eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Du Perron: la diversité des écritures au risque de l’incertitude du statut d’homme de lettres

2011
Béatrice Brottier
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Du Perron : la diversité des écritures au risque de l’incertitude du statut d’homme de lettres BÉ ATRICE B ROTTIER (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) La polygraphie semble a priori parfaitement définir la pratique scripturaire de Du Perron, comme en témoigne le titre donné à l’édition posthume de ses écrits, qui souligne bien la diversité de son écriture à travers l’énumération des différents genres. Cette édition, en deux volumes, de l’ensemble de ses textes, parue en 1622, s’intitule ainsi : Les Diverses Œuvres de l’illustrissime Cardinal Du Perron, Archevesque de Sens, Primat des Gaules & de Germanie, & Grand Aumosnier de France. Contenant plusieurs Livres, Conferences, Discours, Harangues, Lettres d’Estat & autres Traductions, Poësies, & Traittez tant d’Eloquence, Philosophie que Theologie non encore veus ny publiez. Si le titre mentionne les poésies, il énumère dans le détail les écrits politiques et religieux, en accord avec la place prépondérante qui est la leur (en nombre de pages) dans le corps même de l’ouvrage, et ces écrits en prose sont mis en valeur par le rappel des différentes fonctions de Du Perron dès le début du titre. La fin de l’avertissement au lecteur va dans le même sens, l’imprimeur justifiant la publication de lettres non revues par Du Perron avant sa mort par son souhait de « conserver à la postérité la memoire de ses tant signalez services rendus à l’Eglise & à cet Estat » 1 . Voici donc qu’est donnée au lecteur la production d’un homme auquel furent confiées des charges ecclésiastiques, qui exerça des missions auprès du roi et dont les écrits reflètent les différentes activités. Cette présentation de l’imprimeur Pierre Chaudiere diffère cependant de celle faite par le libraire Toussaint Du Bray au début des Délices de la poésie françoise de 1618, quand il désigne Du 1 Les Diverses Œuvres… Ensemble tous ses escrits mis au jour de son vivant, & maintenant imprimez sur ses exemplaires laissez reveus, corrigez & augmentez de sa main. Troisiesme edition augmentee. A Paris, chez Pierre Chaudiere, ruë Sainct Jacques, à l’Escu de Florence. M.DC.XXXIII (réédition Genève, Slatkine Reprints, 1969, 2 volumes), « L’Imprimeur au lecteur ». Béatrice Brottier 34 Perron comme « nostre Apollon » et qualifie ses pièces de « Divins Ecrits » 2 . Deux figures semblent ainsi se concurrencer, celle d’un homme actif sur la scène politique et celle d’un homme de lettres, d’un poète, et non des moindres. La polygraphie et le statut d’homme de lettres Depuis son arrivée à la cour en 1576, Du Perron n’a cessé d’écrire dans différents domaines ; l’analyse de l’écriture polygraphique dans sa carrière et celle de son statut, éventuel, d’homme de lettres sont inséparables. En effet, la notion de polygraphie suppose de pouvoir rattacher les textes à des catégories discursives différentes, ce qui semble pouvoir s’appliquer ici puisque l’on relève des textes poétiques, des sermons, des traités, etc. Mais cela nécessite aussi de pouvoir les différencier, ou les discriminer, les uns des autres, par exemple distinguer les écrits relevant de l’écriture polémique des écrits poétiques, les textes religieux et ceux qui ne le sont pas, les textes politiques et non politiques. Or le découpage est plus complexe qu’il n’y paraît si l’on ne s’arrête pas seulement à la forme du texte ou à son contenu, mais si l’on intègre à l’analyse l’usage qui est fait des textes. Quelques exemples permettront de l’expliquer. Lorsque Du Perron publie en 1600 les Actes de la conférence de Fontainebleau, il s’agit bien d’un texte religieux, argumentant sur des points précis de théologie. Mais la publication survient en réponse à la parution du texte de Du Plessis-Mornay, donc dans une situation de publication polémique, car la défense de la doctrine catholique, par le texte imprimé, mais déjà lors de la conférence dont c’était l’enjeu, est bien aussi un acte politique. Celui-ci est d’autant plus fort qu’il s’agit de démontrer la justesse et donc la supériorité de la religion du roi face aux opposants, à une époque où les protestants résistent pour certains encore à l’autorité royale 3 . Le texte est ainsi bien religieux, mais son usage et son écriture, dès l’origine, sont des 2 Les Delices de la poësie françoise ou Recueil des plus beaux vers de ce temps, corrigé de nouveau par ses autheurs, Paris, Toussainct Du Bray, 1618, « Au lecteur » : « J’ay pris la peine de voir les Espreuves