eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Logique polygraphique et politesse mondaine

2011
Nancy Oddo
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Logique polygraphique et politesse mondaine N ANCY O DDO (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) Si le polygraphe est « un auteur qui écrit sur des matières variées (en général des sujets didactiques) sans être spécialiste de ces matières », comme l’indique Le Robert, on peut penser que le lectorat, en grande partie, suscite la polygraphie : selon le lecteur visé, l’auteur est invité à diversifier ses « matières » en amateur. Il devient polygraphe parce qu’il adapte son discours à la situation d’énonciation propre à chaque œuvre : la variété des genres peut provenir de la variété des lecteurs que l’on souhaite toucher, telle est mon hypothèse de départ. Cette prise en compte d’un public n’est pas nouvelle : déjà Lucrèce formulait le besoin d’égayer la science et de piquer la curiosité du lecteur, mais c’est néanmoins durant la période charnière des XVI e et XVII e siècles que se mettent en place des stratégies de vulgarisation théologique et scientifique cruciales qui passent par des innovations d’écriture. Le contexte de la Réforme post-tridentine explique l’effort commun à toute une génération d’ecclésiastiques, mais aussi, ce qui est particulièrement intéressant pour la question de la polygraphie, de mondains, de non-spécialistes, pour édifier les lecteurs. Cette entreprise collective, mais non concertée, mène à « sucrer la dévotion », selon la formule de Jean-Pierre Camus 1 , pour la rendre plus aimable, plus aisée, et ce bien avant que la dévotion civile ne soit théorisée. Voilà qui crée des polygraphes spirituels dont l’évêque de Belley 2 est la figure emblématique. L’éducation aux sciences se fait simultanément, dans la lignée des travaux 1 Jean-Pierre Camus, La Première partie de l’Alexis. Où sous la suitte de divers Pelerinages sont deduites plusieurs Histoires tant anciennes que nouvelles, remplies d’enseignements de Pieté, Paris, Claude Chappelet, 1622, L’Autheur à Ménandre, page non numérotée. 2 Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, est en effet l’auteur de traités dévots, comme on s’y attend chez un ecclésiastique, mais aussi de nombreux romans dévots et de terribles histoires tragiques à partir de 1620. Nancy Oddo 48 humanistes qui depuis le début du XVI e siècle se penchent sur la manière d’instituer des connaissances encyclopédiques. Dans ces entreprises de vulgarisation, l’utilisation de la fiction narrative, dont Delphine Denis a montré « la souplesse, la plasticité, [et] l’instabilité [de ce] genre ouvert à toutes les sollicitations » 3 , est essentielle : c’est sur ce « genre polygraphe » que je voudrais me pencher en scrutant des écrits de vulgarisation scientifique et spirituelle par la fiction narrative qui participent à l’élaboration d’une civilité entre la fin du XVI e et le début du XVII e siècle, moment clé qui voit émerger parallèlement sous la plume d’auteurs polygraphes le roman encyclopédique (du Cabinet de Minerve de Verville en 1596 à La Solitude ou l’amour philosophique de Sorel en 1640) et le roman dévot (du Voyage du Chevalier errant en 1557 de Jean de Cartheny aux nombreuses histoires dévotes de Camus dans les années 1620-1630). En amont de l’écriture, c’est d’abord l’éducation et la formation intellectuelle renaissantes qui font le polygraphe et, en premier lieu, les exercices d’apprentissage de la langue, comme le souligne Érasme dans son De Ratione studii qui rappelle que « le meilleur maître, pour apprendre à parler, c’est d’écrire. Il faut s’exercer à écrire. Il faudra s’exercer à écrire sur n’importe quel genre de sujet, avec soin » 4 . À cela viennent s’ajouter les apprentissages des savoirs : Rabelais comme Montaigne, pour ne citer que les plus fameux, en rendent compte dans leurs programmes éducatifs encyclopédiques. L’éducation humaniste forme des « abîmes de sciences », belle image pour définir les polygraphes, et là réside la clé du mécanisme éducatif qui engendre, comme nécessairement, une pratique polygraphique fondée sur la répétition, le recopiage, la réécriture, la collation, l’imitation et la variété. Cette formation humaniste érasmienne est complétée par l’apport des jésuites 5 qui basent leur enseignement élitiste sur ces mêmes pratiques ad majorem dei gloriam, en insistant sur des méthodes qui tressent des liens entre les arts et les genres, et surtout qui préparent leurs 3 Delphine Denis, « Le roman, genre polygraphe ? », De la Polygraphie au XVII e siècle, Littératures Classiques, n° 49, automne 2003, p. 341. 4 Érasme, Œuvres choisies, édition de Jacques Chomarat, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 228. 