eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

Les deux visages de la sorcière: l’affaire des poisons (1679-1681) dans le roman historique pour la jeunesse

2012
Anne-Marie Mercier-Faivre
PFSCL XXXIX, 77 (2012) Les deux visages de la sorcière : l’affaire des poisons (1679-1681) dans le roman historique pour la jeunesse A NNE -M ARIE M ERCIER -F AIVRE (U NIVERSIT DE L YON ) Dans les contes, la sorcière a deux visages : d’une part, elle peut être incarnée par une très vieille femme, pauvre, cachée dans la forêt ; on lui trouve quelques attributs comme le chaudron, le chat noir et le balai ; d’autre part, elle peut apparaître sous les traits d’une jeune et belle femme qui a ensorcelé le père des héros, la fameuse belle-mère de Blanche Neige, celle du conte des cygnes sauvages. Ses armes favorites sont le poison et la métamorphose. Elle représente tout ce qui fait peur : la pauvreté, la vieillesse, la solitude, la féminité 1 . Geneviève Arfeux-Vaucher a montré à quel point la vieillesse féminine effraie 2 . La féminité stérile est un autre point de crispation, comme l’ont montré les analyses de Françoise Héritier dans Masculin féminin 3 . Le genre du roman historique permet de voir les choses sous un autre angle : un mouvement amorcé au XIX e siècle avec Michelet propose une 1 Si l’adepte de la sorcellerie apparaît le plus souvent comme une femme, Robert Muchembled indique que la France est dans ce domaine une exception : dans les 1119 procès en sorcellerie tenus par le Parlement de Paris entre 1565 et 1640, plus de 50 % des accusés sont des hommes et seuls environ 10 % des accusés et accusées sont exécutés. À l’inverse, on trouve dans le Jura 78 % de femmes parmi les accusés, 82 dans le S.O. de l’Allemagne, 92 dans le Namurois… le taux d’exécutions varie entre 40 et 60 % (La Sorcière au village (XV e -XVIII e siècle), présenté par Robert Muchembled, Julliard/ Gallimard (Archives), 1979, p. 124). 2 Contrairement à la vieillesse masculine (incarnée dans le folklore enfantin par le Père Noël). Voir Geneviève Arfeux-Vaucher, La Vieillesse et la mort dans la littérature enfantine de 1880 à nos Jours, Imago, 1992. 3 Françoise Héritier, Masculin, Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. Anne-Marie Mercier-Faivre 4 nouvelle image de la sorcière : l’horreur a été remplacée par la fascination et a conduit à une apologie de celle qui représente la femme libre, incomprise et rebelle, guérisseuse connaissant les secrets de la nature. L’anthropologie, le féminisme, les études sur les minorités, l’écologie et la philosophie « new age » ont amplifié ce mouvement aux XX e et XXI e siècles. Par ailleurs, la littérature de jeunesse s’est mise à proposer de plus en plus de héros féminins ; la conjonction de ces mouvements a très logiquement produit une multiplication de jeunes sorcières « blanches », opposées à celles qui pratiquaient uniquement la magie noire 4 dans le folklore ancien. Ce thème est très présent dans les albums pour enfants et dans les romans traduits de l’anglais et de l’américain 5 . La nouvelle sorcière est devenue un personnage valorisé. Mais cette tendance générale est peu active dans le roman pour la jeunesse français ancré au XVII e siècle. Une question se pose alors, celle de savoir si c’est la France qui est en retard sur le plan du féminisme (fausse question sans doute, dont la réponse, positive, est évidente) ou si c’est l’image du XVII e siècle français qui conduit à cela. Le XVII e siècle français est présenté majoritairement dans le roman pour la jeunesse comme « le siècle de Louis XIV », celui de la rationalité, ce qui correspond en partie à une réalité (les grandes chasses aux sorcières s’achèvent en France vers 1630). Cela le rendrait-il imperméable aux influences contemporaines ? Domaines anglais et français : impossible comparaison Pour cette étude, j’ai constitué au préalable un corpus de huit romans récents. Six sont dans le domaine français : - deux romans d’Annie Jay : Complot à Versailles 6 et La Dame aux élixirs 7 , suite du précédent, où se poursuivent les aventures de Cécile la guérisseuse. 4 Les termes de « fée » et « sorcière » se partageaient jusqu’à récemment en France les champs du bien et du mal (beaucoup plus qu’au XVII e siècle) ; les « fées » anglaises (fairies), en revanche, sont méchantes (quelques textes français récents adoptent ce principe, comme Nonpareil de Marie-Aude Murail (École des loisirs, 2007). 5 Voir le mémoire de Caroline Scandale, disponible en ligne : « La sorcière, héroïne de romans-jeunesse contemporains : pour quelles images des femmes ? », Université Lumière Lyon 2, 2007. [http: / / mesbassontbleus.hautefort.com/ list/ memoiremaster-2-recherche-sorcieres/ memoire-master-2.html] 6 Hachette, Le Livre de poche jeunesse, 2007. 