eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière

2011
Dorothée Lintner
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière D OROTH É E L INTNER (Université de Paris III - Sorbonne nouvelle) Le titre de cette communication est, il faut l’avouer, ambitieux, ou du moins délicat, pour deux raisons majeures. Tout d’abord, rapprocher les notions de polygraphie et de comique c’est se heurter à de sérieux problèmes définitoires. En effet, on parle souvent pour toutes les deux de « nébuleuses » 1 , à défaut de parvenir non seulement à organiser mais aussi à hiérarchiser les acceptions de ces deux termes. Ainsi, la polygraphie peut désigner aussi bien le fait d’écrire plusieurs ouvrages de genre différent, que d’écrire au sein d’un même ouvrage, de diverses façons, sur différents sujets. Mais la polygraphie a pu être synonyme de stéganographie, ou encore désigner un classement bibliothécaire, le rayon qui comporte les ouvrages d’auteurs polygraphes. L’auteur polygraphe est donc celui qui, à la croisée des savoirs, et des publics (savants / non-savants), est inclassable. Or l’auteur comique partage avec lui la même ambiguïté disons de situation. En effet, malgré la variété des définitions, la critique s’accorde à admettre à « l’écriture » comique (pour reprendre la terminologie de Jean Sareil) un critère distinctif : celui de la distance 2 . Sans distance par rapport à l’objet visé, mais aussi par rapport au public (bien qu’une complicité soit nécessaire), le comique ne peut fonctionner. Les procédés techniques sur lesquels il repose sont inséparables des intentions et des effets qu’il provoque sur son objet d’un côté et sur son public de l’autre : dégradation, rabaissement, transgression, négation d’une part, rire de l’autre. Tous ces termes, couramment employés pour désigner l’intention comique, signalent avec évidence l’inconfortable position de l’auteur, qui est flottante. 1 Cf. Jean Émelina, Le Comique, essai d’interprétation générale, Paris, SEDES, 1991. 2 Ibid. : « La condition nécessaire et suffisante du comique est une position de distance par rapport à tout phénomène considéré comme anormal et par rapport à ses conséquences éventuelles. », p. 81. Cf. aussi Jean Sareil, L’Écriture comique, Paris, P.U.F., 1984, p. 110. Dorothée Lintner 108 En outre, en proposant une étude sur Rabelais et Furetière, on peut laisser à penser qu’on retracera ici l’évolution de la pratique polygraphique de l’un à l’autre : dans la mesure où ces deux auteurs ont pratiqué des genres d’écrire très divers (entre autres romans, pièces de vers, lettres, traductions d’auteurs antiques, almanachs et autres pour le premier, roman, satires, factums juridiques, dictionnaire pour le second), on pourrait montrer qu’à l’œuvre polymathique et facétieuse de Rabelais succéderait, cent ans plus tard, une fois la hiérarchie des genres et des styles instaurée, la production polygraphique et burlesque de Furetière 3 . Pourtant, sans renier les différences qui distinguent ces textes 4 , on cherchera ici plutôt à voir sur quelle conception de la polygraphie leurs auteurs s’accordent, et donc comment, malgré l’écart temporel, ils mettent en tension la pratique polygraphique et l’écriture comique d’une façon assez semblable. Cette étude s’inscrit ainsi dans le prolongement des quelques travaux déjà menés sur l’influence de Rabelais chez Furetière 5 . Pour ce faire, on s’appuiera sur deux célèbres épisodes de leurs productions en prose : le chapitre VII du Pantagruel, où le narrateur décrit le catalogue de la bibliothèque Saint-Victor, et l’épisode au cœur du deuxième livre du Roman bourgeois, l’inventaire de Mythophilacte 6 . Le chapitre VII raconte comment une fois son éducation finie, Pantagruel accomplit une prouesse physique en soulevant une grosse cloche à Orléans, avant de se rendre à Paris, visiter la bibliothèque Saint-Victor. S’ensuit un célèbre catalogue, dans sa version de 1542, de 141 titres des plus réels aux plus farfelus. On sait que cette liste livresque a donné lieu à beaucoup d’imitations, parmi 3 Voir à ce sujet les analyses de Patrick Dandrey sur la polygraphie dans son introduction au volume De la Polygraphie au XVII e siècle, Littératures Classiques, n o 49, automne 2003, Paris, Champion, notamment p. 7 et sqq. ; pour la notion de burlesque, voir Claudine Nédélec, Les États et Empires du burlesque, Paris, Champion, 2004. 