eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Des "escrits de tempeste" au "bouquet de printemps": les compilations polygraphiques de Simon Goulart

2011
Mathilde Bernard
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Des « escrits de tempeste » au « bouquet de printemps » : les compilations polygraphiques de Simon Goulart M ATHILDE B ERNARD (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle et Université de Tel Aviv) Simon Goulart, auteur protestant engagé de la deuxième moitié du XVI e siècle, est très prolifique. Outre ses activités de traducteur, il s’applique à la compilation d’écrits de son temps. Il poursuit ainsi le travail de Jean Crespin qui regroupait les textes des procès et les lettres des protestants brûlés pour leurs opinions, afin de constituer un imposant martyrologe réformé 1 . Il récolte également des textes d’histoire, des pamphlets, des témoignages pour en faire des « mémoires » de l’histoire de son temps. Le premier volet de cette entreprise aboutit en 1576 et 1577 aux trois volumes des Memoires de l’Estat de France 2 et le second aux Memoires de la ligue 3 dont la parution complète date des années 1602-1604. Au même moment il publie ses Histoires admirables 4 , compilation qui ne regroupe plus de docu- 1 Jean Crespin, Simon Goulart, Histoire des martyrs persecutez et mis à mort pour la verité de l’Evangile, depuis le temps des Apostres jusques à l’an 1574. Comprinse en dix livres (…). Reveuë et augmentée d’un tiers en ceste derniere edition. Avec deux indices. Genève, Eustache Vignon, 1582. In-2° de 14 f. n. ch. + 732 f. + table. 2 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France sous Charles neufviesme, contenant les choses les plus notables, faictes et publiées tant par les Catholiques que par ceux de la Religion, depuis le troisième édit de pacification faict au mois d’Aoust 1570 jusques au règne de Henry troisième, & reduits en trois volumes, chacun desquels a un indice des principales matières y contenus, Meidelbourg, Ed. inconnu, tome I, 1576, tomes II et III, 1577. 3 Simon Goulart, Les Mémoires de la Ligue sous Henri III et Henri IIII, rois de France, comprenans, en six volumes, ou recueils distincts, infinies particularités mémorables des affaires de la Ligue depuis l’an 1576 jusques à l’an 1598, [s.l.n.n.], 1602-1604, 6 vol. in-8°. 4 Simon Goulart, Histoires admirables et memorables de nostre temps, recueillies de plusieurs autheurs, Paris, J. Houzé, 1600-1610 ; édition utilisée : Histoires admi- Mathilde Bernard 122 ments relatifs à la grande histoire de France, mais des textes évoquant des faits étranges, de l’ordre de l’extraordinaire, comme la naissance de monstres ou l’analyse de tempéraments déréglés. À chaque fois qu’il s’applique à l’écriture d’un nouveau livre, Simon Goulart procède de la même manière : il réunit des textes, les classe selon des thèmes (martyrs, guerres contemporaines, phénomènes extraordinaires) et en fait un recueil. Ainsi non seulement Simon Goulart n’est pas à proprement parler un auteur, mais en plus son rapport à l’écrit ne semble pas très varié. Il peut paraître surprenant par conséquent de l’intégrer à un recueil sur « la polygraphie à l’époque moderne ». Néanmoins il parle de tout. La façon qu’il a de varier les registres tout en dirigeant le sens global à conférer à un ensemble le fait apparaître conjointement comme polygraphe et comme auteur 5 . Dans la visée qu’il confère à une œuvre englobant toutes les matières, des plus sombres aux plus saugrenues, le « polygraphe-secrétaire », l’homme « bon à toutes écritures » 6 , se mue en auteur maître de son discours. C’est ce rapport de l’action polygraphique et du concept d’auctorialité que j’analyserai chez Simon Goulart. Simon Goulart compilateur-auteur Dans les Memoires de l’Estat de France, Simon Goulart suit un projet, celui de rendre visible l’histoire en réunissant les témoignages épars. Nul ne s’y est trompé : l’histoire ainsi édifiée est extrêmement partisane. Les trois tomes des Memoires sont fondés autour d’une explication de la Saint-Barthélemy 7 et les lecteurs y trouvent le plus long récit du massacre ayant jamais été publié jusqu’alors, et qui reprend les thèses d’un pamphlet protestant paru en 1574 8 . Ils peuvent y relire des pièces monarchomaques publiées peu de rables et memorables de nostre temps, recueillies de plusieurs autheurs, memoires, & avis de divers endroits, nouvellement reveües & repurgées en ceste derniere edition, Douai, Baltazar Bellere, au compas d’or, 1604. 