eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

La polygraphie face à l’histoire: les histoires tragiques de Boitel au début du XVIIe siècle

2011
Nicolas Cremona
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) La polygraphie face à l’histoire : les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle N ICOLAS C REMONA (Université Paris III - Sorbonne Nouvelle) Au début du XVII e siècle, l’écriture de l’histoire, loin d’être figée dans un modèle unique, passe par différents formats. Chronique, histoire générale, anecdotes, pamphlets, textes de circonstances, histoires tragiques, sont autant de manière de retracer l’événement historique qu’il soit ancien ou tiré de l’actualité. Face à l’actualité, les traitements foisonnent et de nombreux polygraphes se sont adonnés à l’écriture de l’histoire, officielle ou non officielle, dans des genres extrêmement variés, quelques auteurs allant même jusqu’à réécrire le même événement de manière complètement différente, adoptant des formats narratifs fort éloignés. Pierre Boitel de Gaubertin, auteur d’ouvrages historiques et de recueils d’histoires tragiques, est un de ces polygraphes, qui sont essentiellement des compilateurs, des traducteurs et des écrivains professionnels. On s’attachera à montrer dans le parcours de cet auteur, lié aux éditeurs et à la recherche du succès, une stratégie polygraphique par excellence, qui consiste à reprendre un événement historique sous différents genres afin de satisfaire plusieurs types de public. Avant d’être stabilisé par l’histoire, l’événement peut tour à tour être raconté comme un fait divers, comme une tragédie, dénoncé par des textes de circonstance, allégorisé et transfiguré par une dimension symbolique. La polygraphie ne consisterait pas seulement à écrire beaucoup sur de nombreux sujets extrêmement variés, comme le signalaient Patrick Dandrey et Delphine Denis dans leur introduction aux actes du colloque De la polygraphie au XVII e siècle 1 , à une époque où le champ littéraire n’est pas encore compartimenté en différentes spécialisations, mais également à organiser une pluralité de traitements interne, à présenter de manières diverses voire quelquefois incompatibles un même événement historique actuel, comme 1 Patrick Dandrey, Delphine Denis, De la polygraphie au XVII e siècle, in Littératures classiques, n° 49, Paris, Honoré Champion, automne 2003. Nicolas Cremona 134 l’affaire Concini, sur laquelle nous nous concentrerons à titre d’exemple, ce qui nous donnera l’occasion d’examiner la pratique polygraphique à travers un réseau de textes de Boitel. Situation de Boitel, historien et polygraphe On dispose de peu d’informations sur la vie de Pierre Boitel, sieur de Gaubertin. Né à la fin du XVI e siècle et mort dans la première moitié du siècle suivant, cet auteur n’a guère été retenu par les bibliographies de son temps et encore moins après sa mort : il a été pourtant un auteur prolifique et un exemple parfait de polygraphe du début du XVII e siècle. Ancien militaire, il a écrit pendant une période courte, ses œuvres étant produites entre 1616 et 1624, mais son œuvre est abondante, puisqu’il est l’auteur de plus de six mille pages. Dans son ouvrage Cultures historiques dans la France du dix-septième siècle 2 , l’historien Steve Uomini souligne la prolixité exceptionnelle de cet auteur, qui s’illustra principalement dans l’écriture historique. Cette spécialisation historique n’exclut pas pour autant une diversification des genres, puisque l’œuvre de Boitel est répartie en histoires générales, en recueils d’anecdotes historiques curieuses, en recueils d’histoires tragiques et en pamphlets. Polygraphe, Boitel l’est à plusieurs titres : tout d’abord, c’est manifestement un écrivain professionnel qui vit de ses travaux littéraires, bien que propriétaire d’une petite terre à Gaubertin. Cela expliquerait l’abondance de ses publications et surtout des republications de ses livres. A ce titre, il travaille en étroite relation avec plusieurs éditeurs parisiens, lyonnais et rouennais, les trois grands centres éditoriaux de l’époque. Ces éditeurs sont pour la plupart des commerçants reconnus, comme Toussaint du Bray, éditeur de L’Astrée et des poètes galants, spécialiste de la fiction, Jacques Besogne, Pierre Billaine, Louis