eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Polygraphie ou mémoires éclatés? L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie

2011
Adelaide Cron
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Polygraphie ou mémoires éclatés ? L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie A DELAÏDE C RON (Université Paris III - Sorbonne Nouvelle et Université de Picardie - Jules Verne) L’œuvre de Mme Dunoyer, l’une des premières femmes françaises à avoir fait carrière dans le journalisme d’après Jean Sgard et la première femme à avoir pratiqué le journalisme polémique d’après Henriette Goldwyn 1 , peut apparaître comme polygraphique à plusieurs niveaux : Mme Dunoyer est à la fois la rédactrice de journaux, comme l’éphémère Nouveau Mercure Galant des Cours de l’Europe qui connut seulement deux parutions en 1710, ou la Quintessence des Nouvelles dont elle fut rédactrice en chef de 1710 à sa mort en 1719, mémorialiste (ses Mémoires en 5 tomes paraissent pour la première fois en 1710-1711), et auteur à succès des Lettres historiques et galantes publiées et régulièrement rééditées et augmentées de 1707 (peut-être 1704) à 1717. Ces Lettres se présentent comme une correspondance entre deux amies, l’une demeurant à Paris, l’autre voyageant en province, qui se rendent régulièrement compte des nouvelles et anecdotes dont elles ont entendu parler dans leurs lieux de résidence respectifs. Le fil narratif d’ensemble est très lâche, chaque nouveau tome se contentant de renouer le fil de la correspondance qui est supposée avoir été temporairement interrompue. Il s’agit clairement pour l’auteur d’utiliser le prétexte de la correspondance pour fournir à un public avide des récits variés de nouvelles supposées authentiques, comme cela se faisait souvent dans les journaux : les adjectifs « historiques » et « galantes » signalent à la fois une certaine unité du projet - les 1 Henriette Goldwyn, « Journalisme polémique à la fin du XVII e siècle : le cas de Mme Dunoyer », dans Femmes savantes, savoirs des femmes du crépuscule de la Renaissance à l’aube des Lumières, actes du colloque de Chantilly du 22 au 24 septembre 1995, Genève, Droz, 2000, p. 247-256. Adelaïde Cron 160 Lettres, publiées de Hollande comme les Mémoires, se veulent une chronique non autorisée et parfois très critique de la Cour de France, de la politique française et des persécutions envers les protestants 2 - et une diversité réelle qui fait cohabiter au sein de ce vaste ensemble de récits de faits divers spectaculaires ou sanglants dans la lignée de l’ancien genre des histoires tragiques, prodiges et superstitions, nouvelles sentimentales présentant des cas moraux assez complexes, récits grivois, nouvelles diplomatiques et chroniques galantes de la Cour, récits de voyage, vers et lettres considérés comme spirituels et recopiés à ce titre. Un tel foisonnement ne peut qu’amener à parler de polygraphie interne pour les Lettres, mais aussi pour les Mémoires qui multiplient anecdotes digressives et biographies brèves de personnages. Plus qu’entre les œuvres elles-mêmes et les genres de ces œuvres, c’est en un sens à l’intérieur de celles-ci que polyphonie et polygraphie font bon ménage. On pourrait se contenter de voir dans cette diversité le souci de succès commercial qui est celui de Mme Dunoyer, auteur qui vit essentiellement de sa plume après sa séparation d’avec son mari et son exil en Hollande. Rappelons en effet que cette Protestante originaire du sud de la France, convertie sous la pression au catholicisme lors de son mariage avec le catholique Monsieur Dunoyer, finit par quitter ce dernier en emmenant avec elle ses deux filles et ce au nom, affirment les Mémoires, du non-respect par le mari du pacte conclu entre l’époux et l’épouse au moment du mariage : les filles à venir du couple pourraient ne pas être contraintes à épouser des maris catholiques et leur liberté de conscience devrait être respectée. C’est donc tout autant en femme dont les démêlés conjugaux ont fait scandale