissimuler la capture violente de la reine, entre III et IV, et pour évoquer un laps de temps, entre IV et V. Au moyen de narrations et de simples dialogues, d’Aubignac réussit à transmettre les images horribles du combat et à créer l’illusion du temps écoulé, tout en gardant la règle de l’unité de lieu. La règle des vraisemblances n’est pas violée. De nouveau, d’Aubignac théoricien et d’Aubignac dramaturge sont en parfait accord. Dans La Pucelle d’Orléans, le dramaturge se sert des intervalles pour faire supposer les actions suivantes : la tentative de sauvetage de la Pucelle par le Comte, entre les actes I et II ; les préparatifs pour le procès, entre II et III ; la reprise du procès, entre III et IV ; et les préparatifs pour l’exécution de la Pucelle, entre IV et V. Conforme à sa théorie, l’auteur emploie des narrations et de simples dialogues pour faire comprendre ce qu’il ne veut pas faire voir. Par contraste avec les deux autres pièces de d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans fait mention du rideau entre certains actes. Malgré l’absence de ce procédé à l’époque, l’auteur indique à la fin du troisième acte que « le théâtre se ferme avec la toile de devant » 34 . Au début de l ’ acte IV, il introduit 33 Baby, La Pratique du théâtre, p. 664n. 34 Selon Lancaster, cette didascalie indique que La Pucelle d’Orléans fut sans doute jouée au Palais Cardinal, probablement la première salle à installer un rideau cachant tout le plateau. Cf. A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth B. J. Bourque 180 la didascalie suivante : « On ouvre le Théâtre, les Juges se trouvent assis, et la Pucelle debout, qui commence à parler. » Sans rideau, il est évident que le commencement de cette scène n’est pas réalisable, encore moins vraisemblable, problème mineur qui est facilement résolu en montrant les juges et la Pucelle prendre leurs places sous les yeux des spectateurs. En définitive, avec cette pièce d’Aubignac ne prêche pas d’exemple en ce qui concerne sa perspective théorique sur l’emploi des entractes. L’auteur fait de nouveau référence au rideau à la fin du quatrième acte - « Le Théâtre se referme » - bien qu’il n’en fasse pas mention au début de l’acte V. Dans ce cas, le problème qui se révèle est sans solution puisque la pièce ne garde plus intégralement la règle de l’unité de lieu, l’acte IV se déroulant dans le tribunal et l’acte suivant ayant lieu dans une cour. Il est possible que l’emploi du rideau entre les actes IV et V soit une tentative pour dissimuler une violation de la rigoureuse unité. 35 II. - Les Scènes Il convient maintenant d’étudier la subdivision de la pièce en scènes, procédé que l’on voit rarement dans la dramaturgie française avant le dixseptième siècle. 36 Selon d’Aubignac, l’acte manquera de variété s’il y a trop peu de scènes. Mais trop nombreuses, les scènes rendront la pièce plus agissante et ne permettront pas assez de répliques, de sorte que la confusion règnera dans l’esprit du spectateur. 37 Le théoricien déclare que l’acte d’une tragédie devrait contenir un minimum de trois scènes et un maximum de huit. De nouveau, il essaie de prouver le bien-fondé de sa théorie en faisant appel à l’expérience : […] l’expérience autorisera mon sentiment, ou en tout cas fournira des raisons pour le contredire et en avoir un meilleur. 38 Scherer affirme que la majorité des pièces classiques comportent entre vingt-cinq et quarante scènes. 39 Dans le cas des pièces en prose de Century, 5 parties en 9 vol., Baltimore : Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p. 359. Néanmoins, il est probable que La Pucelle d’Orléans en prose ne fut jamais jouée. 35 Sur ce sujet, voir B. J. Bourque, « L’Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique », Papers on French Seventeenth Century Literature, 35 (2008), 589-601, pp. 600-601. 36 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 214. 37 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 362-363. De nouveau, d’Aubignac se préoccupe des réactions négatives du public. 38 Ibid., p. 363. Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 181 d’Aubignac, la moyenne est de vingt-neuf scènes. La Cyminde ou les deux victimes en contient vingt-six, Zénobie en a vingt-neuf et La Pucelle d’Orléans en a trente-deux. Scherer fait remarquer que le nombre total de scènes dans une pièce pourrait constituer un indicateur de la rapidité de l’œuvre. 