4 Voir aussi Barbara C. Bowen, « Rabelais and the Library of Saint-Victor », Lapidary inscriptions, Renaissance Essays for Donald A. Stone, Jr., edited by Barbara C. Bowen and Jerry C. Nash, Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1991, p. 159- 169. Elle conclut son étude sur la Bibliothèque Saint-Victor en réaffirmant qu’il s’agit d’un texte typique à tout point de vue de la Renaissance. 5 Sur la réception de Rabelais chez Furetière, voir : Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais ; interprètes, lecteurs et imitateurs, Paris, Gamber, 1930, et Henri Clouzot, « Furetière et Rabelais » [1915], Revue du XVI e siècle, Paris, Champion, t. III, Rééd. Slatkine Reprints, Genève, 1974, II-III, p. 76-77. Une étude exhaustive de la question s’impose. 6 Pour le cas de Furetière, voir Claire Badiou-Monferran « La Polygraphie dans le Dictionnaire Universel de Furetière », dans De la Polygraphie au XVII e siècle, op. cit., p. 85-111. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 109 lesquelles on compte celles du Don Quichotte (Livre I, chapitre 6), et du Roman bourgeois. Dans cette dernière œuvre, le catalogue de livres prend place dans la seconde partie du roman, quand Charroselles, Collantine et Belastre, trois chicaneurs ridicules, sont interrompus en plein débat par l’arrivée d’un greffier, qui apporte l’inventaire du feu Mythophilacte, un ami de Charroselles, écrivain misérable 7 . Par une étude contrastive de ces deux épisodes fameux, qui rompent avec brutalité la trame romanesque, on montrera comment le comique semble soutenir l’objectif d’ouverture aux savoirs que se donne la polygraphie ; mais aussi comment ces épisodes témoignent de l’attrait - dangereux - qu’elle suscite, en tant qu’elle propose le rêve d’une diffusion universelle des savoirs. C’est ce qu’on pourra appeler le mirage polygraphique. Voilà pourquoi, en nous donnant à lire des textes piégés, ces auteurs nous donnent une leçon comique de polygraphie. Satura comique et polygraphie : même objectif de décloisonnement ? Dans un premier temps, il semble que la satura comique, le mélange de savoirs et de procédés d’écriture que permet le comique, seconde la pratique polygraphique, vue comme un effort de décloisonnement des savoirs. En effet, les deux auteurs comiques dans ces épisodes, semblent revendiquer le même souhait que celui qui se dit polygraphe : pour reprendre l’expression de R. Barthes, il faut faire « tourner les savoirs » 8 . Rabelais et Furetière ont, dans l’ensemble de leurs œuvres, témoigné de la richesse de leur savoir et de leur insatiable curiosité : le droit, l’astronomie, la médecine, l’histoire, les langues sont quelques unes des disciplines qu’ils étudient profondément, voire qu’ils maîtrisent. Or chacun d’eux, à son époque se trouve confronté à d’autre savants, qui refusent cette circulation des savoirs, et rejettent les nouvelles méthodes de connaissance : ce sont eux que visent très précisément chacun de ces deux catalogues de livres. Ainsi, Rabelais s’en prend essentiellement aux théologiens de son époque, ces « sorbonnards » ou « sophistes » défenseurs acharnés de la scolastique. Parmi les noms de personnes réelles reconnaissables dans la liste, on peut citer Pierre Tartaret, Noël Béda, ou encore Sutor, tous professeurs ou docteurs en théologie, adversaires d’Erasme, commentateurs d’Aristote 7 La critique admet que derrière cette figure se cacherait Tristan L’Hermite. 8 Roland Barthes, « la littérature fait tourner les savoirs, elle n’en fixe, elle n’en fétichise aucun », Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 18. Dorothée Lintner 110 ou de théologiens médiévaux 9 . Mais Rabelais attaque aussi les juristes aux méthodes archaïques (les partisans d’Accurse) ou encore certains médecins : en mentionnant le titre Campi Clysteriorum per S.C. [les champs des clystères], il vise directement un médecin, Symphorien Champier avec qui il est entré en conflit. Outre ces attaques personnelles, Rabelais mentionne dans sa liste beaucoup de catégories professionnelles : on citera par exemple « La cocqueluche des moines » 10 , « Le boutavent des Alchymistes » 11 , « Le tyrepet des apothicaires » 12 . Les cibles du Pantagruel sont donc, d’une manière générale, les spécialistes, cloisonnés, les détenteurs de savoirs précis. Il n’en va pas autrement chez Furetière, qui se moque des théoriciens du style, des érudits lettrés qui hiérarchisent et cataloguent à outrance tous les genres d’écrire 13 . Les attaques ne sont pas personnelles, elles parodient directement les productions de tels spécialistes : LA SOURICIERE des envieux, ou la confutation des critiques ou censeurs de livre ouvrage fait pour la consolation des princes poëtiques detronez, où il est montré que ceux-là sont maudits de Dieu, qui decouvrent la turpitude de leurs parens et de leurs freres.