5 François de Daimville, La Naissance de l’humanisme moderne. Les Jésuites et l’éducation humaniste, Paris, Beauchesnes, 1940. Voir pour la distinction entre éducation humaniste et éducation jésuite Jean-Pierre Margolin, « L’éducation au temps de la Contre-Réforme » et « L’éducation à l’époque des grands humanistes », Histoire mondiale de l’éducation, sous la direction de Gaston Mialaret et Jean Vial, Paris, Puf, 1981. Logique polygraphique et politesse mondaine 49 disciples à « vivre dans le monde ». La polygraphie paraît donc inhérente à l’instruction du temps : le polygraphe procède de l’éducation humaniste. La monographie est quasi impossible dans ces cadres de formations à la polyvalence où tous les supports sont mis au service de la pédagogie et de l’apostolat, au service du salut de l’âme sans mauvaise conscience à consacrer beaucoup de temps à des « divertissements de l’esprit ». La recherche scientifique et l’étude des lettres ou de la philosophie sont perçues comme de nobles voies pour faire fructifier les dons de l’intelligence que Dieu a dispensés à l’homme. Le théâtre et les arts visuels sont utilisés depuis longtemps comme d’excellents moyens d’éduquer les chrétiens 6 : les pouvoirs de la peinture et de l’image en général ont très tôt et très souvent été exploités au point de constituer un lieu commun au XVII e siècle 7 . On trouve ainsi grand nombre d’ouvrages dévots destinés à la cour fort bellement illustrés, comme Les Triomphes de l’Amour de Dieu en la conversion d’Hermogène 8 du capucin Philippe d’Angoumois. La contribution des jésuites dans ce domaine 9 est essentielle car ils orientent vers le monde et les mondains des savoirs 6 Pour exemple, dans le Traité Catholique des Images, et du vray usage d’icelles : extrait de la Saincte Escriture & anciens Docteurs de l’Eglise, Paris, Nicolas Chesneau, 1564, p. 22-23 du père René Benoist, on trouve : « Toutes personnes bien affectées sont incitées à bien faire & fuir iniquité, voyant les images des saincts […] car il n’y a homme, lequel voyant les images, ne pense à ceux lesquels elles representent. Dequoy je fays juge chascun en sa conscience, si souvent n’est adverti par l’aspect des sacrées images, à louer, glorifier, prier & remercier Dieu, pareillement à bien faire, & éviter les occasions de mal, ce que autrement ne feroit. » L’image incite à faire le bien par imitation car sa force et son efficacité proviennent de sa capacité à réfléchir un récit de vie sainte ou un exemplum. 7 Voir Pascale Dubus, L’Art et la mort. Réflexions sur les pouvoirs de la peinture à la Renaissance, Paris, CNRS, 2006. Non seulement les traités d’éloquence sacrée avancent l’argument du recours à l’image, mais la pratique oratoire elle-même est dominée jusqu’à la fin du XVII e siècle par un déploiement d’effets verbaux destiné à mobiliser l’attention du public en lui mettant sous les yeux les images de sa turpitude. L’auteure prend pour exemple du pouvoir de la peinture la fable, tirée des Vies de Vasari, de Francesco Francia dont la peinture pouvait apporter la mort, telle la gorgone. 8 Philippe d’Angoumois, Les Triomphes de Dieu en la conversion d’Hermogène, Paris, Nicolas Buon, 1625. 9 Ralph Dekoninck a analysé les fonctions de l’image à partir de « la psychologie et l’épistémologie jésuite » dans Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVII e siècle, Genève, Droz, 2005, p. 101-128. Nancy Oddo 50 élitistes par la formation des élites intellectuelles auxquelles est inculqué le désir fort de ramifier le plus largement leurs réseaux. C’est pourtant dès 1557, non pas un jésuite, mais le prieur des carmes de Valencienne, Jean de Cartheny, qui, délaissant les Pères de l’Église, publie en langue vernaculaire un récit allégorique intitulé le Voyage du Chevalier errant, tentative pionnière d’allier discours théologique et romanesque. Il ouvre la voie à l’éducation religieuse des mondains et mondaines à travers des récits qui mêlent aventure chevaleresque et conversion religieuse. Cartheny traduit en termes simples et accessibles ce qui était jusqu’alors du ressort des clercs : il est « l’homme docte » qui choisit et trie des connaissances, les rend plus aptes à être comprises. Ce traducteur latiniste reproduit le modèle connu de la translatio studii. Il est le passeur d’une culture savante à une culture mondaine et il adresse d’ailleurs ses livrets spirituels à des femmes, la princesse Marie de Hongrie ou encore « Dame Sabine, Palatine du Rhin », à qui il écrit en 1588 : Depuis aucuns ans en ça, ay esté exhorté & sollicité de gens de bien, mettre en françois un petit traité latin, que j’avois recueilly des docteurs saincts & catholiques, touchant les quatre fins dernières de l’Homme : à fin que le peuple simple qui n’entend le Latin y print instruction & edification 10 . Il insiste plus loin sur son travail : Et de ces quatre poincts proposons nous avec l’ayde de Dieu, brievement & clairement traicter en ce petit manuel, divisé