eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 38/74

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2011
3874

Une prouesse honteuse? Nous sommes tous des polygraphes

2011
Marie-Madeleine Fragonard
PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes M ARIE -M ADELEINE F RAGONARD (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) Polygraphie, mais quelle polygraphie ? Les acceptions variables de ce terme à l’usage tardif doivent d’abord nous interroger sur la coïncidence de nos pratiques critiques et des pratiques anciennes d’écriture. Le numéro de Littératures Classiques 2003 consacré à la Polygraphie au XVII e siècle 1 , est très remarquable par le panorama qu’il établit. Dans sa préface en trois parties, qui rattache le terme et le fait de polygraphie aux définitions et à la division des sciences, aux comportements littéraires, puis à l’histoire des rangements et des divisions intellectuelles, il fait apparaître que les pulsions de scission sont perceptibles très tôt entre le projet d’encyclopédisme cher à l’humanisme et le souhait d’une compétence que seule garantirait une relative spécialisation. Mais aussi les articles qui suivent programment une discussion échelonnée autour des textes-sommes qui parlent de tout, des auteurs qui diversifient leurs matières, et des auteurs de même matière, pourrait-on dire, dans la diversité générique. Ce qui aboutit à une, voire des polygraphies dans la spécialité littéraire : l’écriture en multiples genres, la compilation, l’appropriation de la parole d’autrui et la vulgarisation. Nous leur rendons hommage et les avons lus avec attention, et même pillés quelque peu dans leur raisonnement au fil de nos discussions. Mais ce recueil n’aborde pas deux des connotations négatives que nos dictionnaires du XIX e siècle et surtout du XX e siècle épinglent : le projet didactique, le soupçon de nullité. Or nous, qui sommes du XXI e siècle devons analyser soit à partir des concepts de l’ancien monde - où le concept 1 De la polygraphie au XVII e siècle, Littératures classiques, automne 2003, n° 49. Introduction par Patrick Dandrey, Delphine Denis, Jean-Marc Chatelain. On pourra consulter aussi La République des Sciences, XVIII e siècle, 2008, n° 40 qui interroge les réseaux de transferts et les intermédiaires scientifiques, avec un article de Jean- Pierre Schandeler, « République des sciences ou fracture de la République des lettres » qui concerne notre sujet. Marie-Madeleine Fragonard 14 de polygraphie n’est pas en usage - soit par rapport à notre temps, où le concept comporte des restrictions diffamatoires. Si l’on prend donc une tranche chronologique large, au risque de dérives, - car l’évolution et des disciplines et de l’attitude des écrivains est grande -, nous sommes sensible au choc que représente le passage, au fil du temps, d’un concept établi dans des périodes où le rapport au savoir des prédécesseurs et à la fécondité verbale est valorisé, à un concept diffamatoire. Le mystère du lien de cette diffamation à la pédagogie nous laisse aussi songeurs, mieux vaut ici le laisser en pure allusion dont nos lecteurs tireront bien les conclusions. Selon que nous cherchons, dans notre corpus, les traces de la polygraphie, pratique positive, ou les traces de la polygraphie, pratique lamentable, nous aurons des résultats sensiblement différents, pour un terme peu usité et une pratique qui n’est en rien commentée sous ce terme. Ceci peut amener à s’interroger sur l’efficacité même de la recherche qui ne peut pas adopter comme instrument une variable trop variable ! Un terme, bien évolutif, de l’écriture et du savoir Refaisons, malgré les redites, un rappel rapide des définitions des dictionnaires successifs et de quelques usages, car il est évident que les dictionnaires ont un retard assez colossal sur l’usage, qui reste à fouiller. La première attestation est en 1524, Mss BnF, « Baptesme de Nicolas Monsieur, relation de la cérémonie « fait par vostre humble polygraphe N.V. [par Nicolas Volcyr de Serouville] ». Ce sera sa manière de signer son histoire de la Guerre des paysans (1526), et sa traduction de Végèce, « traduit fidèlement par le polygraphe humble secrétaire N.V. 1530 » 2 : polygraphe utilisé seul signifie sans doute Secrétaire, au sens de chargé de la correspondance et des secrets, mais n’exclut pas en somme, en adjectif ou en substantif, « homme bon à toutes écritures ». Le TLF cite cette mention et la glose comme « qui écrit sur des matières diverses, employé ici comme pseudonyme ». Rectifions, c’est bien une fonction, pas un pseudonyme, et pas nécessairement sur diverses « matières ». Suit en 1549 Gabriel du Puy-Herbault, Theotimus Sive de tollendis et expurgendis malis libris, Paris, Roigny, p. 244 : « heretici hoc tempestate polygraphae ». Cette manchette figure sur un passage équivoque : les hérétiques modernes ont renouvelé les erreurs des précédents et beaucoup écrit. Puis 2 Ou la traduction de Paul Jove, Commentaire des gestes des Turcs, translaté d’italien en latin par François Noire Bacianat et de latin en François par le polygraphe N. V., Paris, 1540. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 15 en 1555 Guillaume de la Perriere, La Morosophie, 2 e préface de Delbene, 1555. Hors des frontières, mais qui doivent avoir ensuite une influence européenne, les Polygrafi sont un mouvement d’intellectuels vénitiens, tous pratiquant diverses matières et divers genres, réunis autour d’Andrea Calmo (Théâtre, poésie), Ludovico Dolce (théâtre, traductions, histoire, linguistique, ésotérisme), Francesco Sansovino (histoire, médecine, politique), et Girolamo Ruscelli (médecine, alchimie, édition de poésies, anthologies). Ce courant de pensée d’auteurs très polyvalents veut imposer un style moderne d’écriture qui a à voir avec la varietas mondaine, et au moins Ruscelli peut être dit « écrivain professionnel », c’est à dire payé par son libraire. Leurs travaux se groupent de 1560 à 1570. En 1561, le substantif apparaît dans la traduction par Gabriel de Collange de la Polygraphie de Trithème 3 . Cette fois le substantif a un sens précis, puisque le volume traite des écritures codées. C’est le sens premier enregistré par les dictionnaires ultérieurs, renvoyant à l’exemple de Trithème ou Vigenère, aussi bien dans Cotgrave, 1611, qui glose par « Art d’écrire de plusieurs manières » que dans Furetière. En 1690 Furetière offre cette fois un panorama construit officiel, que Trévoux reprend : Polygraphe n’y figure pas. Polygraphie. L’art d’écrire de plusieurs façons cachées, comme aussi celuy de deschiffrer. On joint d’ordinaire ce mot, ou plutot on le confond, avec la stéganographie. Tritheme, A Porta, Vigenere, le Père Niceron, ont escrit de la polygraphie ou des chiffres. Les Anciens n’ont point connu cette science, et n’ont point passé plus avant que la scytale laconnienne. Voyez Scytale. Un second sens s’établit avec l’apparition d’une section Polygraphi dans le rangement des bibliothèques dans Daniel Morhoff, Polyhistor sive de Notitia aucunement et rerum commentarii, Lubeck, P. Böckmann, 1688. Comme l’a longuement commenté J.