[…] PLACET rimé pour avoir privilege du Roy de faire des vers de ballet, chansons nouvelles, airs de cour et de pont-neuf, avec deffenses à toutes personnes de travailler sur de pareils sujets, recommandé à monsieur de B…, grand privilegiographe de France 14 . Ainsi le comique sert-il ici le projet polygraphique en se moquant précisément de ceux qui se limitent, tel le « privilegiographe » du dernier exemple, à n’écrire qu’en un genre, et se borner à un domaine de savoir. Si le comique est un outil de l’écriture polygraphique, le genre romanesque, dont relèvent ces deux œuvres, semble la soutenir tout autant. En effet, l’accumulation de titres spécialisés dans ces catalogues n’est pas en soi une pratique polygraphique. En revanche, l’inscription, dans les deux cas, 9 Voir Michael Screech, op. cit., p. 88-89. 10 Rabelais, op. cit., p. 238. 11 Ibid., p. 239. 12 Ibid., p. 241. 13 On constate cependant ici l’écart qui sépare Rabelais de Furetière : le premier fait porter sa critique sur le contenu des savoirs à diffuser tandis que le second, à l’aube du classicisme, s’en prend au style galant, quintessencié. Ils prennent assurément part à des débats d’idée fort différents, mais leurs méthodes sont très semblables. 14 Antoine Furetière, Le Roman bourgeois [1666], éd. Marine Roy-Garibal, Paris, GF, 2001, p. 294-295. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 111 de ces listes au cœur de chapitres romanesques l’est. Il faut rappeler à ce propos que, comme le rappelle justement Delphine Denis, le genre romanesque se prête très bien à la pratique polygraphique, ou du moins y prétend, au XVII e siècle, pour renforcer sa légitimité 15 . Sans limiter cette considération au siècle classique, il est clair que l’absence de théorie générique, et plus encore de normes d’écriture fait du roman, et ce dès le XVI e siècle, un espace de liberté, de création, dont les auteurs savent profiter. En outre, l’écriture comique renforce parce qu’elle la légitime, cette liberté. Rien d’étonnant dans ce cas que ce soit au cœur de leurs œuvres romanesques que Furetière et Rabelais militent pour une libre circulation des savoirs. Plus précisément, la construction des épisodes des inventaires de livres rend bien compte de cette disponibilité des savoirs. En effet, comme il a été dit en introduction, les deux listes, typographiquement marquées, suivent un récit en prose, qu’elles interrompent brutalement. Chez Rabelais, la construction du chapitre VII est pleinement polygraphique. Pantagruel, ayant fini ses études à Orléans, s’apprête à partir pour Paris. Auparavant, il accomplit une prouesse merveilleuse, que Rabelais emprunte aux Grandes Chroniques, ce récit populaire qui est la source directe du motif gigantal chez Rabelais : il soulève une cloche énorme que personne n’arrive à bouger, la promène dans la ville avant de la remettre sur son clocher. Puis il arrive à Paris, sans autre explication, et découvre la bibliothèque, qu’il trouve, « fort magnificque » 16 . Vient alors la liste de titres, qui s’arrête brusquement, et clôt le chapitre. Or le chapitre suivant ne reprend pas la trame romanesque, bien au contraire : le chapitre VIII comprend la fameuse lettre de Gargantua à son fils, qui poursuit ses études. Autrement dit, le récit, emprunté à une source extérieure, est interrompu par la liste de livres, puis par la lettre, deux formes d’écriture autonomes et étrangères à lui. Force est de constater qu’il en va de même chez Furetière puisque la trame romanesque est à son tour rompue par l’insertion de morceaux de textes distincts, complètement étrangers : on nous donne ainsi à lire l’inventaire des objets, puis l’inventaire des livres, puis la table des matières d’une « somme dédicatoire » (soit soixante-quinze titres accumulés ! ), puis, un curieux document qui fixe le prix des écrits littéraires, « l’Estat et role des Sommes », et pour finir, une « Epistre dédicatoire » adressée… à un bourreau. 15 Delphine Denis : « Le roman, un genre polygraphique ? », De la polygraphie au XVII e siècle, op. cit., p. 339-366. 