Loudet, spéialisés dans les publications d’ouvrages modernes et de recueils de compilations. De plus, il recherche à travers sa carrière des protecteurs et des mécènes parmi les personnages puissants du royaume, comme le montrent les différentes dédicaces de ses ouvrages. Il cherche notamment la protection de Bassompierre, mais également celle du maréchal de Vitry, assassin de Concini sur les ordres du roi. Cherchant le succès, il s’inscrit dans des genres à la mode, reprenant les histoires tragiques quelques années après la publication des Histoires tragiques de Rosset, ouvrage qui connut un grand succès au début du XVII e siècle. Cependant, il eut moins de succès que son prédécesseur, et ne fut pas autant republié que lui. C’est la conjonction de ces trois dimen- 2 Steve Uomini, Cultures historiques dans la France du dix-septième siècle, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 28. Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 135 sions (proximité avec les éditeurs, tentatives de se trouver des protecteurs et des mécènes, et recherche du succès auprès du public) qui caractérise d’après Steve Uomini la « société polygraphique » dans laquelle Boitel s’inscrit. Boitel écrit pour vivre et cherche à profiter de son succès en republiant et en augmentant ses propres ouvrages : ainsi, il ajoute des anecdotes historiques à son premier ouvrage de compilation historique, Les Tragiques Accidents des hommes illustres, qui date de 1616, obtenant le Théâtre du malheur en 1621, repris et augmenté sous le titre de Théâtre tragique en 1622. A chaque fois, il ajoute des histoires tirées de l’actualité à un recueil qui couvre toute l’histoire, commençant au meurtre d’Abel par Caïn, sur le modèle du De casibus virorum illustrium de Boccace. Publiés une première fois avec privilège du roi par des éditeurs parisiens en format in 12°, ses ouvrages sont ensuite repris et augmentés en in 8° à partir de 1622. Il n’a pas de publication en format in 4°, réservé à des ouvrages luxueux. Boitel est essentiellement un tâcheron des lettres, et non un écrivain de cour ou de salon. Il cherche avant tout le succès et n’est pas un inventeur de formes ou de matières nouvelles : c’est surtout un compilateur qui reprend des événements récents ou tirés d’ouvrages historiques antiques ou modernes, auxquels il renvoie quelquefois en fin de texte. Il n’hésite pas à renvoyer son lecteur à d’autres ouvrages de son cru, annonçant dans les avant-textes de ses recueils la parution de nouveaux livres constituant des suites, organisant lui-même une forme de mise en avant et de projection publicitaire. Cette stratégie commerciale est typique de la polygraphie. Il cherche également à s’illustrer dans plusieurs genres, afin de toucher un plus large public, allant des amateurs d’histoires tragiques aux lecteurs d’histoires générales et de recueils d’anecdotes historiques. Il ne prend guère de risques, fournissant à ses éditeurs et lecteurs des ouvrages de vulgarisation et de compilation, à partir de textes déjà connus. Cette stratégie polygraphique passe aussi par un double mouvement de spécialisation et de diversification : en effet, on observe dans l’œuvre de Boitel une prédilection pour l’écriture historique de l’Antiquité au début du XVII e siècle, bien que cet auteur n’ait jamais été nommé historiographe officiel, contrairement à son contemporain Claude Malingre, lui aussi auteur d’histoires tragiques. Il n’occupe donc pas de position officielle, qui le mettrait à l’abri et assurerait ses moyens d’existence, ainsi qu’une autorité en matière d’écriture de l’histoire. Cependant, au sein de cette matière historique, Boitel varie les genres, allant de l’histoire tragique au poème héroïque et allégorique, en passant par le pamphlet sur des sujets contemporains. La polygraphie se double donc d’une forme de polyphonie, où Nicolas Cremona 136 l’auteur reprend le même événement historique contemporain sous des formats variés, multipliant les genres pour atteindre un public varié. Nous observerons comment se manifeste cette polygraphie interne à l’œuvre à travers le cas de l’affaire Concini, évoquée à plusieurs reprises par l’auteur, tout au long de sa carrière. Réécritures, reprises et auto-compilation : Boitel et l’affaire Concini