qu’en journaliste déjà connue que Mme Dunoyer, forte du succès des Lettres, fait aussi paraître ses Mémoires. Ceux-ci se présentent avant tout comme un plaidoyer pour rétablir la réputation de l’auteur auprès du public, dans la lignée des célèbres Mémoires des sœurs Mancini parus en 1675 et 1676, à ceci près que la célébrité de Mme Dunoyer avant la publication des Mémoires, et notamment la connaissance qu’un large public avait de sa vie privée, n’a évidemment rien de comparable avec celle des fameuses sœurs. Les Mémoires furent fréquemment réédités avec les Lettres, et ce du vivant de l’auteur puis tout au long du XVIII e siècle, et de fait l’on retrouve dans les deux ouvrages, pourtant de genre différent et de finalité apparemment divergente - informer et plaire pour vendre, défendre la réputation de l’auteur - des épisodes et des personnages communs : l’un des 2 C’est cet aspect qui pour Henriette Goldwyn rapproche les Lettres des Mercures, feuilles journalistiques caractérisées par leur caractère fortement polémique, la diversité foisonnante des thèmes abordés qui en fait des textes hybrides et leur ton volontiers satirique et humoristique. Voir Henriette Goldwyn, op. cit., p. 248. L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 161 tomes s’ouvre ainsi sur l’histoire d’une jeune dame qui a eu le malheur d’épouser un certain Monsieur Desnoyers. Les Lettres font aussi le portrait très négatif de Jean Cavalier, le célèbre chef camisard qui fut le prétendant infidèle d’une des filles de Mme Dunoyer, idylle malheureuse dont il est question dans les Mémoires : la différence est que dans les Lettres ce portrait négatif se présente comme objectif et sans lien avec la biographie de l’épistolière. Reste que le lecteur qui a lu les Lettres avec attention et qui découvre les Mémoires peut aisément faire le rapprochement : le point de vue censément objectif de l’épistolière des Lettres vient en quelque sorte renforcer de l’extérieur le point de vue violemment hostile et ouvertement personnel des Mémoires. Vers une autobiographie éclatée Peut-on alors encore vraiment parler de polygraphie, ou a-t-on affaire à une œuvre d’ensemble qui offre l’originalité de présenter différents points de vue complémentaires ? Le fait est que les différents textes publiés par Mme Dunoyer semblent en partie faits pour être lus les uns avec les autres. Les Lettres et les Mémoires, sauf exception, ne relatent pas la même chose mais on constate l’existence d’un système d’écho qui organise l’ensemble qu’ils forment ; et nombre de ces échos, présents dans des anecdotes à dimension historique ou relatant des problèmes conjugaux, font référence à la vie ou à la personnalité de Mme Dunoyer, à moins que ce ne soient celles-ci qui constituent un exemple révélateur d’une destinée prise dans l’histoire collective, tant les deux sont imbriquées chez elle. On a déjà cité l’exemple de la biographie très négative de Jean Cavalier, soupirant infidèle de la fille cadette de Mme Dunoyer, qui se trouve dans les Lettres, semblant rétrospectivement préparer ou annoncer le rôle désastreux qui sera le sien dans les Mémoires. On ne saurait toutefois qualifier les Lettres d’autobiographie à clefs, du moins à l’époque de leur publication avant les Mémoires, car l’histoire de Mme Dunoyer n’était sans doute pas assez connue pour que le lecteur rapproche le ton hostile de la biographie de la vie de l’auteur ; le rapprochement apparaît en revanche inévitable pour qui connaît les deux textes. L’histoire de l’abbé de Bucquoit, dissident religieux embastillé qui parvient à s’évader, semble quant à elle relever pleinement d’une écriture typique des Mercures, relatant l’histoire d’un opposant au pouvoir de Louis XIV sous un jour favorable à ce dernier et étant insérée dans plusieurs lettres, d’où un aspect fragmentaire et un effet de tension narrative qui n’est pas sans évoquer l’art du feuilleton : demandée par l’amie parisienne, elle est relatée par l’amie voyageuse qui fragmente son récit car, prétend-elle, il