7 Hachette, Le Livre de poche jeunesse, 2010. Les deux visages de la sorcière 4 - trois romans d’Annie Pietri : Carla aux mains d’or 8 , histoire de Carla, guérisseuse italienne placée chez Mademoiselle, Les Orangers de Versailles et sa suite, L’Espionne du Roi-Soleil 9 , aventures de Marion la parfumeuse, au service de Madame de Montespan. - un roman d’Anne-Marie Desplat-Duc : Sorcière blanche 10 , l’histoire d’Agathe, jeune noble ruinée, dotée de pouvoirs de guérisseuse, qui voyage en Amérique et dans l’Ouest de la France où elle devient assistante d’apothicaire. À l’heure où j’écris, on pourrait ajouter un nouveau titre, Les Poisons de Versailles 11 , mais celui-ci ne fait que conforter les remarques tirées des romans étudiés. Deux titres sont issus du domaine anglais, des œuvres qui ont connu un grand succès. Isa la sorcière 12 est sans doute le plus proche de la vérité de la sorcière, ou de la chasse aux sorcières qui a fabriqué cette vérité 13 . Son auteur, Melvin Burgess, seul homme de la série, est connu pour quelques ouvrages qui ont marqué l’histoire du roman adolescent en brisant quelques tabous. Dans ce roman, l’orpheline Isa découvre qu’elle est fille de sorcière ; elle est terrifiée par l’idée d’être damnée. Journal d’une sorcière 14 , suivi de Vies de sorcières 15 de Celia Rees a remporté entre autres le prix « sorcières » 2003 (prix du réseau des librairies indépendantes jeunesse, les librairies « sorcières »). L’héroïne est proche du personnage d’Isa, elle a un don de prémonition et connaît les herbes. Le roman se passe essentiellement en Amérique, vers Salem. La différence radicale entre romans français et romans anglais est liée au contexte historique : c’est la chasse aux sorciers du début du XVII e siècle qui fait l’arrière-plan d’Isa la sorcière et l’histoire des sorcières de Salem qui fait celui de Vies de sorcières. La plupart des romans du domaine français sont polarisés autour de la Cour de Louis XIV et de l’affaire des poisons (1679-1681). J’en arrive à une première constatation : il est difficile de comparer des romans historiques anglais et français tant le contexte social 8 Bayard jeunesse, « Estampille », 2003. 9 Bayard jeunesse, « Estampille », 2000 et 2002. 10 Rageot, « Romans », 2006. 11 Guillemette Resplandy-Taï, Les Poisons de Versailles, Gulf Stream, « courants noirs », sept. 2011. Le roman se passe en 1672, donc au tout début des rumeurs. L’héroïne est une guérisseuse ; il y est question d’une affaire de vengeance de protestants contre des dragons. 12 Hachette, Le Livre de poche jeunesse, 1998. Paru en anglais en 1992 sous le titre de Burning Issy. 13 Selon l’analyse de R. Muchembled dans La Sorcière au village (op. cit.). 14 Seuil, 2002. Paru en anglais en 2000 sous le titre de Witch child. 15 Seuil, 2003. Paru en anglais en 2002 sous le titre de Sorceress. Anne-Marie Mercier-Faivre 4 et culturel est différent, campagnard et profondément religieux dans le premier cas, urbain, superstitieux ou crapuleux dans le deuxième 16 . Dans l’imaginaire français, le personnage de la sorcière évoque le Moyen Âge 17 et ne va guère au-delà. Par ailleurs, les auteurs français pour la jeunesse répugnent à mélanger l’historique et le fantastique et les ouvrages de Celia Rees ont peu d’équivalents en France. Le choix des collections est parlant : le Livre de poche a fait le choix de classer Isa la sorcière en collection « fantastique » et les ouvrages des auteurs français du corpus en collection « histoire ». On accepte dans le roman historique français un surnaturel léger et familier, et surtout laïque : les héroïnes ont des pouvoirs proches de ceux des rebouteux, des dons… mais on les décrit d’abord comme guérisseuses ou parfumeuses. Les sorcières liées à l’affaire des poisons sont présentées comme de simples criminelles, sans pouvoirs magiques. Enfin, Satan n’existe pas. Ainsi, il sera ici question essentiellement du domaine français et de l’affaire des poisons, les romans anglais servant essentiellement de point de comparaison. En littérature de jeunesse plus encore que dans les autres domaines, il est important de s’intéresser au statut des personnages principaux, les processus d’identification étant plus forts 18 et la visée éducative toujours présente. Cela n’empêche cependant pas de s’intéresser aux personnages secondaires, qui incarnent souvent l’autre face (négative) du personnage dans des textes souvent structurés autour de dualités opposées. C’est le cas dans le conte (Bruno Bettelheim 19 a montré pourquoi le personnage de la mère était divisé en deux, celui de la bonne mère et celui de la marâtre) comme c’est le cas dans le roman populaire où l’on trouve des cas plus complexes (comme les trois Philippe 20 dans Le Bossu de Paul Féval). Les héroïnes de ces romans sont des guérisseuses et l’on voit très vite que la guérisseuse forme un couple antagoniste avec le personnage de la sorcière. 16 Sorcière blanche présente un cas différent : il se rapproche de Sorceress car il se passe en partie en Amérique ; les héroïnes y découvrent les pratiques magiques d’autres peuples (les esclaves noirs, ou les Indiens dans Sorceress). 17 La Sorcière de Porquerac de Roland Godel (Seuil, « chapitre », 2009) est un exemple intéressant qui montre comment les manuels de démonologie participent à l’invention de la sorcière. 18 Voir les théories de la lecture (Picard et Jouve), qui attribuent la lecture décentrée au lecteur expert et lettré. 19 Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, 1976. 