-M. Chatelain dans Littératures classiques, le terme désigne non une pratique d’écriture, mais un type d’auteurs. Morhoff réfléchit d’abord sur la connaissance globale, sous le terme de Polymathia : car déjà certains disent que cette polymathie est impossible, même si l’esprit humain est si agile. Il oppose les sciences libérales, qui sont liées entre elles, 3 Polygraphie et universelle escriture cabalistique, par M. J. Trithème, abbé, traduicte par Gabriel de Collange, Paris, Kerver, 1561, qui reprend le terme latin de Polygraphia. Elle se compose des chiffres et des alphabets secrets, à l’usage des rois. Collange qui ajoute une petite partie sous le titre de « Clavicule », clé, la nomme « traité et œuvre polygraphique ». Mais les termes dérivent : à partir du XVII e siècle, les éditions du même Trithème s’intitulent Steganographia. Marie-Madeleine Fragonard 16 et les connaissances de type pratique, dispersées, qu’il faut arriver à résorber dans ce cercle cohérent. Les polygraphes en question n’ont rien d’inférieur, au contraire. Simultanément il donne une précision intéressante pour nous, la différence entre les eruditi (à notre surprise et à contresens de notre usage, ce sont pour lui simplement les « dégrossis ») et les docti (vraiment savants), clivage culturel qui recouvre partiellement la querelle discernée dans les milieux mondains entre les « doctes » et les « galants ». Cet usage de Polygraphi, auteurs, attendra pour être enregistré son passage à la classification dans le Dictionnaire de l’Académie, de 1835, qui atteste Polygraphie, comme rubrique de Bibliothéconomie, section qui rassemble les polygraphes. Un coup d’œil sur le contenu des sections Polygraphie des bibliothèques anciennes est curieux et pourrait être systématisé. Au départ, il ne s’y réunit rien que de louables auteurs : Plutarque, cité en exemple partout. Voltaire, on le verra. Mais se glissent des sous-catégories et des cas où polygraphe finit par dire simplement inclassable ailleurs 4 . Mais c’est un cas de pratique qui nous signale une mutation forte - et d’abord l’emploi du terme rare à destination de lecteurs qu’on espère abondants : en 1736, le lancement de L’observateur, ouvrage polygraphique et périodique, par J.-B. de La Varenne 5 . À l’évidence un usage qui fait ressurgir le terme comme valorisant et devant susciter l’intérêt des futurs abonnés : on y parle de tout. En lisant autrement polycomme dans polyglotte, qui parle beaucoup de langues, « écrire à propos de beaucoup de choses » dans un support médiatique est un argument publicitaire. On ne cache rien, on révèle, on transmet. Et il est bien probable que ces périodiques se retrouvent 4 Un petit regard sur le catalogue manuscrit de l’Arsenal, du XIX e siècle : la section Polygraphes est ajoutée en fin de section des Belles Lettres quand on a épuisé la division par langues, genres et époques. Elle rassemble successivement : l’épidictique (éloge et blâmes). les ouvrages à sens cachés (le sens le plus ancien du terme) : allégories, hiéroglyphes, énigmes. les genres fragmentaires / compilés qui n’existent qu’en collection : apophtegmes, pensées. les auteurs polygraphes de tous temps et toutes langues : Lucien, Elien, Pétrarque, Politien, Erasme, Lipse, La Fontaine, Le Vayer, Pellison, Saint-Evremond, pour n’en citer que quelques uns. - Voltaire, tout. les polygraphes postérieurs à Voltaire, parmi lesquels nous apercevons Marivaux à côté de Palissot. et in fine les Recueils et Mélanges de tout et de rien, en toutes langues : l’inclassable, dont les genres internes sont indiscernables autant que les objectifs. 5 Voir ici-même la communication de Carole Chapin et Suzanne Dumouchel. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 17 dans la section Polygraphie des bibliothèques, ne pouvant rejoindre ni Histoire ni Philosophie politique. Passons sur les inventions techniques, encore que le fait que la machine, et non plus l’homme, soit capable de polygrapher de diverses façons, doive bien avoir un impact sur l’évolution du terme (1763, Polygraphe, comme instrument, présenté à l’Académie des sciences ; 1762, le Dictionnaire de l’Académie atteste Polygraphe comme en 1805, Lunier, Dictionnaire des sciences et des arts). Le Littré reste archaïsant : Polygraphe : 1auteur qui a écrit sur plusieurs matières. Le Polygraphe de Chéronée, Plutarque. 2machine avec laquelle on peut faire mouvoir plusieurs plumes à la fois et tracer ainsi plusieurs copies d’un même écrit. Polygraphe mécanique. Polygraphie : 1partie d’une bibliothèque. 2se disait autrefois de l’art d’écrire de plusieurs manières secrètes. Le Littré ajoute ultérieurement un indice, équivoque pourtant, car il n’est pas sûr qu’il vise l’art littéraire plutôt que le savoir (souvent encore dit Littérature) ou l’armoire de la Bibliothèque. Polygraphique : 1qui appartient à la polygraphie, division de la littérature. Œuvres polygraphiques. 2qui appartient à la polygraphie, art d’écrire en chiffres. Le Larousse du XIX e siècle (1866) vaut plus pour ses commentaires que pour ses définitions lexicologiques qui sont archaïques : Polygraphe : définitions. 1celui qui écrit de plusieurs matières (Aristote, Plutarque, Ciceron, Voltaire). 2machine. 3genre d’insecte coléoptère. Sa rubrique encyclopédique donne d’autres exemples : Lucien, Varron, Cicéron, Pline, « encyclopédie de son époque » : Dans le monde moderne, plus on a creusé profondement les diverses parties qui composent le domaine de l’esprit humain, plus il a été difficile d’en posseder un grand nombre, et par consequent de faire des ouvrages sur des matières diverses. Chacun a embrassé sa spécialité, et les polygraphes dignes de ce nom sont devenus fort rares. S’il en est un qui étonne par la variété de ses aptitudes et par la diversité de ses connaissances, bien qu’on puisse lui reprocher plus d’une fois d’être superficiel, c’est sans contredit Voltaire. Sans parler de ses tragédies et de ses autres poèmes, il suffit de lire les titres de ses ouvrages philosophiques et historiques, de ses romans, de ses écrits littéraires, pour rester dans l’étonnement qu’un seul homme ait pu aborder tant de sujets et y exciter l’admiration de ses contemporains et de la postérité. Marie-Madeleine Fragonard 18 Il enregistre donc à la fois l’existence de polygraphes (auteurs) valables et le déclin d’un groupe que les littéraires n’ont jamais pris le temps de reconnaître auparavant. Le choix de Voltaire est lourd d’implications : découpage des « matières » et des genres dans lesquels il excelle, stupéfaction admirative qui dénote la rareté de l’excellence dans la diversité (implicite : on ne peut être excellent qu’en une chose) ; et le venin était bien à la fin d’une phrase : « encore qu’on puisse lui reprocher d’être superficiel », il n’est pas doctus en tout. Le Grand Larousse du XX e siècle (1960-1964) enregistre le déclin : ni docte en quelque chose, ni original à défaut d’être savant, le polygraphe tombe aux enfers de la littérature. Polygraphe : 1qui écrit beaucoup et sur beaucoup de sujets. 