eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

Jeunes filles du XVIIe siècle pour jeunes lectrices d’aujourd’hui, ou la fabrique du féminin en littérature de jeunesse

2012
Christine Mongenot
PFSCL XXXIX, 77 (2012) Jeunes filles du XVII e siècle pour jeunes lectrices d’aujourd’hui, ou la fabrique du féminin en littérature de jeunesse C HRISTINE M ONGENOT (U NIVERSITÉ DE C ERGY -P ONTOISE ) Les enfants aiment avec passion les contes ridicules, écrivait Fénelon en 1689 dans son traité De l’Éducation des filles. On les voit tous les jours transportés de joie, ou versant des larmes au récit des aventures qu’on leur raconte : ne manquez pas de profiter de ce penchant. Quand vous les voyez disposés à vous entendre, racontez-leur quelque fable courte & jolie, mais choisissez quelques fables d’animaux qui soient ingénieuses et innocentes. Donnez-les pour ce qu’elles sont, montrez-en le but sérieux. 1 Au XXI e siècle, la littérature pour la jeunesse a désormais rompu avec un didactisme qui fut constitutif des premières fictions à l’usage d’un destinataire enfantin. Par voie de conséquence elle a aussi rompu avec la matrice formelle qui découlait de cette conception initiale : au sein de la diégèse, plus de narrateur adulte omniprésent, décidant de l’introduction des fictions, les élaborant pour éclairer l’enfant-lecteur, puis guidant étroitement leur interprétation en tirant pour le jeune émule « la leçon » des récits proposés. Sûr d’en avoir fini avec cet encombrant Mentor 2 , l’observateur naïf de la littérature de jeunesse contemporaine et l’adulte prescripteur de lecture accréditeraient volontiers la représentation d’une création - ou production ? - pour la jeunesse à présent émancipée : affranchie de l’obligation 1 Fénelon, De l’Éducation des filles (1689), édition Bassompierre, 1771, reprint Éditions d’Aujourd’hui, 1983, p. 51. Nous soulignons en gras dans la citation les termes marquant la forte intentionnalité dans l’usage de la fiction. 2 Au-delà du personnage du Télémaque de Fénelon, nous faisons ici référence au narrateur intradiégétique imaginé par l’abbé Reyre, au XVIII e siècle, dans son ouvrage d’abord intitulé L’Ami des Enfants (1 ère édition de 1765 ou 1763 selon les sources) avant de devenir le bestseller connu sous le titre Le Mentor des enfants. Christine Mongenot 3 d’être exemplaire, échappant à tout impératif démonstratif, celle-ci ne serait plus soumise qu’au principe de plaisir et l’écriture fictionnelle aux lois esthétiques susceptibles de le favoriser. Ce principe de plaisir, dominant du côté d’un auteur en relation purement empathique avec son jeune lecteur 3 , permettrait une libre affabulation, qu’il s’agisse de construire des mondes à venir ou parallèles, de mimer l’univers contemporain du lecteur projeté, ou bien encore de revisiter l’histoire nationale et plus particulièrement, pour ce qui nous occupe, la période privilégiée du XVII e siècle 4 . Cependant, si les porte-parole de Minerve semblent avoir déserté, renonçant à porter ouvertement au cœur de la fiction pour la jeunesse une morale et une somme de comportements à transmettre au jeune lecteur, l’espace ainsi libéré est-il resté vide ? Délivré du narrateur pédagogue qui soumettait l’ordre de la fiction à la double logique de l’imitation/ prévention mais qui, comme figure déclarée du discours d’autorité, s’offrait para-doxalement plus aisément à la contestation, le jeune lecteur contemporain échappe-t-il pour autant à toute « leçon sur le monde » ? Dans l’hypothèse inverse, quels discours sociaux, comportementaux, quelles catégories de compréhension du monde contemporain sont éventuellement diffusés via d’autres matrices fictionnelles et sous le voile de leur relatif ancrage historique ? L’exemple des fictions pour la jeunesse ayant pour cadre le XVII e siècle français livre quelques éléments de réponse, qui ne seront qu’esquissés dans le cadre de cet article. Ce corpus romanesque paraît d’autant plus productif pour la réflexion qu’il concerne un segment de lectorat à la fois déterminé en âge - les 9-12 ans - et très nettement sexué