5 Ici j’entends « polygraphe » au sens de « qui écrit sur plusieurs matières ». 6 Voir l’article de Marie-Madeleine Fragonard, « Une Prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes. », dans ce même recueil, p. 15-33. 7 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., 1577, vol. 1, p. 1 : « Afin qu’elles soyent mieux entendues [les choses qui se sont passées lors des massacres faits en plusieurs villes de France és mois d’Aoust & Septembre 1572], nous reprendrons le tout de plus haut […] & iousterons apres les massacres ce qui est advenu de plus notable depuis ». 8 [Nicolas Barnaud], Le Réveille-Matin des François et de leurs voisins, composé par Eusebe Philadelphe Cosmopolite. En forme de Dialogues, édition établie par N. Bar- Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 123 temps avant 9 . Simon Goulart ne nie pas avoir fait œuvre de compilateur, il le répète même à loisir : « Il y a bien peu du mien, car la pluspart de ces memoires ont esté publiez de part & d’autre cy devant » 10 . Mais il ajoute aussitôt : « Et quant à ce qui peut estre du mien, si i’en suis accusé, il sera lors assez temps d’en respondre » 11 . On voit bien par là que Simon Goulart sait que le travail de compilation n’est pas neutre. Il se forge un ethos d’auteur en s’inscrivant dans une logique de procès. S’il est accusé, ce sera de ses ajouts à ce qui a déjà été publié. Il fait fi de l’humilitas de bon ton qu’il semblait adopter et se montre prêt au combat. Goulart adopte le même principe de compilation dans l’écriture de ses Histoires admirables et de son Thresor d’histoires admirables. Il se montre à nouveau tout d’abord en tant que scribe. C’est en ces termes qu’il s’adresse à son frère Jean Goulart, contrôleur des aides et tailles pour le roi, dans une lettre liminaire du Thresor : Mon Frere, Durant nos miseres passees ne pouvant suivre d’un train l’estude que i’ayme le plus, ie fueilletay de fois à autre & à diverses reprises l’histoire depuis cent cinquante ans, où ie marquay des particularitez notables à milliers. Ie commence à faire quelque corps de ces membres espars : & pour essay ie vous offre ce premier volume 12 . Ce ne sont plus les récits du temps présent qu’il recueille avec minutie pour servir la grande histoire mais « l’histoire depuis cent cinquante ans » qu’il feuillette par distraction, pour oublier ce qui l’occupe et l’oppresse le plus. Il ne transcrit plus fidèlement, il note des « particularitez » éparses et les rassemble pour en faire un ouvrage. Ce livre n’est qu’un « essay », une expérience dont la fin n’est pas bien définie. Dans son « Advertissement au naud ou F. Hotman [? ], Edimbourg [Genève ? ], de l’imprimerie de Jacques James, 1574, 19 f. - 159 p. - 192 p. 9 Par exemple au volume II, p. 735 sq., le Traitté tres-necessaire en ce temps, pour advertir de leur devoir, tant les Magistrats que les suiets : publié par ceux de Magdebourg l’an M. D. L. publié en 1575 de façon anonyme (l’auteur est Théodore de Bèze), au volume III, p. 80 sq., Le Politique, dialogue traittant de la puissance, authorité, & du devoir des Princes : des divers gouvernemens : iusques où lon doit supporter la tyrannie : si en une oppression extreme il est loisible aux suiets de prendre les armes pour defendre leur vie & liberté : quand, comment, par qui, & par quel moyen cela se doit & peut faire, ou encore, toujours au volume III, p. 160 sq., la première version intégrale du Discours sur la servitude volontaire, interprété de façon monarchomaque, en dépit des intentions de La Boëtie quand il a écrit ce texte. 