20 Voir Anne-Marie Mercier-Faivre, « Le Régent bossu » dans Le Régent entre fable et histoire, éd. Denis Reynaud et Chantal Thomas, CNRS éditions, 2003, p. 143-156. Les deux visages de la sorcière 4 Dans cette perspective, deux entrées peuvent être retenues : d’une part la représentation de la sorcellerie et de l’affaire des poisons dans ces romans, d’autre part l’image de la femme proposée aux lectrices (il s’agit de romans pour filles, très nettement, vu la sur-représentation de personnages féminins et de préoccupations censées intéresser surtout les adolescentes). I. Le roman « historique » de la sorcière : problèmes de genre littéraire Sorcières et guérisseuses Sorcières et guérisseuses sont, dans la culture paysanne, les mêmes personnes. Dans La Sorcière au village, Muchembled souligne le fait que celle qui est guérisseuse dans un village y est crainte et est plus volontiers appelée à l’aide dans le village voisin. Le Journal d’une sorcière et Isa la sorcière révèlent cette complexité. Les romans français simplifient la chose en séparant clairement ce monde en deux : d’une part l’imagination 21 , une « folle du logis », ici plus dérangeante que stimulante, avec les devineresses et jeteuses de sorts, d’autre part la raison, avec les guérisseuses et les parfumeuses. Ainsi, on peut lire dans Complot à Versailles un dialogue cocasse à force d’anachronisme : on conseille une adresse à une guérisseuse qui cherche un ingrédient ; elle répond : « Chez cette sorcière, vous n’y pensez pas. Me commettre chez une diseuse de bonne aventure… » 22 . La prédiction du futur, activité assez répandue à l’époque, est assimilée au mal absolu et soigneusement distinguée de la médecine par les plantes. Les réflexions de Cécile, l’une des héroïnes de ce roman, redoublent cette volonté de distinguer les deux domaines : L’ignorance et la superstition étaient grandes. Hier une femme lui avait demandé un philtre pour ne plus avoir d’enfants, une autre voulait une formule magique pour garder son amoureux… comment expliquer à ces pauvres gens que soigner par les plantes n’est pas faire de la magie ? et « soigner » était encore un mot bien fort. On « soulageait » plutôt, et dans le meilleur des cas Dieu seul guérissait… « Fichue époque », se dit-elle avec philosophie. 23 21 Rappelons que la distinction entre médecine de l’imagination (proche de ce que nous appelons aujourd’hui « effet placebo ») et médecine officielle ne sera effective qu’à partir de l’affaire Mesmer (1784), avec le rapport des commissions nommées par le roi, notamment celle de l’Académie des sciences dirigée par Franklin. 22 Complot à Versailles, qui sera noté Complot, p. 17-18. 23 Complot, p. 49. Anne-Marie Mercier-Faivre 42 Ces curieuses guérisseuses « philosophes » sont de notre temps. Le propos, « fichue époque », peut être lu comme un clin d’œil au lecteur con-temporain, montrant à quel point les mentalités ont changé, pour le convaincre des beaux progrès accomplis par la raison depuis lors. Le roman historique pour la jeunesse, en France, n’est pas nostalgique et ne cesse au contraire de dire les bienfaits apportés par l’hygiène, le progrès scientifique, la démocratie et le féminisme. En guise de première conclusion, on peut donc noter que si, comme souvent en littérature de jeunesse française - comme en littérature de « genre » - les frontières sont fortement marquées entre des couples d’antagonistes (Bien/ Mal, Vrai/ Faux, Raison/ Imagination), dans le cas du roman historique, cela revient à opposer dans la même logique Présent/ Passé. Sorcières ou Empoisonneuses ? Si on reprend l’analyse que fait Robert Muchembled de l’édit qui conclut l’affaire des poisons, en juillet 1682, il n’y a plus de crime de sorcellerie, mais des empoisonneurs ou des charlatans. Les romans du corpus les nomment cependant « sorcières », comme les contemporains, et nous ferons de même tout en gardant en mémoire que ces sorcières empoisonneuses ou ces charlatans appartiennent au monde de la raison. Le contexte de cette affaire des poisons et les procédures judiciaires sont très présents. Si les romans d’Annie Pietri ne sont pas très exacts sur l’affaire, Annie Jay est plus informée. Mais ses personnages le sont aussi, ce qui est plus discutable historiquement. Les procès de Lesage, Guibourg, etc., liés à l’affaire Montespan, de même que tout ce qui se passait dans la chambre dite « ardente », n’étaient pas connus du public. Mais elle donne de nombreux détails authentiques. Par exemple, dans Complot à Versailles : O]n venait de bruler vive [la Voisin], le 22 février. Jusqu’au dernier moment lorsqu’on la menait au supplice sur le tombereau des ordures, elle n’avait cessé de hurler des insanités et de cracher sur la foule… Catherine et Cécile avaient vu passer avec effroi celle qui avait été autrefois une honnête sage-femme, avant de tourner empoisonneuse et diseuse de bonne aventure par appât du gain. La Voisin avait résolu le problème des enfants abandonnés : son jardin était jonché des cadavres de bébés qu’elle assassinait lors de messes sataniques. 