eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Conceptions et pratiques de la polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIIIe siècle

2011
Carole Chapin
Suzanne Dumouchel
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Conceptions et pratiques de la polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle C AROLE C HAPIN ET S UZANNE D UMOUCHEL (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) Selon le Trésor de la langue française, on considère communément, sous l’Ancien Régime, la polygraphie comme « un art d’écrire beaucoup, sans être spécialisé, sur divers sujets dans une perspective didactique ». On trouve simultanément chez Furetière une autre définition, plus éloignée de l’acception commune : Le Dictionnaire Universel indique que la polygraphie est « un art d’écrire en diverses façons cachées, comme aussi celui de déchiffrer ». La définition de Diderot dans l’Encyclopédie est sensiblement la même. La première définition pourrait tout aussi bien désigner l’activité de journaliste. Ensemble de textes courts de nature et de contenu différents, les périodiques, entre autres les périodiques littéraires, sont un exemple d’écriture polygraphique. Ce que l’on désigne sous le titre « périodique littéraire » recouvre néanmoins deux réalités, dont nous tâcherons de rendre compte : d’une part, les journaux de nouvelles littéraires, qui annoncent les parutions, décrivent des événements du monde des lettres et proposent des comptes rendus informatifs ou critiques de ceux-ci ; et d’autre part, les « spectateurs », ainsi nommés sous l’égide du Spectator de Steele et Addison, journaux à dimension essentiellement morale qui dissertent sur des sujets divers, dans un but pédagogique à destination d’une société de bonnes mœurs et d’un public « d’honnêtes gens ». Ainsi, l’écriture périodique apparaît naturellement didactique au XVIII e siècle. Le périodique littéraire est nécessairement polygraphique dans sa composition. Ce n’est donc pas cet aspect qui nous intéressera. Pour autant, les articles qui le structurent sont dotés d’une polygraphie interne intéressante à plus d’un titre : son étude enrichit la notion de polygraphie mais surtout précise la vocation du périodique. A priori, la seconde définition n’a rien à voir avec les périodiques littéraires et nous n’en aurions pas tenu compte si notre analyse n’avait pas Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 84 croisé la route d’un journal peu connu, publié en 1736, l’Observateur polygraphique, par le journaliste Jean-Baptiste La Varenne, et dont le projet rappelle singulièrement « l’art d’écrire en diverses façons cachées, comme aussi celui de déchiffrer » 1 : Il est essentiellement renfermé dans le Titre d’Observateur Poligraphique [sic] ; Titre rempli d’énergie, et qui n’a encore jamais été pris par aucun Ecrivain, que je sache ; Titre qui m’ouvre un champ illimité, pour annoncer à mes Lecteurs quantité de Vérité inconnues & de Faits innouïs ; Titre enfin à l’ombre duquel je me propose d’expliquer & de décider d’une manière aussi naturelle que surprenante tous les Phénomènes les plus extraordinaires & les Questions les plus interminables. L’importance de mon vaste & généreux dessein m’avait quasi déterminé à intituler ce rare Ouvrage ; le MOIEN DE PARVENIR, OU LE PASSE-PARTOUT DE LA SCIENCE & DE LA FORTUNE ; cependant toutes réflexions faites, j’ai préféré la qualité d’Observateur, qui m’a paru plus modeste & plus proportionnée à la méthode simple & naturelle dont je me servirai pour développer les sublimes principes de tous les Arts & les Sciences 2 . Si la première définition de la polygraphie est manifeste dans quantité de termes tels que « vérités, faits, tous les Arts & les Sciences », il n’en reste pas moins que le projet du journaliste est tout à fait original, et unique. La Varenne veut parler à ses lecteurs de choses « inouïes, extraordinaires, interminables, inconnues ». Il prend le contre-pied d’une esthétique qui rejette l’invraisemblance et l’irrationnel pour parler de choses a priori réelles mais absolument indémontrables. Et si la perspective didactique n’est pas absente de sa préface, il est évident que ce n’est pas le principal souci du journaliste qui prévoit de « décider d’une manière aussi naturelle que surprenante tous les phénomènes […] ». En d’autres termes, La Varenne cherche à surprendre sans se justifier. Il ne s’agit plus seulement d’éduquer le lecteur mais de l’attirer dans un jeu pour l’éblouir. En somme, alors que la première définition laissait supposer une clarté du discours, la seconde en est l’opposée : le discours doit être confus ou obscur. Dans son périodique, La Varenne réunit les deux définitions. De fait, il convient de s’interroger sur la pertinence de cette seconde définition dans un périodique littéraire. Pour ce faire, nous avons privilégié l’étude d’articles exemplaires constamment présents dans les périodiques littéraires de l’époque : la préface ou Avis au lecteur, le compte rendu 1 Le titre de ce périodique atteste, si besoin était, du lien évident entre la forme du journal et la notion de polygraphie. 2 L’Observateur, ouvrage poligraphique et périodique ou L’observateur Poligraphique, t. 1, n° 1, 2/ 01/ 1736 à Paris, p. 4-5. La seule collection complète de ce périodique se trouve à la bibliothèque municipale de Grenoble. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 85 d’ouvrage, et la dissertation sur des sujets variés. Ces trois types d’articles figurent dans la plupart des périodiques européens. C’est en insistant bien sur la dimension internationale du périodique au XVIII e siècle, notamment dans la dynamique des échanges entre la France et la Russie, que nous pourrons complexifier mais également préciser la notion de polygraphie. Quant à la méthode choisie, nous n’avons pu nous restreindre à la comparaison d’un périodique russe avec un français puisque nous souhaitions des articles sur des sujets communs. Cela a l’inconvénient de ne pas développer les jeux d’influences d’un périodique à l’autre mais présente l’avantage de donner un échantillon représentatif des journaux de l’époque. Les « Avis au lecteur » Les deux journaux sélectionnés, le Nouvelliste du Parnasse de Desfontaines et Granet, paru entre 1730 et 1732, et le Colporteur du Parnasse 3 de Tchoulkov, paru en 1770, ont été choisis pour leurs similitudes, dans le titre bien sûr, mais également parce qu’ils s’inscrivent dans une même tradition du périodique, celle des Spectateurs : on retrouve de nombreux points communs entre leur contenu, leur tonalité (plutôt sarcastique) et leur conception de la critique littéraire. Les titres de ces périodiques attirent l’attention, non par la mention du Parnasse - attendue dans la perspective d’un journal littéraire 4 - mais par la volonté du rédacteur de se définir. Le journaliste français est un « nouvelliste », et même si, dans ce contexte, le nom est un quasi-synonyme de celui de journaliste, il est nettement moins connoté. A contrario, le journaliste russe s’éloigne résolument du titre d’auteur pour s’appeler « colporteur ». Cette ambiguïté témoigne d’une conception toute particulière de l’auctorialité dans un périodique littéraire. Notion d’auteur Les Avis au lecteur se focalisent bien souvent sur cette notion et n’hésitent pas à la remettre en question, ce qui a pour conséquence directe de rendre problématique la notion d’écrivain polygraphe. Si le journaliste est poly- 3 La traduction initiale du titre du journal Parnaskij Chepetil’nik (Парнаский Шепетильник) était Le Vendeur du Parnasse ; la traduction Colporteur du Parnasse, adoptée ici, nous a été suggérée lors du colloque du 13 juin 2009. 4 Jean Sgard dénombre cinq périodiques dont le titre mentionne le Parnasse dans son Dictionnaire des Journaux, 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, deux volumes, XI-1209 p. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 86 graphe, quels enjeux découlent de son refus du nom d’auteur ? Est-ce par refus de la polygraphie ? Ou au contraire par une conscience forte du statut particulier du journaliste ? Dans nos deux textes, la question n’est pas posée de la même manière. Le Colporteur du Parnasse fait preuve, dès les premières lignes du journal, d’une modestie tout ironique, qui suppose qu’il ne mérite pas le nom d’auteur. Beaucoup de gens me donnent le nom d’auteur sans savoir si je souhaite être appelé ainsi. Le titre est prestigieux et agréable à entendre, mais pour en être réellement digne, alors je trouve en ma personne de nombreux obstacles, c’est pourquoi je renonce solennellement à cette honorable appellation, laissant la place à des gens du plus grand mérite, qui se chargent de tout, et qui à cause de l’immensité même de leur savoir ne mènent à terme aucun travail, bien que finis coronat opus, la fin couronne l’œuvre 5 . Le Nouvelliste, au contraire, semble rejeter le titre de journaliste avec mépris, alors même qu’il revendique une activité toute journalistique, et avant tout polygraphe, celle de diversifier les sujets et les réflexions : On s’étendra particulièrement sur les nouvelles pièces de Théâtre, & sur les petits Livres, qui ont le plus de cours dans le monde, préférant la liberté des réflexions à la régularité des extraits, dont on est résolu de s’abstenir, pour n’avoir aucunement l’air de Journaliste 6 . Cette posture place le périodique sous l’égide du Spectator d’Addison et Steele, composé pour la plus grande part de réflexions contrairement aux journaux qui se contentent de faire de la critique littéraire à partir de longs extraits de textes. Néanmoins, lorsque le nouvelliste veut différencier son ouvrage, il ne refuse plus le titre de « journaliste » : Il y a des Journalistes qui ne sont pas si scrupuleux. Enfin nous observerons toujours le précepte qu’il exprime ainsi : Nihil Criticus det rivalitati. S’il nous échappe un jour d’enfreindre ces loix [sic], nous en demandons pardon d’avance 7 . Les deux attitudes ont un but et un effet communs : rejeter un titre trop vite attribué, et particulièrement un titre qui correspond à une acception traditionnelle, définie, et par là même faisant obstacle à la liberté et à la variété. Le périodique, polygraphique par essence, a donc vocation à définir la 5 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 2. 6 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1730, t. 1, Avis au lecteur, p. 3-4. 7 Ibid., 1731, t. 2, Lettre XVII (qui introduit le second tome à la façon d’une préface), p. 11. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 87 figure du polygraphe, ce qui ne peut se faire si ce dernier est limité par des catégories traditionnelles d’écriture. Le refus du statut d’auteur ou de journaliste ne signifie pas l’absence d’une figure forte d’auctorialité, bien au contraire 8 . Ainsi s’impose un « je » très fort, première personne assumée bien qu’indéfinie. Les postures adoptées semblent n’être que des leurres : colporteur et non auteur, nouvelliste et non journaliste, le rédacteur s’impose et pourtant ne parle pas en son nom, il use d’ironie et de masques. Ainsi s’explique la multiplicité des voix dans les préfaces : le nouvelliste use et abuse du discours-citation, faisant appel par exemple à la figure d’autorité de Pierre Bayle : Si nous avions besoin de justifier notre conduite, nous ne pourrions, ce semble, mieux faire, que de nous appuyer de l’autorité de M. Bayle. « La République des Lettres (dit ce célèbre Ecrivain [Note de l’auteur : Diction. Crit. Art Catius Rem. D.]) est un Etat entièrement libre : on n’y reconnaît que l’empire de la vérité & de la raison, & sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit…. Chacun y est tout ensemble Souverain & justiciable de chacun. […] Mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un Auteur n’a pas tel & tel degré de lumières. Or comme il peut avec ce défaut de science jouir de tous les droits & de tous les privilèges de la société, sans que la réputation d’honnête homme & de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte, on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’Etat, en faisant connaître les fautes, qui sont dans un livre. Il est vrai qu’on diminue quelquefois la réputation d’habile homme, qu’un Auteur s’était acquise ; mais si on le fait en soutenant le parti de la raison, & pour le seul intérêt de la vérité, & d’une manière honnête, personne n’y doit trouver à redire [Note de l’auteur : Dictionnaire critique et philosophique de Pierre Bayle] » 9 . La convocation de la parole de Bayle participerait d’un procédé relativement banal d’appui sur une figure fondatrice et respectée, pour donner du poids aux arguments, si elle n’était pas immédiatement surenchérie par la mention d’un ouvrage publié en 1731, le De criticis oratio du père Porée : Si cette autorité ne suffit pas, voici fort à propos un ouvrage nouveau qui vient à notre secours : c’est la nouvelle harangue du P. Porée, (De Criticis Oratio) imprimée depuis peu, & dont je vais vous rendre compte 10 . 8 Nous choisissons ce terme d’auteur par commodité, étant entendu qu’il ne signifie pas la même chose dans le contexte du périodique, et qu’il est sans cesse redéfini dans la pratique du polygraphe. 9 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1731, t. 2, Lettre XVII (qui introduit le second tome à la façon d’une préface), p. 5-6. 10 Ibid., p. 6. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 88 Il n’est donc pas tant question de faire appel à des figures d’autorité pour combler une incompétence ou faire preuve d’humilité, que de multiplier les voix en adoptant des figures, fictionnelles ou non, qui masquent et démasquent l’insaisissable auteur du texte. On retrouve le même procédé à l’œuvre dans le Colporteur du parnasse. Celui-ci est d’autant plus net qu’il fait appel à une figure de fiction : c’est la voix d’Apollon qui se charge de la critique des mauvais auteurs et de leurs lecteurs : Je vois que tu ne connais absolument pas ces gens : c’est une marchandise de telle espèce qu’aucune personne censée n’en voudra, mais pour les examiner, alors on commencera à se presser en grande foule autour de toi, et parmi ceux qui voudront en acheter il n’y aura que ces messieurs qui, au delà de leur pauvreté et de leurs forces, ne cherchent qu’à réunir chez eux une grande et belle compagnie. Ils achèteront aussi de ces poètes, mais uniquement pour accroître le nombre de serviteurs oisifs flânant dans la cour, tout comme ils achètent leurs livres simplement pour augmenter leur bibliothèque. Ces gens ne sont doués pour rien, et ils ne veulent s’employer à rien, à part à faire des vers, c’est pourquoi tu devras les céder gratuitement, t’en défaire à crédit, en te passant de reçu 11 . Apollon avait déjà pris en charge la transformation du « je », chargeant le personnage de départ de procéder à la vente des auteurs : créateur d’un personnage de fiction, il est aussi fausse voix qui décharge l’auteur premier de la critique. Polygraphie et polyphonie développent ici des liens indissolubles dans le but de multiplier les masques du polygraphe, à mesure que se multiplient les sujets et les postures adoptées. C’est bien la définition première de la polygraphie et la volonté affirmée d’adopter ce type d’écriture qui conduit l’auteur à redéfinir sa place. La variété des sujets est au cœur de la définition de l’écriture journalistique, modestement reléguée derrière la voix des auteurs ou d’Apollon lui-même, mais clamant haut et fort sa nécessité. C’est sur ce point que les rapprochements sont les plus aisés entre le texte russe et le texte français, comme si, par delà les différences de tradition et de culture, la notion de polygraphie était la première pierre de l’édifice journalistique. Cette variété des sujets est d’ailleurs contenue dans la description des productions du Parnasse, dont les deux périodiques rendent compte. Le Colporteur : Certains étaient désignés pour créer les élégies et les chants d’amour, d’autres pour être employés en qualité de sacristains dans des villages, d’autres encore en qualité de délégués et de responsables etc. Apollon, m’ayant donné le nom de scrupuleux et à ceux des mauvais poètes qui 11 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 4. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 89 demeuraient toujours au Parnasse celui de chiffons du Parnasse, m’ordonna de les vendre aux enchères ici, à Saint-Pétersbourg la capitale, et d’utiliser les sommes rassemblées pour la subsistance de cette espèce de gens qui, bien qu’ayant beaucoup appris, est incapable de raisonner 12 . Et le Nouvelliste : Car vous savés [sic] qu’il [Apollon] n’est pas seulement le Dieu des Vers, mais qu’il est le Dieu de toutes les Sciences & de tous les beaux Arts, & que toute sorte d’ouvrages d’esprit a cours sur le Parnasse 13 . Quiconque revendique un lien avec le Parnasse, comme le fait le journaliste littéraire, est soumis à cette diversité des sujets. Le Colporteur le rappelle à la fin de l’Avis au lecteur, en guise de transition vers la vente des auteurs dramatiques, article qui suit directement notre texte : Ce marché consistera en la vente des rimeurs ainsi que des auteurs de qualité, pour qu’il y ait à la fois des choses drôles, mais aussi d’importantes et d’utiles ; de mes propres œuvres ; et d’œuvres antiques qui mériteront la curiosité de ceux qui ont du goût pour celles-ci 14 . Le Nouvelliste, qui conclut également sur la diversité des sujets qu’il va aborder, met en avant l’utilité et la nécessité de celle-ci : Nous continuerons désormais de vous écrire sur le même ton & avec la même ponctualité, & de vous exposer nos pensées sur tous les nouveaux écrits qui paraîtront. Ce sont d’utiles mémoires, si je ne me trompe, qui pourront servir un jour à l’histoire du Bel-Esprit & des Talents de ce siècle 15 . Le trajet poursuivi par l’auteur dans les textes liminaires est particulièrement intéressant : ces deux derniers exemples, qui se trouvent de manière caractéristique à la fin des textes, voient disparaître la modestie ou le mépris affiché pour un titre au début des articles. Le colporteur se reconnaît « auteur » lorsqu’il mentionne ses propres œuvres et le nouvelliste se fait mémorialiste, écrivain ou tout du moins homme investi d’une mission d’écriture régulière et utile à la société. C’est d’ailleurs ainsi qu’il définit sa position particulière lorsqu’il entre dans le débat avec le Père Porée : Le P. Porée exige dans la seconde partie de son Discours, qu’un Critique sache tout, & soit un homme universel. Mais ne suffit-il pas qu’il ait des 12 Ibid., p. 3. 13 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1730, t. 1, Lettre I (qui introduit le premier tome à la façon d’une préface), p. 6. 14 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 5. 15 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1731, t. 2, Lettre XVII (qui introduit le second tome à la façon d’une préface), p. 2. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 90 lumières supérieures par rapport au sujet particulier qu’il embrasse ? Je critique une Histoire, une Harangue, une Tragédie : faut-il pour cela que je sois Géomètre ou Théologien ? Un homme de goût a-t-il besoin d’érudition, pour porter son jugement sur des ouvrages de goût ? Un Philosophe a-t-il besoin de savoir l’Histoire pour renverser un faux système de Physique ? Pour exercer la critique par rapport à la Grammaire, il faut (si l’on en croit notre Orateur) savoir les langues. N’est-ce pas bien assez de bien savoir celle dont il s’agit ? Faut-il comme il le dit encore, savoir à fond la Mythologie, pour bien juger d’un ouvrage de Poésie ? Il aurait été plus court, ce me semble, de dire simplement, qu’un Critique doit être très éclairé sur la matière dont il entreprend de juger, & surtout avoir du bon sens & de la Logique 16 . Justifiant sa position, le journaliste-critique nous propose une définition du polygraphe, la plus simple certes, mais qui prend ici une valeur toute particulière. Assumer d’être celui qui maîtrise « l’art d’écrire beaucoup, sans être spécialisé, sur divers sujets dans une perspective didactique », c’est accepter un titre, une définition de son art. Si l’auteur l’assume, c’est justement parce que cette définition, loin d’imposer des bornes, lui offre la liberté nécessaire pour exercer son métier. De fait, le titre d’auteur, refusé au début de l’article, est finalement accepté par le Colporteur du Parnasse : « Au début de cette entreprise l’auteur, ou le collecteur de l’édition, fait un grand effort afin de ne pas laisser pénétrer tout ce qui pourrait nuire à son harmonie » 17 . Ainsi est pleinement justifiée l’analyse de la polygraphie dans les périodiques : si dans ce cadre, la définition de celui qui tient la plume ne correspond à aucune des catégories traditionnelles, la convocation répétée de la première définition de la polygraphie et le recours aux jeux de masques permettent au journaliste de revendiquer un titre d’auteur redéfini, non emprunté à tort mais caractéristique de sa position de polygraphe. Une fois assumée, celle-ci se manifeste par un sentiment de supériorité de l’auteur. Ainsi, il est comme Apollon, qui déteste la sote prétention de ces Prosateurs, tâche par toutes sortes de moyens, de réprimer leur poétique orgueil. Mais comme c’est un Dieu bon & sage, qui ménage tout le monde, & tolère tout, il se contente d’en rire en cent façons différentes 18 . 16 Ibid., p. 18-19. On remarque la forte présence du « je » dans cette prise de position qui oppose le « journaliste » au Père Porée. 17 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 5. 18 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1730, t. 1, Lettre I, p. 7. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 91 Nous atteignons ici une première étape dans notre étude de la polygraphie dans les périodiques. La première définition : « art d’écrire beaucoup, sur des sujets variés, etc. », est largement assumée par le journaliste, au point que celle-ci lui permet, à un moment où sa place n’est pas encore définie, de décrire sa tâche et son écriture. Pour cela, il a choisi d’endosser plusieurs masques qui ne cessent de questionner son titre et sa définition même. Le journaliste n’hésite pas à recourir au mensonge comme dans l’exemple suivant : « Au reste, le stile de ces Lettres ne sera pas toujours le même, parce que c’est une société de quatre personnes qui ont entrepris cet Ouvrage périodique » 19 . Cette précision, donnée dès l’Avis au lecteur, est totalement fausse puisque les auteurs du journal ne sont que deux (Desfontaines et Granet). Il s’agit une fois encore de multiplier les masques et les possibilités stylistiques. Néanmoins, cela reste problématique dans la mesure où il est délicat de parler de polygraphie si l’œuvre a plusieurs auteurs. Comment, en ce sens, étudier la variété des sujets comme un type d’écriture et non comme un des aléas d’une collaboration entre plusieurs auteurs ? Nous proposons d’envisager la figure d’auteur différemment, dans le contexte du périodique, et de déterminer une figure auctoriale unique, polygraphe, qui change de masque dans le jeu de l’écriture. Cette figure, propre au périodique, serait celle de la ligne éditoriale définie dans les préfaces, renvoyant aux titres des journaux qui sous-entendent un personnage unique : colporteur ou nouvelliste. En ce sens, on peut s’interroger sur les enjeux génériques, stylistiques et de composition des sujets traités dans le périodique. Organisation de la variété des sujets La polygraphie interne à l’ouvrage périodique invite l’auteur, dès la préface, à mettre en valeur sa virtuosité, prouvant sa capacité à traiter tous les sujets, quels que soient les enjeux stylistiques qu’ils impliquent. La diversité annoncée des sujets justifie l’emploi de différentes catégories génériques, faisant de l’Avis au lecteur un miroir du périodique dans son ensemble. Pour rapidement s’en représenter le tableau, nous pouvons convoquer les extraits mentionnés plus haut : plume du mémorialiste, mise en scène de soi dans un dialogue quasi-théâtral, discours-citation… autant d’éléments qui amplifient l’impression de mélange. La dimension fictionnelle et / ou mythique nous semble être l’exemple le plus intéressant ici : centrale par sa présence dans le titre sous le nom du Parnasse, et commune aux deux textes, elle permet à l’auteur de justifier la diversité des sujets : 19 Ibid., Avis au lecteur, p. 4. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 92 Il est vrai que j’y ai des amis, qui m’apprennent exactement ce qui s’y passe. C’est avec leur secours que je vais tâcher de satisfaire votre curiosité. J’aurai même l’honneur de vous écrire toutes les semaines, & de vous informer de tous les nouveaux fruits que produit cette Montagne féconde, & de tous les événements qui pourront servir à l’Histoire de ce païs-là 20 . L’accumulation, l’hyperbole et la volonté d’exhaustivité apparaissent ici comme les causes premières de la polygraphie : c’est le Parnasse, producteur abondant d’auteurs de toute sorte, qui fait du journaliste littéraire un polygraphe, car c’est le seul moyen d’en rendre compte. On retrouve le même procédé dans le périodique russe : Les sources d’Hippocrène, de Castalie et le fleuve Permesse n’ont pu désaltérer de leurs eaux salvatrices une telle foule d’écrivains avides, et ils ont commencé à se tarir, en vertu de quoi le protecteur et dieu des sciences, le grand Apollon, afin de prévenir un tel malheur, en a désigné certains, avec l’aide et l’accord des muses, pour être envoyés dans des villes lointaines, en qualité de traducteurs et d’auteurs de sermons, et d’autres chants sacrés que l’on entend souvent dans les discours théologiques 21 . Ce type de justification n’est certes pas exceptionnel à l’époque : elle apparaît volontiers dès que la nécessité de rendre compte d’un objet complexe et disparate se manifeste à l’auteur. Maints ouvrages, à l’instar de Diderot dans l’introduction à son Salon de 1763, convoquent la figure de Vertumne, créature à plusieurs mains, ou celle d’un Dieu doté des mêmes aptitudes, pour expliquer leur projet 22 . Finalement, la construction fictive d’un ou de plusieurs personnages est nécessaire pour accéder à une écriture mouvante, capable de se fixer dans le moule de n’importe quel sujet : autrement dit une écriture polygraphe. Vertumne, Colporteur envoyé du Parnasse ou Nouvelliste se renseignant à son sujet, l’écrivain polygraphe doit sa définition aussi à la création d’un personnage. L’exactitude précise de la métaphore trouvée par Diderot ne doit pas cacher la spécificité de la démarche de nos journalistes. Idée déjà effleurée dans notre étude du polygraphe, il nous semble encore plus flagrant ici que le journaliste n’endosse pas un rôle, mais plusieurs, et que la polygraphie le conduit à changer continuellement de masque. Non pas Dieu 20 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1730, t. 1, Lettre I, p. 5-6. 21 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 2. 22 « Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous, mon cher ami, ce qu’il faudrait avoir ? Toutes les sortes de goût, un cœur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d’une infinité d’enthousiasmes différents ; une variété de style qui répondît à la variété des pinceaux : […] et dites-moi où est ce Vertumne-là ? », Diderot, Essais sur la peinture, Salons de 1759, 1761, 1763, Paris, Hermann, 1984, p. 181. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 93 à plusieurs mains mais créature à plusieurs têtes, le journaliste nous permet de proposer une nouvelle définition de la polygraphie : il ne s’agirait pas tant de pouvoir écrire sur différents sujets que de pouvoir se vêtir inlassablement de l’habit qui convient au sujet, d’en saisir la plume. En ce sens, la question de la diversité des rédacteurs se résout : nous pouvons définir la figure d’auteur polygraphe, non pas comme une personne, mais comme une figure ou une ligne éditoriale définie dans les préfaces comme insaisissable et donnant naissance à une multitude de persona. Si tout est figure, la diversité des masques et des plumes qui répond à la diversité des sujets n’empêche pas de sentir la présence d’une figure d’auteur forte. Ces premières analyses nous mettent sur la voie d’un texte journalistique à déchiffrer, notamment par la multiplication des voix et des masques. De fait, il semble que la seconde définition de la polygraphie, « un art d’écrire en diverses façons cachées comme celui de déchiffrer » ne soit pas absente de nos périodiques. Le rapport du journaliste littéraire à son travail, à ce qu’il annonce et enfin à la critique renforce cette idée. Il y a un décalage apparent entre l’entreprise annoncée, dans le Nouvelliste du Parnasse : Nous jugeons librement ; mais nous tâchons toujours d’assaisonner nos jugements, & nous nous interdisons absolument tout ce qui pourrait blesser personnellement qui que ce soit. Nous jugeons, parce que les Auteurs ne publient leurs ouvrages, afin qu’on en juge 23 . comme dans le Colporteur du Parnasse : Son [l’auteur] plus cher désir est seulement que cet ouvrage ne soit soumis à la méfiance de quiconque et que le lecteur soit informé que sa nature est la même que celle de tous les mortels, mais en ce qui concerne sa plume, bien que sans notoriété, elle est juste, respectueuse et de plus, elle ne sait ni flatter ni imiter 24 . et la réalité d’un texte volontiers critique et polémique. Ce décalage entre le programme du périodique et sa mise en œuvre est autorisé par les différentes voix mises à profit par l’auteur. Ainsi l’entreprise critique, masquée derrière une entreprise plutôt didactique et d’utilité sociale, est justifiée dans le Nouvelliste à l’aide d’une autre figure faisant autorité, le Père Porée : « S’il n’y avait point de Critiques, dit-il, pour les Ouvrages nouveaux qui paraissent, qu’aurions-nous de judicieux & d’exact dans la littérature » 25 ? La multiplication des masques confère une certaine vérité au message délivré par le périodique littéraire. Chaque nouvelle figure fait autorité en la matière. Autrement dit, dans un système polygraphique comme l’est le 23 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1731, t. 2, Lettre XVII, p. 4-5. 24 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 5. 25 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1731, t. 2, Lettre XVII, p. 6-7. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 94 périodique, la portée didactique est tributaire d’une polyphonie et du travestissement de la voix auctoriale. Néanmoins, polyphonie et travestissement contribuent également à obscurcir le texte et favorisent l’expression d’une voix critique. En effet, le polygraphe crypte son texte, mais aussi sa personne, et chemin faisant laisse sur son lecteur une empreinte forte, obligeant celui-ci à une lecture soutenue, capable de suivre les détours de la polygraphie. Rapport au lecteur Tout acte critique correspond à une volonté d’influencer l’autre, notamment lorsque cet acte se fait sous le couvert d’une perspective didactique. De fait, le « narrateur » donne à son lecteur une place extrêmement importante dans son périodique. Il imagine ses réactions et n’hésite pas à se justifier : Vous nous avertissez néanmoins que certaines personnes, qui se plaisent d’ailleurs à lire nos Lettres, nous reprochent de faire quelquefois des réflexions sur des ouvrages qui ne sont pas de la dernière nouveauté ; de ne pas traiter un assez grand nombre de matières différentes dans chaque Lettre ; & enfin de faire un peu mal notre cour à plusieurs Auteurs modernes. Comme je crois ces reproches injustes, permettez-moi d’y répondre 26 . Le préambule à la justification oriente la lecture du texte qui suit en même temps qu’il affecte la lecture de l’ensemble du périodique. Le lecteur garde en mémoire la justification première du journaliste. Le dialogisme mis en place dans le texte permet de vérifier si le lecteur possède cet « art de déchiffrer ». En outre, le travail de déchiffrage demandé au lecteur l’oblige à participer à la construction du sens du texte. De fait, la critique masquée se révèle paradoxalement plus efficace qu’une critique ouverte, grâce à la présence d’un lecteur en action. Celui-ci est d’ailleurs susceptible de se voir endosser un masque comme le souligne le périodique russe : Chacune de leurs œuvres et de leurs inventions ont été louées en public, dans toute la ville ; et nous, pauvre compagnie, avons contemplé avec angoisse, en tremblant, les ouvrages de ces gens de grand esprit. Non seulement je n’osais rendre publiques les erreurs que j’y trouvais, mais rien que d’en avoir une opinion défavorable me donnait le frisson. A cause de notre timidité et de notre servilité, tant d’auteurs se pressent aux portes du 26 Ibid., p. 2. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 95 Parnasse, qu’en dernière inspection on pouvait compter plus de cent mille personnes 27 . On retrouve les mêmes jeux énonciatifs remarqués précédemment. Le journaliste fait alors plus que de modifier ses personnages dans une écriture polygraphe variant au gré des sujets : il propose différentes persona au lecteur, au gré des articles, ou, comme ici, dans un seul et même article : le lecteur veut-il être faible, être critique, ou appartenir à la catégorie des pédants citée plus bas ? Je vois que tu ne connais absolument pas ces gens : c’est une marchandise de telle espèce qu’aucune personne censée n’en voudra, mais pour les examiner, alors on commencera à se presser en grande foule autour de toi, et parmi ceux qui voudront en acheter il n’y aura que ces messieurs qui, au delà de leur pauvreté et de leurs forces, ne cherchent qu’à réunir chez eux une grande et belle compagnie. Ils achèteront aussi de ces poètes, mais uniquement pour accroître le nombre de serviteurs oisifs flânant dans la cour, tout comme ils achètent leurs livres simplement pour augmenter leur bibliothèque. Ces gens ne sont doués pour rien, et ils ne veulent s’employer à rien, à part à faire des vers, c’est pourquoi tu devras les céder gratuitement, t’en défaire à crédit, en te passant de reçu 28 . Il va de soi que le lecteur choisit la posture critique, s’habitue à lire le polygraphe, apprend l’art de déchiffrer mais aussi l’art de changer de peau et de mode de lecture, sans être spécialiste, devant des sujets variés. A ce stade de notre analyse, il convient d’insister sur la mise en place, dès la préface ou Avis au lecteur, d’un pacte de « polylecture » (dialogisme). En effet, la polygraphie consiste en un décalage sur plusieurs niveaux : décalage entre le but affiché (didactique) et le but masqué (critique). décalage entre l’acceptation feinte des catégories habituelles et la modification de ces catégories. En ce sens, l’art d’écrire en diverses façons et la (fausse) polyphonie sont surtout des supports pour un jeu de masques (une seule voix, différents rôles). On peut dire que polygraphie tient en la démultiplication des persona plus que des sujets. Le lecteur, lui aussi, se voit attribuer différents rôles. Ainsi la polygraphie laisse une empreinte sur lui de deux manières : en le faisant déchiffrer (pacte de lecture), et en lui attribuant des rôles. La polygraphie est donc bien une entreprise didactique mais est surtout une 27 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, p. 3. 28 Apollon s’adresse à l’auteur du journal. In Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 4. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 96 entreprise critique, un outil argumentatif et un moyen d’impact pour le journaliste qui fait ainsi une force de la faiblesse présumée de son statut d’auteur à la définition particulière. Si le dédoublement, la multiplication des masques et la trace laissée sur l’autre sont réellement des enjeux de la polygraphie, cela est bien plus visible et probant dans le cas des échanges internationaux. L’influence et l’entreprise de compréhension de l’autre nécessitent une plus grande variété et des décalages plus nombreux. Ces modifications apparaissent dans les traductions, l’organisation des périodiques et au sein des articles, autant de signes d’une écriture polygraphe qui s’organise par commodité, mais aussi dans une perspective d’échange et d’influence. En ce sens et avant de passer à l’étude des textes de compte rendu et critique littéraire, il nous faut souligner la ressemblance entre les deux Avis au lecteur : aucune preuve ne permet d’affirmer l’influence du Nouvelliste du Parnasse sur le Colporteur du Parnasse, toutefois, la communauté d’idées, de formes, de structures et de figures tutélaires convoquées conduisent à mettre en évidence la possible transmission entre les périodiques russes et français, dans laquelle l’usage de la polygraphie joue un rôle majeur. Comptes rendus Contrairement aux journaux précédents, les deux périodiques qui ont retenu notre attention appartiennent à la catégorie des « nouvelles littéraires ». Ils n’ont pas ou peu de lien avec les périodiques du type des spectateurs et rendent compte des œuvres qui paraissent. Néanmoins, ils ont tous deux un statut particulier parmi les autres journaux de « nouvelles littéraires » : la Correspondance Littéraire de Grimm appartient à la fois au genre de la lettre et à celui du périodique tandis que la Collection des meilleurs écrits pour la diffusion du savoir et le divertissement du professeur de l’université de Moscou Johann Gottfried Reichel est autant un recueil de textes qu’un journal. La question du genre de ces textes participe de la polygraphie, au même titre que les corpus de sujets diversifiés comme cela est sous-entendu dans les titres. L’article du compte rendu complexifie la dimension interprétative pour le lecteur : celui-ci a connaissance d’un texte premier (donné en traduction dans le texte russe), ou tout du moins en connaît l’existence (signalé dans le texte français). Apparaissent la figure problématique et polygraphe (car maîtresse d’une écriture à déchiffrer) du critique et la figure difficilement définissable de l’auteur-traducteur. Ces figures nous forcent à reconsidérer La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 97 avec attention les axes proposés plus tôt : l’organisation interne du texte sous l’influence polygraphique et le rapport conséquent au lecteur. Figure du critique Les deux articles, qui datent respectivement de 1762 (Collection) et 1764 (Correspondance Littéraire), commentent la « querelle » qui a opposé Rousseau à Voltaire suite au tremblement de terre de Lisbonne. Voltaire avait rédigé un poème qui exprimait son peu de foi en la Providence et qu’il a envoyé à Rousseau. Ce dernier, qui ne partageait pas les sentiments de Voltaire le lui fit savoir dans une lettre, non destinée à la publication, mais qui, à la suite d’une indiscrétion de Formey, a circulé en Europe et a été très rapidement traduite en russe 29 . Ces échanges se sont effectués peu de temps après le désastre de Lisbonne (1755) et ce n’est que quelques années après que le public en entend parler. Au début de l’article, la Correspondance Littéraire décrit la lettre de Rousseau en termes neutres : La plus considérable de ces lettres [sur plusieurs lettres écrites par Rousseau] est celle qu’il écrivit à M. de Voltaire, il y a huit ans, à l’occasion du tremblement de terre de Lisbonne, où il défend les principes de l’optimisme contre le poème que M. de Voltaire publia à cette occasion* 30 … Or, l’article de compte rendu a essentiellement une vocation critique. De fait, la neutralité adoptée est ici en complet décalage avec le reste de l’article qui prend fermement position pour Voltaire, ou plutôt peut-être contre Rousseau. Le journaliste adopte une posture masquée, soi-disant objective et sans parti-pris. Dans le périodique russe, la critique littéraire est assumée dès le départ. Le journaliste prend en charge le travail de commentaire : « j’ai commenté sa lettre… » 31 . Et bien qu’il ait pris soin de consolider sa critique en arguant d’une certaine neutralité (il critique Voltaire et Rousseau), il n’en reste pas moins que le parti-pris est évident. Le texte n’a pas besoin d’être cité, le journaliste-critique défend Rousseau au moyen 29 Il s’agirait même de la première traduction de Rousseau en Russie, selon T. Barran in Russia reads Rousseau, Oxford, 1998 (Chap. 1). 30 La Correspondance Littéraire, Grimm et Meister, 1764, 1 er décembre, p. 123-124. 31 Collection des meilleurs écrits pour la diffusion du savoir et le divertissement (ou bibliothèque amusante, au sujet de diverses choses physiques, économiques ou appartenant à la manufacture et au commerce.), 4 e partie, octobre, novembre et décembre 1762, Johann Gottfried Reichel, n° XIII, « Commentaire sur la lettre qui suit, envoyée par M. Rousseau à M. Voltaire », p. 231. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 98 d’éléments biographiques généraux en même temps qu’il attaque Voltaire et son orgueil légendaire ou son manque de sérieux. Cependant tout homme de qualité mérite sa gloire. [Le travail de Rousseau] dans la grande Encyclopédie parisienne est essentiel. Et bien que presque toutes ses œuvres abondent d’arguments contradictoires et imaginaires, cependant la majorité de ses livres méritent d’être lus et retenus. La lettre suivante s’arme contre Voltaire de moyens bien plus courtois et plus forts 32 . Chaque périodique défend son champion. Le journal français en jouant sur le décalage entre la neutralité affichée et l’ironie qui structure le reste de l’article : Ces deux hommes célèbres me paraissent avoir fait revivre les personnages de Démocrite et d’Héraclite : tant les hommes se ressemblent en tous les temps. L’un gémit et pleure toujours, l’autre rit et se moque de tout. Si M. Rousseau avait été en guerre avec M. de Pompignan, et qu’un parent de ce dernier, officier dans les troupes du roi, lui eût écrit une lettre menaçante, il aurait crié à l’assassin ; l’état militaire et le genre humain en général aurait remboursé cent mille injures de cette aventure ; M. de Voltaire reçoit cette lettre, s’en moque, et écrit à M. le duc de Choiseul : « Monseigneur, voilà une cruelle famille pour moi ; ce n’est pas assez que l’un m’ait écorché les oreilles toute sa vie avec ses vers, en voilà un autre qui veut me les couper**… » 33 . La Correspondance Littéraire construit une fausse anecdote destinée à ridiculiser Rousseau en l’imaginant dans une situation vécue par Voltaire. L’article n’utilise aucun argument sérieux mais parvient à dévaloriser la lettre de Rousseau et à mettre en avant l’humour de Voltaire. La multiplication des tonalités, la mention des deux philosophes antiques et l’invention de l’anecdote : tout cela nous place d’emblée dans la polygraphie. L’article de compte rendu est aussi le lieu de la plaisanterie et de la référence littéraire. Le périodique russe procède de la même façon mais sans privilégier les mêmes tonalités. La polygraphie interne mise en œuvre montre différentes persona : le critique mais également le traducteur. La multiplication des persona et des fonctions des textes (informative, critique, humoristique) oblige le lecteur à un déchiffrage permanent des 32 Ibid., p. 233. 33 La Correspondance Littéraire, Grimm et Meister, 1764, 1 er décembre, p. 123-124. La citation donnée par le journal n’est pas exacte : cf. la lettre de Voltaire (mars 1762, tome LXII, p. 231 de l’édition de Lequien) : « J’ignore ce que mes oreilles ont pu faire aux Pompignan. L’un me les fatigue par ses mandemens, l’autre me les écorche par ses vers, et le troisième me menace de les couper. Je vous prie de me garantir du spadassin : je me charge des deux écrivains ». La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 99 articles qu’il découvre. De fait, il devient également polygraphe selon la seconde définition, « art de déchiffrer ». Le journaliste-critique, par l’emploi de la polygraphie, crée ainsi un pacte de lecture spécifique, plus critique que didactique. Manifestations de ce brouillage Les différentes manifestations de ces figures constituent à la fois une difficulté et un jeu pour le lecteur polygraphe qui répond favorablement au pacte de lecture. Déjà, le titre annonce au lecteur qu’il va lire, par exemple dans le cas du périodique russe, une « collection », un ouvrage de non spécialiste portant sur des sujets divers. Mais il s’agit aussi, afin de « diffuser le savoir et le divertissement », d’un dialogue entre les auteurs et les lecteurs, dialogues cryptés et d’ailleurs compliqués par la présence systématique de deux auteurs, l’original et le traducteur qui prend en charge le commentaire. La présence d’un pré-texte et les sous-entendus dans le commentaire renvoient à la seconde définition de la polygraphie, tandis que la multiplication des figures permet d’envisager le polygraphe comme un être multiforme certes, mais toujours conforme à la ligne éditoriale fixée. Le journaliste est polygraphe dans le sens où cette figure de journaliste est celle qui est mise en place dans la préface du périodique. En cela, il est possible de parler de polygraphie malgré la présence de différents journalistes. Finalement, qu’il y ait un ou plusieurs journalistes, et même si les masques ou recours à des figures d’autorité sont constants, il est possible de parler de polygraphie, dans la mesure où seule une persona de journaliste est à l’œuvre dans ces articles : celle de la ligne éditoriale. Justement, les deux articles témoignent chacun d’un réel parti-pris pour l’un des philosophes. La Collection est franchement favorable à Rousseau, bien qu’elle se protège d’une éventuelle association complète à un auteur qui remplit ses ouvrages d’idées « contradictoires et imaginaires ». La Correspondance au contraire, par le recours à la citation, choisit des anecdotes favorables à l’image d’un Voltaire rieur et plein d’esprit. Ainsi, dans le périodique français, le journaliste se fait narrateur d’un récit anecdotique et amusant qui relaye le ton de l’ironie voltairienne. La différence de tonalité entre les deux articles est peut-être alors liée, non à une différence nationale, mais à une contamination stylistique de son « favori ». Le journaliste utilise pour la défense de son auteur préféré le ton qui, aux yeux des lecteurs, le caractérise. La multiplication des persona, propre à l’écriture polygraphe, a permis ce jeu de rôle. Ici encore, donc, la polygraphie est autant une conséquence de la forme des périodiques, qu’un moyen utilisé en vue de leur efficacité esthétique et critique. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 100 Rapport au lecteur Dans les articles de compte rendu critique, le rapport au lecteur est fondamental, dans la mesure où l’essentiel du texte est écrit en vue de laisser une trace sur l’autre. Le texte est orienté, ce à quoi l’on pouvait s’attendre, mais ici de façon singulière : « La lettre fort curieuse adressée par Rousseau à Voltaire » 34 . Le journaliste n’explique pas l’emploi du qualificatif « fort curieuse ». A l’instar du journaliste de L’Observateur Polygraphique, le jugement critique n’est pas étayé et le lecteur doit se contenter de cette affirmation péremptoire. La polygraphie apparaît ici comme un outil critique, destiné autant à séduire le lecteur qu’à l’aguerrir, lui permettant d’affiner son regard. Ainsi fonctionnent les éléments de polygraphie interne, jouant du mélange des genres tout autant que de la métaphore ; autant de lectures cryptées qui transforment le lecteur du périodique en « polygraphe » de la lecture (s’il est possible de s’exprimer ainsi). Ces deux hommes célèbres me paraissent avoir fait revivre les personnages de Démocrite et d’Héraclite : tant les hommes se ressemblent en tous les temps. L’un gémit et pleure toujours, l’autre rit et se moque de tout 35 . Introduire des figures, auxquelles il est possible de se substituer, élaborer des mises en scènes ou des situations fictionnelles sont pour le journaliste polygraphe des moyens de modeler le lecteur à son image, pour le rendre plus sensible à la critique proposée. Le texte russe va plus loin encore, lorsque le rédacteur-traducteur justifie la publication de la lettre de Rousseau : J’ai commenté sa lettre pour la simple raison qu’elle montre un exemple pour tant d’hommes de qualité de l’intelligence avec laquelle un homme de raison doit lire des écrits, et vers quel danger nous entraînons notre jeunesse, si nous lisons sans jugement tout ce qui se trouve dans les livres des hommes de renom et des nouveaux auteurs, parce que plus les avis audacieux et irréfléchis abondent, plus la juste et utile vérité s’amoindrit 36 . La lettre de Rousseau n’est pas seulement intéressante en tant que telle, mais parce qu’elle est un modèle de lecture : Rousseau prouve qu’il a correctement lu le poème de Voltaire, avec « jugement ». Cette phrase est 34 Ibid. 35 Ibid. 36 Collection des meilleurs écrits pour la diffusion du savoir et le divertissement (ou bibliothèque amusante, au sujet de diverses choses physiques, économiques ou appartenant à la manufacture et au commerce.), 4 e partie, octobre, novembre et décembre 1762, Johann Gottfried Reichel, n° XIII, « Commentaire sur la lettre qui suit, envoyée par M. Rousseau à M. Voltaire », p. 234. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 101 d’ailleurs la clé de l’édifice polygraphique et plus exactement de la recommandation codée du journaliste à son lecteur : il y a mise en abyme. Le journaliste valorise le fait que Rousseau sache si bien lire Voltaire, et montre que lui-même a su si bien lire Rousseau, tout en recommandant ainsi discrètement au lecteur de savoir aussi bien le lire, lui le journaliste. Si la polygraphie propose un texte crypté, elle suppose un lecteur critique, dont Rousseau est ici le modèle. Le lecteur du périodique comprend qu’il doit lire ainsi les œuvres qu’il aborde (et ici, si l’on se fie au contexte, nous pouvons comprendre qu’il s’agit surtout des œuvres étrangères), il comprend également que les articles du journal proposent une lecture semblable, mais aussi qu’il doit lire avec un regard critique les articles de ce même journal. La polygraphie, pilier de la critique littéraire « douce » dans les périodiques, est aussi le fondement d’un dialogisme d’une parfaite efficacité. En somme, dans ce contexte, la polygraphie est surtout le moyen de laisser une trace sur l’autre, avec une dimension critique centrale. Le thème de la réception est au cœur de l’article - réception de Voltaire, de Rousseau, puis exemple de la réception idéale : Voltaire par Rousseau et Rousseau par le rédacteur-traducteur - et correspond à la volonté du rédacteur de guider les lecteurs dans une lecture orientée. La polygraphie est construite autour d’une "communication" nationale et internationale : l’article russe témoigne d’une volonté de faire connaître Rousseau, non pour ses idées mais pour sa lecture de Voltaire. L’emploi détourné de la lettre permet de parler : d’une influence du texte français sur le traducteur russe, d’une influence de la personne du traducteur sur la personne du commentateur (dédoublement), d’une influence du commentateur sur le lecteur, d’une influence de la lecture orientée sur le texte de départ (qui n’est pas lu de la même façon). La polygraphie formelle et personnelle serait donc au service de la transmission non pas de la critique mais de l’acte critique (c’est-à-dire la transmission d’une nouvelle persona au lecteur, selon le même principe que vu précédemment). Dans le texte français, le même procédé opère, même s’il ne passe pas par le jeu de déchiffrage que suppose la dimension internationale. L’article propose néanmoins à son lecteur des images à déchiffrer, avec un renversement intéressant entre les textes et les personnes (Voltaire s’est plaint du tremblement de terre mais c’est lui qui s’amuse et Rousseau qui défend une certaine philosophie de l’optimisme est peint en personnage pleurnicheur). La participation du lecteur favorise son adhésion au point de Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 102 vue de l’auteur de l’article, mais développe également son sens critique par rapport aux textes lus, y compris ceux du périodique. Le dédoublement a bien lieu, et s’il correspond à la polygraphie, c’est aussi parce qu’il correspond à un acte de lecture particulier 37 . Ce glissement d’une perspective didactique à une perspective critique est une des multiples formes de la polygraphie qui caractérise la figure du journaliste ainsi que la figure du lecteur de périodiques. Dans ce contexte, nous pouvons déterminer une véritable spécificité de la figure d’auteur et de la figure du lecteur. La fausse humilité de départ n’est qu’une posture et masque en fait une véritable fierté pour ce statut d’auteur ou de journaliste, même si la justification n’est pas absente de nos textes, ce qui peut témoigner d’une certaine prudence, ou qui sera amené dans notre dernier exemple, à jouer un rôle supplémentaire. Dissertations Les dissertations sur des sujets moraux ou de société constituent la seconde moitié des textes les plus représentés dans les journaux littéraires d’Ancien Régime. Ils représentent la majeure partie des articles que l’on trouve dans les journaux de type « spectateur », dont le premier exemple est The Spectator, périodique anglais de 1711, publié sous la direction de Richard Steele et Joseph Addison. La popularité du Spectator en fit un modèle bientôt repris dans plusieurs pays d’Europe, notamment en France où une version traduite apparut dès 1714, Le Spectateur ou le Socrate Moderne (où l’on voit un portrait naïf des mœurs de ce siècle). Des versions traduites firent également leur apparition en Russie, même si les journalistes russes ont souvent préféré intégrer des articles du Spectateur dans leur propre périodique, préférant la variété à une traduction fidèle et suivie de l’ensemble du journal. C’est le cas des rédacteurs de Pot Pourri, journal pétersbourgeois de 1769, officiellement rédigé par V. Kozitski, secrétaire de Catherine II, et plus discrètement par l’impératrice elle-même. L’article que nous avons choisi apparaît, avec un léger décalage temporel, dans ces trois journaux. Paru en 1711 dans le premier tome du Spectator (n° 35), il est repris dans le premier tome du Spectateur en 1714 (n° 27), avant d’être inséré en 1769 en tant que 36 e article de Pot Pourri. Il 37 Le contexte d’écriture n’est pas à négliger. Alors que Rousseau est populaire en Russie, il l’est très peu en France chez les philosophes. Mais ce qui importe ici n’est pas d’expliquer les raisons d’un tel parti-pris mais de démontrer en quoi celui-ci fonde une écriture polygraphique au service d’une intention critique. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 103 développe un thème cher aux journalistes littéraires de l’époque, celui de la critique, dont ils peuvent être à la fois victimes et bourreaux. L’article traite de la bonne et de la mauvaise plaisanterie. Il s’agit de disserter sur les auteurs qui se moquent mal ou avec humour d’autres auteurs et d’autres œuvres. La bonne plaisanterie cherche à corriger les mœurs avec douceur tandis que l’autre n’a aucune vocation didactique et se montre cruelle. La mauvaise plaisanterie s’attaque aux personnes et non aux choses, objets, notions ; aux écrivains et non aux œuvres. Cette remarque témoigne immédiatement de l’objet réel du texte : faire la critique de ceux, toujours trop nombreux, qui ne savent que critiquer sans construction. Elle est constante au XVIII e siècle. La plupart des journalistes se défendent de cela mais en accusent leurs confrères. En somme, si le sujet essentiel de l’article semble être la plaisanterie, il s’agit plus exactement, après décodage, d’une critique de la mauvaise critique. Cet article, traduit, modifié, décalé dans le temps et l’espace, permet, en troisième étape, de considérer les enjeux de la polygraphie dans la communication internationale et dans ses liens étroits avec la polyphonie. De l’original anglais à la traduction française : enjeux de la polygraphie dans la transmission d’un texte étranger Dès lors qu’il y a transmission d’un texte étranger, les enjeux de la polygraphie se multiplient. Quand le texte est fidèlement traduit, ce qui est le cas de l’original anglais à la traduction française, le décalage dans le temps et l’espace permet déjà une polyphonie. Ici, par exemple, la focalisation sur le thème de la critique et le droit à celle-ci participe de la tradition des « spectateurs ». Si le journal anglais a un rapport direct avec cette revendication, le journal français, déjà quelques années plus tard, revendique par le choix de cette traduction son appartenance à un groupe, à une tradition déjà ancrée. Mais le journaliste français n’est pas seulement traducteur. Par les modifications qu’il impose, il prend en charge le texte comme en témoigne le choix de la citation liminaire : le Spectator met en exergue une citation de Martial « Risu inepto res ineptior milla est » tandis que le périodique français introduit son texte par une citation de Catulle « Nam risu inepto res ineptior nulla est » suivie d’un autre exergue à valeur