L’assassinat de Concini, maréchal d’Ancre et favori de la reine mère Marie de Médicis, sur les ordres du jeune Louis XIII, le 24 avril 1617, est un événement historique tiré de l’actualité, sur lequel Boitel a écrit plusieurs textes dès 1617. L’examen de la pluralité de ces textes qui s’adressent à des publics différents et s’inscrivent dans différents genres va permettre de voir comment s’organise de manière interne l’écriture polygraphique, qui réutilise ce qui a déjà été écrit, Boitel devenant son propre compilateur. Sur l’affaire Concini, on distingue plusieurs types d’ouvrages dans la production de Boitel. Quelques mois après l’assassinat, Boitel signe deux livres dédiés au maréchal de Vitry, qui arrêta Concini, et à sa femme, La deffaicte du faux Amour et L’histoire tragique de Circé ou suite de la Deffaicte du faux amour de Boitel, parus en 1617. Ce sont des textes de service, écrits pour plaire aux nouveaux favoris, les Vitry. Dans un registre plus polémique, il écrit un pamphlet contre Concini. Ce texte de circonstance, Le coup d’estat, livret d’une quarantaine de pages, est un libelle qui voue aux gémonies le défunt, semblable à de nombreux textes satiriques anonymes qui ont tout de suite suivi la mort de l’Italien. Publié en 1620, chez Jean Oudot, éditeur de la fameuse Bibliothèque bleue, c’est un texte de large diffusion, colporté et s’adressant à un public varié et large, s’insérant dans une série de textes « populaires ». Plus on s’éloigne de l’événement, plus l’écriture se détache de la dimension de service, ou du moins cette dimension courtisane passe au second plan. Boitel reprend l’événement dans un ouvrage plus proche de l’historiographie traditionnelle, l’Histoire des choses plus memorables de ce qui s’est passé en France, depuis la mort du feu roy Henry le Grand, en l’année 1610, continuant jusques à l’assemblée des Notables, tenue à Rouen, au mois de Decembre 1617 & 1618 sous le regne de Louis XIII, Roy de France et de Navarre. Cet ouvrage historique, publié en 1618, donne une version développée et non satirique des événements. Nous la reproduisons ci-dessous : Mais à fin que nos nepveux à la posterité, touchez de la poincte de nostre antiquité, détestent nos cruelles miseres & les cruautez du mal-heureux autheur qui les avoit fait fomenter dans ce Royaume : il faut que nous leur tracions le plus grand miracle de ce temps & la merveille de ce siecle. C’est Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 137 un coup du Ciel, c’est un abbregé de nostre infortune, & un acte aussi Héroïque pour celuy qui l’a executé, comme il est tres-heureux pour nous. Ledit Mareschal d’Anchre estoit venu d’Italie à Paris avec un equipage abjectement infirme, demonstrant neantmoins plus de faveur que son extraction ne pouvoit permettre, voulant suivre les traces que la nature projettoit : faict en sorte de se mettre au rang de ceux qui depitoient pour raison de leur grande noblesse, les exploicts de son imprudence : Puis desirant de plus de s’accroitre, & se rendre comme souverain, le malheur de la France l’y ayant fort secouru à l’aspect de tous les plus Grands Princes, se revet d’un faux honneur, de forces, & de commoditez, & par un charme special, attire les esprits plus necessaires pour le lustre de l’Estat, à fin d’en disposer suivant ses pernitieuses intentions : ce qui se voyoit foisonner au des-avantage de tous les bons François depuis cinq ou six années, sans que les remedes propres y peussent faire aucune chose, jusques à ce que la Divinité jettant de son celeste habitacle, l’œil de misericorde sur nous, qui penchions en nostre ruine, en la ruine des plus grands Princes de l’Univers, investis (comme nous avons dit) de toutes parts, que touchans le courage de la prudence de notre cher Monarque, son authorité trouva l’opportunité, de terrasser ce superbe Titan qui vouloit monter sur son Throne assis au lict de sa justice comme un Salomon, ayant à ses costez la Deesse Themis, estouffa ce monstre qui l’assailloit dans son berceau. Monstre & prodige si hideux, qu’il se promettoit par une lettre qu’il envoyoit, laquelle luy fut surprise : l’assistance de trente mille estrangers, & vingt mille François qui devoient infailliblement dans le mois de May fouller aux pieds ceux qui s’opposeroient à son