24 24 Ibid., p. 48. Ici, on peut noter une timidité d’A. Jay, bien compréhensible vu le tabou qui règne sur ce sujet en littérature de jeunesse : la Voisin, sage-femme, était aussi avorteuse et ces corps d’enfants étaient ainsi parfois « recyclés » dans ses autres activités. Les deux visages de la sorcière 42 Enfin, elle rend bien l’atmosphère de suspicion qui envahit Paris avant l’affaire proprement dite : La folie du poison gagnait Paris. Au bûcher ! criait-on partout. Pas de quartier : la Bosse y était passée, ainsi que la Chéron, la Lepert et Belot. La Vigoureux, morte sous la torture, la Trianon qui n’en finissait pas de donner ses complices. Mais la pire, la Voisin, avait nommé ses clients avant de rôtir, mettant toute la noblesse sur les dents. Car les plus grands noms de France se voyaient éclaboussés par le scandale, jusqu’à Madame de Montespan, la favorite du roi. Tous accusés d’avoir acheté des poisons ou des philtres ! La Reynie, le lieutenant général de police qui dirigeait la chambre ardente […] commençait à trembler car il était impensable d’inculper des intimes du roi. 25 Carla, dénoncée comme sorcière, est emmenée à la Bastille pour y être interrogée par La Reynie. « Que m’arrivera-t-il si je suis reconnue coupable ? - […] tu seras soumise à la question ordinaire puis extraordinaire, ensuite tu seras brûlée place de Grève » 26 . Annie Jay détaille ces tortures dans La Dame aux élixirs 27 . Ces romans font ainsi un portrait assez sombre de la justice du temps. « Fichue époque », que les fastes de Versailles ne rachètent guère. Ainsi, il pourrait sembler que la rigueur historique soit respectée et que ces romans - en mettant à part leur goût pour les clichés et leur faible qualité littéraire - seraient de bons supports pour comprendre l’époque. Le problème est qu’ils se rattachent à d’autres genres moins porteurs de vérité historique ou de vérité tout court : le roman sentimental 28 , le conte et le roman policier ; s’il ne se rattachent pas au roman fantastique, c’est une autre façon de passer à côté d’une certaine vérité. 25 Ibid., p. 48. 26 Ibid., p. 175. 27 « Sais-tu ce qu’ils ont fait à la Trianon ? Ils lui ont arraché la langue ! La Vigoureux est morte pendant son interrogatoire. La petite Dodée avait les pieds si écrasés qu’ils ont dû la porter jusqu’au bûcher… À la Filastre ils ont arraché des chairs avec des pinces rougies au feu… Et le supplice du bûcher ! Quelle horreur ! » (La Dame aux élixirs, qui sera noté Dame, p. 277). 28 Cet aspect a peu à voir avec la problématique de la sorcière, je le laisserai donc de côté. Anne-Marie Mercier-Faivre 42 Brouets de sorcières : le conte Le Paris de cette époque est décrit comme un lieu où l’on se procure divers poisons et philtres avec facilité. Le folklore des crapauds de sorcières est mis en évidence dans Complot à Versailles : - [Q]u’attend le roi pour interdire la vente de l’arsenic et des bêtes à venin ? Figurez-vous, ma bonne, que chaque semaine je soigne une personne qui se croit empoisonnée… - M’étonne pas, ma brave. La « poudre de succession » est à la mode. Et dites-vous qu’aux Halles on vendra bientôt plus de crapauds que de poulets… 29 Plus loin, on voit sur le marché la Leroux beugler « telle une marchande de poissons : ‘Y sont beaux mes crapauds, y sont beaux ! ’ » 30 , ce qui donne à cette pratique un air justement banal, mais est comique pour un lecteur moderne. Le pittoresque des ingrédients des philtres et crèmes de beauté est très proche des fantaisies des albums de jeunesse. « Bave de chauve-souris, pattes d’araignées, sang menstruel ou semence de curé… Plus la recette est dégoûtante, et plus les gens en redemandent ! » 31 . Pour un lecteur moderne non informé, cela peut sembler totalement farfelu. Mais les rapports de La Reynie font état des mêmes ingrédients. On doit se demander comment ces passages sont reçus par un jeune lecteur, tant ils rapprochent les romans historiques du genre du conte merveilleux. De plus, les auteurs ne donnent pas leurs sources. Du coup, le genre « historique » est brouillé, bien involontairement. De cela découle une première constatation : tout ce qui touche à l’histoire des mentalités a du mal à passer dans le roman historique lorsque celles-ci sont trop éloignées des représentations du lecteur. C’est encore plus vrai lorsque ces traits se rapprochent d’éléments perçus comme appartenant à un genre qui repose sur la fausseté, le conte merveilleux. La sorcière serait donc un personnage impossible dans le roman historique pour la jeunesse sans un dispositif très élaboré pour placer le lecteur à la bonne place. Isa la sorcière est une réussite sur ce plan. 29 Complot, p. 18. 30 Ibid., p. 20. Dans le même roman, plus tard, en juillet 1681, on apprend au détour d’une conversation que « Les crapauds et vipères ne seront plus vendus que sur prescription médicale » (p. 54). C’est le reflet d’une nouvelle réglementation apparue à cette époque. 31 Dame, p. 260. Les deux visages de la sorcière 42 Les crimes de Madame de Montespan : le roman policier Les romans historiques français se rapprochent plus fréquemment du roman policier, ici à bon escient puisque l’affaire des poisons est du domaine criminel. Mais on trouve des situations hautement invraisemblables montrant des groupes d’enfants ou de très jeunes gens déjouant des pièges, avec ou sans l’aide de la police, et parfois malgré elle, comme dans la série fameuse du Club des cinq. Ainsi, Cécile et ses amis sont convoqués par le roi et Colbert et Marion est mandatée par le roi dans L’Espionne du Roi-Soleil. Pour les héroïnes des deux romancières, comme pour les autres personnages, notamment le roi ou Colbert auprès de qui elles jouent le rôle d’enquêteuses, la culpabilité de Madame de Montespan ne fait pas de doute. En cela, les auteurs suivent de nombreux historiens, mais ne tiennent pas compte des recherches de Jean Lemoine, reprises par Mongrédien dans son livre de 1953 32 . Nos romans ajoutent aux rumeurs connues (tentatives d’empoisonnement sur ses rivales, usage de philtres sur le roi, messes noires…) d’autres intentions : chez Annie Pietri, celle de faire mourir son mari, la reine, et le Dauphin, chez Annie