eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Antioch Kantemir: la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate

2011
Ekaterina Vasilieva
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Antioch Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate E KATERINA V ASILIEVA (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle et Université d’État de Saint-Pétersbourg ) Être un écrivain polygraphe, dans la Russie de la première moitié du XVIII e siècle, n’est pas une démarche individuelle de l’écrivain, mais une pratique courante susceptible de satisfaire aux besoins de la littérature en voie de formation 1 . La « nouvelle » littérature russe, avec Antioch Kantemir 2 à sa tête, hérite certes de la tradition littéraire nationale, mais c’est dans la littérature européenne (et à travers elle dans la littérature antique) qu’elle recherche de nouvelles sources. Ainsi, rien d’étonnant si le célèbre auteur des Satires s’emploie autant à la poésie qu’à la théorie littéraire, la linguistique, la traduction, l’histoire et la philosophie 3 . Sensiblement plus rare est la pratique de l’écriture polygraphe chez un écrivain non professionnel. 1 D’autres exemples d’écriture polygraphe nous sont fournis par Théophane Prokopovitch, Mikhaïl Lomonosov, l’impératrice Catherine II etc. 2 Antioch Dmitrievitch Kantemir (1709-1744), fils du dernier prince de Moldavie, Dimitri Konstantinovitch Kantemir. Sa famille vivant en Russie dès 1711, Antioch étudie à Moscou et Saint-Pétersbourg avant d’être nommé en 1731 représentant diplomatique résident à Londres, puis en 1738 ministre plénipotentiaire à la cour de France. Ses activités diplomatiques ne l’empêchent pas de mener à bien un grand nombre de projets littéraires, parmi lesquels neuf satires, traduites en français, qui ont fait sa notoriété. Il pratique de nombreux autres genres : traductions, biographies, chroniques, poésie et chansons, histoire, lettres, mais aussi des genres plus « théoriques » : manuel d’algèbre, dictionnaire, traité sur la versification et dissertation sur la prosodie. La majorité de ces œuvres ont été publiées après sa mort, et l’on suppose que sa bibliographie pourrait être augmentée d’un certain nombre d’ouvrages dont les manuscrits sont aujourd’hui perdus. 3 A.V. Rastiagaev, « Диалог традиций в писательской практике Кантемира », Электронный журнал « Знание. Понимание. Умение » (« Dialogue des traditions dans la pratique littéraire de Kantemir », Revue électronique « Connaissance. Compréhension. Savoir »), № 5, 2009, Série Lettres. Ekaterina Vasilieva 64 L’origine noble et le statut d’ambassadeur que Kantemir se voit attribuer à l’âge de vingt-trois ans lui évitent de devoir vivre de sa plume. Qu’il soit d’abord écrivain avant d’être diplomate, il est difficile d’en juger sachant qu’entre les deux il n’y a que quelques années de différence. Même si la pensée politique de Kantemir se fait déjà entendre dans la Satire I (1729), antérieure à sa nomination, celle-ci est sans doute à l’origine de la politisation, d’un côté, et de la diversification, de l’autre, de son écriture. C’est ainsi que des relations diplomatiques et des textes des cérémoniaux entrent dans sa pratique littéraire, sans parler de son activité d’éditeur et de censeur. Ajoutons-y ce trait tout à fait particulier de l’œuvre de Kantemir, le plurilinguisme. L’usage, souvent arbitraire des langues russe, française, italienne, mais aussi latine, en font le plus « étranger » des écrivains russes. Ou bien la pratique polygraphique de Kantemir n’a pas d’autre logique que celle imposée par les besoins de la littérature en quête de nouvelles formes et moyens d’écriture, ou alors elle a une logique intérieure. Ce problème constitue l’objet principal du présent article qui se propose de donner des éclaircissements sur le phénomène du polygraphisme chez un écrivain-diplomate russe des premières Lumières. Par sa naissance, son éducation et les circonstances mêmes de sa vie, Antioch Kantemir est un homme des Lumières par excellence : un cosmopolite. Fils du prince moldave Dimitri Kantemir et de l’héritière des empereurs byzantins Kassandra (selon d’autres sources, Smaragda) Cantacuzen, le futur fondateur de la poésie moderne russe a pour patrie la Constantinople ottomane. Dès l’installation de sa famille en Russie, Antioch, qui n’a que deux ans, se retrouve dans un milieu multinational. De sa nouvelle patrie, il adopte le russe, de ses parents il hérite le moldave et le grec, mais aussi l’italien, car, dans la première moitié du XVIII e siècle, chez l’aristocratie moldave 4 et dans les Balkans en général, la langue italienne est un élément essentiel de l’éducation 5 . Le rôle primordial dans l’éducation du jeune Kantemir revient à ses précepteurs, Anastase Kondoïdi et Ivan Ilinski, à qui il doit, entre autres, sa connaissance du latin. Le latin est aussi la langue 4 Lorsque, après l’échec de la campagne de Prout, Dimitri Kantemir s’installe en Russie, il est suivi par près d’un ou, selon d’autres, plusieurs milliers de boyards moldaves. 5 L.V. Poumpianski, « Очерки по литературе первой половины XVIII века. Кантемир и итальянская культура », XVIII век (« Essais sur la littérature de la première moitié du XVIIIe siècle. Kantemir et la culture italienne », XVIII e siècle). Moscou-Léningrad, 1935, p. 83. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 65 d’enseignement au lycée auprès de l’Académie des Sciences 6 , à Saint- Pétersbourg, où Kantemir fait ses études en 1726-1727. Vers l’âge de dixsept ans, il maîtrise assez bien le français pour être en mesure de traduire en russe 7 la Lettre d’un Sicilien à un de ses amis, contenant une agréable critique de Paris et des François, traduite de l’Italien de Giovanni-Paolo Marana. Quelques années plus tard, lorsque Kantemir s’installe à l’étranger, et tout au long de son ambassade qui ne dure pas moins du tiers de sa courte vie, le français s’impose comme langue principale de communication, privilège partagé avec la langue italienne. Le fait d’appartenir à plusieurs cultures laisse un doute sur l’appartenance de Kantemir à l’une d’elles en particulier. D’où cette forme spécifique de polygraphie chez Kantemir, le plurilinguisme. Il influence les ouvrages littéraires autant que les textes diplomatiques, et surtout la correspondance privée de l’écrivain, qu’il s’agisse de ses œuvres de la période dite européenne ou de ses premiers écrits. Pour comprendre l’importance de ce phénomène, productif tant du point de vue littéraire que de celui, plus évident, de la diplomatie, il nous faut d’abord retracer brièvement ici l’histoire des ces enchevêtrements linguistiques. La tradition veut que sa carrière littéraire commence en 1725, mais il faut savoir que la première expérience littéraire du jeune Kantemir date de 1719 et est inspirée par la culture grecque. C’est alors qu’à l’âge de dix ans, Antioch rédige en langue grecque, certainement avec l’aide de son précepteur, L’Eloge à Dimitri de Thessalonique. Cependant, les auteurs russes ont tendance à qualifier Kantemir d’écrivain « véritablement russe ». Le russe sera la langue essentielle de son œuvre, mais aussi la mieux maîtrisée (nous dirions la moins étrangère) de son arsenal linguistique. C’est ainsi que Rostislav Ivanovitch Sementkovski, biographe de Kantemir, tire argument du choix du russe comme langue de communication dans les moments de fatigue. En témoigne cette lettre à sa sœur Marie écrite pendant les jours de 6 Parmi les académiciens, qui sont en majorité les professeurs étrangers, seuls L. Euler et G.