en quatre livres, selon ce qu’avons peu tirer hors des livres & ecrits des Docteurs saincts & Catholiques 11 . Il ne s’agit pas simplement de traduire un seul ouvrage du latin au français, mais de proposer une compilation, brève et claire, à partir d’un choix d’ouvrages effectué par celui qui se présente comme « Carme & Docteur en théologie », caution savante toujours exhibée précisément parce qu’elle légitime son projet édifiant. Cartheny affirme sa spécialisation dans le domaine religieux, mais son entreprise relève bien de la polygraphie puisque s’y combinent plusieurs genres profanes. Plus frappant et totalement inverse est le cas d’Antoine de Nervèze, un laïc, secrétaire au service du prince de Condé puis d’Henri IV, qui écrit des ouvrages dévots. Il répond nettement à la définition moderne 10 Jean de Cartheny, Livre des quatre fins dernières de l’homme, Rouen, Adam Mallassis, 1588. Dédicace à Dame Sabine, Palatine du Rhin, Duchesse en Bavière, Princesse douairière de Grave. 11 Ibidem, Prologue. Logique polygraphique et politesse mondaine 51 du polygraphe : sa production à caractère didactique rassemble des « matières variées » (ouvrages de dévotion, romans sentimentaux, poésie religieuse, poésie d’amour, épîtres morales et de nombreux textes encomiastiques) traitées par un auteur non-spécialiste 12 . Ce polygraphe, très certainement formé par les jésuites, mesure l’incongruité pour un mondain d’écrire sur la dévotion et, anticipant sur les attaques qui ne manquèrent pas, précise dans sa préface au Jardin sacré de l’âme solitaire : [Ces voyes celestes] seront refusees de plusieurs, comme presentées par une main profane, & regardant la profession mondaine du donnateur, & la qualité religieuse du present, diront que ces branches ne sont point du ciel, puis que l’arbre est de la terre : je dis qu’ils condamneront l’ouvrage par la mondanité de l’ouvrier, & publieront que son labeur a marié l’ignorance avec l’hyprocrisie, sans vouloir considerer qu’il n’est pas incompatible qu’un naturel mondain reçoive quelque fois des pensees dévotes, & que des lèvres impures prononcent des choses saintes 13 . Nervèze réitère ces justifications tout au long de préfaces et dédicaces où il se présente comme « un jeune mondain qui parle de sagesse » ou encore comme « un profane qui enseigne la saincteté », conscient qu’un argumentaire dévot à la cour doit s’adapter aux références mondaines : Je mesure mon discours à vos conditions : ainsi parlant à des hommes du monde qui vivent pres des Roys, & moy-mesme faisant ceste profession, je ne vous propose point des austeritez de vie : car comme j’ay desja dit en un autre endroit, la Cour n’est pas un Cloistre pour y vivre austerement, & y rechercher la perfection religieuse 14 . C’est bien la prise en compte de son lectorat qui le pousse à adopter une pratique polygraphique : il est mû par les mêmes exigences édifiantes que Cartheny, Richeome ou, plus tard, Camus, mais, parce qu’il n’est pas homme d’Église, sa parole dévote est sujette à critiques et suspicion. Voilà qui fait apparaître une limite à la polygraphie : on ne peut écrire d’ouvrages dévots sans se justifier quand on n’est pas docteur en théologie. La simple éducation religieuse ne suffit pas à cautionner 12 Pour la bibliographie complète d’Antoine de Nervèze, je me permets de renvoyer à mon article « Antoine de Nervèze : pieux Protée ou caméléon mondain ? », Littératures Classiques, n o 31, 1997, p. 39-62. 13 Antoine de Nervèze, Le Jardin sacré de l’âme solitaire (1602), Paris, Toussaint du Bray, 1612. 14 Antoine de Nervèze, Les Œuvres morales du sieur de N., Paris, Antoine du Breuil et Toussaint du Bray, 1610, f. 58. Nancy Oddo 52 l’écriture dévote qui semble requérir une formation spécifique et surtout institutionnellement reconnue. En revanche, dès que Nervèze écrit des romans dévots, les justifications disparaissent : le recours à la fiction dispense d’un argumentaire défensif. C’est pourtant là que se jouent les scènes les plus suspectes en matière religieuse : les aventures sentimentales dominent tout le texte et les conversions à la vie monastique se font in extremis, dans les dernières pages, comme dans Les Chastes et infortunées amours du Baron de l’Espine et de Lucrece de la Prade 15 où l’héroïne se jette dans un couvent par déception amoureuse à la mort de son amant enlevé par des pirates turcs puis emprisonné à Alger. Sa retraite religieuse se clôt par une mort dévote quelque peu équivoque : Ce miroir de constance en mourant eut toujours le nom de son fiancé à la bouche, & en l’appelant par son nom, elle mourut 16 . Là où l’on attendait le nom du Christ, vient celui de l’amant… En vérité, ce qui est en jeu dans ces récits relève d’une socialisation de la dévotion : les fictions de Nervèze contribuent à rendre la dévotion plus suave, à la portée de tous les mondains et