de traduction : « il n’y a rien de plus sot que de rire mal à propos ». Les deux citations latines ont le même sens. Toutefois, la figure tutélaire choisie modifie sensiblement le rapport à la citation et à l’article. Martial, choisi par le Spectator, représente le nouveau classicisme, une poésie nouvelle en réaction à la poésie de son temps, figée par les conventions. Il développe et mène à son apogée la Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 104 satire, et modifie grâce à ses Epigrammes le sens du mot, qui de « texte poétique bref » devient synonyme de « raillerie mordante ». Or, il se réclame de Catulle, qui, bien qu’ayant produit une œuvre plus diversifiée, pratiquait également l’humour et l’ironie, quoique sur un ton plus doux et plus sérieux. Ainsi, l’intertextualité oriente sensiblement la lecture de l’article. Les journalistes anglais se placent dans la tradition de l’ironie mordante, que le traducteur français accepte tout en la modérant. Mais surtout, en choisissant la citation de Catulle, le Spectateur français se replace en auteur premier, et non en traducteur : il accepte la filiation mais revendique une place de modèle et non de disciple. Curieusement, le journaliste russe ne reprend aucune de ces citations. A la place, il s’autonomise totalement en insérant un paragraphe de son cru qui introduit le texte et modifie quelque peu son interprétation : On dit de moi que je ne suis bienveillant avec personne : ni femmes, ni parents, ni amis ; et que tous ne reçoivent de moi que des réprimandes. […] et je vais commencer par cette confession : mes articles sont peut-être des espiègleries ; mais celles-ci m’amusent. Vraiment, il n’y a rien que j’aime plus que ce divertissement innocent, par lequel il se peut que je donne à quelqu’un un enseignement utile, le forçant à se connaître ou à connaître les autres, ce qui vaut déjà beaucoup sur cette terre. Beaucoup me jugeront coupable, de les avoir fait sourire contre leur volonté. A ceuxlà je répondrai à l’aide de la traduction suivante, libre et abrégée. Ils y trouveront des éléments bien fondés ; qui leur donneront la possibilité de savoir sur quoi juger les bonnes et les mauvaises plaisanteries, grâce à des règles qui, je crois, n’ont pas encore été révélées au public jusqu’à ce jour. [suit la traduction] 38 . Délibérément, le périodique russe accentue encore plus le propos sur l’idée de plaisanterie et d’humour. Les enjeux de l’intertextualité n’en sont pas amoindris, car si les modifications jouent un rôle notable, la traduction même et son choix révèlent des éléments différents dans chaque contexte national. La polygraphie intervient dès lors qu’il y a décalage et décryptage, le tout dans un nécessaire dialogue avec le lecteur, fondamentalement modifié par la situation spatio-temporelle de réception et de résonance du texte traduit. 38 Pot-Pourri, Kozitski, 1769, « Mon regard se tourne vers la vérité », p. 98. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 105 Transmission internationale et multiplication des rôles du journaliste : le cas du texte russe Le texte russe, plus encore que le texte français, illustre la multiplication des rôles du journaliste dans ce cas précis de polygraphie. Il s’agit tout d’abord d’un cas de polygraphie interne, où, comme nous l’avons vu pour le texte de critique, le texte original traduit est précédé d’un texte liminaire personnel, qui oriente la lecture. Le rédacteur se cache sous le masque du moraliste et de l’éducateur, rôle ingrat peu apprécié par son entourage : « On dit de moi que je ne suis bienveillant avec personne : ni femmes, ni parents, ni amis ; et que tous ne reçoivent de moi que des réprimandes » 39 . Cette image peu flatteuse est vite renversée au profit du journaliste qui en vient à assumer un rôle moral utile à la société, soutenu par une justification de son rôle de journaliste (les deux se trouvant intrinsèquement liés). Le texte traduit est instrumentalisé en ce sens : Et je vais commencer par cette confession : mes articles sont peut-être des espiègleries ; mais celles-ci m’amusent. Vraiment, il n’y a rien que j’aime plus que ce divertissement innocent, par lequel il se peut que je donne à quelqu’un un enseignement utile, le forçant à se connaître ou à connaître les autres, ce qui vaut déjà beaucoup sur cette terre 40 . Au sein de cette justification apparaît en filigrane la définition du rôle du journaliste telle qu’elle nous avait été donnée, de manière cryptée, dans nos préfaces. La polygraphie y tient un rôle central : le terme d’ « espiègleries » évoque à la fois la diversité, la légèreté et l’originalité constatées dans la préface de l’Observateur Polygraphique. Le décalage entre aspect didactique, critique et plaisir, caractéristique d’un texte crypté qui multiplie ses buts est clairement revendiqué par les expressions, à résonance horatienne, « divertissement innocent » et « enseignement utile ». Nous pouvons alors reconnaître deux postures principales : celle du traducteur d’abord, puis celle du commentateur. S’ajoute à cela, la posture du « spectateur », devenue, depuis Steele et Addison, traditionnelle dans ce type de journal : une posture de justification de la critique. Il est particulièrement intéressant de voir la façon dont celle-ci est modifiée, adaptée à son nouveau contexte. Dans Pot-pourri, la justification de la critique développée par les journalistes anglais, et nuancée par le journaliste français, devient un outil de défense personnelle pour le journaliste russe. Beaucoup me jugeront coupable, de les avoir fait sourire contre leur volonté. A ceux-là je répondrai à l’aide de la traduction suivante, libre et 39 Ibid., p. 98. 40 Ibid., p. 99. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 106 abrégée. Ils y trouveront des éléments bien fondés ; qui leur donneront la possibilité de savoir sur quoi juger les bonnes et les mauvaises plaisanteries, grâce à des règles qui, je crois, n’ont pas encore été révélées au public jusqu’à ce jour. [suit la traduction] 41 . Ce dernier exemple regroupe alors tous les éléments que nous avons tâché de mettre en valeur au point que nous pourrions l’ériger en modèle de polygraphie dans les journaux : le palimpseste créé par les traductions et modifications successives en fait un texte de plusieurs mains, certes, mais réunies derrière une seule figure d’auteur, qui correspond à la ligne éditoriale du journal. Cet auteur, Vertumne en quelque sorte, apparaît, selon la première définition de la polygraphie, comme un homme « à plusieurs mains », capable de variations, de diversité, dans le cadre d’une seule œuvre, le journal. Ce faisant, il oriente le lecteur, qui accepte de voir son rôle déterminé dans le sens d’une lecture critique, entre les lignes, capable à la fois de passer d’un sujet à l’autre et d’éviter les pièges, les détours, au sein de chaque sujet. Ce lecteur critique est celui qui peut assumer le texte crypté, correspondant à la deuxième définition possible de la polygraphie. La redéfinition des rôles ainsi engagée permet au rédacteur du journal de se mettre en scène et de modifier son image : ce visage changeant répond à l’écriture de plusieurs mains, à la diversité des sujets, à l’écriture cryptée, et, dans notre cas, à la dimension internationale. Homme à plusieurs mains mais surtout à plusieurs têtes, « monstre » original, à la fois divertissant et utile à la société, le journaliste-polygraphe propose avant tout une redéfinition de la figure d’auteur dont la portée ne s’arrête pas aux champs moraux et génériques, mais renouvelle en partie les cadres d’écriture traditionnels. Il peut ainsi refuser le titre d’auteur - non polygraphe - , plus fier qu’il est de celui de journaliste : polygraphe. La notion complexe et délicate de polygraphie peut parfois sembler trop vaste et trop imprécise. Néanmoins, il s’avère que dans le contexte des périodiques, elle permet de mettre en avant les perspectives adoptées par le journaliste. En outre, elle rend problématique des notions pourtant classiques, comme celles d’auteur et de narrateur et oblige à porter une attention constante aux voix présentes dans les textes. 41 Ibid., p. 100.