auctorité. Le Roy balance entre le respect & la crainte maternelle : mais l’obligation qu’il a pour le salut de son peuple, lui fait esclorre ses resolutions. Enfin les justes plaintes des Princes & des peuples, leurs offres de services, & leurs justifications estant parvenuës jusques à ses oreilles, il les escoute favorablement, mais ne desirant rien precipiter, veut apprendre d’où provenoit une si prodigieuse faveur, & par quels arts elle se conserveroit envers des gens absolument de neant, & qui n’estoient recommandables en aucune partie. Enfin il cognoit que le mal presse, qu’il est temps de faire & non pas de parler : il se resould de prendre à bon escient les rennes du gouvernement, & par une action vrayement Royalle, faire veoir qu’il sçavoit parfaitement conserver l’honneur de sa Majesté & donner la paix à son peuple. Ceste deliberation prise, il commande au sieur de Vitry Capitaine des Gardes de son corps d’arrester ledit Mareschal d’Ancre, & le constituer prisonnier, pour luy estre & à ses complices le procez fait & parfait : à quoy obeyssant, il l’aborde à l’entree du Louvre, luy dit le commandement qu’il Nicolas Cremona 138 avoit de l’arrester et en mesme temps luy prend la main gauche & le haut de la manche droicte de son pourpoint. Cet insolent qui voit toutes les choses relever de sa volonté, & pouvoit, tout au milieu de ses fatalites sans considerer le lien où il estoit, veut mettre la main à l’espee, & à son exemple quelques uns des siens s’efforcent d’offencer ledit sieur de Vitry, mais ils y sont empeschez par trois coups de pistolets qui furent tirez par quelques gentilshommes & autres de sa suitte dudit sieur de Vitry, mais l’un desdits coups porta dans la teste, l’autre dans la gorge, & le dernier dans le corps dudict Mareschal, & faisant en suitte luire l’esclat de leurs espees dans les yeux des rebelles en nombre de plus de cinquante, ceste trouppe estourdie disparut si soudainement qu’à peine peut-on s’apercevoir qu’elle estoit devenuë. L’action achevee le dit sieur de Vitry r’entra dans la Cour du Louvre où il s’esleva une acclamation si grande de VIVE LE ROY, & une voix si esclatante & accordante du peuple, dont la Cour & tous les environs estoient remplis, loüans Dieu & benissans sa majesté, qu’il sembloit que tous eussent participé à ceste execution, & eussent eu communication du dessein, & au travers de tant de voix en ceste acclamation publique, Sa Majesté fit entendre la sienne, qui tesmoignoit combien elle avoit ce service agreable ; Coup Heroïque & signalé, puisqu’il luy retrouve son authorité souveraine, approche les Princes de sa personne, & donne la paix à son peuple, ne demeurant aucun regret en l’ame de sa Majesté, que l’ambition où l’insolence avoit precipité cet audacieux, ayant par ce moyen ravy à la France la justice qu’elle s’en estoit asseurement promise. Cependant le corps porté dans le corps de garde de la porte, est despoüillé par les Archers. Et en autres choses on trouva dans ses chausses pour dixneuf cens soixante treize mille livres d’acquits & promesses, du depuis enterré dans l’Eglise de S. Germain de l’Auxerrois : La fureur du peuple fut telle qu’il en a esté tiré hors, & comme Aman, pendu par les pieds à une potence qu’il avoit fait dresser au bout du Pont-Neuf, depuis trainé par la ville, deschiré & brisé, & les pieces de son cadavre bruslées en divers endroits de Paris 3 . L’affaire Concini revient également dans les pages d’un autre ouvrage, Le théâtre tragique, paru chez Toussaint du Bray en 1622. Cet ouvrage relève proprement de la compilation historique et de l’abrégé, puisqu’en huit cents pages, l’auteur y raconte les morts tragiques les plus célèbres de la mort 3 Histoire des choses plus memorables de ce qui s’est passé en France, depuis la mort du feu roy Henry le Grand, en l’année 1610, continuant jusques à l’assemblée des Notables, tenue à Rouen, au mois de Decembre 1617 & 1618 sous le regne de Louis XIII, Roy de France et de Navarre, à Rouen chez J. Besongne, 1618, p. 458-466. Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 139 d’Abel à celle du chevalier de Guise, la mort de Concini occupant deux pages. Dans son texte, Boitel ne reprend pas les épisodes annonçant la punition de Concini, il minimise la logique providentielle et présente les faits sans chercher à les expliquer, son œuvre tendant à présenter une chronique de son temps. La Decadence du Marquis d’Ancre, Mareschal de France 4 . On feroit plus de livres que Bartole de la vie de cet ambitieux. Je l’escris à la posterité. Tout le monde a cognoissance de ses actions. Ce miserable enflé du vent, d’une fortune precipitee s’estant acquis par des sortileges une Prosperité dans l’Estat du plus grand Prince du monde, qui voulant abaisser cet imprudent qui avoit abusé de sa grandeur donne charge a un des premiers & plus signalez de sa cour d’esteindre la vie de ceste flamme prejudiciable à toute l’Europe. Ce fut un coup d’Estat ; mais plustost un coup du Ciel. Le Tyran perdit la vie, & receut deux ou trois pistolades qui luy furent deslachees par quelques Gentilshommes de la suitte du sieur de Vitry. Son corps fut porté dans le corps des gardes des Archers de la porte. On trouva dans ses chausses pour dix-neuf cens treize mille livres d’acquits & promesses. Il fut depuis enterré dans l’Eglise de sainct Germain de l’Auxerrois. La fureur de la populace fut si extreme, qu’il fut arraché de sa sepulture, et comme Aman pendu par les pieds à une potence que luymesme avoit fait dresser au bout du Pont-neuf, depuis traisné par les ruës de la ville, & deschiré en morceaux, les pieces bruslees & jettees au vent. Voicy des vers que quelqu’un fit sur ce sujet. Cy devant un coyon emmené de Florence, Extrait d’un mercenaire & chetif Menuisier, Tesmoignant qu’il estoit enclos de l’imprudence, Voulut des Lys sacrez se dire l’ouvrier. Mais comme le braver porte à l’impatience, Celuy qui peut casser & l’art & le mestier, Ainsi sans y songer il eut la recompense, Telle que meritoit un pareil officier. Non content des moyens qui le faisoient paroistre, Il taschoit tous les jours d’agrandir & d’accroistre, Et terminer ceux la qui respectoient le Roy, Aussi apres le coup d’une chanceuse parque, Le mespris, le gibet ont osté la remarque, Des guides qui menoient les resnes de sa foy. Sa vie & sa mort est particulierement inseree dans un livre que j’ay fait imprimer à Paris, en l’an mil six cens dix-huict 5 . 4 Boitel, Le théâtre tragique, Paris, chez Toussaint du Bray, 1622, p. 700-702. Nicolas Cremona 140 Ce court texte met en avant sa dimension d’actualité grâce aux vers satiriques cités à la fin, il ne coupe pas le meurtre des effets qu’il a produits dans l’opinion, et la mention de l’épitaphe irrévérencieuse du maréchal d’Ancre diffère du traitement historique de l’ouvrage de 1618 : on n’est pas encore dans l’écriture historique d’ordre général, mais dans l’anecdote, dans l’ordre de l’événement et non des faits historiques clairement établis. Si l’on compare les textes, on voit comment fonctionne la polygraphie dans le détail : l’auteur renvoie à un autre de ses ouvrages, et reprend d’une édition à l’autre des expressions, voire des phrases entières. Entre la version tirée de l’Histoire de 1618 et celle beaucoup plus abrégée extraite du Théâtre tragique de 1622, on retrouve la comparaison finale entre Concini et Aman, qui sont pendus sur la potence qu’ils avaient eux-mêmes fait dresser. Mais les deux textes ne s’adressent pas tout à fait au même public et ne relèvent pas exactement du même genre. Même si Boitel place en manchette de la version de 1618 la mention « Histoire tragique du mareschal d’Ancre », il raconte en détail la préparation de l’assassinat, mettant en avant le rôle du souverain et la délégation du meurtre à des exécutants comme Vitry. Il évoque rapidement que la Divinité a puni elle-même Concini en ouverture du texte mais il développe cependant un réseau de causes et d’effets qui rationalisent l’assassinat, en montre les tenants et les aboutissants, et insiste sur la dimension politique de l’acte qui marque le début du règne personnel de Louis XIII. Au contraire, dans le Théâtre tragique, Boitel propose une version réduite du meurtre, vu comme un châtiment divin et non comme un acte politique : en cela, il se conforme au genre de l’histoire tragique, qui remporta un grand succès dans ces années, suite à la reparution en 1619 des Histoires tragiques de Rosset. Pour Boitel, il s’agit moins d’informer son lecteur en lui présentant des faits nouveaux ou de susciter sa surprise ou sa terreur que