mondaines. Même si le dernier mot de sa Lucrèce est le nom d’un amant perdu, ce roman offre à lire une conversion de l’amour mondain à l’amour humain par le biais d’une vision néoplatonique, et l’histoire du salut d’une âme. La fidélité amoureuse, traduite en termes moraux de « miroir de constance », peut mener à la vie dévote : telle est la leçon morale et sociale de Nervèze. Du côté de la vulgarisation scientifique, on pense au Cabinet de Minerve (1596) de Verville, mais les développements y sont plus philosophiques que proprement scientifiques. Le roman encyclopédique véritable apparaît en 1610 sous la plume d’Antoine Domayron : Le Siège des Muses, où parmi le Chaste Amour est traicté de plusieurs belles & curieuses sciences, divine, moralle & naturelle, architecture, alchimie, peincture & autres 17 est en effet un bel exemple de polygraphie interne, selon la formule de Patrick Dandrey 18 , puisque l’auteur toulousain, qui appartient au milieu parlementaire, n’a écrit que ce seul ouvrage. Il y met en scène 15 Antoine de Nervèze, Les Chastes et infortunées amours du Baron de l’Espine et de Lucrece de la Prade, du païs de gascogne, Paris, Antoine du Breuil, 1598. 16 Ibidem, f. 106. 17 Antoine Domayron, L’Histoire du siège des Muses, où parmi le Chaste Amour est traicté de plusieurs belles & curieuses sciences, divine, moralle & naturelle, architecture, alchimie, peincture & autres, par Domayron, Tholozain, Dédié à ses amis, Lyon, Simon Rigaud, 1610. 18 Dans De la Polygraphie au XVII e siècle, Littératures Classiques, n° 49, automne 2003. Logique polygraphique et politesse mondaine 53 le programme humaniste de Budé auquel le titre renvoie : le Siège des Muses semble un écho au Temple des muses, nom que Budé donnait au Collège des Lecteurs Royaux créé en 1530. La quête de la complémentarité des savoirs (lettres profanes et littérature patristique entre autres), de l’unité des lettres (grecque et latine) se traduit chez Domayron par une académie où tous les savoirs sont liés sur le modèle de l’humanitas cicéronnienne qui allie savoirs du cœur et de l’esprit, urbanité, civilité, honnêteté. L’histoire est celle d’un médecin, grand lecteur, féru d’antiques et d’alchimie, qui voyage et découvre aux environs de Raguse, l’actuelle Dubrovnik, le château du Siège des Muses, mélange d’abbaye de Thélème, d’Arcadie et de salon précieux, abritant une « académie honorable » fondée pour éduquer des jeunes hommes et jeunes filles en vue d’en faire « des philosophes en l’œuvre plus qu’en la parole ». Les conversations entre le héros-narrateur médecin et ces jeunes savants et savantes arborant costumes de bergers et houlettes organisent les neuf livres de cet épais roman en s’attachant aux doctes sujets les plus divers : l’alchimie, les trésors, l’éducation, le véritable amour, la médecine, les médailles et trésors antiques, la cosmétique et la navigation. La polygraphie inhérente au Siège des Muses est présidée par l’effort de Domayron pour s’adresser à différents lecteurs, comme s’il tentait de distinguer, dans la masse informe du public, des figures très particulières de lecteurs. Dans son Avis au lecteur où il explique l’organisation du roman, de nombreuses formules l’attestent : Parce que la petulance de la jeunesse semble ne cognoistre que l’amour de sens, il se discourt au quatrième Livre du vray Amour, de sa source 19 . Ou encore : Le plaisir que d’autres ont à la recherche de l’Antiquité l’a faict traicter en ce sixieme livre des Medailles 20 . Et enfin : Il est monstré en ce livre septième, comme le farder est premierement offence de Dieu, & puis dommageable à la santé, & qui plus est n’y en a aucun qui ne gaste la beauté du corps. C’est pourquoy les Dames feront bien de notter ce que j’en dis, lesquelles laissant ces inventions diaboliques de s’emplastrer la face, peuvent se servir d’aucun secrets que 19 Antoine Domayron, L’Histoire du siège des Muses, op. cit., p. 6. 20 Ibidem, p. 7. Nancy Oddo 54 charitablement je leur donne avec lesquels leur beauté sera augmentée, la santé conservée & Dieu n’y sera point offensé 21 . Mais à vouloir multiplier ces discours adressés, Antoine Domayron se trouve finalement acculé à cette bizarrerie d’un lecteur ni docte, ni ignorant : Vous doncques lecteur croyez la sincerité de mon escrire, quoy qu’il soit sans recherche, de tissure basse, la matiere ayant en soy assez du relevé à qui le sçaura cognoistre, qui est cause que je souhaite que vous ne soyez docte, ne ignorant : car si docte, vostre esprit sçait tout ce que je dis, & plus ; si ignorant, ne prenez pas la peine de lire que les seuls pointz narratifs de l’Histoire, sans fouiller plus avant, car vous n’entendrés pas ce que je veux dire 22 . Domayron saisit ici les limites de la vulgarisation scientifique par le roman : elle court le risque de n’intéresser pas plus les doctes, qui en savent trop, que