16 Rabelais, Pantagruel, éd. cit., p. 236. Dorothée Lintner 112 Ainsi la volonté de décloisonner les genres d’écrire est donc immédiatement mise en pratique par les deux auteurs, et vient appuyer la satire des catalogues. Tout concourt donc dans ces épisodes à favoriser l’ouverture aux savoirs, c’est-à-dire à la fois leur maîtrise et leur plus large diffusion possible. Le mirage polygraphique Plusieurs aspects de ces chapitres laissent à penser que Rabelais et Furetière sont véritablement séduits par l’idéal polygraphique et polymathique, à savoir maîtriser et mettre par écrit toutes les connaissances. En effet, comme l’ont rappelé de nombreux critiques, il est clair que Rabelais tenait à son catalogue : entre la première édition de 1532 et la dernière qu’il a corrigée en 1542 chez François Juste, il a considérablement augmenté le nombre de titres 17 . De quarante-deux en 1532 on aboutit à un catalogue long de cent quarante et un ouvrages en 1542 : cette « farcissure » progressive, ne peut s’expliquer par la seule visée satirique. Le plaisir littéraire et savant domine, d’autant qu’il se partage avec des lecteurs aptes à saisir les références. De la même façon, la taille de l’épisode de Mythophilacte dans le Roman bourgeois ne laisse pas de doute : il occupe toute la fin du roman, c’est-à-dire près de trente pages. En outre, il est remarquable que dans chacun de ces catalogues, on retrouve des titres d’ouvrage que nos auteurs vont pratiquer - ou ont pratiqué - eux-mêmes. Ainsi, chez Rabelais, on retrouve un traité militaire, les stratagèmes, une pronostication ou encore un almanach. Or, on l’a dit, Rabelais a écrit la Pantagrueline pronostication (deux autres à son nom sont plus incertaines), plusieurs almanachs dont il ne nous reste que trois fragments, et enfin, des Stratagemata (traité de stratagèmes de guerre), encore perdus à ce jour. De la même façon, Furetière se moque de ceux qui compilent, classent et trient les savoirs, mais il sera lui-même bientôt l’auteur d’un Dictionnaire Universel. Pour autant, on distingue parfaitement l’ambition polymathique de Furetière de celle des maniaques du classement dont il se moque dans sa liste, en comparant le titre du dictionnaire réel (abrégé) et celui du dictionnaire parodique : 17 Voir Les Horribles Faictz & Prouesses espouventables du tresrenomme Pantagruel, Roy des Dipsodes, filz du grant geant Gargantua, Compose nouvellement par maistre Alcofrybas Nasier, Lyon, Claude Nourry, 1532 et Pantagruel, Roy des Dispsodes, restitue a son naturel, avec les faictz et prouesses espouventables : composez par feu M. Alcofribas abstracteur de quinte essence, Lyon, François Juste, 1542. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 113 Dictionnaire Universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les sciences et des arts 18 . DICTIONNAIRE poëtique, ou recueil succint des mots et phrases à faire des vers, comme appas, attraits, charmes, flèches, flammes, beauté sans pareille, merveille sans seconde, etc. Avec une préface où il est monstré qu’il n’y a qu’environ une trentaine de mots en quoy consiste le levain poëtique pour faire enfler les poëmes et les romans à l’infiny 19 . Le titre complet du Dictionnaire Universel, qui se trouve en deuxième page, détaille tous les savoirs abordés, soit près d’une centaine : on est loin de la « trentaine » de mots qui suffit au « levain poëtique » du dictionnaire parodique ! Enfin, au-delà de nos deux extraits, on sait à quel point les listes, le mélange des connaissances et l’amalgame de textes divers font les délices de ces deux auteurs. Ils s’inscrivent bien dans ce moment d’insatiable curiosité, où l’on rêve d’acquérir tous les savoirs. Souvenons-nous que le XVI e et le XVII e siècle voient l’émergence de nouvelles bibliothèques, et notamment de bibliothèques portatives, d’un goût pour le classement bibliographique et lexicographique (les dictionnaires se multiplient). Autrement dit, on rêve autant de tout connaître (ambition polymathique), que de tout fixer par écrit (polygraphie). C’est ainsi que Gabriel Naudé, entre autres, admet par nécessité tous les ouvrages de compilation, tous les catalogues qui abrègent certes, mais condensent ces savoirs si nombreux qu’on ne peut plus maîtriser par soi-même : Il ne faut pas oublier toutes sortes de lieux communs, Dictionnaires, Meslanges, diverses leçons, Recueils de sentences, et telles autres sortes de Repertoires, parce que c’est autant de chemin faict et de matiere preparée pour ceux qui ont l’industrie d’en user avec advantage […]. Et pour moy je tiens ces collections grandement utiles et necessaires, eu esgard que la briefveté de nostre vie et la multitude des choses qu’il faut aujourd’huy sçavoir pour estre mis au rang des hommes doctes ne nous permettent pas de pouvoir tout faire de nous mesmes 20 . Mais pourtant, on remarque que l’enthousiasme polymathique des catalogues du Pantagruel et du Roman bourgeois est en fait teinté de méfiance envers une certaine pratique polygraphique. 