eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

La fiction «classique»: la plaisir du dépaysement et de l0146interrogation morale (La Désobéissance de Pyrame)

2012
Hélène Merlin-Kajman
PFSCL XXXIX, 77 (2012) La fiction « classique » : le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale ( La Désobéissance de Pyrame ) H ÉLÈNE M ERLIN -K AJMAN (U NIVERSITÉ P ARIS III-S ORBONNE N OUVELLE ) Ce n’est pas sans une certaine appréhension que je prends aujourd’hui la parole, car c’est la première fois que je me présente sous mes deux personnes « littéraires » à la fois, d’un côté, l’écrivain quelque peu précaire que je suis, et de l’autre, l’universitaire dont l’autorité est institutionnellement plus assurée. J’ignore du reste si l’on attend de moi que je privilégie l’une ou l’autre de ces deux personnes. La seule originalité, peut-être, de mon propos, consistera dans le fait que ce ne sera pas seulement la seconde qui commentera la première, comme on pourrait s’y attendre, mais aussi l’écrivain qui aura quelque chose à dire de/ à la chercheuse. Je vais essayer de montrer comment, particulièrement pour le petit roman dont je vais parler, les deux personnes se sont vraiment aidées l’une l’autre ; et aussi comment l’expérience de cette écriture m’a renforcée dans la réflexion que je mène sur la transmission de la littérature : c’est-à-dire sur ce qui constitue le soustitre du colloque : patrimoine, symbolique, imaginaire. Dans son dernier livre, Vincent Kaufmann ironise cruellement à propos de l’un des mots d’ordre majeurs du mouvement théorique-réflexif qui a, selon lui, marqué la recherche littéraire, et bien des écritures, dans les décennies 1960-1980, le décret de mort de l’auteur dont « tous les déshérités volontaires de la fonction-auteur » rêvent la « résurrection » : La mort de l’auteur a été affirmée de toutes les manières possibles, mais a-telle jamais été prouvée ? A-t-on jamais retrouvé le cadavre ? Le tombeau est désespérément vide, et compte tenu de la santé médiatique affichée par Hélène Merlin-Kajman 5 beaucoup d’auteurs autrefois énergiquement morts, on peut douter qu’ils y aient passé beaucoup de temps. 1 Mais la nouvelle critique visait la figure de l’auteur comme catégorie critique, celle dont on faisait dépendre l’interprétation en ramenant le texte à ses intentions, sa biographie, ses engagements, etc. : bref, l’auteur comme avatar du sujet souverain, foyer organisateur du sens de son œuvre. Personnellement, je suis restée assez fidèle à cette « mort de l’auteur » : ni ses intentions, ni sa biographie, ni même ses manuscrits je l’avoue, ne me paraissent devoir constituer le dernier mot en matière d’interprétation du texte. Cela ne condamne pas à congédier sa personne historique réelle, d’autant que le mode de relation que l’auteur entretient avec son texte peut s’inscrire dans le texte lui-même, et j’en dirai un mot pour finir. Cette petite digression vise à clarifier la façon dont j’envisage ma contribution à notre colloque : je n’ai pas la prétention de me mettre en position d’exégète autorisé de mon petit roman, La Désobéissance de Pyrame 2 . Il est hors de question de cumuler les autorités. Du reste, je suis toujours très réceptive à ce qu’on me dit de mes textes, très reconnaissante qu’un lecteur ait envie de m’en parler, et je ne cherche jamais à contredire une lecture, même quand elle me heurte. La lecture est, à mon sens, un acte libre, le commentaire critique aussi, et plus je vieillis, plus je suis convaincue qu’il convient aujourd’hui de mettre autant l’accent sur la dimension éthique de l’acte critique que sur sa dimension philologique, herméneutique, épistémologique, etc. En somme, du point de vue de la lecture de mon livre, j’ai spontanément davantage envie d’écouter que de parler ; et c’est ce que j’ai fait quand j’ai rencontré une classe de seconde cette année : je me suis mise à la disposition des élèves plutôt que de leur parler du haut d’une chaire. Comme auteur physique, historique, c’est, selon moi, la moindre des choses. Mais ici où il s’agit d’analyse, j’ai choisi de me situer en amont de mon texte et de vous expliquer pourquoi, avec quelles questions et quels outils, j’ai choisi d’écrire un roman de jeunesse qui parle du XVII e siècle, et qui en parle non seulement à des adolescents, puis de là, du moins c’est mon vœu, non seulement à leurs parents et à leurs enseignants, mais aussi (assez gaiement, je dois l’avouer) à mes collègues dix-septiémistes. Il ne m’appartient pas de dire si mon intention a été couronnée de succès ou non. Mais je peux expliquer comment j’en suis arrivée là, et dans quel but. En conclusion, je vous livrerai les nouvelles réflexions qui ont surgi, pour moi, de la réaction 1 Vincent Kaufman, La faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Seuil, 2011, p. 71. 2 La Désobéissance de Pyrame, « Charivari », Belin, 2009. Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 de certains de mes lecteurs, notamment lors de cette rencontre avec une classe de seconde que j’évoquais il y a une minute. La Désobéissance de Pyrame, c’est un point très important, est une commande. Il y a une dizaine d’années déjà, j’ai écrit un roman pour enfants qui n’a pas - pas encore, je l’espère - trouvé d’éditeur, peut-être parce qu’il ne rentre dans aucun genre, donc dans aucune politique éditoriale. Une amie l’ayant lu et beaucoup aimé m’a proposé de le donner à lire à une éditrice qu’elle connaissait. Cette éditrice, c’était Nicole Czechowski, la directrice de la collection « Charivari » de chez Belin. Nicole Czechowski m’a contactée très rapidement pour m’expliquer qu’il ne rentrait pas dans le projet de sa collection, mais qu’elle serait très heureuse si j’acceptais d’écrire pour ladite collection, dont elle m’a alors expliqué le but. Il s’agit de publier des romans qui mettent en intrigue un concept ou une opinion de manière à conduire des adolescents à réfléchir et à se détacher de leurs préjugés ordinaires. On ne peut pas imaginer une définition plus proche de l’idéal dit « classique » : il s’agit de plaire, bien sûr, mais de plaire pour instruire, même si l’instruction en question, conformément à la modernité, vise moins à se traduire en préceptes qu’en questionnement. Cela m’allait. Cependant, la difficulté était évidente. Certes, mon roman précédent s’était bien préoccupé d’un tel questionnement moral, mais de façon très libre, et c’était d’abord le plaisir qui avait conduit mon écriture. Ici, le pari était risqué : car avoir d’abord un but moral, et un but moral étroitement soumis à un concept ou problème, voilà qui constituait à coup sûr une énorme difficulté. Mes deux premiers romans sont parus aux éditions de Minuit 3 . Je viens de la modernité : celle de la mort de l’auteur, précisément, avec ce qui l’accompagnait, par exemple, la théorie de la « production du sens », le privilège accordé à la fiction, au signifiant et à l’inconscient, plutôt qu’au message - au signifié - et au vraisemblable. Une citation de Barthes, qui porte sur « le partage historique qui oppose le récit classique, sorti tout armé d’une préparation antérieure, au texte moderne, qui, lui, ne veut pas préexister à son énonciation et, donnant à lire son propre travail, ne peut finalement se lire que comme travail », illustre assez bien l’enjeu : Le narrateur classique s’installe devant nous, comme on dit : se mettre à table (même au sens policier de l’expression) et expose son produit (son âme, son savoir, ses produits [...]). 4 3 Hélène Merlin, Rachel, Paris, Minuit, 1981 ; Le Caméraman, Paris, Minuit, 1983. 4 Roland Barthes, « Drame, poème, roman », dans Tel Quel, Théorie d’ensemble, Seuil, 1968, p. 31. Hélène Merlin-Kajman 5 Écrire un roman de jeunesse centré sur un thème conceptuel exige bel et bien de se mettre à table, c’est-à-dire de réfléchir avant d’écrire, de se livrer à une préparation antérieure, ce qui n’est pas du tout mon mode d’écriture habituel. Si déjà La Désobéissance de Pyrame concerne le XVII e siècle, c’est donc d’abord parce qu’il est, de ce point de vue-là, un roman « classique » ; comme c’est bien sûr la raison pour laquelle je peux « me mettre à table » pour en parler. Lors de ce premier contact, Nicole Czechowski et moi-même avons longuement parlé de nos conceptions de l’éducation. J’ai évoqué l’association que je dirigeais encore à l’époque, L’Observatoire de l’éducation, et son projet d’écrire un « manifeste de la civilité ». Nicole Czechowski m’a alors suggéré d’écrire un roman sur ce thème. J’y ai réfléchi pendant quelques jours, ruminant déjà l’idée d’écrire un roman historique dont l’intrigue se situerait au XVII e siècle. Mais comment éviter quelque chose d’assez morne, ou de très manichéen, une sorte de version moderne des Petites filles modèles rejetées au XVII e siècle ? Comment éviter une leçon de morale sèche et peu excitante dans la mesure où la civilité, comme thème romanesque, est sans doute condamnée à plonger le lecteur dans un certain ennui ? Tout le monde a fait l’expérience de ce que l’enfer de Bosch ou de Dante est beaucoup plus captivant que leur paradis. La civilité est une question théorique et politique passionnante, qui est au centre de ma réflexion. Mais pour écrire un roman, elle ne m’inspirait pas du tout. Et là, le déclic est venu au détour d’un raisonnement élémentaire. Le travail de l’Observatoire concernait autant les problèmes d’autorité que de civilité. Malgré le risque « idéologique » d’un tel sujet, risque de dérive à mon insu, ou de contresens de la réception et de récupération autoritariste, l’autorité constituait au moins, pour un roman, une promesse dramatique. C’est comme cela que je me suis engagée dans ce thème conceptuel, tout en lui associant celui de l’autonomie. Mais il fallait être d’autant plus vigilant : se mettre d’autant plus « à table » et réfléchir. Ma seconde vague de réflexions a concerné la représentation - le miroir que j’allais promener le long d’un chemin, si vous me permettez ce clin d’œil. Personne n’ignore qu’aujourd’hui, il est très difficile, et/ ou très illégitime, d’écrire un roman « réaliste » : pas question de faire du Hector Malot. Donc, quel miroir, quel chemin ? Je suis convaincue que trop de romans de jeunesse cherchent à parler aux enfants ou aux adolescents directement de ce qu’ils vivent, car ces romans interviennent en fait de la sorte de façon très directe et très normative sur ce qu’ils vivent. Je voyais, plus précisément, surgir