des plus belles pieces de cét ouvrage, & principallement de celles de nostre Apollon, qui quelques jours avant que le ciel nous ostait ce que la Terre avait de plus honnorable, prenait luy-mesme le soing de revoir les Divins Escrits, & de me les envoyer, ainsi que tu verras par le grand changement que l’on peut y remarquer. » 3 Rappelons que l’édit de Nantes ne date que d’avril 1598 et qu’il ne fut enregistré par les différents parlements de province que lentement et souvent avec résistance. Par exemple, Rennes et Toulouse l’enregistrent en 1600, Rouen en 1609 seulement. Du Perron : la diversité des écritures 35 gestes politiques. En témoigne déjà cet extrait d’une lettre d’Henri IV au duc d’Épernon, datée du 5 mai, soit le lendemain de la tenue des débats au château de Fontainebleau : Mon ami, le diocèse d’Evreux [celui de Du Perron] a gagné celui de Saumur [celui de Du Plessis-Mornay], et la douceur dont on y a procédé ôte l’occasion à quelque huguenot que ce soit, de dire que rien y ait eu force que la vérité. […] Certes c’est un des grands coups pour l’Eglise de Dieu qui se soit fait il y a bien longtemps suivant ces erres, nous ramènerons plus de séparés de l’Eglise en un an que par une autre voie en cinquante 4 . Le retour des protestants dans la religion catholique s’entend ici comme une conquête, pour l’Église romaine bien sûr, mais aussi pour le roi de France, qui est « roi très chrétien » et qui doit également donner à Rome des « gages » de bonne volonté et prouver la sincérité de sa propre abjuration. Les traités composés pour la conversion des protestants peuvent être analysés de même, il suffit pour en juger d’observer les réactions, par exemple, d’Agrippa d’Aubigné, qui écrivit la Confession de Sancy en réponse à la conversion de Nicolas Harlay de Sancy et attaqua violemment Du Perron dans ce texte. De même en est-il du projet de conversion de Jacques Ier d’Angleterre, projet auquel Du Perron participa entre autres par une Replique à la Reponse du Serenissime Roy de la grande Bretagne, composée en 1614 5 . Un autre exemple concerne cette fois le registre poétique : Du Perron a paraphrasé huit psaumes et composé quelques cantiques. L’exercice n’est pas exceptionnel à l’époque, nombre de poètes s’y sont exercés, et Du Perron fut, à partir de 1591, un homme d’Église. Mais la paraphrase de psaumes, sous les règnes d’Henri III et d’Henri IV, ne relève pas seulement de l’exercice poétique. La traduction des psaumes n’équivaut pas encore à la pratique d’un quasi-genre poétique comme elle le deviendra plus tard. Elle fut d’abord pratiquée par les poètes proches du parti protestant, puis reprise par les poètes catholiques. (De nombreuses poésies protestantes ou catholiques ont circulé pendant les troubles civils, attaquant, souvent avec violence, le parti adverse.) Dans l’oraison de Ronsard qu’il prononça en février 1586 au collège de Boncourt, Du Perron explique d’ailleurs que la défense de la religion catholique par des pièces poétiques fut motivée par les cantiques composés par les protestants auxquels Ronsard voulut ainsi répondre : les termes employés dans l’oraison sont explicites puisqu’ils évoquent « ce grand Ronsard prenant en main les armes de sa profession, 4 Citée in : Pierre Feret, Le Cardinal du Perron. Orateur, controversiste, écrivain. Étude historique et critique, Paris, 1877, Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 194. 5 Du Perron accompagna à cette occasion Isaac Casaubon en Angleterre. Béatrice Brottier 36 c’est à dire le papier et la plume, afin de combattre ces nouveaux écrivains » 6 . L’écriture poétique telle qu’elle est envisagée ici n’est pas hors de la sphère publique, mais s’inscrit bien, et fortement, dans l’action politique 7 . Autre exemple, les poésies d’éloge. Ainsi, en 1587, Du Perron compose-til des stances en l’honneur du duc de Joyeuse, un favori d’Henri III, mort le 20 octobre à la bataille de Coutras. Joyeuse dirigeait l’armée royale et fut défait par les troupes d’Henri de Navarre. Cette pièce, intitulée « L’Ombre de Monsieur l’Admiral de Joyeuse, sous le nom de Daphnis, parlant au Roy » (c’est son titre quand elle paraît plus tard en recueil), est longue (560 vers) et très construite. La scène, fictive, se déroule la nuit qui suit les funérailles de Joyeuse, dans la chambre d’Henri III, et relate l’apparition de l’ombre de Joyeuse au roi, et le dialogue, également fictif, entre les deux. Le poème réduit donc un événement public et militaire à une scène entre deux personnes qui pleurent leur amitié brisée par la mort de l’un, même si les allusions réelles à la bataille ou à l’état du royaume ne sont pas absentes. En 1587, Du