-F. Miller maîtrisent le russe, et pour cette raison l’enseignement se fait en latin. Voir : M.I. Radovski, Антиох Кантемир и петербургская Академия Наук (Antioch Kantemir et l'Académie des Sciences de Pétersbourg). Moscou- Léningrad, 1959, p. 21. Nous rajouterions également le nom de Ch.-F. Gross dont les lettres russes échangées avec Kantemir témoignent de la maîtrise parfaite du russe. 7 C’est aussi sa première traduction en russe moderne. Un an auparavant, en 1725, il traduit du latin la Chronique de Constantin Manassis plus connue sous le titre de Synopsis. La langue de cette traduction est définie par Kantemir lui-même comme slavéno-russe, c’est-à-dire slavonne. Kantemir doit sa connaissance du slavon à Ivan Ilinksi. Ekaterina Vasilieva 66 sa dernière maladie : « Etant très faible, particulièrement aujourd’hui, je ne suis pas en état d’écrire beaucoup, ainsi écrirai-je en russe » 8 . D’ailleurs la lettre est écrite douze ans après son départ à l’étranger. À Paris, comme à Londres, la présence russe étant encore très faible, la langue russe garde, pour Kantemir, le seul et unique privilège d’être une langue d’écriture. La correspondance privée de Kantemir est probablement l’exemple le plus révélateur du plurilinguisme de son auteur. Il s’agit autant de l’usage multiple des langues que de leur usage arbitraire manquant parfois de logique apparente. On peut comprendre que s’il correspond avec les ministres d’Angleterre (lord Harrington, lord Newcastle), de Prusse (von Brakel) ou du Portugal (Azevedo) en français, c’est parce qu’il maîtrise « très peu l’anglais » 9 et encore moins l’allemand et pas du tout le portugais. L’usage des autres langues est moins systématique. Le latin, par exemple, semble avoir la fonction de langue de correspondance savante de Kantemir et lui sert à communiquer avec les cercles académiques : Georg-Berngardt Bilfinger, Joseph-Nicolas Delisle, Ivan Ilinski. Et pourtant, Kantemir s’adresse à Leonard Euler et Daniel Bernoulli, eux aussi académiciens, en français. Les lettres à Christian-Friedrich Gross, son ancien professeur de philosophie et de morale, sont rédigées tantôt en français, tantôt en russe. Une partie très importante de la correspondance de Kantemir est adressée à ses amis italiens de Londres dont on sait aujourd’hui qu’ils constituaient le cercle principal de connaissances du jeune ambassadeur. L’éducation de Kantemir soumise à une forte influence italienne explique pourquoi, à son arrivée à Londres, le jeune écrivain s’entoure de diplomates 8 Le texte de l’original est en russe : « Будучи я весьма слаб, а наипаче сегодня, не в состоянии много писать, для того ответствую по-русски ». R.I. Sementkovskij, «Условия, при которых рос Кантемир в детстве », А.Д. Кантемир. Его жизнь и сочинения. Сб. историко-литературных статей, сост. В. Покровский (« Les conditions dans lesquelles Kantemir grandit », A.D. Kantemir. Sa vie et son œuvre. Recueil d’articles historiques et littéraires, éd. V. Pokrovski). Moscou : typographie de G. Lissner et D. Sobko, 1910, p. 10-14. 9 Dans sa lettre du 9 juin 1732, Kantemir écrit au vice-chancelier Ostermann à propos de la presse anglaise : « Трудно знать все то, что в сем городе повсядневно печатается ... наипаче что весьма мало по аглицки разумею и человека, к тому способнаго, при себе не имею » (« Il est difficile de savoir ce qu’on publie quotidiennement dans cette ville ... surtout que je comprends très peu l’anglais et n’ai pas avec moi une personne qui en serait mieux instruite que moi »). A.D. Kantemir, Сочинения, письма и избранные переводы, с портретом автора, со статьею о Кантемире и с примечаниями В.Я. Стоюнина, изд. П.А. Ефремов (Œuvres, lettres et traductions choisies, avec le portrait de l'auteur, un article sur Cantemir et les commentaires de V.Y. Stojounine, éd. P.A. Efremov). Saint- Pétersbourg, 1868, vol. 2, p. 97. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 67 et surtout d’artistes et d’hommes de lettres italiens plutôt que français ou d’autres nationalités, certainement non moins présentes dans la capitale anglaise. Et même si, au début de son séjour londonien, sa connaissance de la langue italienne est réduite, selon Lev Vassilyevitch Poumpianski, à « une capacité très limitée d’écriture malgré sa facilité de lecture » 10 , à la fin de cette même période (vers le milieu de l’année 1738) la maîtrise complète de la langue italienne ne laisse aucun doute. Les lettres de Kantemir en seront la meilleure preuve : rédigées en un italien aussi parfait que celui de ses correspondants italiens, elles confirmeront le témoignage de son biographe l’abbé Guasco selon lequel Kantemir maîtrise cette langue comme sa langue maternelle 11 . Et pourtant la correspondance italienne de Kantemir se réduit pratiquement à la seule personne de Giacomo Amiconi, ou Jacopo Amigoni, peintre italien qui vient travailler en Angleterre de 1729 à 1739. Avant comme après son départ de Londres, Kantemir préfère communiquer avec ses amis italiens en français, même si eux-mêmes lui écrivent en italien, comme le font Giovanni Giacomo Zamboni, diplomate et claveciniste amateur, ou Francesco Algarotti, auteur du Newtonianisme pour les dames (1737) et des Lettres sur la Russie (1739). La correspondance privée de Kantemir suffit pour constater que sa pensée fonctionne pour ainsi dire dans un espace multiculturel, de sorte que nous ne sommes même pas en mesure d’établir laquelle des cultures dont son génie s’inspire peut et doit être considérée comme culture de référence 12 . Ce genre de cosmopolitisme culturel est un avantage pour un écrivain comme Kantemir qui en fait l’instrument de son activité littéraire, principalement orientée vers la traduction. En effet, s’il est vrai que dans la Russie du XVIII e siècle on trouve plus d’ouvrages traduits que d’originaux 13 , 10 L.V. Poumpianski, op. cit., p. 85. 