puisque ces romans, sans le revendiquer par un discours explicite mais en le signalant par une série d’indicateurs matériels, visent un lectorat essentiellement féminin 5 . Les 3 Cette représentation idéalisée d’une création principalement conduite par le principe de plaisir s’est très fortement affirmée lors de la table ronde qui ouvrait le colloque de Lyon des 12-13 mai 2011 : des formules telles que « j’ai envie de », « cela me plaît de » ont été fréquemment employées par les auteures de littérature de jeunesse présentes. Anne-Marie Desplat-Duc a déclaré de la même manière, pour justifier le développement de la série Les Colombes du Roi-Soleil : « et plus j’écrivais, plus j’avais envie d’écrire […] impossible d’abandonner mes héroïnes, alors j’ai continué ». Nous soulignons. 4 Cette période historique est plébiscitée, si l’on considère quantitativement la production de la dernière décennie (2002-2011) ; le Moyen Âge représente l’autre période durablement privilégiée et Cécile Boulaire a précisément analysé dans les fictions historiques pour la jeunesse des années 80 les relectures variées et idéologiquement orientées de cette période (voir Cécile Boulaire, Le Moyen Âge dans la littérature pour enfants, PUR, coll. « Interférences », 2002). 5 Rappelons que ce destinataire sexué n’est jamais explicitement mentionné dans le discours mais très largement signifié par le packaging « féminisé » (dominante de La fabrique du féminin 3 catégories de compréhension du monde mobilisées seront donc ici, plus nettement encore, posées en termes de construction du genre 6 chez le lecteur, en l’occurrence une lectrice. La question initiale se trouve ainsi reformulée : comment sous le couvert de la fiction historique une certaine catégorie de romans jeunesse participe-t-elle à la construction de cette identité féminine ? Quels en sont les traits les plus saillants ? Le corpus restreint retenu est une série qui a connu un large succès, comme l’attestent à la fois ses nombreuses rééditions dans des collections différentes 7 et sa démultiplication en titres nouveaux : il s’agit des neuf volumes de la série intitulée Les Colombes du Roi-Soleil, qu’Anne-Marie Desplat-Duc, a fait paraître depuis 2005 chez Flammarion, à raison d’une livraison annuelle. Sous ce titre de série, ont ainsi successivement été publiés 8 : Les Comédiennes de Monsieur Racine (I), 2005, Le Secret de Louise (II), 2005, Charlotte la rebelle (III), 2006, La Promesse d’Hortense (IV), 2006, Le Rêve d’Isabeau (V), 2007, Éléonore et l’Alchimiste (VI), 2007, Un corsaire nommé Henriette (VII), 2008, Gertrude et le nouveau monde (VIII), 2009, Olympe comédienne (IX), 2009. Trois facteurs ont guidé ce choix parmi une offre assez large de romans présentant des caractéristiques proches, comme ceux d’Annie Jay, Annie Piétri, Jeanne Albrent ou J. Esther Singer, pour ne citer que ces quelques auteures. Tout d’abord, une assez grande familiarité avec le donné historique qui sert d’arrière-plan à la série des Colombes 9 . Cette familiarité me permet de couleurs pastel et rose en particulier, présentant toujours une jeune fille coquettement vêtue, avec titrage doré, etc.), comme par les titres centrés sur le personnage féminin (dans la série étudiée, Le Rêve d’ Isabeau , La Promesse d’ Hortense , Charlotte la rebelle, Le secret de Louise , etc.). Si le doute était encore permis, la fréquentation du site associé à la série éditoriale (www.ColombesduRoiSoleil.fr) le lève définitivement. Le contenu des injonctions amicales faites à la jeune lectricenavigatrice sont sans ambiguïté, comme nous le soulignons en gras : « inscris-toi à la Maison Royale de Saint-Louis pour découvrir toutes les surprises que nous t’avons réservées (les portraits de tes héroïnes préférées, des informations exclusives sur la série et sur Anne-Marie Desplat-Duc […] des tests pour découvrir à quelle Colombe tu ressembles… ». 6 Nous employons ici ce terme au sens de construction historique, culturelle et sociale du sexe dans les représentations offertes par les fictions historiques. 