Perron était à la cour, auprès du roi, mais il était aussi un proche de Joyeuse pour lequel il avait composé des stances pour un ballet donné lors de son mariage 8 , et peu de temps avant, lors du dernier retour à la cour de Joyeuse après ses victoires à Salvagnac et Saint-Maixent, des stances d’éloge 9 . Cependant, les stances sur la mort de Joyeuse ne s’inscrivent pas seulement dans une relation personnelle entre le défunt et Du Perron, mais dans une campagne d’écriture qui entoura la mort du duc. Dans son journal, en date d’octobre 1587, L’Estoile note qu’« en l’honneur de sa memoire et recommendation de sa valeur, furent faits et divulgués à Paris et à la cour plusieurs et divers Epitaphes, Tombeaux, Discours, Regrets funebres et Lamentations » 10 et cite Desportes, Du Baïf et Du Perron ; Bertaut composa également une pièce. Cette campagne d’écriture s’accompagna de manifestations publiques, et le roi organisa pour Joyeuse des obsèques dont le faste 6 Oraison funèbre sur la mort de Ronsard (1586), éd. M. Simonin, Genève, Droz, 1985, p. 88. 7 Je reviendrais d’ailleurs sur l’Oraison de Ronsard, car ce texte, à travers le portrait de Ronsard, donne quelques définitions du poète et de la poésie, et Du Perron l’a retouché trois fois, à plusieurs années d’intervalle, ce qui témoigne d’une certaine importance accordée à ce texte qu’il crut bon de corriger. 8 Des isles des demons, isles tristes et sombres… 9 « Stances » (Grand Duc, grand de fortune, & plus grand de valeur), in : Les Diverses Œuvres..., op. cit. 10 Pierre de L’Estoile, Registre-journal du regne de Henry III, tome V (1585-1587), éd. M. Lazard et G. Schrenck, Genève, Droz, 2001, p. 218-325. Du Perron : la diversité des écritures 37 dépassa ce qui était attendu pour une personne de son rang 11 . Mais, dépassant la relation entre le roi et son favori, favori qui était d’ailleurs un peu en disgrâce, son étoile pâlissant au profit de celle de son rival, le duc d’Epernon (resté à la cour et plus modéré), la mort de Joyeuse constituait, au-delà de sa personne, un événement politique majeur. Sa disparition signifiait surtout la lourde défaite des troupes royales qu’il commandait face à l’armée d’Henri de Navarre, après une série de victoires contre les protestants, et donc un éventuel retournement des rapports de forces, et cette défaite avait occasionné un nombre considérable de morts parmi la noblesse. Les stances de Du Perron, texte poétique, s’inscrivent donc dans une contre-offensive politique commandée par le roi. Texte sur un événement politique, il réduit l’énonciation en une scène fictive centrée sur deux personnes, presque des personnages, et une relation privée, mais se lit et agit sur la scène publique, dans une action politique organisée. Cependant, les critiques relevées par L’Estoile contre les textes de Du Perron et du Baïf visent l’aspect littéraire plus que politique. Les réponses attaquent les éloges funèbres en tant que pratique scripturaire qui profite aux poètes - parasites des défunts - et dont les vers seraient de piètre valeur. Enfin, dernier exemple que nous aborderons rapidement, les pièces encomiastiques composées en l’honneur d’Henri IV à l’occasion de différents événements de son règne, comme son entrée à Paris ou l’un des attentats dont il fut victime en 1594 ou dédiées à ses proches, comme la pièce adressée à Catherine de Bourbon 12 . Textes laudatifs qui chantent les grandes actions du roi en faveur de son royaume, de la paix civile et de la prospérité du pays, ils contiennent aussi à l’adresse du roi des conseils, voire des mises en garde, sur ce qu’il doit faire ou sur ce que la France attend et espère de lui. Du Perron multiplie notamment les appels à la prudence pour le roi et l’exhorte à ne pas s’exposer inutilement dans les batailles. Dans les pièces encomiastiques, éloges et avis politiques se mêlent, voire les conseils s’appuient sur les éloges, déployant toute une argumentation autour du courage du roi, nécessaire pendant la phase de reconquête du royaume, et de la prudence dont le monarque doit faire preuve dès lors que son trône est assuré, notamment pour conserver la paix - relative - du pays, en particulier tant que le roi n’a pas de descendance. La posture de l’énonciateur dans ces pièces, toutes très longues, est celle d’un conseiller, dont les poèmes laissent deviner la connaissance qu’il peut avoir de la situation 11 Le mariage de Joyeuse avait également donné lieu à des dépenses et à un luxe qui furent jugés excessifs. 