18 Antoine Furetière, Dictionnaire Universel [1690], éd. Alain Rey, Paris, Le Robert, 1978. 19 Le Roman bourgeois, éd. cit., p. 296-297. 20 Gabriel Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque, Paris, François Targa, 1627, p. 64-66. Dorothée Lintner 114 Ainsi, l’idéal se heurte à la réalité matérielle, celle du livre et de sa circulation, qui le dévoie. Si ces romans comiques partagent au premier abord un des objectifs de la polygraphie, qui est d’avoir accès à tous les savoirs pour les diffuser ensuite, il apparaît assez vite que la satire à l’œuvre dans ces épisodes ne se limite pas aux détenteurs de vieux savoirs et aux érudits bornés : elle attaque aussi ce qui pourrait être qualifié de pratique polygraphique dévoyée, d’obsession de la compilation livresque, de diffusion incontrôlée et pernicieuse des savoirs. En effet, les deux catalogues des romans comiques étudiés insistent sur les usages du livre, nouveaux au temps de Rabelais, admis au temps de Furetière. Ainsi, au-delà des attaques contre les théologiens bornés, Rabelais semble s’en prendre aussi au grand lieu d’imprimerie, en plein développement, qu’est la ville de Tübingen en Allemagne. En effet, le catalogue, comme le chapitre se terminent sur le commentaire suivant : « Desquelz aulcuns sont jà imprimez, et les aultres l’on imprime maintenant en ceste noble ville de Tubinge » 21 . Certes, Rabelais soutient la diffusion des livres imprimés, preuves d’un renouvellement du savoir, à l’opposé des vieux manuscrits, dont la véritable bibliothèque Saint-Victor était principalement constituée. Mais pour autant, comme l’a montré F. Gray, en précipitant le nom de Tübingen au cœur de ce catalogue parodique, il semble aussi attaquer les stratégies éditoriales et commerciales des imprimeurs et des libraires : dès son époque, sont favorisés aux dépens des ouvrages savants et érudits, les ouvrages tout publics (livres de prières, mais aussi ouvrages de vulgarisation etc.) 22 . Dans le Roman Bourgeois, Furetière s’en prend aussi à tous ces écrivains prolifiques, et leurs « complices » libraires, mais avec d’autant plus de violence et d’acharnement. Dès les premières lignes de l’œuvre, et bien sûr dans l’inventaire de Mythophilacte, il insiste à son tour sur cet impératif commercial : les livres les mieux vendus sont de gros romans plein de péripéties, d’illustrations, ou les énormes compilations de savoirs éparpillés, 21 Rabelais, op. cit., p. 241. 22 Voir Floyd Gray : « opposition entre livres manuscrits, reliques d’une culture périmée, et livres imprimés, promesse de renouvellement et de ‘librairies très amples’. […] Entre autre chose donc, ce chapitre tourne sur l’événement charnière qu’est l’avènement de l’imprimé et la disparition du manuscrit, tout en visant la politique des imprimeries qui, au lieu de favoriser les ouvrages humanistes, peu ou pas rentables, continuaient à publier des livres à gros tirage de piété ou de propagande. », Rabelais et le comique du discontinu, Paris, Champion, 1994, p. 99. On peut aussi penser que Rabelais qui travaille lui-même dans les ateliers d’imprimerie lyonnais s’en prend à ce concurrent direct qu’est Tübingen. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 115 travail polygraphique dévoyé. Voilà pourquoi l’inventaire comporte essentiellement de telles sommes livresques, qu’un libraire vend au poids, non à l’unité, et dont les titres signalent l’épaisseur délirante : LA VIS sans fin, ou le projet et dessein d’un roman universel, divisé en autant de volumes que le libraire en voudra payer. […] RUBRICOLOGIE, ou de l’invention des titres et rubriques, où il est montré qu’un beau titre est le vray proxenete d’un livre, et ce qui en fait faire le plus prompt débit. Exemple à ce propos tiré des Pretieuses 23 . Le libraire est donc tout-puissant, et seul l’impératif commercial compte. Les termes payer et surtout proxenete sont éloquents : l’auteur est donc celui qui se vend au plus offrant, et dont les choix d’écriture sont déterminés par l’objet livre qu’on lui commande 24 . On comprend que dans ce cas, le polygraphe risque bien d’être un simple touche-à-tout, compilateur de savoirs peu utiles, pour remplir des volumes qu’on débite aisément 25 . Car c’est bien la matérialité du livre qui est ici pointée du doigt : seuls le nombre de pages, le nombre de tomes, le prix de ce medium entre les savoirs et leur écriture, entre les savants et le public non érudit déterminent désormais la pratique polygraphique 26 . Le comique dénonce donc le dévoiement de la 23 Antoine Furetière, op. cit., p. 294 et 297. Concernant l’Amadisiade, le premier titre du catalogue, il est précisé : « divisé en vingt-quatre chants, et chaque chant en vingt-quatre chapitres, et chaque chapitre en vingt-quatre dixains, œuvre de 1724800 vers, sans les arguments ». 