Adelaïde Cron 162 est trop long pour une seule lettre. Mais ce récit, qui s’impose comme particulièrement remarquable par sa longueur au point qu’il fut réédité comme un texte autonome, ne peut manquer, pour qui lit les Mémoires en se souvenant des Lettres, de faire écho aux péripéties de Mme Dunoyer ellemême qui fut emprisonnée pour être convertie au catholicisme puis qui quitta clandestinement la France à deux reprises, avant et après son mariage. Les Mémoires contiennent du reste eux-mêmes des lettres voire des extraits de correspondance entiers, comme lorsque Mme Dunoyer reproduit ses demandes d’aide financière à son époux en faveur de leurs filles et que celui-ci refuse, de même que les Lettres contiennent la longue biographie de l’abbé de Bucquoit. Les échos sont donc aussi présents sur le plan formel. Les Lettres reproduisent en outre des pans entiers du défunt Nouveau Mercure, et l’amie qui les envoie à sa correspondante pleine de curiosité (image du lecteur ? ) fait l’éloge de son auteur ! Mme Dunoyer semble donc bel et bien vouloir sauver son journal défunt de l’oubli en le réinsérant dans l’œuvre à succès que sont les Lettres : elle constitue en quelque sorte les Lettres en recueil d’une partie de ses œuvres. Il n’est d’autre part pas impossible que Mme Dunoyer ait envisagé de tenter de relancer le journal en attirant de nouveau l’attention des lecteurs sur lui : dans ce cas les extraits du Nouveau Mercure s’inscriraient davantage dans une pratique de type polygraphique, la journaliste auteur des Lettres saisissant l’opportunité que lui offre le succès de celles-ci pour republier sans scrupules ce qu’elle a déjà écrit. Les deux interprétations ne sont du reste pas incompatibles. Le seul véritable cas d’autobiographie déguisée dans les Lettres nous semble être le récit par l’une des amies du mariage de Monsieur « Desnoyers » avec une jeune fille, mariage qui est le fruit d’une tromperie et se solde de fait par une véritable escroquerie aux dépens de la mariée. Le fait que la correspondante ne commente pas ce récit comme elle le fait d’ordinaire met en évidence sa singularité. On a là comme une première esquisse des futurs Mémoires qui renforce l’impression de polygraphie interne qui se dégage de l’ensemble des Lettres. Au travers des cas de l’insertion du Nouveau Mercure comme de celui de l’esquisse autobiographique que nous venons d’évoquer, les Lettres apparaissent bel et bien comme ayant la capacité de contenir tous les genres (elles citent aussi des vers et des chansons), par-delà la diversité de thèmes et de tons des anecdotes qu’elles relatent le plus souvent. Elles sont comme un abrégé de l’œuvre tout entière ; la polygraphie interne devient alors le signe, non plus d’une recherche de succès et / ou d’une volonté d’informer sur le plus de sujets possibles, mais de l’affirmation oblique d’une figure auctoriale qui avance masquée tout en se désignant sans cesse. Avant d’oser L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 163 écrire ses Mémoires, dont l’anonymat est tout relatif 3 , Mme Dunoyer a composé une œuvre qui semble à la fois les préparer et préparer l’émergence d’une voix à la première personne plus affirmée et moins ambiguë. Les lecteurs qui lisent l’éloge de la rédactrice du Nouveau Mercure peuvent très bien savoir qu’il s’agit d’un éloge indirect de l’auteur des Lettres ellesmêmes. Mais cet éloge et cette affirmation restent comme à couvert. On peut du reste remarquer que même dans les Mémoires, dont elle n’hésite pas à évoquer l’écriture au début de leur tome IV dans l’édition originale 4 , jamais Mme Dunoyer ne se présente comme un auteur : évoquant les moyens de survie dont elle dispose en Hollande, elle ne parle que des coiffes de perruques qu’elle fabrique. Lorsqu’il est question des Mémoires, c’est toujours comme d’un plaidoyer et d’une arme dans le combat de l’auteur pour la vérité et la justice, et pour sa propre réhabilitation. De la polygraphe à l’autobiographe : le rôle des rééditions Le fait