un grand nombre de difficultés. Tout scénario stéréotypé de l’autorité devait être évité, au moins dans la mimésis : le Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 scénario de la classe indisciplinée, celui des mauvais parents, sous le stéréotype actuel des « parents démissionnaires » par exemple. Je ne voulais en aucun cas tomber dans le didactisme lourd, la morale facile. Comment écrire en « instruisant » selon le contrat franchement difficile, exigeant, de la collection, sans que personne fasse la leçon à l’intérieur d’un même monde mimétique, sans qu’on soit en face de modèle, tout ceci dans une intrigue accessible à des adolescents ? Comment éviter de distribuer des bons points et des mauvais points ? En particulier, ce que je ne voulais surtout pas, c’est qu’un jeune lecteur se sente engagé, en fermant le livre, à faire des comparaisons, qu’il puisse avoir l’impression de reconnaître sa situation, ou ses parents, ou bien encore son collège ou son lycée, ou ses camarades enfin, et être induit à mesurer son malheur (ou son bonheur) par rapport à la situation plus ou moins proche de tel ou tel ami, connaissance, etc. Je suis très modérément favorable à la satire, en tout cas aujourd’hui, et c’est un point sur lequel je reviendrai ; et surtout pour la littérature de jeunesse. Ma conviction est que les enfants ont autant besoin de nourrir leur imagination et de faire confiance à ce qu’on leur transmet que d’acquérir un esprit critique. Mais comment nourrir leur imagination avec un tel sujet, l’autorité ? Envisageant de nouveau d’écrire un roman historique, j’ai assez rapidement écarté ce choix, pour deux raisons liées. La première, c’est mon « surmoi historien », quoique je ne sois pas historienne. Ayant travaillé souvent avec des historiens de la société d’Ancien Régime, j’en sais suffisamment pour savoir tout ce que je ne sais pas, notamment concernant tous les détails qu’il faut mobiliser pour écrire un roman historique. De ce point de vue-là, être spécialiste est plutôt inhibant, d’autant que les historiens avec qui je travaille pensent que la pire des erreurs, pour un historien, est l’anachronisme - et même, que les hommes d’aujourd’hui n’ont proprement rien de commun avec les hommes de l’Ancien Régime. Mais ma seconde raison concerne derechef la question de la mimésis. Il m’est apparu assez rapidement que le XVII e siècle était, comme référent historique, inutilisable pour le but que je cherchais à atteindre. Même si la société est alors en train de faire craquer les hiérarchies féodales, ce qui explique le développement, tout de même encore timide, de la civilité, même si on assiste nettement au début d’un processus d’individuation ; bref, même si on pourrait dire que les bienfaits et les méfaits de la revendication du bonheur, de l’individualisme commencent alors - car au XVII e siècle, Pascal ne peut déclarer le moi haïssable que parce qu’il est justement trop adoré à son goût -, il n’empêche que la structure de l’autorité d’un côté, de la famille de l’autre, continue d’être aux antipodes de ce que nous Hélène Merlin-Kajman 51 connaissons, et toute transposition m’aurait semblé tout à fait ridicule : au XVII e siècle, la majorité des enfants est d’abord mise en nourrice ; les femmes meurent encore en couches ; les belles-mères sont légion. Choisir de transposer l’intrigue dans la famille élargie ? Mais ce n’était pas mon sujet. Les mariages se font sur la base d’alliances de maisons, y compris dans le tiers état. L’honneur est une valeur plus importante que la civilité, l’autorité est contestée, mais difficilement, et jamais par un individu isolé. J’aurais certainement pu situer mon intrigue dans un collège comme celui où Francion, dans le roman de Sorel, fait ses classes : mais alors, je retombais en fait sur l’objection précédente : comment éviter de montrer des bons et des méchants à l’intérieur d’un même monde ? Comment transformer Hortensius, la figure du pédant, en individu doté d’une subjectivité qui puisse le rapprocher d’un enseignant d’aujourd’hui ? Comment, surtout, éviter le contexte religieux, si impossible à éliminer de la représentation de la vie au XVII e siècle ? La solution à ces questions, c’était manifestement de construire une intrigue fondée sur la rencontre entre des personnages appartenant pleinement à notre temps, c’est-à-dire plongés sans distance dans les bouleversements sociétaux que nous connaissons, modelés par eux et réagissant à eux, et des personnages qui regarderaient ces premiers personnages comme des étrangers, des inconnus : en d’autres termes, de mobiliser le bon vieux procédé que les formalistes russes ont appelé l’estrangement - la distanciation -, tel que l’illustrent Les Lettres persanes de Montesquieu, ou... Les Mémoires d’un âne de la Comtesse de Ségur. Les Lettres persanes, surtout, avaient pour moi ceci d’intéressant que le roman me fournissait non seulement le modèle d’un Persan plongé dans la société française, selon la technique du « Paysan du Danube », mais aussi celui d’un regard jeté, du lieu de ce trouble, sur une autre société que la société française. Mais nous ne sommes pas au XVIII e siècle : la mondialisation, les mouvements de population, le multiculturalisme, rendent