les ignorants qui se délectent du seul récit romanesque. Il prend pourtant soin d’annoter scrupuleusement les marges de son texte et de préciser l’exactitude scientifique de ces notes à l’intention des érudits : Or touchant à plusieurs annotations qui sont au marge, c’est en cela que j’ay mis quelque diligence, les cottant en fidelité, avec les propres termes des autheurs 23 . Ces marges noircies de sources variées et encyclopédiques, parfois si longuement développées qu’elles débordent sur la page suivante et qu’elles envahissent absolument tout, le bas comme les côtés, relèvent du recyclage dans le roman d’une pratique savante. Mais les aventures sentimentales des héros risquent d’être décevantes pour le docte lecteur. Domayron corrige le constat d’un impossible lecteur pour roman polygraphique en écrivant à la fin de son avis : Toutes-fois, voyés tout au long, quoy qu’ignorant, ou docte, parce qu’il n’y a petit œuvre en laquelle le plus docte n’aye dequoy apprendre, soit en la matiere, ou à la façon de la manier ; comme aussi n’y en à de si haute & relevee que le plus ignare ne puisse atteindre en quelque chose 24 . Cette pratique polygraphique semble néanmoins déceptive : Le Siège des Muses n’aura pas la suite que son auteur évoque à deux reprises, lui 21 Ibidem. 22 Ibidem. 23 Ibidem, p. 12. 24 Ibidem, p. 13. Logique polygraphique et politesse mondaine 55 donnant même un titre (Le Palais d’Apollon), et ne connaîtra pas de rééditions. La tentative est certes retorse : elle n’est du reste pas dédiée à une personnalité, mais « à ses amis », communauté idéale basée sur le partage, à l’image de l’utopie finale du roman fondée sur un idéal à la fois alchimique, chrétien et politique 25 . Pourtant, ce lien de fraternité exhibé et répété est l’annonce d’un savoir que l’on souhaite partagé, amical et généreux : tous, les doctes et les ignorants, sont réunis par un principe de plaisir arrimé à la mise en scène romanesque où, sous le récit d’aventures, il faut savoir extraire la moelle. Domayron ne fait-il pas coexister, plus qu’il n’oppose, la polygraphie humaniste, issue de la polymathie et de l’encyclopédisme, et la polygraphie « précieuse » ? La motivation éducative est présente, mais dans un rapport différent à l’écriture et au monde. Le Siège des Muses me semble réaliser à la fois un partage du savoir et une socialisation du savoir puisque l’expression des connaissances de type humaniste s’y fait sous une forme dialoguée, comprise comme « un art de conférer » au sens montaignien, mais aussi comme un art de la conférence académique (on prépare un exposé, au sens moderne) suivie de discussions. Le roman présente une oralisation des savoirs qui passe toujours par la conversation (laquelle peut prendre la forme de la dispute comme celle de « Jannete et Marguerite sur la fidelité en amour » 26 ) ou par la préparation de discours (celui de Claudine sur les fards et la cosmétique 27 ). L’érudition se collecte bien dans les livres que les personnages consultent dans une immense bibliothèque, mais elle se diffuse en société par la parole échangée entre ces jeunes gens, hommes et femmes mêlés, portant habits de bergers et houlettes. Elle revêt d’ailleurs fréquemment l’apparence du foisonnement sans lien, voire du coq-à-l’âne : lors d’un dîner, Favonin commence un propos sur l’origine de la pourpre et enchaîne sur les fruits : « Telles paroles proferoit Favonin, le service de fruict estant sur la table, & prenant une Poire il continua de dire » 28 . Un lien existe néanmoins entre ces deux propos de table : il s’agit à travers les deux exemples de la pourpre et de la poire de montrer que les noms changent au cours du temps mais que les choses, elles, existent toujours, sous une appellation différente. Elles ne 25 Voir sur ce point Anne-Elisabeth Spica, « De l’idéal de vie mondaine à l’idéal spirituel, ou l’invention d’une pastorale alchimique, chrétienne et politique : L’Histoire du Siège des Muses d’Antoine Domayron (1610) », Mélanges Charles Brucker, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2006. 26 L’Histoire du siège des Muses, op. cit., p. 342. 27 Ibidem., p. 325. 