12 « Stances sur la venuë du Roy à Paris », « Sur la blessure du Roy, & le parricide attentat de Jean Chastel » et « Pour Madame Sœur du Roy », in : Les Diverses Œuvres…, op. cit., p. 38, 42 et 48. Béatrice Brottier 38 politique et la position qu’il occupe à la cour, proche du roi et écouté de ce dernier. De ces quelques exemples, il ressort que, si les textes peuvent être rattachés à des catégories discursives identifiables, leur usage, voire la raison de leur écriture débordent ces catégories, les dépassent, et la pratique de la polygraphie - chez Du Perron - redouble la polysémie des énoncés. La polygraphie peut donc être analysée, chez Du Perron, selon deux points de vue, deux hypothèses qui sont, dans leur exposé, nécessairement schématiques, mais qui permettent de définir deux positions différentes et possibles : - soit la polygraphie est considérée comme une activité d’écriture qui se déploie, se diversifie, se transforme selon les circonstances, les moments, les occasions, commandées ou non, les destinataires (personnes ou institutions), et l’écriture est alors tour à tour éloquente, poétique, polémique ; - soit la polygraphie s’entend comme des écritures différentes, les unes à côté des autres, avec des interactions possibles, mais séparées et distinctes, et l’écriture de Du Perron est alors d’abord celle d’un rhétoricien politique et religieux qui, à l’occasion, a composé des vers. La place tenue par les poésies dans le recueil de ses Diverses Œuvres plaiderait en ce sens, puisqu’elles ne représentent qu’une centaine de pages contre plus de mille pour les autres textes. La façon dont on définit la pratique polygraphique chez Du Perron n’est pas sans conséquence, car elle est étroitement liée au statut de Du Perron, à sa position d’homme de lettres ou non. En effet, dans le premier cas, selon les grandes catégories définies par A. Viala dans Naissance de l’écrivain, la polygraphie est le propre des hommes de lettres soucieux de réussite, ceux qui pratiquent, selon sa terminologie, la « stratégie de la réussite » et qui « pour cumuler les signes de reconnaissance décernés par les instances, […] doivent produire des textes convenant à chacune » 13 . En ce cas, le parcours de Du Perron est celui d’un homme de lettres dont les compétences scripturaires lui ont permis d’obtenir et de conserver un emploi à la cour. Dans le second cas, qui correspondrait alors à celui d’un « auteur occasionnel », la publication des textes serait, toujours selon A. Viala, le « prolongement de l’activité du clerc », souvent en réponse à une nécessité extérieure. Et de préciser que ceux qui relèvent de cette catégorie, « ne deviennent auteurs qu’à l’occasion d’une autre activité sociale, qui détermine les contenus, formes et usages de leurs écrits » et que, pour eux, « écrire n’est […] qu’une facette d’un personnage social défini par des traits autres 13 Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985, p. 194. Du Perron : la diversité des écritures 39 que littéraires » 14 . Selon cette hypothèse, Du Perron serait un homme de cour, conseiller du prince, écrivant alors selon les besoins de ses missions et de ses tâches et qui, occasionnellement, composerait des pièces poétiques, par exemple en s’occupant à traduire Virgile ou Ovide. Les quelques éléments qui vont suivre permettront, non pas de trancher entre les deux hypothèses, mais peut-être bien de constater que le statut de Du Perron oscille entre ces positions selon les moments de sa vie, et que l’écriture polygraphique contribue, parce qu’elle témoigne des différentes missions qu’il a menées et des fonctions exercées, à rendre incertain son statut d’homme de lettres. La cour comme lieu d’écriture La réflexion partira du lieu d’écriture de Du Perron, à savoir la cour, où Du Perron a fait toute sa carrière, hormis ses ambassades à Rome entre 1604 et 1607, mais qui furent commandées par le roi. Du Perron arrive à la cour très jeune, il a 20 ans et accompagne Lancosme, un gentilhomme de la cour qui était venu visiter le lieutenant général de Basse-Normandie, région dont Du Perron est originaire. Il n’est alors pas connu, on ne trouve aucune mention d’une quelconque activité antérieure, mais il est très vite remarqué pour sa culture et son érudition ainsi que pour sa mémoire, exceptionnelle aux dires de ses contemporains. La vie de Du Perron qui précède Les Diverses Œuvres s’attarde ainsi sur les témoignages de sa capacité à retenir des vers d’Homère ou de Pindare après une seule lecture ou sur les véritables « joutes » oratoires qu’il mena à ses débuts à la cour et qui lui valurent sa grande réputation. Les premières fonctions qu’il occupe auprès du roi sont celles d’un érudit : membre de l’Académie royale, puis lecteur du roi. L’écriture poétique intervient assez tôt, mais semble répondre à une nécessité