le détour par des « Persans » tout à fait improbable, voire ridicule : notre monde ne contient plus d’étrangers assez étrangers pour qu’on puisse fonder sur eux le procédé de l’estrangement, sauf à tomber dans des stéréotypes plutôt désastreux, et en tout cas, exactement de la nature de ceux que je cherchais non seulement à éviter, mais aussi à dénoncer. Peut-être peut-on s’y risquer si l’on a des connaissances très fines et très informées de ces « autres » : mais ce n’est pas mon cas. Quant aux animaux, je n’ai pas de sympathie suffisante pour eux pour me sentir attirée par l’hypothèse de leur donner la parole ; et de façon générale, j’éprouve une grande colère à l’égard de la sorte d’empathie que les albums de jeunesse et les documentaires cherchent à faire ressentir aux Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 51 enfants pour les animaux, une grande méfiance quant à leur allégorisation imprudente en figures de victimes : dans l’ordre de la nature, un loup s’attaque aux moutons, et il me paraît très dangereux de fonder une allégorie sur l’inversion de ce fondement naturel comme tant d’albums de jeunesse le font. Cette empathie à l’égard des animaux dans laquelle les enfants et les adolescents baignent a deux effets contraires à ce que je cherchais : un effet de détestation de la culture humaine, supposée exploiter les animaux ; une angoisse face à leur disparition. Je ne dis pas que ces deux positions soient illégitimes : le problème est qu’elles conduisent souvent les enfants, les élèves, à mettre sur le même plan les génocides et la menace pesant sur la biodiversité. J’ai alors pensé au genre de l’utopie qui, au lieu d’amener un regard étranger parmi « nous », nous transporte dans une société tout autre, construite comme un miroir critique de la nôtre, ce qui nous permet de regarder la nôtre avec distance et de la juger. Mais les utopies construisent des sociétés idéales très rigides. Il serait impossible derechef, en passant par ce genre, d’éviter de construire un modèle univoque, de donner des leçons de vertu, etc. Surtout avec le thème de l’autorité, le choix de l’utopie pouvait se révéler redoutable. En outre, une utopie serait fort ennuyeuse pour de jeunes lecteurs, car généralement il ne s’y passe pas grand-chose. Sauf dans l’utopie de Cyrano de Bergerac, ou plutôt, dans les éclats d’utopie de L’Autre monde, qui réunit, comme chacun sait, les deux histoires comiques des États et Empires de la lune et des États et Empires du soleil. Croisant alors le modèle cyranien, et les Lettres persanes, j’ai décidé d’amener les « lunaires » en France. C’est à partir du moment où je me suis arrêtée sur cette idée que l’intrigue a commencé à naître dans mon esprit et à s’y développer assez rapidement. L’Autre monde en effet résolvait d’un coup un certain nombre de mes problèmes. Mais avant de l’expliquer, il est peut-être temps que je fasse un bref résumé de mon roman pour ceux qui ne l’ont pas lu, malgré ma répugnance à ce type d’exercice quand il s’agit de ce que j’écris, car un résumé, c’est toujours un peu une blessure. Le récit est pris en charge par un enseignant de français, ami de Juliette Silvanire, l’enseignante de français de la classe de 1 ère S des principaux protagonistes du roman, à savoir Savinien Bergerac, Hamla, Polo, Tim, Roxane, Raphaëlle, Rose et Clarice. Savinien Bergerac est un nouveau, comme Hamla, et ils deviennent rapidement amis. Hamla, dont on devine qu’il est musulman d’origine maghrébine, vient d’un établissement difficile de banlieue. Savinien vient de Bergerac, et présente quelques caracté- Hélène Merlin-Kajman 51 ristiques bizarres dont le lecteur comprendra l’origine grâce au savoir du narrateur, lequel tient l’histoire du jeune homme de sa bouche, car Savinien viendra la lui raconter avant de repartir. Savinien est donc le descendant de Cyrano de Bergerac et vient, non pas de la ville française de Bergerac, mais d’une planète cachée dans un trou noir, appelée Étoile Bergère dont la capitale s’appelle aussi Bergerac, et qui est la lune du récit de Cyrano. La démocratie d’Étoile Bergère se trouve menacée par un parti terroriste, celui des Pédocrates, qui ont trouvé une drogue pour fixer les individus à l’étape de l’adolescence, afin d’établir le règne sans partage des enfants, conformément à ce qui s’était passé avant la « Sage Révolution » de 1789. Comme certaines informations provenant de la Terre donnent à penser que les démocraties occidentales connaissent une évolution allant vers une société de ce type, où l’autorité passerait à une classe d’âge (en gros, les adolescents), le gouvernement de Bergerac a envoyé en mission à Paris Savinien et son frère Pyrame. Ils sont chargés d’observer et de comprendre les comportements des jeunes terriens, afin que leurs renseignements aident les historiens d’Étoile Bergère à analyser plus en finesse le Vieux Régime, celui qui précédait donc la Sage Révolution. Pour ce faire, Savinien, qui a vingt ans mais se fait passer pour un lycéen de seize ans, a été envoyé dans un lycée de centre-ville ; et Pyrame, qui en a seize mais se fait passer pour un collégien de quatorze ans, a été quant à lui envoyé dans un tout autre poste d’observation, un collège