10 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., vol. I, f. 4 r. 11 Ibid. 12 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., vol. I, p. 3. Mathilde Bernard 124 lecteur debonnaire », Simon Goulart insiste sur le fait qu’il s’est contenté de regrouper des histoires : I’ay marqué depuis quelques années plusieurs milliers d’Histoires recueillies de divers autheurs, à la conscience desquels ie vous renvoye, ne pleigeant rien de leurs escrits que le fidele extrait que i’en fais, & voulant toutesfois penser qu’ils n’ont avancé choses fausses ou ineptes, ains ont pensé & repensé à ce qu’ils avançoyent en public 13 . Il recueille les textes, refuse d’avance tout procès en se dédouanant sur les auteurs des histoires qu’il a recopiées de manière « fidele ». Et cependant, comme dans les Memoires de l’Estat de France, dès le tome II, dans la nouvelle lettre liminaire qu’il écrit à son frère, il apporte une correction à ce qu’il établit ici de façon aussi absolue : « Ce sont pieces rapportees & enfilees grossierement, ausquelles ie n’adiouste presque rien du mien » 14 . « Presque rien » n’est pas rien et Simon Goulart ne se résout pas finalement à n’être qu’un compilateur. Il tient à laisser sa marque, dût-il en être jugé : « Quant aux autres qui ne peuvent ou ne veulent rien faire que censurer & invectiver, ie leur souhaite droite science & conscience » 15 . C’est conscience contre conscience qu’il affronte le lecteur désormais. Et c’est luimême, le « je » qui s’exprime dans la lettre, qui se sent visé par des critiques qu’il devance : Encores moins apprehende-ie ce qu’en peuvent penser & dire les malvueillans, si aucuns se trouvent si mal disposez que de ne vouloir point de bien à celuy qui ne leur fait point de mal 16 . Comme dans les Memoires de l’Estat de France, après avoir avoué que dans le travail de compilateur l’auteur apparaissait, Simon Goulart se fait l’avocat du projet. Les termes cependant diffèrent de ceux qu’il employait dans la Préface des Memoires. S’il doit défendre le Thresor, c’est contre les malveillants et non plus seulement contre ceux qui n’aiment pas la vérité. Après les Memoires, l’auteur risque d’être conspué pour toutes ses œuvres. Pourtant il semble que le projet de compilation varie selon le cas. Il n’hésite pas à blâmer ceux qui selon lui méritent de l’être en 1576. Quelques années plus tard, il « ne fait point de mal ». Les histoires rapportées sont bien différ- 13 Ibid., p. 5. 14 Ibid., vol. II, p. 557. 15 Ibid. 16 Ibid., p. 558. Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 125 entes. L’époque est toujours la même 17 mais pas le sujet, la matière du livre. En cela, l’auteur se montre polygraphe. Une époque, plusieurs matières Dans la préface de 1576 des Memoires de l’Estat de France, Simon Goulart écrit : De [ma part] i’ay presenté ce qui m’a semblé aucunement convenir à ce temps, asavoir les escrits publiez de part & d’autre parmy ces tempestes 18 . Ce temps est une période de « tempestes » et les écrits des Memoires doivent répondre à la nécessité de l’époque. Simon Goulart se justifie de la dureté des textes qu’il présente par leur convenance conjoncturelle. Il s’agit d’instruire un lecteur pris dans la tourmente pour l’amener à être plus sage et de donner un recueil de contre exempla aux générations futures : Ce n’est point chose inutile, nouvelle ni mal plaisante, que les choses avenues çà & là soyent puis apres publiees & presentees par escrit, tant pour esveiller ceux qui les ont veues à estre sages pour l’avenir, si par le passé il leur est avenu de faillir, que pour laisser instruction necessaire à la posterité 19 . La « chose » selon lui n’est pas « mal plaisante ». Simon Goulart entend par là qu’elle est légitime et qu’elle ne doit pas être méjugée. Son argumentation est cependant un sophisme. Certes ce qui a déjà été publié peut l’être à nouveau, mais la teneur polémique d’un recueil qui regroupe ce qui n’a paru la plupart du temps que de façon anonyme donne aux textes choisis un sens nouveau par cette proximité même. Goulart agrémente le tout de commentaires et donne à