24 Certes, le terme proxenete ne désigne au XVII e siècle qu’un courtier, un entremetteur de marché sans autre spécificité. Pour autant, on le retrouve à l’entrée TITRE du Dictionnaire Universel : « Ce titre est le proxenete d’un livre, ce qui le fait vendre ». 25 Voir encore Patrick Dandrey, art. cit., p. 9 : « Si l’on peut rapporter l’activité du polygraphe à celle des écrivains de lieux communs, c’est que les uns et les autres s’étendent sur un grand nombre de matières et en empruntent beaucoup à autrui, au point de constituer à eux seuls une bibliothèque vivante ». Cette « double fonction d’accumulation et de transmission », dont parle P. Dandrey est donc, selon Furetière, pervertie et dévoyée. 26 Pour dénoncer cette réalité éditoriale moderne, Furetière n’hésite pas à mobiliser toutes les ressources comiques, même les plus anciennes et les plus convenues. C’est ainsi qu’il reprend, après Martial ou Montaigne, le jeu de mot du livre de beurre : Charroselles, l’un des amis du feu Mythophilacte, explique comment il a essayé de réconforter ce dernier, un jour qu’il avait égaré près de « quatorze mille sonnets, sans les stances, épigrammes et autres pieces » : « […] j’assurai Mythophilacte que quelque beurrière les aurait ramassés, comme étant à son usage, et qu’il n’avait qu’à aller acheter tant de livres de beurre, qu’il pût recouvrer jusqu’à la dernière pièce qu’il avait perdue ». Le jeu de mots, à l’époque moderne, est devenu une réalité : le livre s’achète au poids comme la livre de beurre, les Dorothée Lintner 116 pratique polygraphique : non plus au carrefour des savoirs et des publics (savants, non savants), mais plutôt déclassée, et même, comme le veut un des sens du terme de polygraphe, inclassable, réduite à la production matérielle de ses livres imprimés. Cette marginalisation du polygraphe, et la déviation, voire la déviance de son vecteur matériel, le livre, pose bien la question de l’ouverture au public, de l’accessibilité de l’activité polygraphique aux « curieux » que Rabelais et Furetière mentionnent si souvent. Malgré l’attrait que suscite l’idée d’une connaissance universelle accessible à tous, les deux épisodes signalent la méfiance de leurs auteurs à son égard. Or cette position en retrait n’a pas toujours perçue, et la variété des interprétations de ces épisodes, au fil des siècles, dit peut-être qu’ils sont moins lisibles et moins faciles d’accès qu’ils n’y paraissent. En jouant ainsi sur l’accessibilité de leurs textes, Rabelais et Furetière donnent peut-être une leçon de polygraphie. La leçon comique de la polygraphie : fatras, singularité et déchiffrement Favorables au décloisonnement des savoirs, ces auteurs se méfient donc de leur diffusion massive et incontrôlée qui menace leur qualité et leur intégrité. Les épisodes livresques étudiés donnent peut-être finalement aux lecteurs, une triple leçon sur la pratique polygraphique. L’excès comique impose une triple mise à distance : à l’égard du savoir, à l’égard du livre et à l’égard des lecteurs. Tout d’abord, si ces auteurs se refusent à trancher entre l’opacité et le dévoilement, entre l’érudition savante et la diffusion vulgarisée, ils assument en revanche que la mise à l’écrit de toutes les connaissances, et leur diffusion universelle soient une fiction. Reconnaître la vanité des normes de classement, accepter que la diffusion universelle des connaissances est un horizon, non une réalité, autrement dit, revenir à bonne distance des savoirs, et des publics (on retrouve la problématique du positionnement), voilà une des conditions de la pratique polygraphique pour ces auteurs 27 . Par conséquent, grâce à l’écriture comique, et une fois ce postulat admis, ils peuvent laisser aller leur imagination à toutes les folies de connaissances. De ce point de vue, ces catalogues débridés rappellent peutêtre la poétique du fatras, ce poème médiéval en vers qui énumère des imconnaissances se pèsent, se trient, et se rangent selon la taille, la forme des livres qui les contiennent. Ibid., p. 295. 