de banlieue très difficile. Le premier joue le bon élève, ce qui ne lui est pas difficile ; le second, le mauvais élève, jeu auquel il va laisser beaucoup de plumes. Or, de leur côté, les Pédocrates ont aussi intérêt à observer quels mécanismes permettraient de hâter leur révolution, et ils ont découvert comment on pouvait, d’Étoile Bergère, se rendre sur terre, et où étaient Savinien et Pyrame ; ils ont donc envoyé deux jeunes filles, Rose dans le lycée où se trouve Savinien, et Cloris, dans le collège de Pyrame, afin de les surveiller et de faire un espionnage parallèle au leur. Mais Pyrame tombe amoureux de Cloris, laquelle l’entraîne dans un guet-apens en l’invitant à une fausse fête qu’elle dit organiser. Il s’y rend malgré l’interdiction de ses supérieurs hiérarchiques de continuer à la fréquenter, car ils ont appris la vraie identité de Rose et de Cloris. C’est la « désobéissance » de Pyrame. Je viens de résumer le cadre fictionnel qui permet de justifier mon thème conceptuel. J’ai cependant essayé qu’il reste le plus discret possible. La Désobéissance de Pyrame est d’abord un roman d’aventures et de dialogues, de rencontres émotionnellement fortes, du moins je l’espère. Le choix d’écrire ce roman dans l’ombre, si je puis dire, de celui de Cyrano m’a permis en effet de jouer sur différents plans à la fois, tous Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 51 n’étant certainement pas visibles à tous les lecteurs - et c’est volontaire : on peut tout à fait le lire en passant à côté de toutes les références au XVII e siècle et d’un grand nombre de questions que j’y ai inscrites. Je voulais absolument privilégier le plaisir. J’ai donc fait l’épreuve de l’exigence classique de l’écriture, pour laquelle il faut effacer les marques de l’art, et laisser quelque chose à penser... Cette euphémisation des marques d’écriture, je le signale au passage, est un terrible exercice d’humilité, contrairement à ce que la citation de Barthes à propos de la différence entre narrateur classique et narrateur moderne donnerait à croire : car ne pas montrer l’écriture au travail suppose de ne rien théâtraliser. Quand j’ai eu terminé le roman, je me suis demandée si mes lecteurs pourraient voir qu’une partie de l’art que j’y ai mis (l’art, au sens de la technè) résidait dans ce que je n’y ai pas écrit : dans l’absence totale de spectacle de l’écriture. La fiction que j’avais choisie résolvait des problèmes de vraisemblance, d’abord. Malgré le cadre fantaisiste de la fiction, je me suis en effet donné des contraintes de vraisemblance très fortes : mon roman joue du merveilleux, du fantastique et de la science-fiction, mais l’on pourrait presque en croire la fable possible - en tout cas, personnellement, je la crois presque possible, sans doute notamment parce qu’elle m’a permis d’inscrire à son horizon certains drames tout à fait contemporains, comme le dénouement le laisse entendre : la mondialisation actuelle s’accompagne en effet d’une restriction grandissante des déplacements. Savinien comme Pyrame sera obligés de repartir à la fin du roman ; or, ce départ est, pour Savinien, déchirant non seulement à cause des amitiés qu’il a nouées avec Hamla puis Polo, mais surtout à cause de son amour partagé pour Roxane. J’ai cherché à tout motiver, notamment le fait que Savinien vienne raconter son histoire au narrateur, qui sera le seul à connaître l’origine extra terrestre de Savinien et de Pyrame, de Rose et de Cloris, le nom de Bergerac permettant de maintenir, au niveau de la fiction, l’indécision sur le statut référentiel de la ville. Mais surtout, en partant, non pas de la réalité historique, mais d’une fiction du XVII e siècle à laquelle j’ai donné un statut historique - le voyage dans la lune du héros-narrateur de Cyrano, Dyrcona, devenant « réel » dans la perspective de ma propre fiction -, je pouvais imaginer des extra terrestres très proches de mes lecteurs, parlant français de façon plausible, ayant une histoire très proche de l’histoire de France : j’ai décalqué volontairement leur histoire de la nôtre, jusqu’à situer leur « Révolution » en 1789, jusqu’à leur prêter la devise « Liberté, Égalité, Civilité » : jeu, certes, mais jeu sérieux évidemment ; je leur ai imaginé un XVIII e siècle succédant, non au siècle de Louis XIV, etc., mais à une société libertine comme on peut supposer qu’un Cyrano de Bergerac fondant une nouvelle société en aurait Hélène Merlin-Kajman 5 instauré une, pédocratique : et, de la sorte, un passé antérieur au XVII e siècle intégralement commun avec les personnages « d’ici ». Cela me permettait d’inscrire la question des racines (la question des « Français de souche ») dans une zone de pure fiction - de jeu avec le passé -, et d’imaginer un monde où la couleur de la peau n’identifierait plus une origine. Le personnage de Pyrame est noir contrairement à son frère : la fiction me permettait de déplacer le cadre de la question de la différence ethnique. Ainsi, tous les Français d’aujourd’hui peuvent descendre de ces autres Français, ces Français d’Étoile Bergère ; ou pour le dire autrement, la littérature classique peut instituer un passé commun, ce que le récent documentaire de Régis Sauder, Nous, Princesses de