Jay, celle d’empoisonner le petit-fils de Louis XIV à sa naissance et de se débarrasser du Dauphin. Dans les deux romans, on voit Louis XIV étouffer l’affaire. Tout cela est très invraisemblable. Le problème de l’affaire des poisons est que la réalité a dépassé la fiction et que dès que la fiction en rajoute, cela n’apporte rien, à part un doute sur la fiction elle-même. C’est peut-être dans La Dame aux élixirs qu’Annie Jay réussit le mieux en attribuant à une jeune fille de la Cour des tentatives similaires - messes noires et empoisonnement uniquement, les aphrodisiaques étant proscrits en littérature de jeunesse. Les messes noires : du fantastique ? Le comble est atteint, dans l’affaire des poisons, par les messes noires et les sacrifices de nouveaux-nés qui y ont été perpétrés, semble-t-il, de façon massive. La dimension sacrilège 33 de ces messes est totalement occultée. Dans la bouche de Madame de Montespan vue par Annie Pietri, la messe noire n’est qu’une formalité ennuyeuse : Une messe noire ! Encore ! J’en ai assez de rester allongée nue, sur un grabat pendant que l’on consacre l’hostie avec le sang d’un nouveau-né ! Je 32 Georges Mongrédien, Madame de Montespan et l’affaire des poisons, Hachette, 1953. 33 Il faut ajouter à l’invocation satanique le statut de l’avortement et de l’assassinat d’enfants non baptisés. Anne-Marie Mercier-Faivre 4 suis mère de trois princes que le roi vient de légitimer, ne l’oubliez pas ! Désormais mon rang m’interdit de me livrer à de telles extravagances ! 34 On est ici devant une pure comédie grotesque. Quant à la question de l’infanticide, à laquelle les modernes sont sensibles, elle est relativisée dans Les Orangers de Versailles. Le médecin Daquin répond à Marion : « on trouve sans peine des femmes miséreuses pour qui un enfant n’est rien d’autre qu’une bouche de plus à nourrir. Certaines sont prêtes à l’abandonner pour quelques pièces » 35 . S’il y a ici une intéressante mise en perspective, cette déclaration se conclut sur cette remarque : « de nos jours, l’amour maternel n’est guère à la mode ! » 36 . Ce type de phrase fait croire que tout est toujours pareil et seulement affaire de plus ou de moins : les modifications des mentalités ne sont que variations du même. Enfin, cela est montré comme affaire de « mode », ce qui n’est pas un critère très opératoire en histoire, ni même en histoire des idées. La question du diable est absente, à l’exception d’une scène, assez réussie, chez Annie Jay. L’épisode est décrit du point de vue de la jeune Héloïse qui a exigé une messe noire, et ce n’est qu’après qu’elle se sera évanouie, terrifiée par l’apparition du diable, que le lecteur apprendra que tout cela n’était qu’une mise en scène : - Voyez-vous ces têtes de mort ? dit la prêtresse des Ténèbres en lui montrant les cinq colonnes. Ce sont celles de parricides. Et ces cierges… ils sont faits de graisse humaine, de graisse de pendus. Le bourreau est mon amant 37 … Il me donne tout ce dont j’ai besoin. Quant au sang dans ce calice d’or, c’est le sang d’un nouveau-né… Il n’aura vécu que quelques heures, le pauvre… Héloïse voulut s’enfuir, mais ses muscles ne lui répondaient plus. Lucifer riait ! il riait si fort ! […] A présent les flammes semblaient atteindre le plafond… la pièce s’embrasait… 38 Dans Isa la sorcière, on est proche d’une situation similaire, mais ce qui est bien réel dans les deux cas, c’est la terreur que le diable inspire aux personnages. Dans les autres romans, Dieu comme Diable ne sont que des mots. Ainsi, par une position rationaliste, un aspect fondamental des mentalités d’autrefois est gommé, aspect que seule la veine fantastique d’aujourd’hui permettrait d’approcher. 34 Les Orangers de Versailles, désormais noté Orangers, p. 141. 35 Orangers, p. 167-168. 36 Ibid. 37 C’était le cas de la Voisin… la littérature frénétique n’a rien inventé. 38 Dame, p. 93, 95. Les deux visages de la sorcière 4 Il n’y aurait donc pas de sorcière véritablement diabolique dans ces romans ? Il se pourrait que si. Une image m’a particulièrement intéressée : aussi bien chez Annie Jay que chez Annie Pietri, on trouve un épisode relatant un accès de diarrhée de Madame de Montespan ; cela est repris dans Les Poisons de Versailles qui insiste sur la gourmandise de la marquise. On pourrait y voir un trait « historique ». Mais dans Les Orangers de Versailles la description est si insistante que l’on peut se demander ce que cela révèle : Tout à coup son teint vira au gris, puis au jaune, elle réclama une bassine et sa chaise percée. Les servantes et les valets se regardèrent, stupéfaits. Madame, la marquise ? […] La beauté triomphante, la reine de cœur du plus grand roi du monde se tordait de douleur sur sa chaise percée. La tempête grondait au plus profond de ses nobles entrailles. Son ventre d’hirondelle se relâchait, et cette débâcle n’avait d’égale que la violence des jets de vomissure qui manquaient l’étouffer… Marion pensa qu’il y avait une justice. […] L’odeur pestilentielle qui flottait sur la chambre des bains était proprement insupportable, surtout pour Marion. [Daquin examina la chaise percée de la marquise en se baissant] comme s’il voulait y plonger la tête. - Voilà un flux de ventre bien extraordinaire et fort puant, dit-il l’air grave, en se relevant. 