extérieure, plutôt de clientélisme ; il compose ainsi plusieurs pièces d’éloge pour des nobles et une pour Desportes qui l’a protégé à ses débuts à la cour. Surtout, il semble que, très tôt, ses compétences intellectuelles, ses talents d’éloquence et son savoir furent utilisés à des fins directement politiques : il œuvre dès 1586 à la conversion d’Henri de Navarre ; les pièces encomiastiques, composées essentiellement à l’occasion d’événements importants dans le royaume, sont écrites lors des dernières années d’Henri III et pendant tout le règne d’Henri IV, et relèvent - à leur manière - de la politique royale. Sa participation déterminante à la conversion de plusieurs protestants connus, les différentes missions effectuées à Rome, dont celle avec le cardinal d’Ossat pour la reconnaissance de la conversion du roi, puis celle 14 Ibid., p. 179. Béatrice Brottier 40 plus longue dans les années 1604 et 1607 (les débats sur le gallicanisme, les tensions entre le Vatican et Henri IV occupent toutes ces années), sa mission en Angleterre relèvent du champ politique. Durant toute sa carrière, Du Perron resta très proche du pouvoir et fut un conseiller avisé et en faveur auprès du prince, y compris à la fin de sa vie pendant la Régence, comme le montre son rôle lors des États généraux de 1614 (il compose le discours prononcé par le jeune Louis XIII et est désigné comme porte-parole de la chambre ecclésiale). À partir de 1591 d’ailleurs, lorsqu’il est nommé évêque d’Évreux, Du Perron cesse d’avoir des fonctions officielles d’homme de savoir pour devenir un homme d’Église, progressant rapidement dans la hiérarchie ecclésiastique, pour finalement exercer des fonctions éminentes, celles de cardinal, primat des Gaules et Grand Aumônier de France. La cour n’est donc pas un lieu unique, elle peut être l’espace où faire valoir son érudition pour se faire connaître, le centre du pouvoir politique, mais également celui où se mène et se décide une carrière ecclésiastique, et les différentes écritures de Du Perron témoignent aussi de la convergence des différents pouvoirs en ce même lieu : la cour et la proximité du roi. L’écriture, sous ses différentes formes, n’est pas étrangère à une telle réussite, mais elle ne résume pas l’activité publique de Du Perron. En effet, à côté des textes conservés et des missions diplomatiques qui nous sont connues, toute une part - importante - de son activité publique, au sens ici de politique, nous est inconnue, activité de conseiller, construction et entretien d’un réseau de personnes. En outre, et les deux volumes des Diverses Œuvres pourraient tromper à première vue, un certain nombre des textes conservés de Du Perron, et parfois publiés uniquement à titre posthume, ne sont à l’origine pas des écrits, mais des discours destinés à être prononcés, lus, et non pas diffusés par le papier, même de façon manuscrite : ce sont tous les sermons, les harangues, certaines controverses. Quelques-unes paraissent de son vivant, comme la controverse de Fontainebleau, dont le texte publié reprend les propos, mais dont la première diffusion fut orale et qui ne fut imprimé en décembre 1600 (sous le titre d’Actes de la conférence) qu’en réponse au texte de Du Plessis-Mornay, le Discours véritable de la conférence de Fontainebleau, paru en juin 1600 15 . Il en est de même de l’Oraison de Ronsard, exercice oratoire, publié avec des remaniements ensuite, remaniements qui tiennent compte du passage de l’oral à l’écrit 16 . Mais la 15 La publication rapide du texte de Duplessis-Mornay tendait à pallier sa défaite lors de la conférence qu’il avait quittée en prétextant une maladie, sans répondre publiquement et devant le roi à Du Perron, ainsi qu’il était prévu. 16 L’Oraison de Ronsard est publiée en 1586 (chez F. Morel, à Paris) et dédiée à Desportes, avec déjà des remaniements par rapport au discours prononcé en Du Perron : la diversité des écritures 41 plupart de ces textes ne sont publiés que dans Les Diverses Œuvres, et l’on peut se demander si la carrière de Du Perron ne repose pas initialement plutôt sur des compétences rhétoriques et oratoires, ce qui remodèle alors la définition de la polygraphie appliquée à cet exemple, même si le travail mené par Du Perron, selon son biographe, pour préparer l’édition de ses œuvres à la fin de sa vie témoigne d’une volonté de fixer par l’impression l’ensemble de ses discours 17 . Du côté des lettres Toutefois, tout au long de sa carrière, Du Perron compose régulièrement des pièces en vers, qu’il s’agisse de pièces encomiastiques, de traductions, de paraphrases de psaumes et très peu de pièces amoureuses. Mais si l’on en croit ses biographes, l’écriture