2auteur qui écrit sur des matières variées. 3- Pej. Personne, qui n’étant pas spécialiste, traite sans originalité des sujets très variés. Polygraphie : Action d’écrire beaucoup. 1travail du polygraphe (rare). 2section des polygraphes dans la bibliothèque. 3syn. vieilli de cryptographie (1561- Collange). Et le Trésor de la Langue Française donne le coup de grâce. On se demande si la ligne réputée non péjorative est pire que la seconde. Il laisse pressentir l’horreur : que le vulgarisateur (le professeur ? ) est « le plus souvent » celui qui ne sait pas la matière à transmettre. Amusant, non ? Polygraphe. 1qui traite de sujets variés, dans un but didactique, le plus souvent sans être spécialiste. > Péj. Auteur, qui n’étant pas spécialiste, écrit sans originalité sur des matières variées. 2appareil enregistreur. Polygraphie. A- 1. Peu usuel. Art d’écrire beaucoup. 2rubrique de bibliothéconomie. Bmédical. enregistrement. Pour essayer une synthèse, le terme polygraphe signale que l’écriture complique un système sémiotique de base (ou système de convenances qui servent de référence), qui dit idéalement : « Un signe / un sens / une matière / un référent / une forme / un auteur / un savoir » 1- À l’ancienne, polygraphie comme écriture cachée dénonce : Un signe / plusieurs sens, phénomène cryptographique quand en fait il n’y a qu’un seul vrai sens, caché, sous un non-sens, ou allégorique au sens large quand un texte hiérarchise plusieurs sens de façon voulue : goétie, interprétation, clé, etc. 2- Le sens étymologique dénonce clairement : Un auteur (ou un livre) / plusieurs matières soit en plusieurs livres (Aristote), soit en un seul livre (Calepino, Athénée, les dictionnaires, les Theatrum, Panoplia, Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 19 Diversités, et tous les objets, unis ou additionnant des textes brefs, qui ont une pratique encyclopédique). 3- Depuis le XIX e siècle (la référence à Voltaire) on dérive vers Un auteur / plusieurs formes (avec ou sans grosse variété de matière) au sein d’une même grande rubrique, identifiant ainsi une polygraphie intra-littéraire. 4- Le sens moderne dénonce une aporie, l’absence du savoir final, qui accompagnerait les pratiques 2 et 3. Pour essayer d’approcher les motifs de ce discrédit, l’exploration des mots connexes, monographie, spécialité, compiler, nous apporte quelques compléments de chronologie. On remarquera que la forme monographe n’existe pas ; par contre monographie se dit pour l’étude sur un seul objet et non pour écrire sur une seule matière (une monographie sur Diderot, et me semble-t-il alors plutôt sur le côté biographique). Connotation explicite : la restriction de champ à un objet et non à une matière renonce aux vues d’ensemble que serait la vraie science bien dominée. « Étude complète et détaillée qui se propose d’épuiser un sujet précis relativement restreint » ; le TLF cite Renan, Avenir de la science, « jusqu’à ce que les parties de la science soient élucidées par des monographies spéciales, les travaux généraux sont prématurés. Or les monographies ne sont possibles qu’à la condition de spécialités sévèrement limitées ». Ceci nous rappelle que la conquête de la spécialisation est une idée moderne (au bord du scandale pour les siècles anciens). Cette évolution est parallèle aux scissions Belles Lettres / sciences, mais aussi Belles Lettres / Littérature, voire de façon plus scolaire culture générale / culture spécialisée. Quand se valorise la notion de spécialisation ? Affaire de XIX e siècle dans la tradition « scientiste » ? ou plus tard encore ? Anciennement spécial vise en droit le cas personnel, et on peut se demander si la valorisation de l’individu n’entraîne pas dans son sillage la valorisation de la vision restreinte. Pourtant après le droit, c’est le domaine économique qui suggère une réponse dans le Larousse du XIX e siècle : Spécial : 12 e s, qui concerne une espèce / une personne à l’exclusion des autres, cf. particulier. Specialiser : 1547 hapax. Spécialisation 1830, économique : concerne le fait de se cantonner dans une branche déterminée de production pour une plus grande efficacité ; dans le domaine intellectuel : « fait lié à l’accroissement des connaissances par lequel les intellectuels et les techniciens sont bien obligés de se cantonner dans une branche spéciale pour la posséder à fond et la faire progresser. » Marie-Madeleine Fragonard 20 Ajoutons une citation du Robert 6 tirée d’Auguste Comte, Cours de philosophie positive : Le véritable moyen d’arrêter l’influence délétère dont l’avenir intellectuel semble menacé, par suite d’une trop grande spécialisation des recherches individuelles, ne saurait être évidemment de revenir à cette antique confusion de travaux, […] Il consiste au contraire dans le perfectionnement de la division du travail elle-même. Il suffit en effet de faire de l’étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus. Sans doute le terme se dévalue aussi vite qu’il prétend à l’excellence, car un exemple du Larousse capte ce soupir lassé : « Tout est devenu spécialité, même la confection des plats du chef et la cuisson des escargots… ». L’intervention du « spécialiste » publicitairement très rentable, des dentistes aux garagistes en passant par les politologues, est dorénavant le signe (médiatique) de l’auctoritas. Ou pourquoi on occulte que les écrivains ont un métier parfois : il faut bien qu’ils soient des spécialistes de l’écriture, sinon on court au scandale. Compiler , au XVI e siècle, est la marque ouverte d’une littérature seconde, très appréciée au demeurant comme « bibliothèque portative », sans honte de sa dépendance, engendrant une série de travaux et d’usages 7 . Pourtant au XVII e siècle même, compilé signifie qu’on a recueilli, choisi, rapproché, multigraphie certes, mais riche et honorable, et le Furetière a bien été « recueilli et compilé » par Messire Antoine Furetière. Collection, de textes ou d’objets, est seulement connoté comme travail d’amateur éclairé, plus luxueux. Compilateur apparaît fort rarement dans la typologie. Actuellement, « il n’a été qu’un compilateur » écrase quelqu’un qui recopie sans esprit critique 8 . Mais « Compilateur », dit le titre, le bon archevêque Turpin qui a recueilli les Croniques de Charlemagne (1527) ! L’ironie rabelaisienne (qui doute entre autres de l’existence du bon évêque Turpin pour écrire des balivernes) joue peut-être un rôle ironique. Compiler, c’est bien, mais est-ce tout ? La marque de la diffamation certaine apparaît dans un pamphlet contre les protestants, au titre virulent encore qu’à l’auteur énigmatique (vers 1620) : La Mouche à l’Antimoine, Sieur de Pieds, Compilateur de la 6 Dictionnaire analytique et analogique de la langue française, Le Robert, 1969. 