que la première édition posthume de l’ensemble, dès 1720, choisisse de regrouper les Lettres et les Mémoires, comme le feront de façon constante les nombreuses rééditions, montre bien que l’œuvre a été lue comme un ensemble à dimension autobiographique : l’amie de province est par exemple originaire du sud de la France et voyage dans les mêmes nations protestantes que Mme Dunoyer. Les Mémoires peuvent alors apparaître comme le développement et le complément des Lettres, voir à certains égards comme leur clef : on en apprend plus sur la vie « réelle » ou prétendue telle - s’agissant de Mémoires - de l’auteur qui a mis en scène les deux « amies », ses doubles, et sur les voyages et rencontres qui l’ont amenée à constituer son stock d’anecdotes. L’œuvre de Mme Dunoyer, qui peut apparaître, au début de la publication des Lettres, comme une œuvre de type journalistique alliant chronique, nouvelles dont le caractère véridique importe parfois assez peu et pamphlets, s’oriente avec la publication des Mémoires vers une sorte d’autobiographie éclatée et de ce point de vue diffractée : le point de vue des deux amies n’est pas tout à fait celui de la mémorialiste, même si elles peuvent par certains côtés apparaître comme ses masques. Une telle pratique mémorialiste est assurément singulière, non bien sûr dans le choix de mêler destinée individuelle et événements histo- 3 Il s’agit certes des Mémoires de Madame Du N** Ecrits par Elle-même, mais dès cette première édition les dédicaces à de grands personnages qui ouvrent chaque volume sont signés « A. M. Petit Du Noyer » (Anne-Marguerite Petit Dunoyer). 4 Mémoires de Madame du N** Ecrits par Elle-même, A Cologne, chez Pierre Marteau, 1710, tome IV. Adelaïde Cron 164 riques mais bien plutôt dans cette construction a posteriori d’un vaste ensemble, d’un massif mémorialiste à voix multiples. La question se complique si l’on prend en compte la parution en 1713 des Mémoires de Monsieur Dunoyer, réponse et contre-attaque aux Mémoires de son épouse, la même année de deux Dialogues de Mme Dunoyer avec sa fille cadette, l’amante délaissée de Jean Cavalier, qui ont pour but manifeste de ridiculiser Mme Dunoyer. Ils seront réédités avec les Mémoires de Mme Dunoyer dès l’édition posthume de 1720. Selon Joan Dejean c’est également en 1713 qu’aurait été jouée à Utrecht la comédie du Mariage précipité, qui présente sous un jour grotesque le mariage que Mme Dunoyer fit conclure à la hâte à sa fille délaissée par Cavalier : cette pièce au comique lourdement farcesque est dans la lignée des Mémoires de Monsieur Dunoyer, dont la grossièreté de ton très réel contraste avec le ton plus mesuré de son épouse, et son édition est d’ailleurs soi-disant introduite par Monsieur Dunoyer luimême à la fin de ses Mémoires. Ces derniers renouent donc en quelque sorte avec la pratique polygraphique, puisque Monsieur Dunoyer, s’il est bien l’auteur des Mémoires qui lui sont attribués, introduit et présente des chansons injurieuses et une pièce de théâtre violemment satirique visant son épouse et dont l’auteur reste anonyme, ainsi qu’un « Mémoire de ma fille Constantin », prétendument œuvre de la fille aînée du couple retournée vivre avec son père et qui accuse violemment sa mère : il s’agit bien d’« un mémoire » et non de « mémoires » comme dans le cas des parents, donc d’une pièce fournie comme document à verser à un dossier juridique, selon le sens premier du terme : ici le dossier en question est celui de l’accusation. Or l’ensemble de ces nouveaux textes de 1713 est écrit dans un style violemment satirique et souvent ordurier. Le prétendu Monsieur Dunoyer écrit ses Mémoires dans un but pamphlétaire et non autobiographique, ses Mémoires sont, comme ceux de sa femme mais de façon plus unilatérale, destinés à gagner la bataille de l’opinion : tel est du moins leur objectif affiché, qui ne peut manquer de laisser perplexe le lecteur : même en tenant compte de la violence pamphlétaire, le fait est que « Monsieur Dunoyer » présente de lui-même une