11 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres de M. le Prince Cantemir, avec l’histoire de sa vie, traduites en françois. Londres : chez Jean Nourse, 1749, p. 63. 12 Telle est aussi l’opinion d’Elizaveta Babaeva. Voir : E.E. Babaeva, « Антиох Кантемир как автор дипломатических и церемониальных текстов », Язык. Культура. Гуманитарное знание. Научное наследие Г.O. Винокура и современность, oтв. ред. С.И. Гиндин, Н.Н. Розанова (« Antioch Kantemir auteur des textes diplomatiques et cérémoniaux », Langue. Culture. Sciences humaines. Héritage scientifique de G.O. Vinokour et l'actualité, éd. S.I. Guindine, N.N. Rozanova). Moscou : Univers des Sciences, 1999, p. 54. 13 Y.M. Lotman, « Езда в остров любви Тредиаковского и функции переводной литературы в русской культуре первой половины XVIII века », Проблемы изучения культурного наследия (« Voyage dans l'île d’Amour de Trediakovski et les fonctions des traductions dans la culture russe de la première moitié du Ekaterina Vasilieva 68 l’œuvre de Kantemir en est le meilleur exemple. Certes, les Satires sont l’ouvrage original le plus important de l’écrivain, il n’empêche qu’elles sont une réécriture des modèles latins (Horace) et français (Boileau). De même, Les Lettres sur la nature et l’homme généralement classées parmi les œuvres originales de Kantemir, ne le sont qu’en partie. Selon Marcelle Ehrhard, dans leur presque totalité, les Lettres sont une traduction très libre, telle qu’elle se pratique au XVIII e siècle, du I er chapitre du Traité de l’existence et des attributs de Dieu de Fénelon, avec certains emprunts aux Pensées, réflexions et maximes morales du comte Oxenstirn (Ochsenstierna) 14 . Quelle que soit la culture-source de sa réflexion, la culture-cible est toujours la culture russe. Ainsi, les biographes de l’écrivain ont-ils raison de défendre la primauté de la composante russe dans l’œuvre de Kantemir dans la mesure où l’enrichissement de la littérature, de la langue et de la culture russes constitue, effectivement, le seul et unique objet des préoccupations de Kantemir-traducteur. Son choix de l’époque et de l’espace culturel est des plus larges. Il traduit tant les auteurs classiques que contemporains, tant des langues anciennes que modernes. La stratégie de Kantemir consiste, semblet-il, à privilégier la diversité de sorte que le souci de la nouveauté aille de pair avec celui de la préservation de la tradition littéraire nationale. Si Kantemir traduit Anacréon, c’est autant pour faire découvrir au lecteur russe l’héritage classique que pour introduire dans la littérature russe un genre nouveau, celui de la poésie fugitive. S’il traduit Anacréon en vers non rimés, suivant le modèle grec, et non pas en prose comme c’est le cas des traductions françaises de l’époque, c’est pour enrichir la poésie russe d’une forme nouvelle d’écriture tout en défendant les capacités du système syllabique alors en usage 15 . La dépendance de Kantemir de deux traditions littéraires différentes, l’une nationale et l’autre européenne, se fait ainsi sentir dans le choix de genres, des plus typiques, aux yeux du lecteur russe, XVIIIe siècle », Les problèmes de l’étude de l’héritage culturel). Moscou, 1985, p. 222 . 14 Marcelle Ehrhard, « Lettres sur la nature et sur l’homme du prince Kantemir », Revue des études slaves, t. 34, Paris, 1957, p. 52. 15 S.A. Salova, « A.Д. Кантемир - оппонент В.К. Тредиаковского », В.К. Тредиаковский и русская литература, oтв. ред. А.С. Курилов (« A.D. Kantemir adversaire de V.K. Trediakovski », V.K. Trediakovski et la littérature russe, éd. A.S. Kourilov). Moscou : Institut de la littérature mondiale de l’Académie des Sciences de Russie, 2005, p. 102 ; S.I. Panov, « А.Д. Кантемир и Анакреонта Тиейца песни : у истоков русской анакреонтики », А. Кантемир и русская литература, oтв. ред. доктор филологических наук А.С. Курилов (« A.D. Kantemir et Les Odes d’Anacréon : les origines de l’anacréontée en Russie », Antioch Kantemir et la littérature russe, éd. docteur ès lettres A.S. Kourilov). Moscou : Héritage, 1999, p. 110. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 69 comme la chronique ou l’histoire (Synopsis historique, 1725 16 ; L’Histoire de Justin, 1729), aux plus novateurs comme le roman épistolaire (Lettres persanes de Montesquieu). C’est aussi le cas des dialogues (Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, 1730). Non que le genre du dialogue n’existe pas en Russie avant Kantemir, mais la littérature russe, avec la traduction des Entretiens, découvre un nouveau personnage : la femme savante. Avec les thèmes et sujets nouveaux de la littérature viennent nécessairement des notions et termes nouveaux. La traduction d’un Fontenelle ou Algarotti conduit Kantemir à faire face au problème du déséquilibre entre les langues des textes originaux et la langue-cible. Il est vrai qu’au début du XVIII e siècle, la langue russe manque de mots en usage dans d’autres langues, et le mérite d’en introduire certains dans la langue russe revient à Kantemir. Il n’hésite pas à emprunter des mots étrangers, car, effectivement, la traduction pour lui est un instrument qui sert à enrichir la langue. Dans sa préface à L’Histoire de Justin il en parle en ces termes : « Tous ces peuples traduisaient les uns les autres, ce qui contribuait au développement des sciences et des arts, mais leur langue s’enrichissait aussi de nombreux mots nouveaux » 17 . En réalité, Kantemir va au-delà des besoins de la langue. Il ne se contente pas de compléter le vocabulaire russe par des mots qui manquent réellement, mais il cherche aussi à le renouveler ou à le diversifier en introduisant des synonymes. Le Dictionnaire russe et français sur lequel Kantemir travaille aux environs de 1736-1737 et qui reste inachevé 18 porte des traces de ce souci d’« européanisation » de la langue russe. C’est ainsi qu’à côté du véritablement russe vozduh (« air ») l’on voit apparaître l’étrange aer, d’origine apparemment française. De même, vojsko (« armée ») est doublé par son homologue français armeja ; pokoj (« appartement »), par apartament ; sojuz (« alli- 16 Les dates signalées sont les dates de traduction. Les ouvrages non datés sont supposés perdus. 17 Le texte de l’original est en russe : « Все те народы один другого книги переводили от чего не только знание наук и художеств размножилось, но и язык их обогащен многими новыми словами ». Cit. : V.G. Drouzhynine, Три неизвестныя произведения князя Антиоха Кантемира (Trois œuvres méconnues du prince Antiokh Kantemir). Saint-Pétersbourg : typographie de V.S. Balachov, 1887, p. 4. 