7 Voir Ann Moss, Les recueils de lieux communs. Apprendre à penser à la Renaissance, [1996], Genève, Droz, 2002. 8 Indices dans les titres de la BnF : 1826 un libelle contre un plagiaire, « attestant que le capitaine Muller n’est qu’un compilateur » et en 1819, des facéties autour de « M. Cigogne, surnuméraire, observateur et compilateur par deux anonymes, chefs au ministère des finances », où l’on voit que l’administration fournit son référent au travail inutile. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 21 requete généalogique, copiste de divers extraits reformés, i.e. Seditieux, et cornemainbasse, contre la main-levée des biens ecclesiastiques en Bearn, par M. Guinot Bergasset, son collègue, valet de pied du sieur Bannere, slnd. Outre ses mauvaises intentions, cet anti-moine n’a même pas l’originalité de ses thèses… Par contre à partir de 1800 ce titre recouvre publicitairement des journaux ou feuilles d’annonces, petites brochures d’information, qu’on ne sent pas, au demeurant, dotées de prétentions littéraires. Les définitions sont donc fragilisées par le retard qu’elles ont sur des pratiques du terme. Aucun théoricien ne se fait le défenseur de la polygraphie. Il reste alors deux ou trois mystères dans l’évolution de ce terme, qui supposent des inversions de regard à chercher du côté du récepteur, puisque le praticien n’en dit rien : le passage du cryptage à la fiction ; le passage de la norme à la dépréciation, ou autrement dit, le passage de l’exhibition du savoir à la preuve d’une superficialité (voire de l’ignorance) ; les problèmes que nous cause l’application d’une catégorie exogène mutante 9 . Une dérive des pratiques ou une dérive des approches Du cryptage à la fiction, l’extension des sens et des fonctions de la cryptographie depuis l’abbé Trithème nous cause quelques soucis. Non parce que le sens du mystère rendrait ardus certains textes, mais parce que la suspicion de codage est anxiogène (et génératrice de commentaires inlassables : rien de pire que ce qu’on ne voit pas) et que la règle du jeu déjà diverge. L’abbé Trithème et ses émules pensent à une communication sélective, soit à l’usage des mystères sacrés, soit à l’usage des guerres. Quand on crypte, il est sûr qu’il y a en quelque sorte deux « textes ». L’un est destiné à ne pas avoir de sens utile (avec ou sans sens tout court) pour tous, et ce « tous » vise l’importun qui surprend le courrier ; l’autre est destiné à avoir un sens extrêmement important pour le seul et vrai destinataire. Le secrétaire qui porte bien son nom de gardien des secrets est aussi « chargé du chiffre » ; il transcode ou prélève dans le message reçu les morceaux qui 9 Il n’est pas sûr que toutes les traditions d’histoire littéraire réagissent de la même façon face aux mêmes pratiques anciennes et aux termes modernes. L’article italien de Wikipedia sur Girolamo Ruscelli (nous ne sortons pas du sujet de la dignité des sciences et des media ! ) affirme clairement que les polygraphes étaient nombreux dans les périodes anciennes, mais qu’ils disparaissent à cause de la spécialisation de l’époque moderne, même en littérature. Signe que la définition ici utilisée ne comporte que « écrire sur diverses matières », sans connotations péjoratives (corrélat. « Poligrafo », consulté le 17 février 2010). Marie-Madeleine Fragonard 22 ont un sens selon une convention passée auparavant entre les deux interlocuteurs. Il s’agit du scytale antique (message fait pour être roulé sur un bâton de bois) ou de la machine Enigma : la règle du jeu est la même, il faut une convention entre deux partenaires. Ce qui change lourdement dans l’allégorisme est le rapport à l’interprète, et peut-être bien le passage d’une communication quasi privée (en tout cas privilégiée) à la banalisation du public large. Le texte allégorique a deux (au moins) sens, tous deux satisfaisants, qui sont en même temps devant tous les yeux, et un peu de pratique de lecture (l’allégorie est un code conventionnel) aide à les voir ensemble et séparés. Les textes d’alchimie ont eu un statut intermédiaire, puisque l’alchimie se préserve de la divulgation et parle de secrets. Quand on table sur un groupe d’initiés, on a là comme les variantes d’un discours allégorique : il y a un sens ostensible pour tous - et ce sens doit être satisfaisant ; il y a aussi un sens qui se révèlera à « ceux qui savent », ceux qui sont dignes, ceux qui cherchent, et qui doit être satisfaisant et différent du sens premier. Les deux lectures sont possibles et coexistantes. C’est moins de la polygraphie que de la poly-lecture, avec un pacte de lecture, qui à notre surprise n’est pas caché : qui peut comprendre, comprenne. Les auteurs libertins reprendront cette stratégie de la dissimulation ostensible 10 . Par extension, la « poly-lecture », - terme qui n’existe pas, mais qui désigne bien ici le contraste que je veux marquer -, repose sur un postulat valorisant certains textes dont le pacte n’est pas explicite, dont on affirme qu’ils ont cette capacité à révéler au lecteur attentif autre chose qu’au lecteur usuel. Plusieurs cas à vrai dire fort différents d’impacts, et où la notion de polygraphie ne va pas nous éclairer. La Bible, ou la mythologie, ont été conçues comme support de lectures et de vérités d’ordre successif : histoire, sainteté, météorologie, cosmogonie, spiritualité, etc 11 ; la polylecture est institutionnelle, valorisée, et même elle s’apprend, pour constituer une communauté des savoirs. Dans un autre domaine très différent, le roman à clé par exemple, l’apprentissage mondain, s’il est à sa manière une institution, s’applique de façon « distinctive ». En somme le langage ancien, qui différencie cryptographie (un message intelligible destiné à qui de droit) et Stéganographie « message dans le 10 Jean-Pierre Cavaillé, Dis/ simulations. Religion, morale et politique au XVII e siècle, Paris, Champion, 2002. 11 Voir tout ce qui s’attache à l’acception médiévale des quatre sens de l’Écriture et à la dérive des écritures fictionnelles codées dans L’Allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Études réunies par Brigitte Perez-Jean et Patricia Eichel-Lojkine, Paris, Champion, 2004. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 23 message » (lit qui peut et qui sait 12 ) permet de définir deux modes de communication dont seul le second peut s’appliquer au processus littéraire qui veut un public. Stéganographie, qui nous impressionne fort, est évidemment un terme rare, qui semble se vider historiquement comme un ballon qu’on dégonfle ; hors de la belle phase des mages, alchimistes et inspirés, qui fait de l’abbé Trithème un précurseur initié et de l’alchimie son grand terrain (Le Livre de la Fontaine périlleuse […] autrement nommé le songe du verger. Œuvre très excellent de poésie antique contenant la stéganographie des mystères secrets de la science minérale. Avec commentaires de J. G. P. [Jacques Gohory], Paris, Ruelle, 1572 ; les romans alchimiques de Béroalde de Verville), on a l’impression que le terme rejoint vite fait les ouvrages dits « populaires », clés de songes, et jeux alphabétiques, en quatre livres ainsi titrés sur quatre siècles… La littérature s’empare du procédé stéganographique ou tout bonnement des bonnes vieilles allégories pour construire des cas de fictions dites « à clé » : Euphormion de Barclay qui raconte des amours et des guerres européennes du temps d’Henri IV, ou romans des amours mondaines de l’actualité (Mlle de Scudéry, Mme de Villedieu). Normalement cette version de la double lecture - et de la stéganographie ou polygraphie cryptée - ne concerne absolument pas le travail d’interprétation qui découvrirait des pulsions freudiennes ou un militantisme politique parmi les actants d’une fiction ou le réseau de connotations : il faut que la lecture trouve deux types d’actants et de référents. Apparemment la pratique s’affole lorsque les fictions - qui ne sont plus conçues comme des allégories ouvertes par exemple - ont des prétentions. Ou le lecteur, des prétentions. La suspicion anxiogène dont je parlais plus haut fait le reste : à défaut d’être des initiés, pourrait-on être mieux informés, plus adroits que les autres en voyant ce qui ne se voit pas ? La polygraphie ingénieuse engendre des polylecteurs, et peut-être parmi eux, des polylecteurs spécialisés (théologiens, par exemple, ou mondains assidus) plus affûtés que les autres. Ou plus inventifs. Mais à ce compte, écrire et parler de tout ont des parentés puisqu’on peut tout lire dans tout, à condition de le chercher. Le parti-pris de chercher une voie vers un surcroît de sens que le profane ne verrait pas, pour y retrouver éventuellement, comme dans le Da Vinci Code, ce que disaient déjà les Mérovingiens, est un acte de foi qui n’engage souvent que le lecteur. 12 Blaise de Vigenere [secrétaire du duc de Nevers], Traité des chiffres ou secretes manières d’escrire, Paris, L’Angelier, 1587 : c’est nettement des chiffres au sens espionnage. Voir Blaise de Vigenere, poète et mythographe au temps de Henri III, Cahiers Saulnier n° 11, Presses de l’ENS, 1994. Marie-Madeleine Fragonard 24 De la norme à la dépréciation, le regard posé sur la polygraphie s’inverse sans pour autant modifier les pratiques. Parler de toutes matières est à vrai dire la chose la plus normale de l’art des conversations, et si on la redouble par parler en tous genres littéraires, c’est aussi la chose la plus normale de l’art d’être auteur, et la plus souhaitable. Connaissez-vous un monographe ? Par contre ce qui est moins directement explicable est la sensation connotée d’impuissance, qui fait passer la polygraphie de la diversité à l’accusation d’incompétence ; puisque cela dit que plus on écrit de tout, moins on sait de rien, voire en sens inverse que quand on est nul, on écrit de tout (un polygraphe est un spécialiste raté, voire un écrivain raté). Par une suspicion inverse, le même lecteur qui peut envisager des pléthores de sens dans un texte, envisage des pléthores de vides dans l’auteur. L’explication la plus rationnelle invoque l’extraordinaire évolution des sciences dites « dures » et la scission qui écarte les Lettres et sciences à la fin du XVII e siècle, la dissociation de la conception d’une Philosophie totale en disciplines et spécialités nécessitant des compétences distinctes. L’écartèlement, historiquement explicable, entre le désir de conserver une science unie dans sa constitution intellectuelle, unie dans une cervelle bien faite, et l’accroissement vertigineux des connaissances passant par des modes de représentation non verbaux (ah ! les mathématiques…) est un débat dès l’explosion d’une modernité consciente de la nouveauté de son savoir. Commence le thème réitéré des lecteurs débordés par l’explosion des livres, dont la quantité dépasse tout zèle. Premiers débats conscients du dilemme, la constitution de la Bibliotheca selecta (qui fait quand même 900 pages in f°) du Père Possevin 13 , pour lequel la question n’est pas encore de ne pas tout comprendre (du moins ne l’avoue-t-il pas), mais de ne plus pouvoir tout lire devant le déferlement paperassier. À un moment donné, il faut que quelqu’un lise pour vous, au moins pour vous prévenir de l’intérêt ou de la nullité du produit ; et en conséquence il ne faut plus tout lire, mais écarter. Se dessine l’hypothèse d’un savoir abondant, mais déjà choisi, constitué en logique et en chronologie (étudier d’abord, puis on pourra toujours remplir les catégories amorcées) sur tous les savoirs, et pas sur tous les livres. La quantité n’est pas le meilleur critère du savoir, là où l’exhaustivité n’est pas possible. La réponse actuelle est qu’il faut reconstituer la connaissance plénière non par une cervelle, mais par plusieurs : vive le travail d’équipe et le pluri- 13 Antonio Possovino, Bibliotheca selecta, qua agitur de ratione studiorum, in Historia, in Disciplinis, in salute omnium procuranda, Rome, ex typ. Apostolica Vaticana, 1593 ; 2 e éd. augmentée 1603, Venise, Altobello Salicato, 1603. Voir M.-M. Fragonard, « Entre exhaustivité et classement raisonné : le R.P. Possevin », in Culture, collections, compilations, ss la dir. de M.T. Jones-Davies, Paris, Champion, 2005. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 25 disciplinaire, dont on nous rebat les oreilles en l’interdisant et en recrutant toujours pour des cursus spécialisés des chercheurs « pointus » ! Mais on n’a pas attendu de le découvrir : l’accroissement des connaissances repose sur l’idée de réseaux concertés depuis Francis Bacon, dont il faudrait relire la Nouvelle Atlantide avec le Novum organum et méditer les attendus. Ni Bacon ni ses successeurs Encyclopédistes ne renoncent à l’idée d’une constitution unifiante de la connaissance : reste, jusque dans l’apologie de la spécialisation la conscience diversement manifestée de la cohérence des disciplines entre elles, qui ne sont compréhensibles que par l’arborescence à laquelle elles se rattachent. Les chercheurs et penseurs, incapables de trouver seuls tous les chemins, doivent travailler en confluence, en addition, en réseau : l’article Encyclopédie de l’Encyclopédie l’affirme : « Je ne crois point qu’il soit donné à un homme de connaître tout ce qui peut être connu ; de faire usage de tout ce qui est ; de voir tout ce qui peut être vu ; de comprendre tout ce qui est intelligible. » La réalisation collective, palliative, démontre du fait même de son existence, que l’entreprise de rassemblement et de transmission est possible, sous l’invocation explicite de Bacon (je traduis) : Je juge ainsi de l’impossibilité : toutes choses sont à considérer comme possibles et profitables, qui peuvent être faites par certains, même si ce n’est pas par n’importe qui ; et qui peuvent être faites par plusieurs ensemble, même si ce n’est pas faisable par un seul ; et qui seront faites par la succession des siècles, même si ce n’est pas faisable par une même époque ; et enfin qui le seront par le soin et le financement de beaucoup, même si ce n’est pas par les richesses et le zèle de personnes singulières. La rupture de la connaissance n’est donc pas irrémédiable, ni la participation de seconde main inutile. C’est cependant en face des monuments du savoir, en face des réseaux solides des Académies 14 , que faiblissent en dignité le savoir médiatisé, l’écriture « curieuse » du rassemblement. Pourrait-on baliser quelques causes supplémentaires du sentiment que la considération de connaissances diverses, que leur transmission par une même personne, que leur rassemblement à partir de plusieurs sources sont autant de duperies ? C’est souvent par le biais de la capacité à parler une langue étrangère que se déterminent des écarts polygraphiques importants 15 , d’où la parenté 14 Voir le numéro cité de la revue XVIII e siècle, n° 40, 2008, La République des sciences, dont beaucoup d’articles rejoignent nos préoccupations, tant sur l’existence et la fragilité des intermédiaires que sur les formes d’acceptation sociale. 15 Prenons par exemple Rosset, qui publie poésie, psaumes, Lettres, Histoires tragiques, édite les Quinze joies de mariage, traduit la Vie de Philippe de Neri, Maioli Marie-Madeleine Fragonard 26 chez Morhoff entre polygraphie et philologie. L’écrivain traducteur est senti comme instrument de la pensée d’autrui, et ne maîtrisant pas en soi la matière qu’il traduit, où il se contente de changer les mots. Ensuite apparemment le mal se fait par la polémique entre les personnes, où il faut bien que l’énonciateur se trouve une supériorité sur son adversaire en dénigrant la qualité ou la quantité de son savoir. La multiplicité des savoirs peut servir de preuves qu’on n’en a pas… quand il s’agit des autres bien sûr. Sans que nous voulions défendre par ailleurs le savoir du ministre Brouaut, il prend sur la tête un déluge d’accusations de la part du franciscain Feuardent, dans une controverse écrite de 1603 sous le titre de Responses Modestes et chrestiennes aux Aphorismes et furieuses repliques de J. Brouaut, jadis prieur de Sainteny et nagueres sous-ministre, médecin, peintre, poète, philosophe, académique, alchimiste, geographe, organiste, jardinier, canonier, joueur de violon, de flute, de rebec, de la harpe, et d’autres instruments qu’il scavoit bien : Vous ne fustes jamais prestre ne moine, dites-vous, l’Eglise de Dieu en a esté plus nette ; et vous indignement recevant le bien du prieuré et bénéfice de Sainteny. Vous estes medecin de plus de 45 ans, je n’y contredis point. Vous estes peintre autodidacte 16 : je ne l’empesche. Vous estes poete, et j’adjouste pour vous honorer, tragique, lyrique, comique : et vous donneray du laurier de nos jardins pour couronner en rond vostre teste cornue [...] Hors polémique, les listes de disciplines ne déshonorent personne sous la plume d’auteurs eux-mêmes curieux et dans les biographies louangeuses d’auteurs restés à la postérité. De Nicéron sur Béroalde de Verville 17 : « Il voulut parcourir toutes les sciences, et devint Poete, gramairien, philosophe, mathematicien, medecin, chimiste, alchimiste, historien, architecte ». Autre fragilité, lorsque les producteurs de textes cessent de rêver du texte-somme pour tabler sur des textes courts : attention aux Diversitez et Mélanges, et au XVIII e siècle, à ces écrits fragiles, composites, que sont les journaux. Pour le meilleur comme pour le pire, le savoir serait-il associé au pesant ? Les auteurs ont-ils fait des longues études ? sont-ils assez bourgeois ? ne seraient-ils pas pauvres ? L’énigme alors est le temps qu’il faut (Les Jours caniculaires, de la philosophie naturelle), Camerarius (Les méditations historiques, des essais anecdotiques), la Vie des novices, L’Arioste, Boiardo, Cervantès, etc. 16 Pendant que nous y sommes à méditer sur le vocabulaire, cette apparition de « autodidacte » est sûrement une des premières. Et pour écraser l’inapte. 17 Jean-Pierre Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la République des Lettres, Paris, Briasson, 1729-1742, (43 volumes en 22 tomes in-12°). Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 27 pour que la dépréciation atteigne le terme de polygraphie qui devient « écrire beaucoup de n’importe quoi ». Mais il y a une question de taille : admettons (sans peine) que les polygraphes soient des transmetteurs, compétents ou non, qui essaient de combler à leur manière les hiatus entre des continents qui s’éloignent. Qu’en est-il de leur public, nous compris ? Les livres anciens sont souvent pour nous des grimoires, qu’ils aient été difficiles ou non pour des lecteurs moyens de leur siècle. La transmission ou la communication ne sont pas également savantes pourtant entre les propos de table (par exemple : Athénée, Deipnosophistes ; Aulu-Gelle, Nuits attiques ; Bouchet, Les Sérées), les Totalités que sont les Theatrum, Amphitheatrum, et les commentateurs latins d’Aristote (qui sont aussi des vulgarisateurs, sinon on lirait Aristote dans le texte). Toutes ces polygraphies-là, fussent-elles ludiques ou commerciales, sont pour nous également redoutables et plus qu’un commentaire théologique normé. La vulgarisation du passé est aussi difficile que sa science. Enfin la polygraphie devient aussi une pratique diffamée lorsqu’elle s’adresse à des publics de moindre instruction : c’est-à-dire à ceux qui en ont besoin, merci aux vulgarisateurs. Il faudrait donc célébrer la polygraphie. Notre attitude révèle toutes nos contradictions méthodologiques. Car on en oublie l’évidence absolue, la polygraphie n’est pas un phénomène qui distinguerait un groupe d’auteurs des autres. Tout auteur est polygraphe, sauf peut-être s’il n’écrit qu’un seul texte (et encore pourra-t-il