poétique est considérée par Du Perron comme une activité secondaire, voire récréative, du moins dans la posture affichée. Deux anecdotes sont souvent citées. La première est extraite d’une lettre adressée au chancelier de Bellièvre en 1602, où il justifie son travail de traduction de Virgile en ces termes, justification d’une écriture poétique qui se lit fréquemment à l’époque, comme si la composition en vers ne pouvait être acceptée sans explication, défense, excuse par des personnes exerçant d’autres fonctions ou ayant une position sociale indépendante de leur activité d’écriture : Comme les comédiens font des intermèzes de musique entre leurs actes, ainsi, entre les actes de theologie, je me suis dispensé de faire un intermèze de poésie pour me délasser un peu l’esprit, qui a été de tourner la tempête de l’Eneide de Virgile en vers françois 18 . La seconde anecdote le met en scène avec Henri IV auquel il aurait répondu, comme le roi lui demandait s’il écrivait encore des vers, qu’il « avait quitté cet amusement depuis que sa Majesté lui avait fait l’honneur de l’employer à ses affaires » (ce qui n’est pas tout à fait exact chronologiquement), en ajoutant : [qu’] il ne fallait pas que personne s’en mêlat après un certain gentilhomme de Normandie, habitué en Provence, nommé Malherbe, qui avait porté la février de la même année. Une troisième version paraît en 1590 à la fin des Œuvres complètes de Ronsard, une quatrième enfin est publiée en 1611. 17 Les Diverses Œuvres, op. cit., p. 43. 18 Cité in : Pierre Feret, Le Cardinal Du Perron…, op. cit., p. 27. Béatrice Brottier 42 poésie à un si haut point de perfection, qu’il n’était pas possible d’en approcher 19 . Ces deux historiettes permettent d’entrevoir la place qu’a pu accorder Du Perron à la poésie dans sa carrière, dès lors au moins que sa position auprès du roi fut assurée. La poésie est pratiquée comme loisir, dans des pauses ménagées entre d’autres activités plus régulières, plus importantes et, s’il faut en croire les propos rapportés, plus sérieuses. Toutefois, si la poésie peut être entendue chez Du Perron, et par lui-même dans ces deux anecdotes, comme une activité extérieure à ses occupations habituelles à la cour, cela ne sous-entend pas qu’elle soit une occupation secondaire en général, négligeable, sans valeur. Elle n’est secondaire à ses yeux que dans sa propre pratique personnelle. Et la référence à Malherbe dans le dialogue avec Henri IV le confirme, c’est bien parce que la poésie est une occupation sérieuse, exigeant l’excellence, qu’il ne veut plus s’en mêler (ce motif constitue aussi une excuse de modestie). Du Perron a défini, dans l’un de ses textes, la profession de poète, même s’il ne s’agissait pas de n’importe quel poète, puisque c’est l’Oraison de Ronsard. La figure du poète défunt est évidemment magnifiée, mais l’oraison est intéressante en ce sens qu’elle « traverse » la carrière de Du Perron ; il est en effet revenu trois fois sur le texte pour y apporter des remaniements. Certains passages permettent peut-être de mieux cerner la position de Du Perron à l’égard de la poésie. Ainsi, lorsque Du Perron explique le choix de Ronsard de se consacrer entièrement à l’écriture poétique, après avoir composé des poésies de façon occasionnelle, « comme en se jouant, dit-il, et en la faisant servir à une autre passion » 20 . La décision de Ronsard naît, outre des compliments que lui valent ses pièces, du constat qu’il lui est impossible de faire carrière à la cour en raison de sa surdité et que la retraite forcée à laquelle l’oblige son déficit auditif convient mieux à la poésie, avec l’espoir toutefois d’obtenir la renommée par ses vers, la poésie étant alors pour Ronsard « une profession en laquelle pour le moins il pouvoit tirer de la gloire de son incommodité » 21 . La poésie ainsi choisie par Ronsard est donc une activité qui nécessite une certaine distance, un retrait par rapport à la cour, à la vie publique, ce qui ne suppose pas l’abandon total du monde, puisqu’elle doit lui apporter la gloire, donc la reconnaissance des autres ; mais c’est aussi une activité à défaut d’une autre, celle de courtisan, et à l’exclusion des autres, car elle requiert un engagement, mesu- 19 Charles Perrault, Les Hommes illustres, éd. D.J. Culprin, Tübigen, Gunter Narr, 2003, p. 258 sq. 20 Du Perron, Oraison funèbre sur la mort de Ronsard, op. cit., p. 84. 