18 Le manuscrit du Dictionnaire supposé perdu pendant très longtemps a été découvert par B.A. Gradova à la Bibliothèque d’Etat de Russie, à Moscou, et publié en 2004. Voir : Русско-французский словарь Антиоха Кантемира, вступ. статья Е. Бабаевой (Dictionnaire russe-français d’Antiokh Kantemir, introduction et édition d’Elizaveta Babaeva), t. 1-2. Moscou : Langues du monde slave, 2004. Ekaterina Vasilieva 70 ance »), par alleancija. Signalés comme synonymiques, les deux mots de chaque groupe font pourtant l’objet d’articles différents, ce qui signifie sans doute que l’intention de l’auteur est d’accorder le statut d’indépendance à chacun des deux mots. Il existe d’autres ouvrages de ce type antérieurs au Dictionnaire de Kantemir et dont certains lui servent de modèle 19 . Le catalogue de sa bibliothèque à Paris fait mention de nombreux dictionnaires de langues anciennes et modernes, mais aussi de grammaires et traités linguistiques, témoins d’une réflexion permanente sur la langue. Le Dictionnaire russe et français mis à part, nous ne lui connaissons pas un seul ouvrage achevé sur la linguistique. En revanche, les observations de Kantemir sur la langue sont disséminées dans les commentaires des ouvrages traduits et originaux. Mais si dans le Dictionnaire le mot est envisagé dans l’ensemble de ses caractéristiques grammaticales, au point qu’Elizaveta Babaeva considère le système de catégories grammaticales de Kantemir mieux élaboré que ceux de la lexicographie européenne de l’époque, les commentaires sont rarement d’ordre purement linguistique. Ils comprennent une notice lexicologique, expliquent l’étymologie du mot et, très souvent, sont mis en relation avec des notions équivalentes ou similaires russes. À titre d’exemple, ce commentaire pour le mot « algèbre » : Algèbre est une branche des mathématiques, science fort compliquée et pourtant extrêmement utile, car elle sert à résoudre les problèmes les plus difficiles des mathématiques. On peut l’appeler autrement arithmétique générale, car les deux sciences se ressemblent beaucoup, sauf que dans l’arithmétique il existe des signes spéciaux pour chaque nombre et l’algèbre n’a pas d’autres signes que des signes généraux qui servent à indiquer n’importe quel nombre. On dit que cette science a été introduite en Europe par les Arabes qu’on considère comme ses fondateurs. Le mot « algèbre » est lui-même d’origine arabe, on l’appelle Alzhabr Valmoukabala, ce qui veut dire rattraper ou égaler 20 . 19 Babaeva souligne particulièrement l’influence du Треязычный лексикон (Dictionnaire trilingue) de Fedor Polikarpov (1704). Dictionnaire..., p. XXXVII. 20 Le texte de l’original est en russe : « Алгебра есть часть математики весьма трудная, но и преполезная, понеже служит в решении труднейших задач всея математики. Можно назвать ее генеральною арифметикою, понеже части их по большей мере между собою сходны, только что арифметика употребляет для всякого числа особливые знаки, а алгебра генеральные, которые всякому числу служат. Наука сия, сказывают, в Европу пришла от арап, которых мнят быть ея изобретательми ; имя самое алгебры есть арапское, которые ее называют Алжабр Валмукабала, то есть наверстать или соравнять ». A.D. Kantemir, Сочинения ... (Œuvres), 1867, vol. 1, p. 28. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 71 À l’époque de son ambassade à Paris, l’algèbre devient une des occupations préférées du prince qui rédigera un Manuel d’algèbre. Le manuscrit figure sur l’inventaire de la bibliothèque de Kantemir établi après sa mort par le secrétaire de l’ambassade russe à Paris, Heinrich Gross 21 , mais est actuellement supposé perdu. Remarquons qu’à l’époque où Kantemir crée son Dictionnaire, la linguistique comme telle n’existe pas encore, la langue russe, comme la littérature, sont en pleine période de formation, mais les connaissances dans ce domaine suffisent pour que se fasse sentir le besoin d’un ouvrage comme celui-ci. Le Dictionnaire de Kantemir s’inscrit dans la logique de l’écriture polygraphe par sa nature double. Il est en même temps un dictionnaire bilingue traditionnel (qui donne le mot et sa traduction) et un dictionnaire de type encyclopédique (qui donne le mot et son explication). Si l’auteur se contente de traduire, par exemple, apostol par apôtre, une simple traduction du mot apteka (« pharmacie ») ne lui paraît pas suffisante. Ainsi, explique-til, que apteka ou, en français, apoticairerie est un « lieu ou boutique servant à garder les drogues ». De même, il définit le mot arsenal comme « lieu servant à garder les armes, garde-armes » 22 . Le procédé est le même, mais la langue dans laquelle l’auteur donne des explications diffère : le français dans un cas et le russe dans l’autre. Serait-ce un hasard ou une démarche voulue ? Il semble que ce ne soit pas un simple effet du plurilinguisme de l’auteur, mais un signe de l’évolution de sa stratégie littéraire. D’un côté, le Dictionnaire vise certainement le lecteur russe à qui il doit servir d’outil pour apprendre la langue française. De l’autre, l’auteur a pour but d’initier le public francophone et, plus largement, européen, à la langue et la culture russes. L’ouvrage tend manifestement à réduire l’abîme qui séparerait la langue et la culture russes de la langue et de la culture françaises. Kantemir ne cherche pas seulement à « légitimer » l’usage des mots français dans la langue russe, mais à démontrer que les mots français sont faciles à assimiler au génie de la langue russe. Grâce à cette étonnante capacité d’assimilation, 21 « В другом комоде, в камере, где князь умер, нашлось много сочинений его, например, переводы Корнелия Непоса, Эпиктета, начало Энеиды, Алгебра и разные стихи русские» (« Dans l’autre commode, dans la chambre où le prince est mort, il s’est trouvé beaucoup de ses ouvrages, p.ex. les traductions de Cornelius Nepos, d’Epictète, le début d’Enéide, l’Algèbre et des poèmes divers en russe »). V.N. Aleksandrenko, « К биографии князя А.Д. Кантемира », Варшавские университетские известия (« Contribution à la biographie du prince A.D. Kantemir », Nouvelles de l'Université de Varsovie), Varsovie, 1896, n° 2, section III, p. 9. 