28 Antoine Domayron, L’Histoire du siège des Muses, op. cit., p. 434. Nancy Oddo 56 disparaissent pas, mais ont été nommées autrement : comme « les pommes cottonnees des anciens nous restent soubs le nom des coins », les poissons dont la coquille donne la pourpre sont tantôt nommés « Pourpre », tantôt « Goulu ». Le rapport entre les deux remarques est bien logique : la corbeille de fruit posée sur la table rappelle le principe d’Aristote, cher aux humanistes, que l’on peut apprendre de toute chose. Telle une corne d’abondance, elle emblématise cette profusion jubilatoire qui envahit les marges, qui apparaît encore dans les nombreuses descriptions et qui culmine dans les conversations sans fin (car c’est toujours un élément extérieur qui met fin aux conversations) du Siège des Muses. Par ces marques d’oralité, cette Arcadie scientifique et mondaine réussit à gommer l’impression de traités insérés dans le récit : estce pour unifier l’ensemble et masquer l’entreprise polygraphique ? Ce désir de trouver l’unité dans l’abondance relève sans doute d’un anachronisme critique, car Domayron présente précisément un roman polygraphique qu’il exhibe comme tel dans son Avis au lecteur, dans l’utilisation de l’espace de la page (les marginalia noircies en témoignent), ainsi que dans l’organisation romanesque qui procède par amplifications jubilatoires. Une gaieté irrigue ce roman qui cherche à maintenir ensemble des discours divers : sur le plan de l’histoire, cette joie provient précisément du partage des savoirs dans une communauté, ce qui préserve le savant solitaire de sombrer dans la mélancolie traditionnellement attachée à l’étude ; sur le plan de l’écriture, elle naît de la profusion et de l’abondance, autres manières d’exprimer le plaisir face à la multiplicité et à l’unité impossible. Dans ces pratiques de polygraphie spirituelle et scientifique, le désir de vulgariser et d’édifier débouche sur une socialisation dont la conversation est la clé : les héros se parlent, confrontent leurs idées, s’opposent, cherchent à convaincre. Par ces paroles échangées s’élabore une politesse mondaine : les romans édifiants et encyclopédiques inventent de nouvelles figures héroïques qui sont des figures de civilité. L’exemple de l’ermite Théophile dans La Victoire de l’Amour divin soubs les amours de Polidore et de Virginie (1608) de Nervèze est à ce titre savoureux parce qu’il associe austères manières érémitiques et affabilité mondaine. Si Théophile vit de quelques herbes dans un rude désert, son récit de vie au héros venu le visiter dans son ermitage est plein d’éclat : cet ancien Ligueur, amoureux à dix-sept ans mais abattu par la mort de son maître, est parti faire la guerre. Il voyage ensuite jusqu’à sa rencontre avec des ermites qui le décident à se rendre à Rome pour prendre l’habit religieux avant de faire sécession dans ce désert. Là, Théophile garde ses bonnes manières d’ancien courtisan : il est courtois, avenant, sociable, il Logique polygraphique et politesse mondaine 57 a de la conversation et s’intéresse aux peines de cœur de Polidore. Pas d’austérité dans cette figure pénitentielle, ce qui peut s’analyser comme une dévotion médiocre, mais aussi comme le signe que la dévotion peut être civile et se plier aux règles de la politesse mondaine. Ce même processus s’observe chez le héros savant d’Antoine Domayron qui, tout en gardant son attirail de livres toujours à portée de main et ses manies de savant solitaire, se montre sentimental, favorise les amours des jeunes gens du Siège des Muses et même aide une jeune femme à simuler une maladie pour se soustraire à un mariage qu’elle réprouve. La multiplication de ces épisodes typiques du roman sentimental où le savant est acteur, et plus seulement orateur, participe efficacement à la création d’un héros érudit encore inédit, aux antipodes du traditionnel pédant. Le mélange des genres constitutif du roman fait émerger ces figures héroïques nouvelles, emblèmes d’une acclimatation de la notion de politesse qui passe par l’acceptation du métissage, de l’hybride et du composite. La polygraphie, interne ou externe, développe l’idée de diversité et, plus profondément, l’érige comme fonctionnement d’écriture. C’est pourquoi, dans ces entreprises de vulgarisation, l’écriture polygraphique suscite une attention particulière au style : l’idée d’adapter sa plume au lectorat mondain visé requiert une manière spécifique. Dans ce souci de diffuser auprès des mondains savoirs ou spiritualité, c’est « le style doux » qui l’emporte : toutes les marques de la suavité qui sont légion chez Camus, par exemple, se trouvent déjà dans les écrits de la génération précédente. Caractéristique des auteurs polygraphes de la fin du XVI e siècle, le style doux, élégant ou même précieux peut être analysé comme un effet de la pratique polygraphique : ce qui est d’abord une prise en compte du lectorat mondain entraîne une modulation de la parole. Cette anthropologie du style reste encore à faire. C’est précisément sur cette modulation stylistique et cet art du composite que les auteurs polygraphes de la fin du XVI e siècle sont attaqués au siècle suivant par des polygraphes d’un autre ordre. En 1664, dans sa Bibliothèque Françoise, Charles Sorel évoque avec mépris « la barbarie » de Nervèze et de ses successeurs : Nerveze & quelques autres pensans faire mieux, composerent des Histoires diverses où ils entreméloient des Dialogues si embarassez & si peu intelligibles, qu’il falloit que ceux qui prenoient plaisir à les lire, les estimassent excellens, parce qu’ils ne les entendaient