l’œuvre une visée autre que simplement pratique, ce qu’il avoue par ailleurs : il veut « esveiller » le lecteur. Or cet éveil en soi peut être fort déplaisant pour certains. Simon Goulart sait pertinemment qu’il produit des écrits de combat et il le fait en toute conscience, comme il l’exprime dans la Préface des Memoires : Que si se taire du tout profitoit davantage que d’avertir les uns & les autres, vrayement il se faudroit taire : mais puis que le silence des uns fait croistre la fureur des autres souventesfois, & mesme apporte comme de nouveaux 17 Simon Goulart a réédité à plusieurs reprises les Memoires de l’Estat de France et son édition des Memoires de la ligue, de même facture, est contemporaine de ses Histoires admirables. 18 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., 1576, vol. I, f. 4 v. 19 Ibid., f. 2 r. Mathilde Bernard 126 desirs aux vicieux d’entasser un peché sur l’autre, qui osera dire qu’il ne soit meilleur, en quelque temps, de parler que de se taire 20 ? Il est véhément et provocateur, attaque aussi bien ceux qui se taisent que ceux qui sont furieux, ne nomme pas mais vise. La question rhétorique de la fin, « qui osera dire […] ? », ôte au lecteur toute possibilité de revendication. Dans les Memoires de l’Estat de France, si Simon Goulart veut instruire, il ne lui importe pas visiblement de plaire : Si ayant eu desir de faire chose qui vous fust agreable & profitable (Lecteur) vous m’en savez bon gré, i’en seray bien aise. Et si le contraire avient, ie me contenteray du tesmoignage de ma conscience 21 . Il part d’un désir d’être agréable au lecteur puisque son plus grand contentement d’auteur serait qu’en cette entreprise le lecteur reconnût la justesse d’une cause. Mais il sait bien que le livre déplaira. Tout est faux sur la première page : le nom d’auteur n’apparaît pas, le lieu d’édition (Meidelbourg) est factice, et le nom de l’éditeur (Heinrich Wolf) également. L’auteur a pris ses précautions. Il n’en va pas de même pour ses Histoires admirables. Lorsque Baltazar Bellere les fait paraître en 1604, il a « repurgé » le recueil et ce dernier reçoit une approbation du chanoine d’Arras. Le Thresor est clairement adressé au frère de Simon Goulart. L’auteur pourrait difficilement se mettre davantage en avant. C’est que, selon lui, ce livre est plaisant. Dans la lettre liminaire du deuxième volume, il lui écrit ainsi : « C’est un bouquet du Printemps : s’il vous agrée quelques heures, i’en ay ramassé les fleurs à telle fin » 22 . La métaphore du « bouquet de printemps » s’oppose à celle des « escrits de tempeste » employée dans les Memoires de l’Estat de France. Elle évoque la légèreté, la fraîcheur, la variété aussi et la douceur. Dans les Memoires, Simon Goulart employait déjà l’image florale, mais pour fustiger les lecteurs en attente de beauté et de gaieté : Car quant au langage & autres fleurs que certains desgoutez cerchent seulement, se contentans d’avoir des contes faits à plaisir, pourveu que l’oreille soit satisffaite, tant s’en faut que ie sousscrive à leur opinion, que i’estime cela estre un certain iugement d’un esprit renversé 23 . Étymologiquement, un « desgouté » serait quelqu’un à qui on a ôté le goût. Mais Furetière donne notamment le sens suivant : « drôle qui aime la débauche ». Il l’entend au sens positif de « bon vivant ». Il semble que ce soit 20 Ibid., f. 2 v. 21 Ibid., f. 4 v. 22 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., vol. II, p. 558-559. 23 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., 1576, vol. I, f. 3 v. Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 127 un sens similaire qui est employé par Simon Goulart, mais de valeur péjorative : un « desgouté » est alors simplement un « débauché ». Or les débauchés, dans l’optique des Memoires de l’Estat de France sont ceux qui ne prennent pas la mesure de la gravité de l’époque et veulent y trouver du divertissement ; une telle volonté est déraisonnable et déplacée. Simon Goulart n’est pas seulement polygraphe, il dédouble réellement sa persona, rejetant tantôt les fleurs de rhétorique et les tressant en bouquet dans d’autres livres. Goulart prétend dans la Préface des Memoires de l’Estat de France que ces derniers ne sont qu’un collage de textes qui demandent à être assemblés de manière plus rigoureuse : Ce sont memoires voirement & bien petits commencemens de l’admirable histoire, pour l’agencement de laquelle ie prie Dieu qu’il reveste de son esprit quelqu’un qui y mette la main, quand il sera temps 24 . Cependant, quoi qu’en dise l’auteur, l’« agencement » existe bien et les Memoires répondent à une volonté d’organisation de l’histoire, ordonnée de manière chronologique autour d’un événement central qui, nous l’avons vu plus haut 25 , est la Saint-Barthélemy. La même rigueur n’apparaît pas en fait dans les Histoires admirables et le Thresor. Le lecteur semble pouvoir parcourir un pot-pourri de brèves histoires indexées, afin de choisir selon son humeur ou ses goûts de lire plutôt une histoire sur la « punition des parricides » 26 , sur une « suffocation de matrice » 27 ou sur une « femme ayant quatre tetins » 28 . Les thèmes abordés sont très variés, et si la narration de la punition des pécheurs a très visiblement une visée moralisatrice, on trouve dans le Thresor beaucoup de considérations médicales, étrangetés ou monstruosités, de narrations de catastrophes ou d’autres phénomènes extraordinaires (apparitions, visions, etc.) moins directement orientées. Enfin beaucoup d’histoires se rapportent à Satan et aux esprits. Il est clair que tout ce que Simon Goulart n’a pas voulu faire entrer dans la grande histoire sérieuse, celle qui ne parle pas de fleurs mais de sang, doit trouver une place ailleurs. Il sépare les différentes matières, mais s’intéresse à toutes, ne peut se résoudre à ne plus parler du surnaturel, mais, en historien moderne, se refuse à l’intégrer à la marche de l’histoire. Il réunit finalement ces deux écritures dans une commune soumission à Dieu, qui ne se divise pas. 24 Ibid. 25 Voir note 7. 26 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., vol. II, p. 923 sq. 27 Ibid., p. 1047 sq. 28 Ibid., p. 764 sq. Mathilde Bernard 128 Une fonction commune Dans les Histoires admirables, Simon Goulart prétend joindre l’utile à l’agréable. Il veut instruire et plaire, en bonne rhétorique : Dieu y apparoit en diverses sortes pres & loin, pour maintenir sa justice contre les cœurs farouches de tant de personnages qui le regardent de travers : Item pour tesmoigner en diverses sortes sa grace à ceux qui le reverent de pure affection. Nous avons d’autres enseignemens plus briefs & pathetiques : ie le confesse. Mais comme tous n’y prenent pas goust, i’estime que ceste façon d’escrire par recits divers n’est pas du tout infructueuse. Du moins i’ay ce contentement en moi-mesme, que i’ay desiré mesler le doux & l’utile ensemble 29 . Il est doux de montrer l’action de Dieu sur terre, de voir que la méchanceté est punie, que le mal ne survit pas à la volonté du Tout-Puissant. C’est utile également, comme l’action visible de la justice est utile ; par l’exemple on enseigne. Le but de Simon Goulart dans les Memoires est de constituer un recueil pour les générations futures 30 . C’est aussi ce qu’il recherche dans ses Histoires admirables. Cependant la fin dernière des Histoires admirables et du Thresor, malgré les apparences, ne semble pas être uniquement de plaire et d’instruire. Comme dans les Memoires, le but est d’apaiser les fureurs. Les récits contés ne sont pas seulement « admirables » 31 , ils sont aussi « memorables » : Elles [les histoires] sont Memorables aussi, pour le contentement, l’instruction, & les consolations que les bonnes & paisibles ames en pourront recueillir 32 . L’adjectif « memorable » rapproche le Thresor des Memoires. Trois catégories concernent le mémoire et la mémoire : le contentement, l’instruction et la consolation. Le contentement n’est pas tout à fait le plaisir. Il se rapporte davantage à la satisfaction de l’âme comblée. L’instruction participe en fait de ce contentement. Enfin l’âme apaisée pourra trouver la consolation. Simon Goulart évoque ici un processus enclenché par la lecture davantage qu’un triple objectif. Seules les âmes droites au départ pourront en bénéficier. 