21 Ibid., p. 84. Du Perron : la diversité des écritures 43 rable par le temps consacré au travail poétique, difficilement compatible avec d’autres occupations. Ces deux thèmes de la retraite et du travail sont développés dans la suite de l’oraison : la retraite d’abord, qui favorise « l’esprit d’imagination et de contemplation » 22 , le travail ensuite. Du Perron expose ainsi, dans sa narration des derniers jours de Ronsard, l’effort que constitue le travail intellectuel, et plus encore la poésie, activité la plus contraignante pour l’esprit, « la Poësie, qui, dit-il, a besoin d’une plus grande contention d’esprit, pour trouver force imaginations différentes et toutes séparées et éloignées du commun » 23 . Cette conception de la poésie comme coûteuse en temps et en labeur semble bien éloignée des déclarations de Du Perron selon lesquelles la composition de vers constituerait des pauses plaisantes au milieu de travaux plus arides ; elle conforte, en revanche, l’excuse donnée à Henri IV de ne plus s’en mêler et de laisser la poésie à ceux qui en font « profession » (le terme est souvent employé par Du Perron dans son oraison), comme Malherbe. Au-delà, il ressort qu’aux yeux de Du Perron, il ne suffit pas d’écrire en vers pour être poète, et qu’il ne se pose pas comme tel. Conscience des limites que lui imposent ses nombreuses activités auprès du roi, ou posture de modestie, l’une et l’autre peutêtre, mais aussi esquisse d’une hiérarchie parmi les poètes, hiérarchie qui reconnaît et consacre la poésie comme métier exclusif d’un autre. Cependant, même en se présentant comme poète occasionnel, Du Perron a entretenu de nombreuses relations avec les hommes de lettres. Aidé par Desportes à ses débuts à la cour, proche de Bertaut, il recommande Malherbe au roi et favorise les jeunes poètes à la cour pendant toute sa carrière ; on l’appelle alors le « colonel-général de la littérature » 24 . L’intérêt qu’il leur porte ne suppose pas qu’il faille nécessairement l’analyser sous l’angle des relations entre hommes de lettres, mais peut-être comme une forme de protection d’un homme réputé en cour, grand prélat, qui a du goût pour la poésie et qui profite de sa position pour les aider. Et comme certains grands personnages, il compose aussi des vers. Mais peu de pièces de Du Perron relèvent de la poésie mondaine (quelques pièces amoureuses) ; les poésies encomiastiques, les psaumes, les traductions sont plus nombreux. Ce sont des pièces longues, ce qui suppose que Du Perron leur a consacré du temps, un temps plus long que celui réservé à une occupation de loisir. Notons également que si Du Perron publie peu sous son nom de son vivant, ce qu’il fait imprimer, ce sont essentiellement l’Oraison de Ronsard, les traductions en vers d’Ovide et de l’Énéide en volumes séparés ainsi que des 22 Ibid., p. 92. 23 Ibid., p. 108. 24 Cité in : Henri Lafay, La Poésie française du premier XVII e siècle (1598-1630), Paris, Nizet, 1975, p. 356. Béatrice Brottier 44 pièces en vers dans des recueils collectifs. En effet, ses poésies sont présentes dans les recueils collectifs à partir de 1597, assez tard dans sa carrière, vingt ans après son arrivée à la cour, et elles sont régulièrement réimprimées dans différents recueils jusqu’en 1635, soit dix-sept ans après sa mort. Si l’on peut supposer que sa réputation et sa place auprès du roi ne sont pas étrangères aux premières publications, elles ne peuvent expliquer leur reprise pendant si longtemps, alors même que ses Diverses Œuvres ont paru en 1622. Pour Bertaut par exemple, les pièces disparaissent des recueils collectifs à partir de 1618, après la parution de ses Œuvres complètes. L’éloge du libraire Toussaint Du Bray déjà cité sur les « Divins Escrits » de cet « Aspollon » pourrait ainsi se lire comme une forme de reconnaissance - tardive - de son activité de poète, auparavant masquée par ses autres fonctions et les autres types d’écrits - ou discours - dont la masse aurait occulté les poésies, moins nombreuses. Les deux éloges funèbres de Du Perron reproduits dans Les Delices de la poësie françoise de 1620 semblent faire écho à la louange de Toussaint Du Bray 25 . Le sonnet composé par Meziriac, « Sur le trespas de Monseigneur l’Illustrissime Cardinal Du Perron » 26 , donne à voir, dans le premier quatrain, une figure de Du Perron poète, puisque l’auteur s’en prend au « Déloyal Apollon » (vers 2) et aux « ingrates sœurs » (vers 3) ; toutefois, les louanges ne s’appliquent pas à la seule poésie du cardinal. Sont ainsi soulignés dans le deuxième quatrain son « si beau jugement » (vers 6), son « esprit si subtil » et « son sçavoir si sublime » (vers 7), et le sonnet se termine sur « les doctes labeurs partis de son estude » (vers 12). Le second sonnet, composé par Racan (« Sur la mort de Monseigneur le Cardinal Du Perron ») 27 évoque quant à lui, à côté de « ces rares vertus » (vers 1) et de « sa belle ame » (vers 2), « ce demon de sçavoir » (vers 