22 Le texte de l’original est en russe : « Место, где хранят оружие, оружехранительница». Ekaterina Vasilieva 72 n’importe quel mot français peut devenir russe. C’est ainsi que le mot avantage donne, en russe, toute une série de mots à des nuances différentes : avantažik, avantažec (« petit avantage »), avantažišče (« très grand avantage »). De même, abbé peut être abatiško (« pauvre petit abbé ») ou abatišče (« gros abbé »). Le mot air, quant à lui, entre dans la famille des mots aernyj (« aérien »), aerohodnik (« aérostat »), aerošestvuju (« je marche dans l’air »). L’intérêt porté à ces questions linguistiques et les jugements qu’il génère dans le cadre d’une « hiérarchie » des langues, peut nous conduire à nous interroger sur les implications diplomatiques d’une telle recherche. En ce sens, la polygraphie pourrait préparer Kantemir à ses futures fonctions. Si Kantemir interrompt son activité d’écrivain pendant près de cinq ans quand il prend ses fonctions d’ambassadeur, en novembre 1731, il continue pourtant à écrire. Il s’agit de ses relations diplomatiques envoyées à la Cour de Russie. L’ensemble des dépêches de Londres et de Paris représente une partie importante de l’héritage épistolier de Kantemir. C’est un type particulier d’écriture pratiqué, certes, tant par ses prédécesseurs que par ses successeurs, mais se rapprochant, sous la plume de Kantemir, de l’écriture purement littéraire. Le premier à avoir souligné la valeur littéraire des relations de Kantemir est son premier biographe l’abbé Guasco 23 . Dans la Vie d’Antiochus Cantemir, Guasco élève les lettres diplomatiques du prince au rang du meilleur de ses ouvrages : « Je ne fais pas mention de celui de ses ouvrages, qui seroit sans doute le plus estimé, s’il pouvoit voir le jour. Je veux parler des relations, qu’il a envoyées à sa Cour ... qui sont toutes bien écrites et dont plusieurs sont des chef-d’œuvre (sic) » 24 . Que l’abbé Guasco eût réellement accès aux relations secrètes d’un ministre étranger est fort incertain. Il n’en est pas moins vrai que les relations de Kantemir sont peutêtre mieux écrites que certains de ses ouvrages littéraires (par exemple, La Pétride (1730), poème épique écrit en l’honneur de Pierre le Grand et unanimement reconnu comme manquant de génie 25 ). Les relations, au contraire, sont d’un style transparent, écrites dans une langue très indépendante de la tradition slavonne, même si l’on voit s’y glisser certains mots slavons (pače (« notamment »), poneže (« parce que »), učinit’ («faire ») etc.) ou de formes anciennes (lorsque les infinitifs des verbes se terminent 23 Ottaviano di Guasco (1712-1781), abbé, écrivain et érudit italien, arrive à Paris en 1738, entre en contact avec Kantemir afin de solliciter des lettres de recommandation pour ses frères souhaitant se mettre au service de la Russie. Cette rencontre sera à l’origine d’une forte amitié entre l’abbé et l’ambassadeur. 24 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres..., p. 141-142. 25 Voir par exemple : L.V. Poumpianski, op.cit., p. 86. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 73 en -i, p.ex. byti (« être »), ispoln’ati (« accomplir »), postupiti (« procéder ») etc.). Pourtant les archaïsmes slavons frappent moins que tout un vocabulaire d’emprunts étrangers, pour la plupart des gallicismes, dont abonde chaque relation. Et même si la langue russe manque réellement des ressources nécessaires pour définir certaines notions étrangères, on ne peut s’empêcher de s’étonner devant la persistance des estima (« estime »), rekonsiliacija (« réconciliation »), diffikul’tety (« difficultés ») ou encore kommercij (« commerce »), proklamovat’ (« se proclamer »), ekskuzovat’ («excuser »), konket (« conquête ») 26 . Par l’européanisation de la langue de la correspondance diplomatique, Kantemir vise sans doute à rapprocher la langue russe des normes linguistiques de la diplomatie européenne, ambition qui s’inscrit dans un projet plus large, celui d’enrichir la culture de la Cour. Pour preuve, les descriptions de l’étiquette pratiquée à la Cour d’Angleterre et celle de France à l’égard des ministres étrangers, découvertes par Elizaveta Babaeva dans les Archives d’Etat des actes anciens (RGADA). Il est difficile de définir les circonstances dans lesquelles naît l’idée de ces textes. En effet, il s’agit de deux groupes de documents hétérogènes. Le premier, consacré au cérémonial anglais, comprend une description originale en français et sa traduction en russe, une annexe en français, de même traduite en russe, ainsi qu’une deuxième annexe en russe. Le deuxième, consacré au cérémonial français, regroupe les copies de deux textes allemands et leurs traductions en russe, une description originale en français et une annexe en russe 27 . Nous portons un intérêt particulier à l’annexe au cérémonial anglais et à la description du cérémonial français qui seules peuvent être identifiées comme étant de la main de Kantemir 28 . À en juger par sa lettre à Gian-Battista Gastaldi, secrétaire de la mission de Gênes à Londres, puis ambassadeur de la République de Gênes, Kantemir crée le premier de ces deux textes sur la base des renseignements fournis par le même Gastaldi qui sera, en outre, l’auteur du texte principal. C’est en ces termes que Kantemir s’adresse à son ami italien dans la lettre du 24 février 1739 : « ... par malheur on n’en peut pas encore trouver de vous supplier (sic) à vouloir m’envoyer les eclaircissemens sur les questions ci-jointes pour rendre plus complette la description du cérémonial que vous avez eu la 26 A.D. Kantemir, Реляции князя А.Д. Кантемира из Лондона, с введением и примечаниями В.Н. Александренко (Les relations du prince A.D. Kantemir de Londres, introduction et commentaires de V.N. Aleksandrenko). Moscou : éditions de la société impériale d’histoire et de culture ancienne russe de l’Université de Moscou, 1892-1903, t. 1-2. 27 Voir : E.E. Babaeva, op. cit., p. 54-72. 28 Ibid., p. 61. Ekaterina Vasilieva 74 bonté de m’envoyer » 29 . Comme autre témoignage indirect en faveur de l’hypothèse qui attribue les textes en question à Kantemir, on trouve cette inscription, sans doute de la main d’un copiste, sur une des pages du manuscrit : Description du cérémonial de réception des ambassadeurs à la cour d’Angleterre et de France. Faite par le prince Antiokh Kantemir. Description du cérémonial de la cour française suivi d’une annexe au cérémonial anglais à l’égard des ministres étrangers composé par son Altesse le prince Antioch Dmitritch Kantemir 30 . Remarquons que les deux textes sont rédigés directement en français, ce qui est une pratique plutôt rare chez Kantemir, bien qu’on lui connaisse d’autres ouvrages en français dont le Madrigal à madame la duchesse d’Aiguillon et les Vers sur la critique, sans parler de sa correspondance. Quelque incontestable que soit l’intérêt de Kantemir pour toute action qui vise à enrichir la culture de son pays, rien ne vient confirmer que l’idée du cérémonial appartient à Kantemir lui-même. Avec plus de certitude on peut affirmer que d’apprendre les habitudes des cours européennes est une des ambitions de l’impératrice Elizaveta Petrovna. Ne serait-ce en vue des fêtes à l’occasion de son prochain sacre que l’impératrice, qui vient de monter sur le trône, envoie, le 19 décembre 1741, ce rescrit à son ministre à Paris : ... bien que vous ayez déjà envoyé les descriptions des cérémoniaux pratiqués là-bas à l’égard des ambassadeurs et autres ministres étrangers, je souhaiterais avoir encore une description similaire relative à d’autres usages de la cour et aux manières observées les jours des fêtes publiques, comme le sacre ou autres, mais aussi à tout ce qui concerne le cérémonial et l’étiquette 31 . 