29 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., vol. II, p. 557. 30 Voir supra, p. 123.. 31 Simon Goulart explique ce terme ainsi : « Ie les appelle Admirables, à cause que les raisons d’une grand’part d’icelles sont fort eslongnees de mon apprehension, & qu’il y a du miracle, ce me semble » (Thresor d’histoires admirables, op. cit., tome I, p. 5). 32 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., tome I, p. 5. Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 129 Les Histoires admirables peuvent en fait être appréhendées de plusieurs manières. Baltazar Bellere, l’éditeur de 1604, s’exprime en ces termes au lecteur dans la préface : I’estime que les uns, & les autres y trouveront dequoy repaistre, & recreer leurs esprits, les plus advisez ne s’amusans pas tant a l’escorce & a la surface des parolles, qu’au vray suc, & sens d’icelles 33 . Le lecteur peut soit se contenter d’une lecture superficielle soit aller chercher le vrai suc du livre sous l’écorce, ou bien sûr, la substantifique moelle sous l’os. Or ce suc rapproche de Dieu. Baltazar Bellere poursuit son raisonnement ainsi : les « plus advisez » qu’il évoquait liront en aucunes [histoires] les merveilles de Dieu, & de la nature, ez autres admireront la vivacité, & subtilité de l’entendement humain, les plus rudes se contentans du simple fil de l’Histoire, sans parler plus avant, s’en serviront aux devis particuliers, & en esgayeront parfois leurs hostes à la table, au lieu d’un recit des prodigieuses, ou pour mieux dire fabuleuses aventures d’un Amadis de Gaule, ou de quelque autre Histoire controuvée & scandaleuse, sans nullement mettre le salut de leurs ames en hazard, comme ils font en lisant, ou en racontant telles, ou semblables Histoires, qui n’ont iamais eu aucune vraisemblance de verité 34 . C’est Dieu que les « plus advisez », les plus clairvoyants, sauront trouver au cœur des histoires narrées par Goulart, comme il est au centre de l’arbre dans la métaphore précédente. Voici le sens profond des Histoires admirables. On trouve des sens secondaires acceptables selon une graduation de valeurs. Dieu et la nature ne sont pas clairement distingués dans la mesure où Baltazar Bellere comme Simon Goulart ne s’aventurent pas à séparer systématiquement ce qui dépend du cours naturel des choses dans leur aspect extraordinaire et ce qui relève d’une intervention particulière de Dieu. Ce sont toujours les plus avisés qui voient en d’autres histoires la « subtilité de l’esprit humain » plutôt que Dieu directement, mais cela n’est pas fondamentalement différent : un tel constat est un hymne au Créateur. L’usage qu’en font les moins sages ou « les plus rudes » diverge en revanche profondément ; ils ne recherchent pas le sens profond des Histoires admirables et se contentent de la distraction qu’elles procurent, les lisent en communauté et les racontent pour s’amuser. C’est un moindre mal car les histoires ne sont pas mensongères et ne nuisent pas comme cette coutume exécrable de lire les Amadis et de s’exalter pour des histoires inventées qui ne peuvent que faire obstacle à l’accomplissement de l’homme sur terre. 33 Baltazar Bellere, in Simon Goulart, Histoires admirables, op. cit., p. 3. 34 Ibid. Mathilde Bernard 130 Le pire est de ne pas approcher la vérité. La fiction est le véritable danger et tout ce qui peut en écarter l’homme le rapproche de Dieu. Simon Goulart répète dans ses préfaces et au long de ses recueils qu’il œuvre à l’établissement de la vérité. Dans son long développement sur la Saint-Barthélemy au sein des Memoires de l’Estat de France, il établit des listes de victimes pour parvenir à la comptabilité la plus exhaustive. Et il demande à quiconque peut apporter quelque enseignement à cette histoire de ne pas manquer de le faire : Nous desirons et prions tous ceux qui en savent davantage le mettre en lumiere, afin que chascun entende combien