de recenser les événements marquants, à la manière d’un chroniqueur. L’historien vise ici le lectorat des auteurs d’histoires tragiques, sans pour autant adopter les codes du genre. Le renvoi à d’autres textes ainsi qu’à des sources signe cette écriture historiographique qui repousse la tendance à la fiction. La différence entre les deux modes de récit ne réside pas dans une opposition entre une version objective et un traitement subjectif, mais dans la mise en intrigue dramatique ou minimaliste et dans l’exploitation plus ou moins importante de l’explication providentielle qui transforme les faits historiques en matière de tragédie, se rapprochant ainsi d’un modèle fictionnel. C’est moins la véracité des faits et leur vérification qui tend à 5 Il s’agit ici de L’histoire tragique de Circé de Boitel. Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 141 adopter une lecture fictionnelle que la conformité du récit à des modèles littéraires affichés. L’histoire tragique de Circé de Boitel : réécriture allégorique de l’affaire Concini L’écriture historique, abrégée ou développée, suivant un modèle causal ou un modèle tragique, n’est pas la seule manière de Boitel de représenter l’actualité. Les premiers textes qu’il fait paraître sur l’affaire sont des ouvrages allégoriques et mythologiques, plus proches de la fiction que de l’écriture des faits. Le polygraphe, ce n’est donc pas seulement un auteur qui écrit beaucoup sur des sujets variés, mais également un écrivain qui réécrit, remodèle inlassablement des textes déjà édités, que ce soit les siens ou ceux d’autres auteurs. La polygraphie peut se comprendre dans le sens d’une pluralité interne de traitements d’un même sujet, qui s’associe à une forme d’auto-compilation. La deffaicte du faux amour et L’histoire tragique de Circé ou suite de la Deffaicte du faux amour de Boitel, ont paru en 1617, c’est-à-dire quelques mois après l’assassinat. Dans ces deux textes, édités par le libraire parisien Pierre Chevallier, qui publiera peu de temps après les Histoires tragiques de Rosset, Pierre Boitel rompt avec ses prétentions d’historiographe pour proposer une version allégorique et mythologique de la mort du maréchal d’Ancre et de la fin de son épouse, la Galigaï. Le projet est ici tout autre, et il est probable que Boitel ait écrit une œuvre de commande pour être favorisé par le maréchal de Vitry et son épouse à qui il dédie les deux livres. Il s’agit ici de plaire, d’essayer de se placer, d’organiser une forme de propagande, et tout est fait pour mettre en valeur les protecteurs, qui deviennent véritablement héroïques alors que dans la version historique de 1618, le maréchal de Vitry n’est qu’un instrument du roi. Ces œuvres se présentent comme des textes à clefs, données dès le début de l’ouvrage : Boitel raconte de manière galante et héroïque l’affaire Concini puis dans le deuxième livre l’arrestation de Circé (Galigaï), grâce au Grand Cavalier Victorieux (Vitry) qui tua le Faux amour (Concini). La démarche courtisane fait changer les modes de narration de Boitel : dans ces textes, le récit n’est plus historique et Boitel évoque à peine l’assassinat, en quelque sorte éludé, non décrit. En effet, Boitel précise que le faux Amour, défait par le cavalier victorieux, se voit refuser l’accès au Soleil par la Parque. On le voit, on est très loin du style habituel de l’historien Boitel, tout fonctionne de manière imagée, allégorique, dans cette « histoire mystiquement escrite » 6 (cette assimilation à la stéganographie 6 Boitel, La défaite du faux Amour, Paris, Pierre Chevallier, 1617, p. 391. Nicolas Cremona 142 renvoie au mélange que l’on faisait au XVII e siècle entre écriture cachée et polygraphie) : Que sert de tant discourir de l’infortune de ce miserable, qui avoit pour heredité la fatale boite de Pandore, si nous ne faisons paroistre sur le theatre tragique, la defaite de l’histoire malheureuse de Circé sa Medee, son Alcine et son Urgande aussi difforme que la difformité mesme. Et faisons perdre dans le fleuve Lethé la memoire de nos miseres qui se sont perdues quant et quant cest Icare, lequel s’est laissé fondre ses ailes par une puissance divine, luy guerroioit que les monts enflez d’orgueil peussent enfanter d’autres natures que des prodiges 7 . Le récit