39 Cette puanteur, associée à l’extrême beauté et à la puissance de la Montespan, peut apparaître comme une revanche (« Marion pensa qu’il y avait une justice »). Mais il y a aussi dans ce passage un écho d’idées plus anciennes. Ce « flux de ventre bien extraordinaire » et l’étonnement des domestiques montrent le caractère exceptionnel de la chose. Cela peut évoquer des procès en exorcisme dans lesquels des sorcières évacuent le Malin par tous les orifices. Au sujet de Jeanne Fey, religieuse au couvent de Mons, exorcisée en 1584-85, R. Muchembled rapporte : [L]es exorcismes lui font sortir du corps « avec l’urine, vingt pièces de chair pourrie, qui rendaient grande puanteur » et « elle jeta par la bouche et narines, extrême quantité d’ordure et punaises ». […] Charogne, puanteur, vermine, vers velus, parlent du corps diabolique tel que le décrivait Jean- Pierre Camus dans le puant concubinaire [Dans L’Amphithéâtre sanglant […], 1630, histoire X]. Celui de Jeanne Frey se transforme sous l’effet de l’exorcisme, rejetant littéralement le mal par toutes les ouvertures. 40 39 Orangers, p. 84-91. 40 Robert Muchembled, Une Histoire du diable, XII e- XX e siècle, Seuil, 2000, p. 196. Anne-Marie Mercier-Faivre 4 Madame de Montespan, « la beauté triomphante, la reine de cœur du plus grand roi du monde » expulsant par tous les orifices des matières immondes et puantes, se rapproche de ces modèles démonologiques. Ainsi, la vraie sorcière, ce serait elle. Le roman d’horreur des odeurs Le signe de la sorcellerie et le déclencheur de l’horreur ne seraient pas la mention du sacrilège, difficile à saisir pour un lecteur moderne et surtout un jeune lecteur, mais la puanteur. On aurait ici une transposition intéressante - sans doute inconsciente - de l’idée de sacrilège vers ce qui semble le plus repoussant pour le lecteur moderne. On sait combien, pour les enfants, les odeurs sont importantes et peuvent être un facteur de rejet, dans tous les domaines. Si cet usage des odeurs est le plus souvent anachronique (le lecteur s’identifie aux personnages et suppose qu’ils ont aux odeurs un rapport semblable au sien 41 ) et contre-productif 42 dans les romans historiques qui évoquent Versailles, il est ici intéressant. Marion représente ce jeune lecteur et apparaît comme l’antisorcière car elle ne supporte pas les mauvaises odeurs : La chaise percée trônait toujours dans la ruelle et répandait ses pestilences. […] Marion mourait d’envie d’ouvrir tout grand les fenêtres pour chasser cette atmosphère corrompue et laisser entrer l’air frais de la nuit. Mais on avait soigneusement fermé les volets, car la marquise n’aurait pas supporté d’entrevoir l’obscurité du ciel nocturne. Marion avait envie de vomir, d’autant que l’odeur du sang l’avait apparemment suivie. 43 41 Pour ceux qui en douteraient, il suffit de noter qu’on remarque aujourd’hui en France dans les transports en commun des odeurs (tabac, transpiration…) auxquelles on n’était pas sensible dans les années 1950, alors que de nombreux voyageurs étrangers s’en plaignaient alors. 42 Cette insistance sur la puanteur du passé ne peut que nuire à l’intérêt de la plupart des jeunes lecteurs pour ce passé. Il est remarquable qu’on insiste beaucoup moins sur ce point dans les romans qui traitent d’autres époques. Le souci de vérité historique n’est sans doute pas seul en cause : cliché garant de sérieux ? Volonté de contrebalancer ou de masquer un retour de la fascination pour la monarchie absolue ? Tentative de liquidation du Grand Siècle ? Pour une vue nuancée, voir Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age (1985), Seuil, « Points », 1987, p. 99 et suiv. 43 Orangers, p. 90-91. Les deux visages de la sorcière 4 La puanteur est ici associée à la noirceur 44 , une noirceur différente de celle de la nuit, tout intérieure, aux deux sens du terme. La « corruption » est autant physique que morale. La vraie sorcière de ces romans est donc, sur le plan fantasmatique et inconscient, la Montespan. Une autre scène de ce roman la montre sous l’image d’une ogresse qui se protège en utilisant de jeunes enfants. Le personnage positif qui lutte contre elle la neutralise non seulement en l’empêchant d’agir, mais aussi en dissipant les mauvaises odeurs : c’est ce que fait Marion la parfumeuse qui invente un produit qui a ainsi le pouvoir de rendre Versailles (et tout le XVII e siècle) habitable. Il est intéressant de voir que tous les auteurs semblent se copier. Plus que du plagiat, j’y verrais le signe de la présence d’une figure très active sur le plan fantasmatique : la marquise de Montespan serait l’une des deux faces de la sorcière pour cette fin du XVII e siècle. Elle incarne parfaitement le rôle de la superbe belle-mère qui asservit la figure paternelle sous son charme. Elle lui fait oublier ses devoirs, ses enfants légitimes et son peuple. Elle essaie d’éliminer ses rivales (« qui est la plus belle ? », dit la belle-mère de Blanche Neige - Madame de Montespan est proche de ce modèle). Face à cette sorcière puissante, masquée sous une apparence jeune et superbe, l’autre figure, celle de la vieille sorcière empoisonneuse, serait incarnée par la Voisin. II. La condition des femmes L’image des femmes dans ces romans est peu flatteuse. Est-ce uniquement lié à la période et au sujet ? Les relations entre les femmes sont dominées par une compétition âpre, le besoin d’éliminer les rivales, les ragots, les jalousies, et les héroïnes elles-mêmes y échappent peu. Certes, le contexte de la Cour veut cela, mais il est significatif que les personnages masculins nobles n’y participent pas dans ces romans. La condition des femmes est présentée avec insistance et mise en rapport aussi bien avec le thème de la sorcière qu’avec celui de la guérisseuse. 