29 Helmut Grasshoff, « A.D. Kantemir und Westeuropa. Ein russischer Schriftsteller des 18. Jahrhunderts und seine Beziehungen zur westeurop ä ischen Literatur und Kunst », Deutsche Akad. der Wissenschaften zu Berlin. Veröffentlichungen des Instituts für Slavistik, Berlin, 1966, n° 35, p. 312. 30 Le texte de l’original est en russe : « Описание церемониала приема послов при французском и английском дворах. Составлено кн. Антиохом Кантемиром. Описание церемониалу француского двора и с пополнением аглинского церемониалу с чюжестранными министрами сочиненному чрез его С кнзя (sic) Антиоха Дмитричя Кантемира ». L’orthographe de l’original est conservée. E.E. Babaeva, op. cit., p. 54-72. 31 Le texte de l’original est en russe : « … хотя уже присланы вами сюда описания церемониалов тамошняго двора, касательно послов и других чужестранных министров ; теперь же нам желательно такое же описание о прочих при тамошнем дворе обыкновениях и поведениях в публичных торжествах, как коронациях, так и других случаях, и вообще обо всем, что касается A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 75 L’observation de la vie de la cour est, effectivement, un souci permanent de l’ambassadeur à partir de la fin de l’année 1738. C’est alors qu’il se met à chercher des premiers renseignements sur les us et coutumes de la cour d’Angleterre. Les observations qui n’entrent pas dans les Descriptions trouvent leur place dans les relations officielles. Ainsi, sans être un ouvrage achevé, cet énorme corpus de textes a l’intérêt d’une étude ou d’un essai sur la culture diplomatique, genre plutôt inattendu chez un traducteur des Odes d’Anacréon ou un auteur des Satires. En effet, on voit l’horizon de son génie créateur s’élargir considérablement avec l’entrée de Kantemir en fonction d’ambassadeur. Désormais, son activité littéraire se retrouve sous l’influence de son activité diplomatique. Celle-ci se déroule dans un contexte de méfiance, voire d’appréhension à l’égard du pays dont il vient représenter les intérêts. Kantemir en parle dans sa lettre du 3 février 1737 adressée à Théodore Chavignard de Chavigny, ministre de Louis XV en Angleterre de 1731 à 1737 : « Je ne veux pas croire que vous m’ayez déjà oublié ; je l’attribuerai [ce long silence] plus tôt à une cause politique. Qui sait, s’il n’est pas encore dangereux pour vous d’entretenir correspondance avec un Russe ? » 32 . Et si, dans ces circonstances, Kantemir réussit à établir des rapports corrects avec ce pays, c’est avant tout grâce à ses qualités de diplomate. Mais il est aussi un homme de lettres et pour lui sa plume d’écrivain est une arme politique tout aussi efficace que l’art de la négociation. Déjà en 1729, la première satire de Kantemir qui s’intitule À ceux qui méprisent les études trouve une forte résonance politique. Kantemir se montre un critique acharné de tous les hommes d’État et surtout d’Église qui s’opposent aux réformes de Pierre le Grand en imposant l’ignorance. La deuxième satire, intitulée De l’envie et de la fierté des aristocrates de mauvaises mœurs, vise les aristocrates qui n’ont d’autre mérite que celui de porter le nom de leurs glorieux aïeux. Quoique lui-même descendant d’une famille noble, Kantemir se veut partisan du droit du mérite personnel. Les vices et les défauts de la nature humaine tels que l’avarice, l’hypocrisie ou encore la vantardise, font l’objet des autres satires. Que Kantemir ait un œil critique sévère sur les mœurs en Russie, comme en témoignent ses Satires, ne l’empêche pas, dès son installation à Londres et plus tard à Paris, de se тамошняго этикета и церемониала ». A.D. Kantemir, Сочинения ... (Œuvres), 1868, vol. 2, p. 222. 32 L.N. Majkov, « Материалы для биографии Кантемира », Сборник отдела русского языка и словесности Императорской Академии Наук (« Matériaux pour la biographie de Kantemir », Recueil du département de la langue et des belles-lettres russes). Saint-Pétersbourg : Imprimerie de l'Académie des Sciences, 1903, vol. 73, n° 1, p. 72. Ekaterina Vasilieva 76 convertir en défenseur zélé de la culture russe. Si, avant de quitter la Russie, son plus grand soin est d’enrichir la littérature, la langue et la culture russes, maintenant son activité littéraire a un double objectif. Tout en propageant les lumières parmi ses compatriotes, Kantemir ambitionne en même temps la propagation de la culture russe en Europe. Le projet du Dictionnaire russe et français en est une des étapes. Dans la première moitié du XVIII e siècle, la présence de la littérature russe en Europe est encore très faible. On peut lire dans le Journal universel de mai 1744 à propos de la prochaine édition de la traduction des Satires du prince Kantemir : « Ce sera le premier ouvrage qu’on aura vu en Europe dans cette langue » 33 . Si Kantemir veut voir ses Satires publiées en Europe, c’est parce que ses tentatives de les publier en Russie restent sans suite, mais c’est aussi une occasion, pour ce partisan du projet d’européanisation de la Russie, de familiariser le lecteur européen avec la réalité russe. C’est ainsi qu’à l’instigation de la duchesse d’Aiguillon, amie de l’ambassadeur et, comme lui, passionnée de belles-lettres, le livre est traduit en français 34 . La presse européenne ne tarde pas à répondre à cette nouveauté littéraire, sans manifester d’ailleurs beaucoup d’enthousiasme. Ce qui devrait avoir le plus grand intérêt pour un lecteur européen semble, au contraire, ne pas le toucher : Par la peinture des ridicules qui accompagnent l’ignorance, la grossièreté, la superstition, la bassesse des idées et des manières, il vouloit insinuer les vertus contraires. Cela met dans ces Satyres un ton relatif aux besoins de la Russie ; mais qui n’est pas tout-à-fait le nôtre. Certains traits qui ont du toucher et intéresser à Moscow et à Petersbourg, n’auroient aucun effet à Paris 35 . De même, Kantemir s’emploie avec ardeur à l’édition de l’œuvre de son père, Dimitri Kantemir, lui aussi connu en Europe comme écrivain et savant. Dans les premiers temps de son séjour à Londres, le jeune prince entreprend, avec l’aide de Paolo Antonio Rolli, poète et librettiste italien, une traduction italienne de L’Histoire de l’Empire ottoman de Dimitri Kantemir, rédigée en latin. Malheureusement, de nombreuses obligations diploma- 33 « Histoire littéraire. Nouvelles et mémoires littéraires et académiques », Journal universel ou Mémoires pour servir à l'histoire civile, politique, ecclésiastique et littéraire du XVIII e siècle, La Haye : L. Berkostre, mai 1744, p. 163. 