être Athénée, inévitable exemple de polygraphe, avec un texte qui parle de tout). Nousmêmes devons bien être persuadés que nous sommes tous des polygraphes à un ou plusieurs des sens du terme. Pour s’en tenir aux temps anciens, la pratique des Lettres, complément de leur définition extensive, encourage tout auteur qui veut durer à s’inscrire dans une lignée, et simultanément à renouveler constamment, soit son style, soit ses thèmes, et en général les deux à la fois. Si chacun reste persuadé qu’on ne peut exceller qu’en une chose (qui vous constitue en parangon pour les autres), chacun non moins s’essaie à tout, et l’on peut discerner des trajets qui mènent le jeune homme des Juvenilia amoureux aux méditations religieuses, des poèmes de circonstance qui vous font remarquer des Grands aux œuvres légères des salons, des poèmes aux œuvres politiques ou historiques. Or l’obligation de diversitas frappe par la multiplication des petits genres plus que par le renouvellement de l’épopée : chansons à boire, énigmes, billets doux, et pièces de circonstance sont le lot de l’écriture. Et plus on est mondain, plus les genres se diversifient, et plus chaque genre doit sacrifier à la varietas. On peut faire des poèmes savants monotones, mais pas des poèmes galants répétitifs. La dérive d’un auteur à Marie-Madeleine Fragonard 28 travers les genres et les matières est pratiquement une obligation, et partant non significative en soi. Ce serait plutôt la monotonie qui nous révélerait une pratique extraordinaire (si c’était une pratique volontaire et pas une infirmité). Le cursus honorum impose la variété, et il n’est pas évident du tout qu’un auteur professionnel, un auteur à gages près d’un éditeur, soit plus polygraphe qu’un autre en définitive ; on risquerait même que l’éditeur doit lui commander ce qu’il sait faire et ce qui se vend (du romanesque par exemple). Le public n’est pas en soi militant pour fragmenter l’encyclopédie, par contre il est un opposant aux cultures globalement dites « scolaires » ou doctes ; il ne réclame pas de spécialisation mais un allégement des doses et des modes de transmission. Il nous faudrait poser clairement les enjeux d’une culture noble (et ensuite « bourgeoise »), celle qui a été le moteur de la transformation des XVI e et XVII e siècles. Comment supporte-t-elle la concurrence avec les Docti ? Mal. Comment envisage-t-elle le devenir des indocti ? Mal. Les types sociaux de cultures se voient comme une hiérarchie de distinction. On pourrait faire l’hypothèse que ce sont des types de pratiques polygraphiques qui divergent selon les milieux et les destinataires, et non le fait même de polygrapher. Quelle polygraphie est supportable dans le cadre de milieux d’élite et laquelle ne l’est pas ? Mannhart 18 sépare les Docti (une science peut-être, mais à fond) et les Eruditi qui ont pris de tout comme les abeilles : et l’idéal est de mêler les deux. Quelle polygraphie distingue les textes destinés aux différents sexes, dans des temps où il y a des traductions particulièrement pour les femmes ? et des éditions ad usum delphini, une naissante littérature pour enfants, une très complexe littérature pour « le peuple » ? Mais nous viendra-t-il à l’idée de parler de « polygraphie » spontanément ? Nous en usons avec une libéralité dosée selon les objectifs et les appréciations portées sur l’auteur, puisque notre XX e siècle connote mal ce terme, même si nous savons que les périodes anciennes apprécient ses pratiques. Partant, nous voyons ce que nous voulons voir de la pratique diversifiée des auteurs. Nous avons des parti-pris (le sur-moi ! ) en faveur des grands genres et des choses sérieuses et profondes, et ne gardons que la liste d’ouvrages qui convient à ce parti-pris. Nous survalorisons la poésie, laissant volontiers la prose aux plumitifs, à condition d’ailleurs d’éliminer 18 François-Xavier Mannhart, S.J., Bibliotheca domestica bonorum artium ac eruditionis studiosorum usui instructa et aperta. Opus seculi nostri studiis ac moribus accomodatum. Augsbourg, M. Rieger, 1762. Il insiste sur le fait que la nécessité de l’étude n’est plus à démontrer comme elle l’était du temps de Possevin, et que par contre le goût pour les Lettres est un élément du progrès de civilisation. « Lettres » comprend encore lettres et sciences en français. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 29 tout ce qui est « poésie de circonstance ». Prenons un exemple, discuté en séance même : dirons-nous que Ronsard est un polygraphe ? Pour nous les auteurs constituant la Pléiade sont des poètes. Leur activité fait pourtant apparaître des écarts notables : Baïf, dans une activité poétique et musicale 19 , parcourt des sujets et styles variés ; Pelletier 20 est poète et mathématicien ; et si Jamyn 21 et Belleau 22 sont moins variés, ils glissent dans toutes sortes de thèmes et formes. Ronsard est un des plus monovalents, qui ne fait guère de prose et pas de traduction au sens exact. Pas de latin, pas de romans, pas de mathématiques. Si nous négligeons son peu de prose (petite sélection néanmoins), on constate qu’il a créé dans des genres divers, petits poèmes / hymnes, épopée / satire… et qu’il a bien parlé de tout, théologie, cosmogonie, politique, amours, sexe, plaisanteries, etc. Ses commentateurs l’en félicitent comme d’une richesse. Or il paraît contre tous nos usages, voire blasphématoire, de dire « Ronsard est un polygraphe » : c’est un « poète ». Il est bien polygraphe au sens d’auteur qui parle de plusieurs matières et au sens d’auteur qui pratique plusieurs modes d’écriture. Rien ne justifie de réserver polygraph(i)e pour la prose. Du Bartas, tout encyclopédique qu’il soit, est bien un poète et nulle prose ne l’entache ; les poèmes scientifiques sont tous susceptibles de cette même appellation que les Essais… La pratique et la théorie de l’imitation et de l’emprunt multiple ont été constituées pour parler de poésie, bien avant qu’on ne parle de polyphonie romanesque. Sans doute quelque obscur mépris pour la facilité de prosateurs, journaleux et pédagogues, nous retient-il d’appliquer un terme qui est devenu péjoratif à la belle poésie, la 19 1556 Traduction de Pic de La Mirandole, L’imagination (prose scientifique et morale) ; 1567 Le Brave (adaptation du Miles Gloriosus de Plaute, théâtre comique) ; 1567-73 Psautier en vers mesurés (poésie religieuse) ; 1569 Ode sur la victoire de Moncontour (poésie politique/ actualité) ; 1573 il reçoit patente pour la création de l’Académie de poésie et de musique (lettres+mathématiques+musique+archéologie) ; 1573 Œuvres en rimes : (Poèmes / Amours / Jeux / Passetems) traduction de Lucien, Devis des dieux, traduction d’Antigone de Sophocle ; 1576 Mimes (poésie morale) ; 1577 Poèmes grecs et latins. 