44 A. Pietri rejoint ici d’anciens schémas (voir Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social, XVIII e -XIX e siècles, Aubier, Montaigne, 1982). Anne-Marie Mercier-Faivre 4 « Raisons » de la sorcière, raison de la guérisseuse : l’indépendance féminine Chez Annie Jay, on trouve des considérations intéressantes sur l’usage du poison par les femmes : filles violées et femmes battues n’ont que ce recours. Elle propose à travers des personnages secondaires une image de la condition des femmes au XVII e siècle. Ainsi, Charlotte, pourtant placée dans le mauvais camp, celui de Madame de Montespan, a des excuses ; on le voit à travers ce récit placé sous son point de vue : [E]n quelques années il avait ruiné leur famille au jeu et en débauches. Le duc était violent. Souvent il s’en prenait à elle pour l’obliger à mendier auprès d’Athénaïs de quoi payer leurs dettes. Fort heureusement, Charlotte avait eu le courage d’y mettre bon ordre… Elle était à présent libre de vivre à sa guise : son époux était mort. 45 La Leroux justifie son entrée dans la profession par les mêmes motifs ; par la suite, elle a continué, dit-elle, « dans des cas extrêmes, lorsque les gens avaient été, comme [elle], dans une détresse telle que la mort semblait le seul remède » 46 . La compassion peut être un motif pour une empoisonneuse et la condition des femmes est souvent présentée comme insupportable. La Leroux est donc un personnage trop ambigu pour la moralité d’une littérature de jeunesse timide : à la fin du roman, Annie Jay la fait retomber dans ses anciennes pratiques criminelles, et - forcément - mourir. Plus convenable, on s’en doute, est la place des guérisseuses ; elles aussi sont féministes avant l’heure. Les jeunes héroïnes savent toutes lire. « Toutes les femmes devraient savoir lire, ainsi elles n’auraient plus besoin des hommes » 47 ; leur talent leur permet d’obtenir une indépendance. Dans le roman réaliste, c’est souvent ce métier qui est attribué aux filles du peuple dont on veut faire des héroïnes 48 (elles fréquentent aussi la cour, d’où différents subterfuges). Pour les garçons, ce sera pirate 49 ; aux unes le soin d’autrui, aux autres les grands espaces et l’aventure… La fille qui travaille dans le domaine de la médecine a plusieurs problèmes à affronter. Tout d’abord, elle travaille. Sorcière blanche présente le cas intéressant d’une héroïne qui à la fin du roman fait un mariage de raison et accepte de ne plus exercer ses talents. La Cécile d’Annie Jay est une enfant trouvée ; 45 Dame, p. 152. 46 Ibid., p. 261. 47 Ibid., p. 195. 48 L’autre moyen est de les déguiser en garçons. 49 Anne-Marie Desplat-Duc a exploité les deux filons à travers Sorcière blanche et le roman qui lui fait suite, Pirate rouge, Rageot, « Romans », 2008. Les deux visages de la sorcière 4 lorsqu’elle se révèle noble et riche, elle continue son activité, mais discrètement. Enfin, si on assure maintes fois que la guérisseuse craint d’être accusée de sorcellerie, son pire ennemi n’est pas l’inquisiteur mais le médecin. La raison sorcière : le médecin On trouve un écho des querelles d’aujourd’hui entre médecine traditionnelle et médecine dite « douce ». Mais, sur le plan imaginaire, des signes tirent les médecins du côté des sorcières, du mal, du nauséabond. Les guérisseuses sont présentées comme des femmes qui utilisent les « simples », la médecine par les plantes : « Ces herbes sont utilisées depuis des siècles » 50 dit la guérisseuse qui initie Cécile. La grand-mère de Carla résume la situation : « les simples ne sont plus à la mode ; les médecins s’en servent encore. Le problème est qu’ils ajoutent toutes sortes de matières animales, minérales, et que sais-je encore, qui rendent les mélanges infects, voire dangereux » 51 . Dans ce roman, on décrit la recette des onguents cicatrisants qu’on a administrés à Louis XIV après un accident, un « mélange à base de nids d’oiseaux, de chair de hibou, de poudre de cloporte, et que sais-je encore ! » La grande Mademoiselle proteste son dégoût et Louis XIV lui répond qu’elle remet en cause « la pharmacopée tout entière » 52 . On retrouve l’image traditionnelle des médecins en « oiseaux de mauvais augure, affublés de leur long bec » 53 . Les méthodes des médecins sont décrites de manière caricaturale, comme en un pastiche de Molière. Dans Les Orangers de Versailles, l’ennemi de Carla est le ridicule médecin Bellay. Chez Annie Jay 54 , on lit une scène comique, vrai dialogue de théâtre, entre Fagon, médecin du roi, et Daquin, médecin de la reine : « - Purgare primore, commentait Fagon dans son latin de cuisine. - Non, répliquait Daquin, la malade est née sous le signe de la Balance et la lune est décroissante, ce serait criminel ! ». Ainsi, aussi bien sur le plan des remèdes (puants ou absurdes) que des diagnostics (qui utilisent l’astrologie) les médecins sont du côté du mal, du faux. Les romans cherchent à susciter la surprise et le dégoût dans leur description de pratiques (essentiellement la saignée et la purge, l’examen par l’odeur et l’allure des excréments). 50 Dame, p. 192. 