40 Cette théorie est applicable aux tragédies de d’Aubignac. La Cyminde ou les deux victimes, qui comporte le moins de scènes parmi les trois pièces, contient beaucoup de répliques. Le rythme de la pièce est donc assez lent, comme c’est surtout le cas au quatrième acte qui ne comporte que trois scènes et dans lequel Cyminde et Arincidas discutent fort longuement du choix de la victime du sacrifice, chacun voulant surpasser l’autre en amour. Dans La Pucelle d’Orléans, œuvre au plus grand nombre de scènes parmi les trois pièces, les allées et venues des personnages sont plus rapides. Les actes I et V contiennent huit scènes chacun, nombre nécessité par l’entrée en scène de plus de la moitié des personnages au premier acte et par l’exigence de l’auteur de créer un dénouement rapide. La rapidité de Zénobie se trouve à mi-chemin entre les deux autres pièces, le nombre de scènes variant de trois, dans l’acte I, à sept, dans chacun des actes III, IV et V. La théorie de la rapidité d’une pièce basée sur le nombre de scènes pourrait donc s’appliquer aux actes individuels qui constituent la pièce. 41 Les trois scènes du premier acte de Zénobie sont longues ; elles accentuent les paroles plutôt que le mouvement des personnages. Dans les autres actes, la présence sur scène des personnages est plus courte, ce qui rend le rythme de la pièce plus enlevé. Selon d’Aubignac, le découpage des scènes est déterminé par le changement des personnages : Le dernier sens auquel on s’est servi du mot de Scène, et dont nous avons seulement ici besoin, est pour signifier cette partie d’un Acte qui apporte quelque changement au Théâtre par le changement des Acteurs. 42 De nouveau, l’auteur de La Pratique du théâtre fonde sa théorie sur l’expérience et n’offre aucun argument à l’appui de sa position. La source citée dans la marge est Gerardus Joannes Vossius, contemporain hollandais de d’Aubignac, qui ne fait que confirmer l’absence du découpage de l’acte en scènes dans les pièces des Anciens. 43 En ce qui concerne la pratique, le 39 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 198. 40 Ibid., p. 197. 41 Ibid., p. 203. 42 Ibid., p. 358. 43 « Mais la division de la pièce en actes est ancienne et a été faite par les poètes euxmêmes. Mais le partage d’un acte en scènes a été fait par les grammairiens et ne B. J. Bourque 182 précepte n’est pas toujours appliqué dans les pièces de la première moitié du dix-septième siècle. Souvent, une nouvelle scène n’est pas créée malgré l’entrée ou la sortie d’un acteur. En fait, la règle n’est pas suivie rigoureusement avant la seconde moitié du dix-septième siècle. 44 D’Aubignac ne l’applique pas toujours dans ses propres tragédies en prose. À la troisième scène de l’acte III de La Pucelle d’Orléans, Canchon, Despinet et Mide quittent le théâtre sans qu’une nouvelle scène soit créée. Tout pareillement, dans Zénobie, il existe une scène que la théorie de d’Aubignac aurait coupée en deux. Il s’agit de la deuxième scène de l’acte II où Diorée annonce l’arrivée de Marcellin. 45 La Cyminde ou les deux victimes est la seule tragédie de d’Aubignac qui se conforme fidèlement à la théorie de l’auteur concernant le découpage des scènes. D’Aubignac identifie quatre sortes de liaisons de scènes, c’est-à-dire de présence, de recherche, de bruit et de temps. 46 Comme il le fait ailleurs, l’abbé fonde ses théories sur l’expérience, invoquant la pratique des Anciens pour illustrer ces idées. De plus, comme le note Baby, les assertions du théoricien ne sont pas toujours exactes : En fait, dans le théâtre de Plaute, cette liaison [c’est-à-dire de recherche] n’est pas si répandue. 47 figure pas dans les anciens recueils de Térence et de Plaute. » (Vossius, Poeticarum Institutionum, cité et traduit par Baby, La Pratique du théâtre, p. 358n.). 44 Scherer nous fournit l’exemple des Bergeries (1625) de Racan dont une scène équivaut à sept scènes, selon la loi établie par d’Aubignac, et dont une autre devrait être coupée en huit scènes (La Dramaturgie classique en France, p. 215). Honorat de Bueil, seigneur de Racan (1589-1670), nomme d’abord cette pièce Arthénice. 45 Scherer cite cet exemple dans sa Dramaturgie classique en France. Il offre une explication de la décision prise par d’Aubignac de ne pas créer une nouvelle scène : « [...] on y voit entrer Diorée au début de la scène, puis Marcellin. Mais Diorée n’est là que pour annoncer l’arrivée de Marcellin, et la partie de la scène où elle intervient n’a que trois lignes : il ne valait pas la peine d’en faire une scène séparée », La Dramaturgie classique en France, p. 217. D’ailleurs, Diorée est un personnage qui a très peu d’importance. Pourtant, la scène II, 4 de Zénobie ne comporte que quarante et un mots et est nécessitée par la sortie de Cléade, personnage mineur. 