Clèves, démontre magnifiquement. D’où les noms que j’ai donnés aux personnages d’Étoile Bergère : ils sont systématiquement empruntés, non pas au XVII e siècle historique à part celui de Savinien - c’est une chance pour moi que le prénom, méconnu, de Cyrano ait été Savinien : d’abord, précisément parce qu’il est méconnu ; ensuite, parce que je l’aime - j’ai donc pu l’investir comme signifiant. Ils sont empruntés aux fictions galantes, sauf celui de Rose et celui de Pyrame sur lequel je vais revenir dans un instant. Cela me permettait de marquer un autre monde, sans que la différence soit caricaturale, par de légères variations - un monde parallèle, un peu comme celui de la littérature, précisément : elle peut jouer en faisant rêver... D’où cet exercice de français initial, ce sujet d’invention donné aux élèves au tout début du roman : « Écrivez la biographie d’un de vos aïeuls qui a vécu au XVII e siècle. Vous utiliserez la première personne du singulier afin que l’histoire paraisse bien se raccorder à votre propre famille, et vous justifierez comment et pourquoi vous êtes en possession de la biographie de cet aïeul. » 5 La copie de Savinien me permet de lancer l’intrigue et de jouer, dans le registre du pastiche, de la référence à certains éléments de l’Autre monde, que je ne vais pas détailler : chacun peut faire ce repérage aisément. Je précise simplement que la dissertation de Savinien imagine de faire parler des choux mythiques qui révèlent sa généalogie. C’est là une référence à la prosopopée prêtée au chou par le démon de Socrate, où le chou revendique sa part de l’intellect universel. Mais la copie de Savinien me permet aussi de régler, par l’écart du pastiche, la question de la différence des langues. Faire de mes extra terrestres des descendants de Français du XVII e siècle - du siècle classique ! - revient à dédoubler l’origine et conduit à désolidariser le classicisme de l’histoire littéraire « nationale » (il émigre vers une possible mondialisation de l’histoire littéraire, post-coloniale), l’ethnie de la langue. 5 Hélène Merlin-Kajman, La Désobéissance de Pyrame, op. cit., p. 13-14. Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 Reste que la langue posait une difficulté. J’ai prêté à Savinien et à Pyrame des études différentes de celles des jeunes Français, notamment en matière de langues mortes : ils ont appris le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe classiques. Certains lecteurs en ont conclu que je défendais l’enseignement des langues mortes : oui, et non. Je n’avais pas envie d’inventer des langues vivantes inconnues : je trouvais cela inesthétique ; et le mot d’ordre de l’apprentissage précoce des langues vivantes comme remède universel me paraît futile, comme toutes les modes. Surtout, ce qui comptait pour moi, c’était d’inscrire l’égalité de ces quatre sources linguistiques et culturelles : j’ai hésité à ajouter le chinois, mais il déchirait la vraisemblance de la fiction, car, au XVII e siècle, on ne peut pas dire que le chinois soit pratiqué par les lettrés, contrairement à l’hébreu et à l’arabe classiques - même si cela reste rare. Qu’il ait appris des langues mortes, qu’il provienne d’une autre culture, justifie de plus que Savinien, qui est un excellent élève, ne soit cependant pas bon partout. Et de même, quand il écoute les discussions politiques, il n’y répond pas : ce n’est pas son monde, ni sa mission. Cet écart me laissait de la latitude pour jouer assez librement avec ce que je pouvais décider de lui attribuer comme intérêts : or, je ne voulais pas insérer des éléments directement politiques dans ce roman. Je me suis amusée à insérer des éléments venus de ma connaissance du XVII e mais à chaque fois, sans aucun souci de vérité historique, puisqu’il s’agit d’un héritage possible, ailleurs, de ce XVII e siècle historique : l’essentiel pour moi était que mes « projections » construisent un monde plausible, merveilleux et intéressant pour le but didactique que je m’étais donné. Je profite de cette précision pour signaler que l’on peut trouver la définition des « pois à visage » à l’article « Phaséole » du Furetière, « ronce de cerf » à « Salsepareille » et « myrobolan » à « Torréfaction » et « Behen ». Et on comprend rapidement la raison des particularités orthographiques de Savinien, qui écrit par exemple « sçavoir » au lieu de « savoir », et qui appelle les personnes « Monsieur Monsieur » ou « Madame Madame », ce qui est une transposition d’une pratique honorifique consistant à écrire, à des destinataires respectés, « Monsieur, Monsieur X ». L’Autre monde me fournissait par ailleurs un modèle rhétorico-philosophique : celui de la discussion, du dialogue, socratique si l’on veut, en tout cas, un modèle polyphonique. Pour moi, jouer l’intrigue dans les dialogues - et, plus encore que l’intrigue, jouer le thème de l’autorité surtout dans les dialogues -, me permettait de diffracter au maximum ce que ce thème risquait d’importer de monologique. Je voulais faire de mes personnages des héros de la discussion en évitant de les présenter pris dans une complète fascination à l’égard de Savinien, dans un rapport d’adhésion Hélène Merlin-Kajman 5 à un personnage charismatique. Savinien, du moins je