27 Il n’est guère étonnant que, pour accepter pleinement la fiction de l’objectif polygraphique, Rabelais et Furetière mobilisent le genre romanesque. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 117 possibilités, c’est-à-dire des savoirs indéchiffrables. On peut ainsi considérer que même chez Furetière, qui écrit davantage de vers burlesques que de vers de fatrasies, certains titres de son catalogue énoncent bien, avec la même concision, des folies, comme en témoigne le titre suivant : ILLUSTRATIONS et commentaires sur le livre d’Ogier le Danois, où il est montré par l’explication du sens moral, allegorique, anagogique, mythologique, et aenigmatique, que toutes choses y sont contenues qui ont esté, qui sont ou qui seront ; mesme que les secrets de la pierre philosophale y sont plus clairement que dans l’Argenis, le Songe de Polyphile, le Cosmopolite et autres. Dedié à messieurs les administrateurs des Petites Maisons 28 . Des ouvrages dédiés aux administrateurs des Petites Maisons, condensent bien à proprement parler des savoirs fous. Pour autant, ces auteurs imposent dans ces épisodes une autre condition à la pratique polygraphique : la diversité matérielle du livre. Comme ils affichent à l’excès dans ces chapitres la spécificité générique de chacun des textes qu’ils insèrent dans le roman, ils marquent peut-être ainsi leur volonté de rompre avec l’uniformité menaçante des livres imprimés. L’aspect visuel de chacune des listes est soigneusement travaillé par chacun des auteurs. Pour sa part, Rabelais a été attentif, dans la mesure du possible, à choisir des imprimeurs qui lui permettaient d’inclure tous les signes diacritiques dont il avait besoin, et à partir des éditions du Pantagruel et du Gargantua par Denis de Harsy en 1537, la séparation par paragraphes, qui aèrent la page et distinguent les morceaux de texte, a été définitivement adoptée. Furetière pour sa part, joue sur tous les usages typographiques désormais disponibles, et dont on a remarqué qu’il fait un soigneux usage dans son dictionnaire, pour organiser chacune des entrées : italiques, alinéas, majuscules, espacement, tous les procédés sont mobilisés dans le Roman bourgeois pour rompre non pas tant l’unité de son ouvrage que l’uniformité de ses pages. On ajoutera aussi que Rabelais se servira tout au long de son œuvre du procédé des listes, qui visuellement viennent rompre l’uniformité de l’imprimé. En un sens, il est possible qu’il regrette la parfaite singularité des manuscrits médiévaux, aux enluminures uniques, aux marges annotées par différentes mains, au fil des lectures. Pour autant, cette dimension visuelle n’est pas nécessairement le signe d’une plus grande clarté. Alors qu’on pourrait croire que toutes les pièces qu’ajoutent Rabelais et Furetière dans ces épisodes, listes, lettres, sommes dédicatoires, bien alignées, ordonnées, nettement distinctes favorisent la 28 Le Roman bourgeois, éd. cit., p. 297. Dorothée Lintner 118 lecture, force est de constater qu’il n’en est rien. Pour le dire rapidement, l’excès (arme comique par excellence), de lisibilité, tue la lisibilité. La preuve en est que ces épisodes, et notamment celui du Pantagruel ont fait l’objet d’interprétations les plus contradictoires : la bibliothèque Saint- Victor et plus encore la lettre de Gargantua au chapitre VIII ont longtemps été étudiées comme d’authentiques manifestes humanistes, des plaidoyers d’ouverture intellectuelle et de tolérance. Grâce au travail minutieux de la critique moderne, on admet aujourd’hui que précisément, la conception humaniste défendue par ces textes est trop lisible, trop évidente pour ne pas être elle-même moquée. Autrement dit, la seule écriture et donc la seule lecture qui vaillent sont celles qui pour l’une crypte et pour l’autre déchiffre. Voilà la troisième et dernière leçon à tirer. En effet, ces passages, au-delà d’un premier coup d’œil limpide, sont ardus à la lecture : les titres, à la ligne, découragent le lecteur, accumulés, entassés, et pourtant tous distincts. À la saisie englobante, partielle et trompeuse s’oppose la lecture attentive des titres dans leur détail. Or, comme le rappelle le lourd appareil critique qui accompagne les éditions modernes, la liste de Saint-Victor est pleine de pièges : vrais titres et faux titres se mêlent, personnes réelles, personnages fictifs, latin classique, latin de cuisine, français courant, français argotique, tout se mélange. L’exemple le plus emblématique concerne peut-être le fameux « poids au lard cum commento ». On a vu que d’autres titres qui le précédaient faisaient déjà allusion aux commentaires de Pierre Lombard, base de toute formation théologique. Or plusieurs critiques ont noté qu’il était possible que ce titre fantaisiste à son tour se moque lui aussi de Pierre Lombard, puisque selon l’édition de ses commentaires, son nom était ainsi écrit : P. L ard , cum commento. Autrement dit, c’est aux initiales mêmes des titres les plus fantaisistes, qu’il faut prêter attention 29 . 