pas. On se garentissoit de ceste Barbarie, en s’arrestant aux agreables inventions de Nancy Oddo 58 l’Astrée & à ses beaux & sçavans Discours, qu’on aimoit davantage, & qui depuis peu avoient acquis du credit 29 . C’est sur les « dialogues » « entremelez » aux « histoires diverses » que Sorel centre sa critique de Nervèze : la « Barbarie » provient de ces entrelacs mal faits, d’une marqueterie mal jointe, d’une polygraphie devenue inintelligible à laquelle Sorel oppose la réussite des « sçavans discours » de l’Astrée. Selon lui, là où l’Astrée a su mêler romanesque et discours savants dans « d’agréables inventions », les ouvrages de Nervèze ont échoué à assembler romanesque et discours dévot. Sorel leur reproche en outre le « galimatias », tellement caractéristique que la critique l’appelle encore « le style nervèze » 30 , fait d’affectation, de « metaphores continuelles & autres figures le plus souvent si contraintes, que le sens en estoit extravagant ou peu intelligible » 31 . N’est-ce pas une polygraphie que l’on pourrait dire mondaine que Sorel reproche à Nervèze, c’est-à-dire une polygraphie qui ne se veut justement pas savante et qui emprunte son style aux manières mondaines contemporaines ? Il épingle alors un des périls dû à la nature même de la polygraphie, plus qu’un défaut particulier à un auteur. Car écrire vite, beaucoup et / ou à la demande contraint à des stratégies de recyclage et de répétition. Les ouvrages de Du Souhait, de Béroalde de Verville et de Camus ont tous connu de nombreuses rééditions qui suggèrent l’activité zélée de ces auteurs. La prolixité de Jean- Pierre Camus, auteur d’une cinquantaine d’histoires dévotes parues entre 1620 et 1644 et d’autant de nouvelles tragiques, étonne toujours. Ce dernier se plaint d’ailleurs des exigences de ses imprimeurs qui le poussent à écrire plus encore : Jusques à present je ne voy point que les Imprimeurs, ni les Libraires se treuvent chargez de nos veilles ; leurs ordinaires importunitez qui me battent sans cesse les oreilles, me contraignent de croire qu’ils ne perdent rien à les publier. Si j’escrivois trois ou quatre fois autant, & 29 Charles Sorel, La Bibliothèque françoise (1664), 2 e édition, Paris, Compagnie des libraires du Palais, 1667, Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 178. 30 Voir Roger Zuber, « Grandeur et misère du style nervèze », L’Automne de la Renaissance 1580-1630, Paris, Vrin, 1981 ; et surtout Michèle Rosellini, « Le ‘style nervèze’ : un mythe critique à l’épreuve des textes », Tendances stylistiques de la prose narrative française (XVI e -XVII e siècles), communication du séminaire de Delphine Denis, Paris IV. 31 Charles Sorel, La Bibliothèque françoise, op. cit., p. 256. Logique polygraphique et politesse mondaine 59 que je fusse un Briarée en escriture, ils ne seroient pas encore satisfaicts 32 . Pour se faire Briarée, ce géant mythologique aux cent bras et cinquante têtes, l’évêque de Belley acquiert des automatismes scripturaires fondés sur la réécriture et le réemploi de formules ou d’images. Sur la trame, sensiblement identique d’une nouvelle à l’autre, du récit de conversion, il reprend fréquemment les mêmes métaphores 33 . Il en ressort que l’on répète beaucoup dans l’avidité polygraphique qui se fait réécriture ou répétition, voire simple réédition. Tant que l’imitation et la compilation sont les normes d’écriture, cela n’apparait pas scandaleux, mais, au début du XVII e siècle, la polygraphie évolue : un déplacement s’opère qui fait mentionner Sénèque et Horace à Guez de Balzac dans un entretien titré « Qu’il n’est pas possible d’écrire beaucoup et de bien écrire » 34 . Même si le public ne cesse de presser les auteurs à écrire, ces derniers doivent respecter le précepte horacien que pour bien écrire, il faut écrire peu : L’autheur de l’Art Poétique veut qu’on face & qu’on defface ; qu’on escrive & qu’on range dix fois une chose avant que de la laisser en l’estat, où il faut qu’elle demeure. Mais ce n’est pas tout, car après tant de travail & tant de façon, il veut encore qu’on garde cette chose neuf ans entiers dans le Cabinet, avant que de la produire aux yeux du Peuple 35 . On saisit mieux les reproches de Sorel à Nervèze : c’est le passage de la compilation abondante à l’invention qui s’exprime. Publier beaucoup devient suspect : le polygraphe doit se faire moins zélé et soigner son art d’écrire, c’est-à-dire renoncer à la copia et opter pour l’économie, la taille, l’absence d’afféterie. Le premier péril serait donc celui de la copia polygraphique ; le second lui est absolument contraire puisque c’est celui de la perte. En effet, la vulgarisation visée par les polygraphes et l’adaptation au public 32 Jean-Pierre Camus, Pétronille. Accident pitoyable de nos jours, cause d’une vocation religieuse, Lyon, Jacques Gaudion, 1626, p. 479. 