image bien peu glorieuse : il a épousé sa femme pour des questions bassement matérielles, il ne s’en cache pas, et ses lamentations répétées de pauvre mari traqué par une épouse diaboliquement jalouse ne peuvent manquer de faire sourire. Joan Dejean en vient à se demander si l’auteur de ces étranges contre-mémoires ne serait pas Mme Dunoyer elle-même, désireuse de montrer via le discours agressif de Monsieur Dunoyer comment la calomnie s’y prend pour détruire une réputation ; il pourrait aussi s’agir d’une faction pro-catholique, mais sûre- L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 165 ment pas de Monsieur Dunoyer car celui-ci est avant tout un militaire de profession sans aspirations intellectuelles connues 5 . C’est donc au nom d’un argument relatif à l’identité sociale de l’auteur présumé que Joan Dejean émet son hypothèse ; ce sont plutôt des arguments internes au texte que nous mettrons ici en avant : le décalage entre le personnage vertueux qu’affirme être Monsieur Dunoyer et la grossièreté des anecdotes et du ton est trop grand pour que l’on n’y voie pas un effet de sens délibéré, qui serait donc le fait d’un auteur autre que le mari de Mme Dunoyer. Les Mémoires de « Monsieur Dunoyer » pourraient alors se rapprocher des cas de « première personne ironique » mis en évidence par René Démoris à propos de certains romans-mémoires : ces romans-mémoires offrent la particularité d’amener le lecteur à se distancier de la voix du narrateur à la première personne, dont le récit devient ainsi suspect. Ici, que le lecteur soupçonne ou non l’éventuelle supercherie, la voix de Monsieur Dunoyer apparaît disqualifiée de l’intérieur même du récit, mais plus encore par comparaison avec les Mémoires de Mme Dunoyer : dans l’œuvre de Mme Dunoyer ainsi reconstruite, la polygraphie se situerait alors à un autre niveau que celui de la dichotomie Lettres / Mémoires et de la diversité interne de ces deux textes. D’un côté Mme Dunoyer aurait écrit des Mémoires « au premier degré », à lire comme tels, de l’autre elle aurait rédigé un texte donnant fictivement la parole à l’acteur d’un fait divers scandaleux réel - la séparation des époux Dunoyer - tout en disqualifiant la parole concédée à ce dernier. L’écriture de deux types de mémoires, évidemment non recensés et décrits comme tels par les poétiques de l’époque, coïnciderait avec la distinction de deux voix : la polygraphie, à vertu non commerciale mais polémique et judiciaire, rejoint ici la polyphonie. De plus, la figure auctoriale qui se dessine à travers le nouveau massif de textes - constitué pour l’essentiel par le doublet des Mémoires - est désormais une figure d’avocat habile, de rhéteur qui n’hésite pas à feindre d’adopter le point de vue de l’adversaire pour mieux disqualifier ce dernier tout en feignant de laisser le public et jury trancher. Selon que l’on considère que la diversité générique relie Mémoires et Lettres ou Mémoires de Mme Dunoyer et Mémoires de Monsieur Dunoyer, la figure auctoriale qui se dessine change, passant de l’autobiographe au plaideur. Avocate habile d’elle-même, Mme Dunoyer prend en compte, selon les règles de la polémique, le point de vue adverse, mais son originalité est, si toutefois elle est bien à l’origine des prétendus contre-mémoires voire des autres textes comme les deux Dialogues, de feindre de donner la parole au parti adverse dans des textes 5 Joan Dejean, Tender Geographies. Women and the Origins of the Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991, p. 145. Adelaïde Cron 166 autonomes et non sous forme de simples citations ou références dans le texte qu’elle avoue comme sien. Ce sont donc plusieurs types de mémoires qui sont constitués en massif polygraphique. Si toutefois l’on considère que les Mémoires de « Monsieur Desnoyers », ainsi que les nomme leur premier éditeur, sont bien le fait d’une faction hostile à Mme Dunoyer qui prend la figure du mari et accessoirement de la fille aînée pour porte-parole, le fait que les éditeurs ayant publié les