20 Arithmétique et autres ouvrages mathématiques ; Art poétique (prose, théorie littéraire) ; Amours des amours (poésie, philosophie, religion). 21 La Chasse à Charles IX ; Les amours d’Eurymédon et Calirrhée (Poésie, amour, politique) ; Meslanges (poésie scientifique) ; Deploration sur la mort des mignons (poésie politique / actualité) ; Louanges des Couleurs (poésie scientifique) ; Discours de la Philosophie (poésie philosophique) ; Traduction d’Homère (poésie, narration épique). 22 Pierres Précieuses (poésie scientifique) ; Eglogues sacrés (poésie religieuse) ; traduction des Météores d’Aratos (scientifique) ; Bergerie (prose et poésie pastorale politique). Marie-Madeleine Fragonard 30 sur-valorisation du contraste prose et poésie dans nos repères d’histoire littéraire n’étant plus à démontrer. Mais si nous posons le tabou poétique, alors Corneille n’est pas non plus un polygraphe. Il ne saurait y avoir de critère ad hominem. C’est donc que l’usage de ce terme accompagne ou contrarie la promotion de l’auctorialité, d’une part, et contrarie la linéarité tendancielle par laquelle nous aimerions représenter les auteurs. Le vieux parti-pris qu’on ne saurait exceller partout a pour conséquence dérivée que nous justifions la simplification des descriptions en ne retenant que la partie excellente 23 . À ce compte, plus de polygraphie réelle, une tendance à constituer des hit-parade spécialisés : listes avec les qualités, un tel excelle dans tel genre. Les listes sont d’ailleurs mobiles : la manière dont on détermine la part ou le genre qui fait l’excellence d’un auteur est souvent l’indice des hiérarchies successives des époques (successivement) modernes. On prendra comme seul exemple, lié au succès scolaire, les errances de la présentation de Voltaire. Voltaire qui apparaît comme le dernier « polygraphe digne de ce nom » et le polygraphe qui occupe à soi seul une situation clé dans la liste des Polygraphes classés à l’Arsenal, est une succession de « Voltaires » partiels par où on lui retire sa complexité. Sa gloire est liée au succès au théâtre au XVIII e siècle, il devient le penseur historien épique aux XVIII e et XIX e siècles ; au XIX e siècle, l’agresseur coupable de tous les déclins prérévolutionnaires ; au XXe siècle, le tolérant anticlérical, pour devenir dans nos manuels le narrateur malicieux de ses ouvrages de style mineur. La polygraphie contrarie aussi la révérence que nous attachons à l’énonciation auctoriale, quand l’acception polygraphie / seconde main fait obstacle à l’énonciateur unique et révéré, et heurte l’idée d’originalité que nous aimerions trouver partout. L’effet dangereux des définitions des termes exogènes est bien qu’on a tendance à faire des critères absolus en même temps que variables, et absolus en même temps que portant sur des niveaux de contrastes différents. Nos réactions modernes sont toutes contradictoires. Explorant les temps anciens, nous n’avons de cesse d’y retrouver des pratiques dont les définitions n’y ont pas été élaborées. Soit. Mais à définitions variables trouvailles pléthoriques ou inintelligibles ou désagréables. Nous avons donc tendance à simplifier illico par réaction, donc à occulter une partie des données qui ainsi ne nous gênent plus. Et nous éviterons de devoir nommer polygraphe un auteur estimé. 23 Retour au « polygraphe digne de ce nom ». Pelisson (cité par D. Denis) : « Exceller en un seul genre d’écrire, c’est beaucoup, exceller en plusieurs, et presque opposés, comme M. Sarasin, c’est la plus certaine marque de la grandeur et de la beauté d’un génie. » Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 31 La question du « ça se vend » est revenue souvent dans nos débats comme un des accompagnements inévitables de la polygraphie, usage indifférencié et mercenaire de l’écriture. Outre qu’il y a sûrement des polygraphes qui ne se vendent pas, il faudrait pouvoir prouver la corrélation entre une écriture de commande mercenaire (l’idéologique, on connaît), avec la vente, et avec les goûts du public. Écriture mercantile, écriture mercenaire ? attention aux journalistes, plumitifs, libellistes, bref mort à la canaille littéraire étudiée par Darnton ! Peut-être bien sommes-nous là, comme au XVIII e siècle... sensibles aussi au rapport capitaliste de ces petits objets payés et sensibles à la disparition des catégories classiques de l’auteur amateur/ clientéliste/ notable, qui ne laisse place qu’au clivage amateurs / professionnels, et fait apparaître chez les professionnels la présence nécessaire de l’argent rapide. Dans un coin de nos têtes utopistes, l’auteur libre écrit toujours ce qui lui plait à lui seul. Dans la vie littéraire plus rationnellement décrite, le désir de savoir et le désir de communiquer ne sont pas que des infirmités ; quant aux droits d’auteur, ils sont même une conquête, pour laquelle Ronsard et Corneille, chacun à leur manière, ont témoigné de l’excellence des auteurs, et Voltaire était riche ! Enfin nous sommes attachés aussi à la compétence : parler de ce qu’on sait. Mais quelle compétence ? Nos mémorialistes d’Ancien Régime répètent à l’envi que c’est au militaire de parler de faits d’armes (César), et au politique de parler d’affaires d’État, comme si on parlait toujours de ce qu’on a fait, et comme si la pratique ne montrait pas l’imbrication des actions et des compétences. Or quid de la compétence en écriture ? voire de la compétence du bon goût et du bon sens ? La grande difficulté de ce concept mobile est donc que nous pouvons nous accorder sur la chronologie de ses formes (cela semble possible), mais moins sur le critère de sa valeur, donc sur une définition qui ne bougerait pas tout le temps, entre les siècles, entre les objets. C’est moins la pratique qui nous gêne, quelle que soit son acception, que ses producteurs (existe-t-il des nonpolygraphes, de quelle nature et quand ? ), et ses fonctions (dans quel contexte, pour quels publics ? ). La question clé de la réception apparaît. Le bibliothécaire hait les polygraphes qu’il ne sait où ranger ; le lecteur hait la polygraphie savante qui le fatigue, mais n’utilise qu’elle pour éviter de réfléchir ; et le professeur, plus encore, condamne par fonction une pratique qu’il utilise, et même les fins didactiques qui lui sont supposées. Le rêve simplificateur (un roi, une loi, une foi) veut un auteur, un genre, un texte, qui aille dans un rayon, et en général un texte par lequel chaque auteur se range dans des genres. Au mieux, l’excellence du Panthéon sans moyenne. Au pire un bégaiement. Marie-Madeleine Fragonard 32 Fions-nous pourtant à un principe directeur : la plénitude est primordiale, ainsi que le désordre. Le découpage et la spécialité distinctive sont seconds. Nous sommes tous des polygraphes, quelle chance.