galant et mythologique se rapproche plus du Roland furieux de l’Arioste et du poème héroïque que de l’histoire tragique, et le titre d’histoire tragique n’est repris que pour des raisons commerciales, tant la dimension pitoyable du destin de l’épouse de Concini est négligée au profit de récits des amours naissantes de François de L’Hospital et de sa future épouse, la maréchale de Vitry qui apparaît sous le nom d’Adraste. La deuxième partie des ouvrages est constituée par des anagrammes et sonnets galants du Grand Cavalier peignant les différents personnages historiques sous des traits mythologiques : ainsi, dans ces poèmes mythologiques suivis d’annotations, apparaissent Andromède, Persée, Pégase mais aussi Latone, mère du Soleil, qui est Marie de Médicis, Neptune, qui se révèle être Charles de Lorraine ou bien Ganimède alias Henri de Bourbon. Le texte n’a que peu de rapport avec le genre de l’histoire tragique convoqué dans son titre à des fins sans doute publicitaires, alors que le sujet choisi pouvait se prêter à un traitement tragique, comme le signale Boitel lui-même, au début du récit, en qualifiant Circé de « malheureuse, dignement capable d’estre inseree dans mes Tragiques accidens des hommes illustres » 8 . Le polygraphe ne se contente pas de changer de genre, il le module et son texte est le lieu d’un conflit générique, la louange allégorique l’emportant bien souvent sur la mise en forme tragique des événements. L’œuvre est hybride, mélange des genres pourtant peu compatibles. Ce n’est qu’à la fin de l’œuvre que le récit reprend avec l’exécution de la magicienne, fort semblable aux fins d’histoires tragiques sur l’échafaud, et l’auteur souligne l’ampleur de la parenthèse galante qui correspond aux trois quarts de son ouvrage : Or pour poursuivre l’ordre de ceste histoire tragique de Circé, il nous faut laisser ces Anagrammes, afin de donner un principe de commencement aux 7 Boitel, Histoire tragique de Circé, Paris, Pierre Chevallier, 1617, p. 27. 8 Ibid., p. 81-82. Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 143 restes, et à la consequence du subject que nous desirons concevoir à l’intention de la belle Adraste 9 . La fin sur l’échafaud ne renoue pas pour autant avec les codes d’écriture de l’histoire tragique, tant la dimension mythologique reste appuyée : Phébus assiste au supplice de Circé, qui avant de mourir prononce un long discours moins pathétique qu’allégorique, dérogeant à l’usage de l’histoire tragique qui place un discours de repentance dans la bouche des condamnés à mort. Ainsi, La deffaicte du faux amour et l’Histoire tragique de Circé font figure de contrepoint et s’avèrent être une variation mythologique, étrangère aux codes de l’histoire tragique et de l’écriture historique, signée par un polygraphe habitué à la compilation historique. Tentons de proposer quelques idées générales applicables au statut du polygraphe au début du XVII e siècle à partir du cas de Boitel : il faut insister sur la dimension concrète, commerciale, voire quelquefois purement utilitaire et économique de la pratique polygraphique. Le polygraphe, lorsqu’il cherche à vivre de sa plume, change de genres, et s’attache à reprendre des genres qui ont déjà du succès, soit de sa propre initiative soit pour répondre à des commandes d’éditeurs. Compilateur, il répond à une forme de curiosité pour l’histoire ou l’actualité chez un public varié, et recherche moins l’originalité du traitement qu’une mise en scène de cet événement conforme aux genres à la mode, comme l’histoire tragique ou à la commande qu’on lui a passée. En reprenant plusieurs genres, il les mélange quelquefois, et sa pratique est volontiers désinvolte, produisant des œuvres hybrides, puisque leur auteur tente de jouer sur plusieurs tableaux et de répondre aux attentes de publics variés. Cette reprise libre des genres se double d’une relation également libre avec ses confrères qui écrivent sur les mêmes sujets et qu’il pouvait rencontrer chez leurs éditeurs communs : le polygraphe peut renvoyer à d’autres auteurs, compiler des textes contemporains, voire les plagier, entrant plus dans une relation de concurrence que d’émulation créatrice, puisque son but est moins l’originalité du traitement que son efficacité commerciale. 9 Ibid., p. 182-183.