l’espère, n’a rien d’un meneur. Du reste, lui aussi change au cours de la narration, change et doute, même si je ne pouvais pas le faire trop douter, car il fallait bien, pour parvenir à mon but, que les personnages terrestres se heurtent à une parole plus adulte que la leur, mais éclairée par son statut d’étranger, sans compter qu’il me fallait motiver son obsession de l’autorité, raisons pour lesquelles je lui ai donc inventé cette mission qui fait de lui une sorte d’espion ethnologue pédagogue. Cela me permettait de ce fait de poser le problème de l’autorité à partir d’un étonnement intéressé, qui cependant n’emprunterait aucun des cadres de débat actuels. Sous ce rapport en effet, la référence à Cyrano me fournissait une scène qui entrait en écho direct avec mon sujet - et du coup, faisait entrer le XVII e siècle en écho avec notre époque sans passer par l’écueil du référent historique et de l’anachronisme. On se souvient que le narrateur, sauvé de l’inquisition lunaire par le démon de Socrate, est accueilli chez lui et y rencontre deux professeurs d’académie et le fils de son hôte, jeune homme traité par les premiers avec « un respect aussi profond que d’esclave à seigneur [...] parce qu’en ce monde-là les vieux rendaient toute sorte d’honneur et de déférence aux jeunes » 6 . À un moment d’interruption des discussions - qui comprennent la prosopopée du chou -, le père du fils de l’hôte - l’hôte, en somme - se fait rudement rabrouer, et même punir, parce qu’il n’a pas obéi aveuglément à un ordre donné par son fils. Après avoir fouetté « durant un gros quart d’heure » son effigie et l’avoir condamné « à ne marcher que sur deux pieds le reste de la journée » pour l’offrir à la risée publique, le jeune homme prononce ce commentaire : « Messieurs, je vous prie d’excuser les friponneries de ce poste 7 . J’en espérais faire quelque chose de bon, mais il abuse de mon amitié. Pour moi, je pense que ce coquin-là me fera mourir ; en vérité, il m’a déjà mis plus de dix fois sur le point de lui donner ma malédiction. » 8 Cette scène m’a permis d’imaginer le parti des Pédocrates. Et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai appelé Pyrame Pyrame : la tragédie Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, poète, condamné à mort et emprisonné pour libertinage en 1624, puis partiellement gracié et condamné au bannissement en 1625, conteste violemment la tyrannie parentale. 6 Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la lune et du soleil, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 102. 7 Dans l’édition de Maurice Laugaa, on trouve « cet emporté » : Cyrano de Bergerac, Voyage dans la lune, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 95. 8 Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la lune et du soleil, op. cit., p. 120. Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 D’un certain point de vue, la scène burlesque du fils de l’hôte reste aujourd’hui « subversive ». Mais avec cet adjectif subversif, je touche au sens de mon dialogue avec notre époque, et plus particulièrement avec les dixseptiémistes. Notre époque d’abord. Contrairement à l’époque où écrivait Cyrano, où l’autorité des parents était abusive, il y a aujourd’hui des parents battus, des mères surtout. Je partage sur cette question le point de vue Francis Martens qui, dans un article intitulé « L’affaire Dutroux est-elle une affaire de pédophilie ? », diagnostique l’émotion causée par l’affaire Dutroux en Belgique et au-delà de la Belgique en rappelant que ce genre de crime, pour horrible qu’il soit, n’est pas nouveau dans l’histoire. Selon lui, les adultes qui ont défilé en Belgique en signe de protestation « s’identifient à des enfants abusés » : De nos jours, il n’y a plus d’enfants, bien que peu de gens semblent l’avoir remarqué. Il est clair pourtant que des positions symboliques, codées par le système social, comme celles de « parent » ou de « professeur », apparaissent pratiquement dépassées [...] Les conséquences de cette mutation symbolique sont on ne peut plus concrètes : augmentation des purs rapports de force, règlement des conflits par la violence ou la séduction, accroissement spectaculaire du nombre de parents battus et de professeurs maltraités. Jadis, il était exceptionnel qu’un enseignant doive négocier avec la classe et se montrer « sympa » pour pouvoir donner cours. De même, il y a une trentaine d’années, un père roué de coups répétitivement par son jeune fils, laissait mal augurer de la carrière psychiatrique de ce dernier. De nos jours, le pronostic individuel est beaucoup moins pessimiste. C’est au plan collectif qu’il y a lieu de s’inquiéter. Car une société qui laisse malmener ses éducateurs, et n’ose contenir ceux qu’elle a charge d’éduquer, angoisse profondément les enfants. Obsédée par le problème de la maltraitance, incapable de soutenir la position de ceux qui ont charge d’éduquer, elle devient elle-même gravement maltraitante. [...] Pour les enfants réels, un monde où les adultes s’identifient à des enfants sexuellement abusés est plutôt angoissant. Qui peut encore les protéger ? 