Lettres à titre posthume les aient le plus souvent fait suivre des Mémoires de Mme Dunoyer et assez souvent de ceux de son mari et des autres textes courts évoqués prend un sens différent. On a alors une œuvre, celle de Mme Dunoyer, qui a commencé comme un ensemble de type journalistique et polygraphique, et qui s’oriente vers la fin de la vie de l’auteur vers une œuvre plus construite, avec la rédaction et la publication des Mémoires qui fonctionnent comme une sorte de reprise inversée des Lettres : alors que ces dernières sont marquées par la prédominance des anecdotes et de la chronique sur le récit personnel, les Mémoires inversent cette prédominance, le fil autobiographique d’ensemble étant fréquemment interrompu par des anecdotes relatives à tel ou tel personnage qui pourraient parfois être lues de façon autonome. Les Mémoires permettent donc, de la volonté même de l’auteur, de lire rétrospectivement les Lettres comme une sorte d’autobiographie (ou les Mémoires comme une chronique historique, ce qui est moins étonnant compte tenu de la tradition mémorialiste). Mais les éditeurs ont choisi de mettre l’accent sur cette dimension, d’inciter le lecteur à lire l’ensemble de l’œuvre de Mme Dunoyer comme une forme d’autobiographie et aussi comme une œuvre à dimension judiciaire, complétée par les textes attribués au mari, à la fille aînée et par les œuvres satiriques anonymes (la comédie du Mariage Précipité et les deux Dialogues). Ce faisant, ils ont en partie réduit le foisonnement effectif de l’œuvre de départ, moins insisté sur la diversité de ses thèmes que sur son unité : ils ont si l’on peut dire transformé la polygraphe en autobiographe. L’opération peut témoigner de l’intérêt croissant des lecteurs pour le récit personnel, et ce dès le XVIII e siècle, intérêt qui a pu guider les choix des éditeurs tout en étant en partie construit par ces mêmes choix. Le versant journalistique n’a pas disparu, mais il a été comme absorbé par le jugement sur l’autobiographe - et, de là, par le jugement sur la personne - et intégré dans ce dernier : on fait ainsi remarquer que, de même que Mme Dunoyer a selon les Mémoires de son mari la folie des grandeurs et l’esprit romanesque, d’où le caractère parfois peu fiable de ses Mémoires, de même les nouvelles rapportées par les Lettres et dans la Quintessence sont globalement peu fiables. La plupart des commentateurs du XIX e siècle vont dans ce sens, et dès le XVIII e siècle Voltaire fit beaucoup pour la mauvaise réputation de Mme Dunoyer : L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 167 soupirant contrarié de sa fille cadette alors qu’il avait dix-huit ans, il ne lui pardonna pas d’avoir contrarié leur idylle et d’avoir inséré dans les Lettres historiques et galantes, où il est simplement désigné par l’initiale A. pour Arouet, les lettres qu’il avait adressées à la jeune fille. C’est alors un autre reclassement générique qui se fait jour : il est le fait tant des éditeurs que des commentateurs et consiste à faire glisser l’œuvre du côté de la fiction. Du mensonge ou de l’invention pure et simple reprochés à Mme Dunoyer, on peut passer à la lecture axiologiquement plus neutre de l’œuvre comme relevant en partie, et ce dans son ensemble, du roman. Lenglet-Dufresnoy inclut de fait les Lettres comme les Mémoires, qu’il regroupe d’ailleurs lui aussi ensemble, dans sa Bibliothèque des Romans 6 : l’éloge qu’il fait de l’auteur s’applique du reste indistinctement aux Lettres et aux Mémoires. La diversité générique est alors à nouveau réduite, mais dans le sens d’une appartenance globale au roman ou du moins au registre romanesque et non plus à l’autobiographie. Ce passage a pu être facilité par les nouvelles présentes dans les Lettres qui présentent des problèmes moraux dans le cadre du mariage notamment ou des éléments constitutifs de ce que Henriette Goldwyn a pu qualifier d’« histoire des mentalités » avant l’heure 7 : ces histoires sont susceptibles d’être lues comme on lirait des contes ou nouvelles, car