46 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 360-362. Dans ses écrits théoriques, Corneille parle de trois sortes de liaisons : la liaison de présence et de discours, celle de vue et celle de bruit. Cf. Pierre Corneille, Examen de La Suivante, in Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris : Gallimard, 1980, t. I, pp. 390-391 ; Discours des trois unités, in Œuvres complètes (1987), t. III, pp. 177-178. 47 Baby, La Pratique du théâtre, p. 360n. Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 183 […] contrairement à ce qu’affirme d’Aubignac, cette liaison [c’est-à-dire de recherche] est absente du théâtre de Térence, où le personnage entrant en scène trouve présent celui ou celle qu’il cherche. 48 Malgré les affirmations de d’Aubignac, aucune pièce de Plaute ne présente de liaison de bruit. 49 Dans les tragédies de d’Aubignac, c’est la liaison de présence qui est la plus répandue, « quand en la Scène suivante il reste sur le Théâtre quelque Acteur de la précédente » 50 . Toutes les scènes de Zénobie sont liées de cette façon. Dans La Pucelle d’Orléans, une exception se trouve dans la liaison des scènes II, 2 et II, 3 qui se fait par le temps. Dans cette sorte de liaison, « un Acteur qui n’a rien à démêler avec ceux qui sortent du Théâtre, y vient aussitôt après ; mais dans un moment si juste, qu’il n’y pourrait raisonnablement venir plus tôt ni plus tard » 51 . La liaison des scènes n’est pas claire dans l’acte IV de cette même pièce. À la troisième scène, la Comtesse, en présence du Comte, du Duc et du Baron, tombe sur les bras de Dalinde. À la scène suivante, d’Aubignac ne fait mention ni de la Comtesse ni de sa suivante, et la scène se termine par la réplique du Comte qui demande au Baron et au Duc de le laisser seul. À la cinquième scène, au lieu du Comte, c’est Dalinde qui est sur scène « en emportant la Comtesse ». Dans La Cyminde ou les deux victimes, il y a trois liaisons de scènes qui se font par le temps, c’est-à-dire entre les scènes III, 1 et III, 2, les scènes III, 2 et III, 3 et les scènes IV, 2 et IV, 3. Les autres scènes de la pièce sont liées par la présence. Quant à la liaison de bruit - lorsqu’un personnage survient lors d’un bruit qui se fait sur le théâtre - et la liaison de recherche - quand un acteur vient sur la scène pour chercher celui qui en sort - nous n’en trouvons aucun exemple dans les tragédies de d’Aubignac. * Dans sa Défense de la Sophonisbe, Jean Donneau de Visé déclare que l’abbé d’Aubignac « a donné des règles qui lui ont été inutiles ; il n’a jamais su, ni faire de pièces achevées, ni en bien reprendre, ni même en faire faire à ceux qui ont pris de ses leçons ». 52 Il va sans dire que les commentaires moqueurs de Donneau de Visé sont exagérés. Personnage à l’esprit querelleur, 48 Ibid. 49 Ibid., p. 361n. 50 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 360. 51 Ibid., p. 361. 52 Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille. Par M. Dauneau de Visé, in Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et Racine, éd. François Granet, 2 vol. en 1 vol., Hildesheim : Georg Olms Verlag, 1975, t. I, p. 157. B. J. Bourque 184 d’Aubignac fut une cible facile pour ces ennemis, toujours est-il que son système théorique influença beaucoup l’art dramatique français au dixseptième siècle. 53 Œuvres médiocres, les tragédies en prose de l’auteur ont néanmoins une grande valeur historique et culturelle. N’empêche que l’abbé est parfois gêné par les notions dramaturgiques qu’il traite dans sa Pratique du théâtre et par l’application de ces théories dans ses propres ouvrages dramatiques. D’Aubignac s’efforce sans vain d’énoncer une doctrine cohérente sur les formes de l’acte et de la scène. Certains éléments, tels la longueur d’une pièce, le nombre d’actes et de scènes, l’ouverture et l’équilibre des actes, et le découpage des scènes, obligent le théoricien à fonder ses idées sur l’expérience plutôt que sur la logique. En ce qui concerne la pratique de l’auteur, nous avons constaté une application contradictoire de la théorie aubignacienne quant à plusieurs aspects des actes et des scènes. La longueur de Zénobie dépasse, bien que légèrement, la limite qu’établit le théoricien avant le remaniement manuscrit de sa Pratique du théâtre. Les références au rideau dans La Pucelle d’Orléans signalent un écart entre la théorie et la pratique de l’auteur concernant l’emploi vraisemblable des entractes. De plus, les règles concernant l’ouverture et l’équilibre des actes et celles qui gouvernent le découpage et la liaison des scènes ne sont pas appliquées d’une façon rigoureuse dans les trois pièces. 53 Scherer affirme que d’Aubignac « n’occupe pas la place qu’il mérite, et qui est à notre sens une des toutes premières, parmi les grands critiques du XVII e siècle », La Dramaturgie classique en France, p. 10.