51 Carla aux mains d’or, qui sera noté Carla, p. 19. 52 Ibid., p. 162. 53 Ibid., p. 190. 54 Complot, p. 175. Anne-Marie Mercier-Faivre 43 Chez Annie Pietri comme chez Annie Jay, on trouve cependant des médecins fréquentables. Marion considère Fagon avec sympathie 55 . Il est celui qui l’aide à mener l’enquête ; ils ne sont pas directement en compétition puisqu’elle est parfumeuse. Le même Fagon a avec la Cécile d’Annie Jay des conversations pleines de bon sens - que les jeunes lectrices apprécieront à leur manière - sur la manie des femmes à vouloir grossir ou maigrir, etc. 56 ; ils ont un dialogue franc sur ce qui les oppose (les années d’études) et sur ce qui les réunit (le souci du patient) 57 . On n’épiloguera pas sur la représentation du savoir dans ces romans qui rejoignent une vogue très répandue, l’apologie du « don », du « pouvoir » inné… Enfin, la réponse de Fagon apporte une nuance intéressante : « je n’aime pas les guérisseurs. Ce ne sont que charlatans et gens superstitieux. Mais vous, je vous crois honnête » 58 . Ainsi, dans ce roman, la véritable opposition serait non dans le couple antagoniste médecin/ guérisseur mais dans honnête/ malhonnête, ce qui introduit un peu de complexité, et beaucoup de morale. Conclusions Le roman historique pour la jeunesse a entre autres pour fonction d’inviter à « mettre en rapport ce qui est et ce qui fut » 59 . On a vu que c’est au grand désavantage de ce qui fut. Les jeunes héroïnes incarnent la modernité. Elles se battent aussi bien contre l’ignorance, la superstition, le préjugé social, l’injustice, le sexisme, que contre le manque d’hygiène et la médecine officielle. Elles incarnent la mentalité du XXI e siècle plaquée sur le XVII e siècle. En ce sens, on peut dire que Marion, la parfumeuse des Orangers de Versailles, est la véritable magicienne « blanche », elle qui sait supprimer les odeurs de Versailles. Il semble donc que le roman historique pour la jeunesse soit davantage un lieu de promotion de la modernité qu’un espace de représentation fidèle du passé. Peut-on voir du féminisme dans ces romans modernes ? Oui, dans la mesure où on donne aux jeunes filles le beau rôle et où certaines sont 55 Orangers, p. 164 et suiv. 56 « Les femmes n’ont vraiment rien dans la cervelle ! Il n’y a que leur apparence qui compte ! » (Dame, p. 17). Plus loin (p. 117), il est dit que l’excès de maquillage est responsable d’éruptions cutanées… 57 Cécile : « nous ne sommes guère amis, vous et moi. Je n’ai pas votre savoir, vous nous méprisez, moi et mes semblables. » (ibid., p. 18). 58 Ibid., p. 18. 59 Ganna Ottevaere-van Praag, Histoire du récit pour la jeunesse au XX e siècle (1929- 2000), PIE, Bruxelles, Peter Lang, 1999, p. 172. Les deux visages de la sorcière 43 indépendantes. Non, dans la mesure où la naissance, le paraître et la faveur qui y sont attachés sont bien plus prégnants que les déclarations d’indépendance. Enfin, les personnages de femmes adultes y sont passablement maltraités. Le roman historique de l’affaire des poisons pose des problèmes de genre : il tient au roman policier (énigmes, tentatives de meurtre, enquête policière), comme beaucoup de romans pour la jeunesse qui croient que cela est nécessaire pour captiver le lecteur. Mais du coup, il est hautement invraisemblable, ce qui pose problème. Les rapprochements inévitables avec le genre du conte lui nuisent également. Le genre biographique lui conviendrait mieux (voir la réussite des Marie-Antoinette 60 d’Anne-Sophie Silvestre). Quelques touches de fantastique ne lui nuisent pas 61 ; les deux romans anglais qui en usent sont très justes sur l’histoire des mentalités. Le thème de la sorcellerie pose un problème particulier : les messes noires sont improbables pour les lecteurs non informés. Et si les lecteurs sont informés, c’est un autre problème (la question du satanisme n’est pas anodine chez les adolescents). Enfin, il y a du politique dans les représentations de Madame de Montespan. On a vu qu’elle incarnait la méchante belle-mère des contes, la figure paternelle étant incarnée par Louis XIV. Tout en étant écrits par des femmes, les romans contemporains pour la jeunesse que j’ai évoqués développent une exécration du féminin lorsqu’il intervient dans le pouvoir masculin. C’est ce que l’on retrouve au XVIII e siècle dans les pamphlets contre Marie-Antoinette 62 et dans le genre des vies privées 63 . Il est encore actif aujourd’hui dans l’articulation entre vie privée et politique. Ainsi certaines auteures de romans historiques, sans doute bien inconsciemment, reprendraient aussi bien des archétypes anciens (les deux faces exécrées du féminin) qu’un schéma toujours présent dans notre imaginaire politique, l’horreur de l’intrication du privé et du public, c’est-à-dire du corps dans le politique. 60 Les Marie-Antoinette d’Anne-Sophie Silvestre, publiés chez Flammarion depuis 2006, en sont au 3 e volume en 2011 (t. 3 : Le Printemps du règne) : ira-t-on jusqu’à la Révolution ? 61 Sur la compréhension des mentalités, le sorcier de Henri II, dans le premier tome des Folles Aventures d’Eulalie de Potimaron d’Anne-Sophie Silvestre, est un vrai magicien sans nuire au reste du roman. 62 Voir Chantal Thomas, La Reine scélérate, Marie-Antoinette dans les pamphlets, Seuil, 1989. 63 Voir Dictionnaire des Vies privées (1722-1842), éd. Olivier Ferret, Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC), 2011.