elles ne concernent pas des personnages historiques et la question de l’existence réelle de leurs protagonistes importe assez peu. L’œuvre de l’ancienne polygraphe peut alors être lue comme une sorte de vaste saga familiale, d’autant plus fascinante pour le lecteur qu’elle est censée concerner des personnages ayant réellement existé, même si au fil du temps ils ne sont plus guère connus que d’après les textes eux-mêmes, à la différence des sœurs Mancini par exemple ou des figures historiques illustres. Joan Dejean parle des Mémoires de la famille Dunoyer comme d’un « family docudrama » 8 . Ce n’est pas d’un côté à une œuvre journalistique, de l’autre à des mémoires que l’on a désormais affaire, mais à un vaste massif où la frontière ambiguë entre fiction et diction traverse tous les textes, en un brouillage des genres généralisé. Ces tentatives d’unification des textes montrent un déplacement de l’intérêt des lecteurs vers l’histoire d’une vie privée mouvementée et l’effacement progressif de la figure de la journaliste dont le succès avait pourtant été considérable du vivant de l’auteur, et probablement à l’origine du succès même des Mémoires, ce succès qui rétroactivement provoquera 6 Nicolas Lenglet-Dufresnoy, Bibliothèque des Romans, Amsterdam, chez la veuve de Poilras, 1734, p. 97-98. 7 Henriette Goldwyn, op. cit., p. 251. 8 Joan Dejean, op. cit., p. 147. Adelaïde Cron 168 une lecture de l’ensemble de l’œuvre sous le prisme biographique / autobiographique. De fait, l’extrême diversité des sujets et des types de récits présents dans les Lettres a assez tôt été gommée par l’ajout à la fin de certaines rééditions de Lettres nouvelles qui apparaissent pour la première fois en tête des Mémoires de Monsieur Dunoyer et qui commencent, comme les précédents tomes, par la reprise de la correspondance entre les deux amies après une période de silence. Mais le double objectif de cet ajout, qui n’est pas de Mme Dunoyer, apparaît vite puisque l’amie qui voyage est désormais nommée : elle n’est autre que Mme Dunoyer, et elle relate des épisodes qui sont présents dans ses Mémoires que son amie a du reste lus, de même que les tomes précédents des Lettres, leur correspondance passée à toutes deux, qu’elle s’étonne de voir publiée. Il s’agit de fournir aux attaques proférées contre Mme Dunoyer l’appui, fût-il fictif, d’une voix supplémentaire, celle de son ancienne amie, qui représente en quelque sorte la voix du sens commun, à laquelle le public peut s’identifier dans sa condamnation de la folie des grandeurs et du manque de décence de Mme Dunoyer ; et il s’agit aussi de créer une unité fictive de l’œuvre, puisque les Lettres Nouvelles servent en quelque sorte de passage entre les Lettres et les Mémoires de Monsieur Dunoyer qu’elles introduisent, tout en faisant écho aux Mémoires de Mme Dunoyer qu’elles évoquent. C’est donc dès le vivant de l’auteur que l’unification commence à avoir lieu, que ce soit ou non de son fait : les Lettres Nouvelles présentent la même ambiguïté que les Mémoires de Monsieur Dunoyer, quoiqu’en nettement moins marquée, puisque l’amie devenue hostile ne peut s’empêcher de faire l’éloge du talent de Mme Dunoyer : il n’est donc pas dit que ces lettres lui soient vraiment et totalement hostiles, d’autant plus que les éloges de l’amie sont renforcés par la citation qu’elle fait des propos du vendeur clandestin qui lui aurait vendu les Lettres et les Mémoires, vendeur qui proclame la célébrité de l’œuvre de Mme Dunoyer et l’immense talent de celle-ci, se faisant l’écho du jugement général et constituant par là-même lui aussi une forme de double possible du lecteur. La figure de Mme Dunoyer reste en partie ambivalente et en fin de compte se dérobe, l’accumulation des railleries faisant disparaître la personne derrière le type comique. De l’œuvre d’une polygraphe talentueuse et journaliste audacieuse, on passe ainsi peu à peu à une œuvre à dimension autobiographique affirmée, dans l’œuvre telle que la construit l’auteur de son vivant, constituant