29 Cf. Barbara Bowen : « Rabelais and the Library of Saint-Victor », Lapidary inscriptions, Renaissance essays for Donald A. Stone, Jr., edited by Barbara C. Bowen and Jerry C. Nash, Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1991, p. 159-169. En outre, il faut se souvenir que le narrateur, dans le prologue du Gargantua, reprendra ce titre à son compte et s’interrogera sur l’adéquation de l’en-tête et du contenu : « Par autant que vous mes bons disciples, et quelques aultres foulz de sejour lisans les joyeulx tiltres d’aulcuns livres de notre invention comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des braguettes, Des poys au lard cum commento, etc. jugez trop facilement ne estre au-dedans traicté que mocqueries, folateries, et menteries joyeuses : veu que l’ensigne exteriore (c’est le tiltre) sans plus avant enquerir, est communement receu a derision et gaudisserie. Mais par Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 119 S’il ne faut pas chercher une vérité unique et définitive au cœur des textes, pour autant, Rabelais (comme Furetière), défend une lecture scrupuleuse, soigneuse des textes. Autrement dit, tous deux semblent défendre une définition de la polygraphie citée en introduction, qui est l’art de la stéganographie. Mentionner finalement cette acception n’aurait guère d’intérêt si ce n’était pas là le seul et unique sens que retenait Furetière dans son Dictionnaire Universel et plus encore, s’il ne faisait pas de l’œuvre de Rabelais un modèle de polygraphie stéganographique : POLYGRAPHIE. s. m. L’art d’écrire en diverses façons cachées, comme aussi celuy de déchiffrer. On joint d’ordinaire ce mot, ou plûtost on le confond avec la Steganographie 30. CLEF, en termes de Polygraphie, signifie aussi l’Alphabet d’un chiffre, qui est secret et commun entre celuy qui escrit la lettre, & celuy qui la deschiffre. […] C’est aussi en ce sens qu’on dit, Avoir la clef d’un Roman, ou d’un livre dont on a déguisé les noms, quand on a les noms véritables, au lieu des fabuleux dont l’Auteur s’est servi, ou l’explication de plusieurs endroits obscurs qui ont relation aux temps, ou aux lieux. La clef de Cyrus, de Rabelais, du Catholicon d’Espagne, de l’Euphormion de Barclay. Rendre la lecture difficile, en usant d’une écriture cryptée, à clef, voilà peutêtre le meilleur gardien des connaissances, et le meilleur vecteur de leur diffusion : Rabelais et Furetière rêvent peut-être d’une telle écriture, à la fois cachée et pourtant universelle pour qui sait la déchiffrer. Ainsi, à bonne distance d’un public curieux mais non scrupuleux, pour éviter la dégradation des savoirs, et le leurre d’une diffusion universelle, à bonne distance des savoirs toujours plus nombreux, pour éviter de sombrer dans une érudition borgne, les excès de l’écriture comique dans ces catalogues permettent de signaler à la fois l’intérêt et le péril de cette écriture multiple. Ces auteurs qui pratiquent eux-mêmes la polygraphie, militent pour la libre circulation des savoirs, et sont favorables à leur diffusion élargie. En même temps, dans ces épisodes clés, ancrés dans la réalité éditoriale de leurs temps, ils dénoncent l’illusion d’une diffusion universelle des savoirs par le biais du livre. Voilà pourquoi, au cœur de leurs romans, ils défendent une écriture du fatras, qui admet son illusion, sa fiction, ouverte à tous les savoirs, mais qui requiert des talents de lecture stéganographique. Malgré les cent années qui les séparent, Rabelais et Furetière telle legiereté ne convient estimer les œuvres des humains. », Gargantua, O.C., éd. cit., p. 6. Le narrateur critique ainsi des lecteurs trop peu attentifs quand ils se retrouvent face à une œuvre comique. 30 Claire Badiou-Monferran, art. cit., p. 106. Dorothée Lintner 120 semblent ainsi, par leur écriture comique, par définition à la marge, défendre non pas tant une position médiane du polygraphe, que nécessairement distanciée.