33 Ainsi l’image viticole pour évoquer la dispositio de ses narrations : dans Alcime (1625), il souligne qu’il est bon « d’esbourgeonner comme font les vignerons, la superfluité de ces pourpres », ce qu’il reprend quasiment mot à mot dans les Evénements singuliers (1628) : « Icy je taille ma vigne & en esbourgeonne les pampres ». 34 Guez de Balzac, Les Entretiens de feu Monsieur de Balzac, Paris, Augustin Courbé, 1657, Entretien IX, dédié à Chapelain, p.181-190. 35 Ibidem, p. 185. On reconnait ici la référence au vers 388 de l’Art poétique d’Horace : nonumque prematur in annum. Nancy Oddo 60 mondain qu’elle entraîne suscitent forcément de la perte. Car la mondanisation des savoirs par le roman se traduit d’abord en volume : l’on passe des gros traités savants in quarto à des romans in octavo. Dans cet élagage, l’absolu spirituel se perd, comme la matière scientifique : les noces du romanesque et du savoir se font au détriment de l’approfondissement, quand bien même les romans sont épais comme celui de Domayron avec ses 478 pages sur d’innombrables sujets. Là où le souci de varietas prime pour tenir en haleine un lecteur supposé curieux plus que docte, se perd finalement l’invention née d’un savoir qui s’élabore. Le roman polygraphique réduit et recycle, son apport se limitant au mélange des formes, des genres et des savoirs. C’est sans doute ce qui explique le paradoxe chez Nervèze d’un auteur militant catholique, conservateur, nostalgique de la Ligue, dont l’idéologie religieuse est claire, mais dont les romans finissent par diffuser une politesse mondaine qui voile l’intolérance confessionnelle du propos. La polygraphie camoufle chez lui une idéologie ultra-catholique et la diversité formelle finit par masquer le fond très conservateur de sa pensée. De la même façon, le roman de Domayron, innovant sur bien des points formels, présente en réalité un savoir scientifique très désuet en 1610 : non seulement aucune référence n’est faite à l’actualité scientifique, mais se diffuse un discours conservateur qui conteste les avancées contemporaines, dites « abastardies 36 ». Ces deux œuvres polygraphiques sont nostalgiques et tournées vers un idéal politico-religieux (celui de la Ligue) ou scientifique (celui du premier humanisme). Leur apport réside moins dans le contenu vulgarisé, que dans la mise en place durable d’un art du mélange polygraphique. La polygraphie est perçue comme un obstacle dans notre regard rétrospectif tant l’imaginaire de l’unité est fortement ancré en nous. La quête de l’unité, de la cohérence dans le désordre polygraphique, apparaît monstrueusement composite. L’idée que le mélange est un monstre a des racines profondes. Au point que l’on tente a posteriori de retrouver une unité de l’œuvre qui serait cachée à première vue : ainsi le beau colloque consacré à Sorel polygraphe 37 révèle comment l’auteur du Roman comique et de la Science universelle a cherché à tout prix à recomposer un parcours cohérent dans la multiplicité et comment nous-mêmes qui nous penchons sur son œuvre recherchons les liens qui se tissent entre ses textes si disparates à première vue, disons-nous. Cohérence et 36 Antoine Domayron, op. cit., p. 423. 37 Charles Sorel polygraphe, textes rassemblés par E. Bury et édités par E. Van der Schueren, Sainte-Foy, Presses Universitaires de Laval, 2006. Logique polygraphique et politesse mondaine 61 unité, fil directeur qui doit gouverner un ensemble hétéroclite quitte à l’inventer après coup, au moment d’éditer ses œuvres complètes ou au moment de rédiger une synthèse. Le composite déplaît, semble-t-il, et sans doute nous effraye-t-il. Le dia-bolos est ce qui sépare, qui dissocie, qui crée du discord, qui rompt l’unité dit l’étymologie. Le polygraphe est présenté au contraire comme celui qui unit des matières diverses, mais tout dépend où se place notre propre regard : un carrefour (c’est l’image fréquemment utilisée pour le polygraphe) réunit, mais pour un moment seulement, des routes qui finissent par se séparer. Pourtant le XVI e siècle, qui connut bien le manque d’unité politico-religieuse, met à mal ces idéaux unitaires : le XVII e siècle aussi, comme Hélène Merlin- Kajman l’a montré en adoptant, non sans humour, la formule de siècle « classico-baroque» pour le nommer. Cette formule volontairement composite désigne une configuration politique marquée par la suspension du désir de faire de la communauté une communauté une, d’où des styles de vie ou de littérature qui s’installent délibérément dans la composition des différences, le mixte ou le métissé 38 . C’est ce que j’entends par sociabilité et politesse mondaine : un vivre ensemble que reflètent les romans polygraphiques marqués par un goût mondain pour l’alliance, la réunion et le métissage. 38 Voir Hélène Merlin-Kajman, « Un siècle classico-baroque ? », XVII e siècle et modernité, XVII e siècle, n° 223, avril 2004.