le massif foisonnant de ses textes en un véritable ensemble, mais aussi par le rassemblement qu’opèrent les éditeurs des différents textes relatifs à « l’affaire Dunoyer », quel qu’en soit l’auteur. La simple existence de ces textes ne L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 169 pouvait du reste qu’inciter à comparer ces derniers et les versions concurrentes qu’ils donnent d’une même histoire. Pourquoi cette construction, par-delà son évidence, a-t-elle connu un tel succès, et un succès aussi durable 9 ? L’histoire du scandale familial plaît de plus en plus, à la fois sans doute du fait de l’existence des différentes « voix » des protagonistes, nul ne semblant mettre en doute l’attribution des Mémoires de Monsieur Dunoyer notamment, et du fait de l’ampleur des questions soulevées par les malheurs du couple Dunoyer et de leurs filles : question de la liberté de conscience religieuse, du droit paternel et maternel sur les enfants, de la liberté de la femme dans le mariage notamment. Il est intéressant de noter que la réédition de 1790 choisit a contrario de mettre l’accent sur la journaliste qui critique les abus de la fin de règne du Roi-Soleil plus que sur la femme ou la mère, bonne ou mauvaise : le préfacier affirme ainsi que ce n’est qu’à regret qu’il inclut les Lettres Nouvelles, les Mémoires de Monsieur Dunoyer et la comédie du Mariage précipité dans son édition 10 : il ne le fait, affirme-t-il - outre le fait passé sous silence que les lecteurs s’attendaient peut-être désormais à les trouver - que pour laisser le lecteur juger dans la querelle, mais il s’empresse d’affirmer que le contraste du ton grossier et injurieux du mari avec celui de la femme ne peut que parler en faveur de cette dernière. L’intérêt fondamental de l’œuvre se situe pour lui dans son apport historique considérable et non suspect de mensonges, qui offre avec les temps troublés de la Révolution plus d’un utile point de comparaison. Mme Dunoyer se trouve ainsi réhabilitée au nom de son œuvre et non plus d’une discussion sur sa personne et sa moralité, discussion que le préfacier ne peut manquer d’aborder mais qui demeure pour lui secondaire. Ce qui compte, c’est la grande valeur de la journaliste et plus largement de l’historienne ; ceux qui ont attaqué la véracité de la chronique historique ne sont selon lui que des auteurs mineurs jaloux, des « Auteurs à gages, esclaves de la faveur 11 » : sans doute, pourrions-nous ajouter, des polygraphes... L’œuvre 9 Au début du XX e siècle, les deux ouvrages d’« Arnelle » (Mme de La Clauzade) mettent l’accent sur cette dimension personnelle quasi exclusivement, en accentuant le jugement moral porté sur les personnages. Voir Arnelle, Mémoires et lettres galantes de Madame Du Noyer (1663-1720), Paris, Louis Michaud, 1910, et Les filles de Madame Du Noyer, 1663-1720, Paris, Albert Fontemoning, 1921. Le fait que le premier titre omette l’adjectif « historiques » du titre original au profit du seul « galantes », ainsi que l’antéposition du terme de « mémoires » sont symptomatiques du parti pris de l’auteur qui tente de reconstituer la vie de l’auteur en s’intéressant surtout à sa vie privée. 10 Lettres historiques et galantes, par Madame Du Noyer, à Paris, et se trouvent à Avignon, François Seguin 1790. 11 Ibid., p. xij. Adelaïde Cron 170 de celle qui fut elle aussi une polygraphe entre au rang des grandes œuvres destinées à traverser le temps, et la « postérité impartiale » ne pourra manquer de placer Mme Dunoyer au nombre des « Dames célèbres par leur esprit & leur érudition 12 », au nombre à la fois des femmes savantes et des femmes d’esprit. Reste que cette canonisation n’a pas convaincu nombre d’auteurs du XIX e siècle et surtout qu’elle s’effectue, similaire sur ce plan à son contraire, aux dépens de la diversité de l’œuvre, diversité qui semble décidément poser problème de façon insistante et qui semble pour les commentateurs entrer en contradiction avec la notion même d’ « œuvre » et de « grande œuvre ». 12 Id.