a esté horrible le iugement de Dieu sur la France malheureuse 35 . S’il faut dire et écrire c’est aussi parce qu’il faut louer. Les différentes entreprises de Simon Goulart, sous les diverses formes qu’elles peuvent prendre, ne sont jamais très éloignées en fait de la prière. Il est nécessaire d’exposer au grand jour les merveilles et les châtiments divins, de montrer Dieu sur son trône de justice. Cette louange est un acte quasi religieux tout autant qu’un enseignement. Simon Goulart écrit une phrase tout à fait similaire dans l’Avertissement au lecteur du Thresor : S’il vous souvient de choses dignes d’estre ramentues à nostre posterité, surmontez nostre exemple. Ce vous sera chose aisee. Ie vous y convie & adiure. Dieu ne peut estre trop reconu ni reveré de nous en la voye de ses iugemens & misericordes 36 . La formulation est plus explicite encore que dans les Memoires de l’Estat de France. C’est la bonté et la justice de Dieu que l’on doit montrer en réunissant les témoignages de ce qui a pu se passer sur la terre. Le lecteur superficiel s’arrêtera à la stupéfaction ; le lecteur plus subtil comprendra que tout vient de Dieu, jusqu’aux scribes : Dieu suscite des personnages, qui en divers lieux soyent soigneux de marquer en Diaires & Annales, tout ce que nous voyons digne d’estre reservé pour l’enseignement de nos successeurs 37 . Simon Goulart se pense sans doute envoyé lui-même par Dieu. De compilateur il est devenu auteur puis prophète, dans ses mémoires d’apparence plus sérieuse comme dans ses histoires distrayantes et finalement profondes. 35 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., 1577, tome I, p. 411. 36 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., tome I, p. 5. 37 Ibid. Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 131 Simon Goulart n’a jamais poursuivi qu’une seule entreprise à travers toute son œuvre, celle de servir Dieu. Sa conception de l’histoire est large et il la sépare en plusieurs catégories. En cela finalement il ne fait que se conformer aux théories de l’histoire élaborées par Jean Bodin dans son Methodus 38 . Bodin met en avant la vérité comme facteur fondateur de l’historicité : « un récit ne peut être nommé historique s’il n’est conforme à la vérité » 39 . Simon Goulart insiste dans ses Mémoires comme dans ses Histoires admirables ou dans son Thresor sur le lien fondamental qu’il établit entre ce qu’il énonce et la vérité. Bodin enfin distingue « l’histoire humaine, l’histoire naturelle et l’histoire sacrée » : La première se rapporte à l’homme, la seconde à la nature et la troisième à son auteur. L’une expose les gestes de l’homme à travers ses sociétés ; l’autre étudie les causes opérant dans la nature et déduit leur marche progressive à partir d’un premier principe ; la dernière enfin revendique et considère l’action et les manifestations du Dieu Souverain et des esprits immortels 40 . Dans son œuvre de polygraphe, Simon Goulart est cohérent et s’affirme comme auteur par la vision globale qu’il confère à son œuvre. Les Memoires correspondent à l’histoire humaine, les Histoires admirables et le Thresor se rapprochent davantage de la seconde catégorie distinguée par Bodin. Simon Goulart impose enfin sa propre conception de l’histoire en subsumant ces deux parties de l’histoire sous la troisième envisagée par l’auteur du Methodus. Tout chez Goulart vise à « [revendiquer et considérer] l’action et les manifestations du Dieu souverain ». C’est par ce liant particulièrement fort que l’œuvre polygraphique de Simon Goulart trouve une logique interne sans faille qui réunit les « escrits de tempeste » et le « bouquet de printemps » dans une même vision globale de l’univers et dans une même louange au Créateur souverain. 38 Jean Bodin, Methodus ad facilem historiarum cognitionem, Parisiis, apud Martinum Juvenem, 1566, trad. La Méthode de l’histoire (pour faciliter la connaissance de), traduite pour la première fois et présentée par Pierre Mesnard, Paris, Les Belles Lettres, 1941, introduction + 388 p. 39 Ibid., p. XLIII. 40 Ibid., p. 1.