34 À en croire l’abbé Guasco, Kantemir et Guasco traduisent ensemble les Satires en italien durant la dernière maladie du prince. Après la mort de Kantemir, Guasco aura traduit les Satires de l’italien en français. A.D. Kantemir, « Avertissement du traducteur », Satyres ..., p. 9. 35 Journal de Trévoux ou Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, avril 1750. Genève : Slatkine reprints, 1968-1969, p. 237. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 77 tiques l’empêchent de mener le travail à son terme et le manuscrit reste inachevé. Il se lie alors avec l’historien Nicholas Tindal pour lui confier la traduction de l’ouvrage en anglais 36 . L’édition anglaise de L’Histoire verra le jour en 1734 37 . Un an plus tard, l’ambassadeur est fort préoccupé par le sort d’un autre ouvrage qui, dès novembre 1735, devient l’objet principal des inquiétudes du gouvernement russe et oblige Kantemir à reprendre la plume. D’ailleurs, dans sa lettre du 6 janvier 1736 adressée au vice-chancelier Andreï Ivanovitch Ostermann, Kantemir ne peut pas cacher le plaisir avec lequel il se lance dans ce jeu politique et littéraire, car, effectivement, dans cette affaire sa fonction de diplomate va de pair avec sa vocation d’écrivain : Votre Excellence peut être rassurée que l’écriture ne m’a jamais été si agréable qu’elle ne l’est à cette occasion, car il s’agit de défendre et ma patrie et la bonne action de Votre Excellence à qui notre cour doit une bonne renommée dont elle jouit dans le monde entier 38 . Le livre qui menace la bonne renommée de la cour de Russie porte le titre de Lettres Moscovites. L’auteur, un certain Francesco Locatelli, vient d’arriver de Russie où il a le malheur de se faire arrêter et enfermer dans une prison, accusé d’espionnage 39 . La liberté de la presse anglaise ne fait que contribuer à la diffusion du pamphlet qui, dix ans après la mort de Pierre le Grand, présente ses sujets 36 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres ..., p. 63 ; F.Y. Prijma, « Антиох Дмитриевич Кантемир. Вступительная статья », Собрание стихотворений (« Antioch Dmitrievitch Kantemir. Introduction », Recueil de poésies). Leningrad : Ecrivain soviétique, 1956, p. 20. 37 Selon Stefan Lemny, l’édition anglaise de L’Histoire de l’Empire Ottoman date de 1735. Stefan Lemny, Les Cantemir : l’aventure européenne d’une famille princière au XVIII e siècle. Paris : Éditions Complexe, 2009, p. 307. 38 Le texte de l’original est en russe : « ... могу ваше сиятельство покорно удостоверить, что николи охотнее за перо не принимался, как при сем случае, имея защищать и отечество, и вашего сиятельства изрядное поведение, от котораго двор наш при всем свете заслужил себе крайнюю репутацию ». L.N. Majkov, op. cit., p. 39. 39 Pour plus de détails voir : M.A. Obolenski, « Сведения об авторе книги Lettres Moscovites », Библиографические записки (« Informations sur l'auteur du livre Lettres Moscovites », Notes bibliographiques), 1859, № 18, p. 545-553 ; V.Y. Stojounine, « Князь Антиох Кантемир в Лондоне (Из биографии Кантемира : 1732-1738) », Вестник Европы (« Le prince Antioch Kantemir à Londres (Pour la biographie de Kantemir : 1732-1738) », Messager de l’Europe), 1867, t. 1, p. 224- 273 ; t. 2, p. 97-139. Ekaterina Vasilieva 78 comme étant « aussi barbares qu’ils l’étoient long-tems avant son regne » 40 . Il ne reste à Kantemir d’autre moyen de préserver le prestige de son pays que celui d’une polémique littéraire. Par la même lettre à Ostermann, nous apprenons que Kantemir médite un livre sous forme de lettres. D’ailleurs à ce moment, soit vers le début de janvier 1736, le travail est déjà commencé 41 . La conception de l’ouvrage change au cours du travail qui dure deux ans. Le livre sort en Allemagne en 1738 sous le titre de Soi-disant Lettres Moscovites ou Une calomnie inconcevable et mille mensonges dirigés contre la brave nation russe et écrits par un certain Italien qui revient d’un pays étranger, sans indication du nom de l’auteur 42 . Ce n’est, en réalité, qu’une traduction allemande du livre de Locatelli, mais accompagnée d’une préface d’un ton extrêmement agressif et de vastes commentaires s’étendant à des dizaines de pages. Les Soi-disant Lettres Moscovites sont sans doute un ouvrage collectif, la traduction allemande ne pouvant pas être de Kantemir lui-même. Ainsi, la participation de Heinrich Gross, futur secrétaire de l’ambassade de Russie à Paris, dans la préparation de l’édition allemande des Lettres semble-t-elle, sinon évidente, du moins très probable. En effet, Gross rejoint la mission diplomatique en été 1736, exactement à l’époque où Kantemir travaille sur son ouvrage 43 . À la fin de l’année 1859, le baron Modest Andreevitch Korf, directeur de la Bibliothèque Publique de Saint-Pétersbourg, écrit à son correspondant intéressé par le problème : Une inscription que j’ai faite autrefois sur l’exemplaire de la traduction allemande de ce livre appartenant à la Bibliothèque Publique, dit que la traduction elle-même et les commentaires appartiennent à un certain Gross. Maintenant je ne saurai me rappeller d’où proviennent ses informations ; mais on ne connaît ici que deux Gross [Christian-Friedrich et Heinrich] ... Il 40 Francesco Locatelli, Lettres Moscovites. Paris : au [sic] depens de la Compagnie, 1736, p. 51. 41 « Впротчем опровержение на оную книгу я уже писать начал <…>. Сочинено оно будет под образом писем и составит хорошую книжку » (« D’ailleurs j’ai déjà commencé à écrire un démenti contre ce livre <...>. Ce sera un grand livre, en forme de lettres »). L.N. Majkov, op. cit., p. 39. 42 Titre original : Die so genannte Moscowitische Brieffe, Oder Die, wider die loebliche Russische Nation. Von einem aus der andern Welt zurueck gekommenen Italiaener ausgesprengte abentheuerliche Verlaeumdungen und Tausend Luegen. Franckfurth und Leipzig : Montag, 1738. 43 Voir la lettre de Kantemir à Christian-Friedrich Gross, frère d’Heinrich Gross. L.N. Majkov, op. cit., p. 47. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 79 n’y a aucun doute qu’il faut chercher le traducteur et le critique des Lettres Moscovites en la personne de celui-ci 44 . Cependant, certains auteurs contemporains 45 considèrent qu’« un auteur allemand » qui figure sur la couverture en guise du nom de l’auteur se rapporte, au contraire, à Christian-Friedrich, ancien professeur de Kantemir au lycée auprès de l’Académie des Sciences. Mais pourquoi une édition allemande ? L’affaire est trop délicate pour que ce choix se soit fait au hasard. Ne serait-ce pas lié à l’esprit antiallemand des Lettres qui « visent particulièrement les seigneurs étrangers au service de la Russie contre lesquels seigneurs l’auteur se répand en invectives inouïes » 46 ? Il s’agit avant tout des ministres Ostermann, Biron et Münnich, tous Allemands. Ainsi, sous le voile d’une apologie de la « brave nation russe » le prétendu compatriote desdits ministres cherchera, en même temps, à apaiser les angoisses liées au renforcement du pouvoir des étrangers en Russie. Car, effectivement, Locatelli n’ignore pas le mécontentement provoqué par la domination allemande à la Cour. En même temps, le mérite des Soi-disant Lettres Moscovites ne se réduit pas à donner un démenti à un livre « fort préjudiciable au ministère et tout le peuple russe » 47 . Il est ici question des commentaires qui constituent un texte indépendant au sein de la narration, tel un texte dans le texte, qui a la forme de ce type d’ouvrage qui est communément appelé en Europe « état présent » 48 . Depuis le XVI e siècle, la littérature européenne connaît beau- 44 La lettre de M.A. Korf à M.A. Obolenski du 10 novembre 1859 est publiée dans : M.A. Obolenski, « Дополнительные разыскания о судьбе книги Lettres Moscovite », Архив исторических и практических сведений, относящихся до России, опубликованный Н. Калачовым (« Recherches supplémentaires sur le sort du livre Lettres Moscovites », Archives des données historiques et pratiques concernant la Russie, publiées par N. Kalatchov), SPb, 1862, Livre 3, p. 3. 45 Voir par exemple : N.D. Bloudilina, « [А.Д. Кантемир, Х.Ф. Гросс] Так называемые Московитские письма », Россия и Запад : горизонты взаимопознания. Литературные источники XVIII века (1726-1762). Выпуск 2 (« [A.D. Kantemir, Ch.-F. Gross] Les soi-disant Lettres Moscovites », La Russie et l’Occident : les horizons de la connaissance réciproque. Les sources littéraires du XVIII e siècle (1726-1762). Série 2). Moscou : Institut de Littérature mondiale de l'Académie des Sciences de Russie, 2003, p. 153-291. 46 Lettre de Kantemir à Ostermann du 14 novembre 1735. A.D. Kantemir, Сочинения ... (Œuvres), 1868, vol. 2, p. 98. 47 Lettre de Kantemir à Ostermann du 6 janvier 1736. L.N. Majkov, op. cit., p. 39. 48 Dans sa relation du 13 février 1736 adressée à l’impératrice Anna Ioannovna, Kantemir propose de faire l’ouvrage sous forme d’une « description géographique et politique de l’Empire Russe qui existe dans tous les grands pays sous titre d’état présent » (« описания, как географического, так и политического, Российской Ekaterina Vasilieva 80 coup de ces « états présents » de la Russie ou de la Moscovie. Mais c’est un des premiers exemples d’une description historique, géographique et politique de la Russie faite par un Russe. Car l’histoire est encore un autre domaine convoité par Kantemir-écrivain. Selon son biographe, l’abbé Guasco, il « avoit aussi projetté une Histoire de Russie, pour laquelle il ramassoit des Mémoires » 49 , mais qui n’a jamais vu le jour à cause de la mort prématurée du prince. Le parcours littéraire d’Antioch Kantemir est, pour la littérature russe de la première moitié du XVIII e siècle, un exemple unique en son genre de l’écriture polygraphe. Il faut chercher les prémisses de son polygraphisme dans les conditions de sa vie et de son éducation. Certains disent que lorsqu’il parle ou écrit en italien, on peut se demander s’il n’est pas luimême Italien 50 , d’autres l’accusent d’être « plus Anglois que s’il fut né à Londres » 51 , d’autres encore l’appellent un « poète français » 52 . Et lui-même, il veut être « Russien » et défendre la cause de Pierre le Grand, comme il le fait dans sa fameuse lettre à madame Monconseil : Pour nous autres Russiens qui avons eu le bonheur d’être une fois ses sujets, nous ne saurions faire moins que d’avoir chère sa mémoire pour nous avoir tirés d’une honteuse obscurité et mis sur le chemin de la gloire, vers laquelle nous conduisent ses successeurs 53 . De cette diversité des modèles culturels qui constituent son Je naît l’œuvre littéraire de Kantemir. Chaque modèle apporte un nouvel élément dans son écriture en particulier et dans la culture russe en général, car, effectivement, империи, каковые имеются во всех знатных государствах под титлом « Ета презан »). Cit. : N.D. Bloudilina, « Так называемые Московитские письма, или Достойный ответ « клеветникам России » восемнадцатого столетия », Наш современник (« Les soi-disant Lettres Moscovites, ou une réponse digne aux calomniateurs de la Russie du XVIII e siècle », Notre contemporain), 2004, n° 4, p. 249-256. 49 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres ..., p. 141. 50 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres ..., p. 63. 51 C’est l’opinion du secrétaire d’Etat Amelot. Cit. : L.N. Majkov « Введение. Дипломатическая служба кн. А.Д. Кантемира в Лондоне и Париже » (« Introduction. Le service diplomatique du prince A.D. Kantemir à Londres et à Paris »), op. cit., p. XII. 52 Voir : G. Lozinskij, « Le prince Antioche Cantemir, poète français », Revue des études slaves, 1925, t. V, p. 238-243. 53 L.N. Majkov, op. cit., p. 71-72. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 81 le but final de son activité littéraire est de « réveiller en nous [les Russes] l’amour des sciences » 54 . Son entrée en fonction diplomatique marque un changement important dans sa carrière d’écrivain. Certes, Kantemir reste fidèle à l’idée de la modernisation de la littérature et de la langue russes. En même temps, son devoir de diplomate le conduit à défendre, auprès du public européen, la richesse et la singularité de la culture nationale de Russie. Cette tendance à la diversification de l’écriture que l’on observe chez Antioch Kantemir manifeste son polygraphisme. En effet, son œuvre vise le public le plus large : tant un jeune homme désireux de s’instruire qu’un homme d’Etat, un Russe ou un Européen sont également ses lecteurs. D’où le besoin d’utiliser les moyens littéraires les plus variés. La polygraphie, peut-être pour la première fois dans l’histoire de la littérature russe, s’impose comme une stratégie pour rendre service à la fois à un écrivain et à un diplomate. 54 Cit. : V. Drouzhynine, op. cit., p. 4.