9 C’est ce problème-là que j’ai cherché à traiter avec mon petit roman. Et à cette fin, j’ai, en toute conscience, écrit un roman anti-libertin. C’est là que je m’adresse aussi aux chercheurs - et aux enseignants aussi, du reste. Je combats une lecture qui a pour réflexe de voir dans le libertinage, dans les formes burlesques ou parodiques, un écho à nos positions progressistes. Mes propres recherches m’ont amenée au contraire à montrer que le style burlesque n’est pas transgressif en tant que tel. Je suis de ce fait convaincue 9 Francis Martens, « L’affaire Dutroux est-elle une affaire de pédophilie ? », dans Procès Dutroux. Penser l’émotion, (consultable sur internet), p. 168-169. Hélène Merlin-Kajman 5 qu’il est très négatif de le présenter aux élèves, constamment, sans distance critique (oui), comme un style subversif, transgressif. J’ai donc voulu opérer un retournement humoristique en faisant des descendants de Cyrano, écrivain libertin, des jeunes gens plus civils et disciplinés que les descendants des libertins terrestres. C’est une anti-satire si l’on veut. Mais je n’en ai pas moins cherché à conserver, du « libertinage » de Cyrano, la liberté du questionnement et un certain frémissement épicurien. Pyrame, plus adolescent que Savinien, plus joyeux, libère son frère, par ses questions et ses réflexions intempestives, du poids excessif de l’autorité de Bergerac sur lui. Le contact avec la Terre fait que les jeunes gens sont amenés à porter un regard critique sur leur propre monde : et c’est ainsi que Savinien va s’autoriser à aimer Roxane, à le lui avouer, à le lui montrer. Faire d’un roman inspiré par Cyrano un roman anti-libertin quoique joyeux se voulait un pied-de-nez dénué d’agressivité (du moins je l’espère) à destination de mes amis dix-septiémistes que j’appellerais volontiers les zélés du libertinage. Mais, encore une fois, j’ai voulu conserver des éléments « libertins ». Mes héros, Savinien et Pyrame, fument... du thé, boivent du vin. J’ai conservé, discrètement, la référence à l’homosexualité de Cyrano : l’homosexualité est un devenir possible, dans mon roman. Je me suis même efforcée de ne pas caricaturer les Pédocrates : Pyrame se souvient avec plaisir de la maison d’amis chez qui il allait jouer petit, et qui étaient des enfants de Pédocrates. Je voudrais conclure en soulignant qu’en écrivant ce roman, j’ai pensé aussi à l’intérêt pédagogique qu’il pourrait avoir dans le cadre d’un cours de français. L’intertextualité y est foisonnante, notamment par le clin d’œil à la pièce de Rostand, et le récit fournit un cadre facile à la construction de séquences. Mon but, c’est de montrer qu’une transmission vivante de la littérature est possible, une transmission qui montrerait que la littérature classique n’est pas qu’affaire de « patrimoine », ni de passé révolu ; et qui associerait ce qu’on veut parfois opposer : d’abord, du plaisir immédiat ; des connaissances d’histoire littéraire ; une méthodologie précise, rigoureuse, voire formaliste ; et un horizon de questions morales très concrètes 10 . Ma seconde conclusion est digressive : sur le plan théorique, elle relance la question de ce que c’est qu’un auteur. Lors du débat que j’ai eu avec la classe de seconde, des adolescentes m’ont demandé pourquoi, dans ce roman, les filles étaient toutes négatives : pourquoi Rose et Cloris face à Savinien et Pyrame ? 10 C’est aussi le but de la série « Tropes d’Helio » d’Helio Milner publié par Transitions, mouvement que je dirige : www.mouvement-transitions.fr. Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 J’ai objecté le personnage de Roxane. Mais leur opinion était que Roxane se faisait « avoir » par Savinien, qui selon elles n’était pas amoureux de la jeune fille. Cela m’a saisie. S’en est suivi un débat passionnant, et, je le dis en passant, alarmant sur l’état de la confiance amoureuse de cette tranche d’âge. Mais reste la dissymétrie, réelle, entre le groupe des filles et le groupe des garçons, tous peu ou prou des figures héroïques, car à Savinien et Pyrame il convient d’ajouter Polo et Hamla. Sur cette question, je n’ai pas de réponse « idéologique ». Là se joue quelque chose qui n’est pas « explicable », même si j’en ai conscience. Le livre est dédié à mes deux fils. Puisque c’est écrit, nulle raison d’en faire mystère : une dédicace est le lieu fugace d’une articulation entre le public et le privé. Le roman comprend deux fois deux frères : Savinien et Pyrame, Polo et Jules, même si on ne voit Jules qu’à travers quelques mentions ou souvenirs de Polo. Chaque fois que, consciente de ce déséquilibre que mon engagement féministe réprouve, j’ai essayé d’introduire une fille à la place de l’un de ces garçons, mon désir d’écrire le roman disparaissait : je ne pouvais plus l’adresser mentalement à mes fils, l’écrire habitée par leur présence. Impossible cependant d’écrire un roman où il n’y aurait eu que des garçons ! Et voilà pourquoi je me retrouve avec un partage des sexes assez traditionnel malgré mes convictions. J’ai essayé de compenser en valorisant l’enseignante de français, en mettant une femme à la tête du gouvernement d’Étoile Bergère, et surtout, en donnant à Roxane une pleine consistance face aux garçons. Reste ce défaut de mon roman - l’auteur classique ici n’a pas pu maîtriser ce qu’il y a de pulsionnel dans le désir d’écrire...