5). À travers ces éloges, la figure qui se dessine à nouveau de Du Perron est celle d’un lettré, érudit, plus que d’un poète ou même d’un homme de lettres. Et Du Perron reçut en définitive peu de pièces d’éloge de la part d’autres poètes, au contraire de Desportes par exemple. L’incertitude de sa position comme homme de lettres se retrouve également dans les jugements à son égard. Au-delà des attaques dont il fut l’objet de son vivant, les jugements positifs sont hésitants. Vaugelas, dans la « Préface » à ses Remarques, salue en Du Perron un modèle du beau langage auprès duquel il a fait son apprentissage linguistique et stylistique 28 , alors 25 Les Delices de la poësie françoise ou Dernier Recueil des plus beaux vers de temps, Paris, Toussainct du Bray, 1620. 26 Ibid., p. 546. 27 Ibid., p. 421. 28 Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, Paris, Augustin Courbé, 1647. Du Perron : la diversité des écritures 45 que Pelletier, dans son Histoire abrégée du cardinal, évoque les « actions de ce généreux athlète » et les « trophées qu’il a remportez sur les ennemis de la Foy » 29 . Les louanges de Du Perron oscillent donc entre ses compétences de lettré et son action politique et religieuse. La même hésitation se retrouve dans le portrait fait par Perrault dans Les Hommes illustres. Perrault met en valeur le rôle de Du Perron dans l’évolution du style et de la façon d’écrire, c’est-à-dire ce qui relève de l’éloquence. La réflexion de Perrault porte sur l’Oraison de Ronsard, et l’éloge se dit sur le mode de l’étonnement : Cette oraison funèbre est imprimée avec les œuvres de Ronsard, où elle reçoit un nouvel éclat par la comparaison qu’on ne peut s’empêcher d’en faire avec les ouvrages de ce poète. On ne peut comprendre comment un homme du temps de Ronsard a pu parler comme on parle aujourd’hui, et se saisir par avance d’un style qui ne devait être tout à fait en usage que plus de soixante ans après 30 . C’est un Du Perron avant-gardiste quant à la langue et au style qui apparaît dans ce passage. Mais le début du portrait, le premier du second volume des Hommes illustres, s’attache à de tout autres qualités de Du Perron, à travers le parallèle établi entre Du Perron et Richelieu : Comme le public a vu avec plaisir le Cardinal de Richelieu à la tête des hommes illustres de ce siècle dans le premier volume que nous avons donné, on croit qu’il ne sera pas fâché de voir le Cardinal du Perron occuper la même place dans ce second volume. Ce sont deux personnages d’un mérite très éminent, et qui seront toujours distingués pour les services qu’ils ont rendus à leur prince, à la patrie, et à la religion 31 . Du Perron reste donc, pour Perrault, homme de cour et ecclésiastique, serviteur de son roi et de son pays, homme de la scène politique plus que du monde des lettres. L’hésitation demeure donc quant à son statut et à l’usage de la polygraphie, voire à sa définition, chez Du Perron. La chronologie biographique trace un parcours d’homme de cour, de conseiller et d’ecclésiastique, dont la carrière, favorisée à l’origine par le savoir et l’érudition, s’est ensuite développée dans l’espace politique, ses compétences rhétoriques et polémiques le servant dans ses fonctions. Le tableau serait, somme toute, assez simple, si Du Perron n’avait pas aussi composé des pièces en vers, importantes, publiées dans des recueils collectifs, parmi d’autres poètes, des 29 Thomas Pelletier, L’Histoire abrégée de la vie et de la mort de feu Mgr l’illustrissime Cardinal Du Perron, Paris, A. Estienne, 1618, p. 14. 30 Charles Perrault, Les Hommes illustres, op. cit., p. 258. 31 Ibid., p. 257. Béatrice Brottier 46 pièces qui témoignent également d’un travail poétique bien sûr, mais aussi d’une certaine aptitude et facilité pour la poésie. L’écriture polygraphique chez Du Perron contribuerait donc à brouiller son statut et son éventuelle position d’homme de lettres en concurrence avec celle d’homme de cour, à moins que sa carrière, trop réussie, n’ait éclipsé et relégué une position d’homme de lettres, moins valorisante. La diversité des formes pratiquées, l’usage des écrits dans des actions politiques, mais aussi la fixation par l’écrit et la publication posthume de discours oraux, la diffusion en revanche de ses poésies de son vivant sont autant de traces des différentes fonctions et activités de Du Perron et de témoignages de son adaptabilité aux circonstances, mais empêchent dans le même temps de fixer l’homme dans une position sociale trop déterminée. La polygraphie serait alors, dans ce cas particulier, un facteur d’incertitude aussi bien que la manifestation d’une identité sociale plurielle et polymorphe.