7 Suivant un processus désormais généralisé de multi-exploitation du livre, la série a été rééditée chez Flammarion sous un format différent, en Castor Poche, puis de nouveau diffusée par les éditions France Loisirs. 8 La numérotation en chiffres romains désignera désormais le volume selon l’ordre de parution, les chiffres arabes suivants indiqueront le chapitre et la page. 9 Je renvoie ici à quelques recherches antérieurement conduites sur la pédagogie saint-cyrienne entre 1686 et 1793 : voir Conversations et Proverbes de Madame de Christine Mongenot 3 mesurer les écarts éventuels entre la fiction et une forme de vérité historique, si relative que celle-ci demeure. L’enjeu d’un tel repérage n’est pas de déplorer les libertés prises par rapport à ce donné historique, libertés qu’ont toujours revendiquées les auteurs de romans historiques. Il n’est donc nullement question d’adopter une posture normative, ou de rechercher un bon principe de régulation des régimes d’historicité au sein de la fiction. Il s’agit plutôt de reconstituer ce qui guide le procédé sélectif et oriente les transformations opérées par l’auteure de la série, pour les comprendre et pour mettre au jour, au plan de la réception, ce qui peut être ainsi activé, souvent implicitement, du côté des jeunes lectrices contemporaines. Le second facteur est le privilège donné à une série au lieu d’un corpus quantitativement équivalent de textes autonomes d’auteurs différents. L’hypothèse est ici que, derrière les éléments de structuration les plus évidents - soit la nature intrinsèque des faits historiques convoqués ou la mise en intrigue propre à chacun des neuf romans - d’autres représentations qu’on pourrait appeler « archi-représentations » guident l’élaboration d’un univers de fiction finalement situé de manière accessoire au XVII e siècle, en modèlent les descriptions, et informent le dispositif des personnages ainsi que leurs discours. La série romanesque en permettant de saisir des phénomènes de redondance à l’intérieur d’un corpus continu, interdit de les considérer comme ponctuels ou aléatoires et suggère au contraire de les interpréter selon une logique signifiante. Enfin, cette série, sa « fabrication », les caractéristiques de son auteure, sont finalement emblématiques des fonctionnements d’une certaine « littérature de jeunesse » que nous ne devons pas seulement analyser comme un texte au sens esthétique du terme, mais aussi et surtout comme un « produit » cherchant par des voies diverses à trouver une place, et donc un lectorat spécifique sur ce qui est devenu un marché éditorial. Quelles formes de recyclage le XVII e siècle français connaît-il lorsqu’il se trouve pris dans le mainstream 10 qui draine aujourd’hui l’ensemble des biens culturels de masse, et donc de nombreux secteurs de l’édition pour la jeunesse ? Pourquoi la référence historique, et plus particulièrement celle du XVII e siècle français, est-elle si fortement sollicitée dans le secteur jeunesse de la littérature de masse contemporaine qui vise essentiellement des fillettes ou des très jeunes Maintenon ou la naissance du théâtre d’éducation. Suivis de textes inédits, à paraître aux éditions H. Champion, coll. « Lumière Classique », ou « Images et exempla : les vertus de l’illustration dans la pédagogie du premier Saint-Cyr (1686-1719) », dans La Pédagogie par l’image aux temps de l’imprimé, du XVI e au XX e siècle, dir. Annie Renonciat, éditions du SCEREN, 2011. 10 Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Flammarion, 2010. La fabrique du féminin 3 9 filles ? En quoi ces romans sur fond d’Ancien Régime constituent-ils une « fabrique du féminin contemporain » en recyclant les valeurs constitutives d’un éternel féminin rarement interrogé ? I. Un certain rapport au donné historique : Quelle histoire ? Quand la fiction entend donner des gages de sérieux Dans Les Colombes du Roi-Soleil, le caractère d’historicité se manifeste à la fois par le contenu de la fiction et par des éléments para-textuels. Le donné historique nourrit tout d’abord le récit par divers procédés. Le recours à des personnages référentiels - Mme de Maintenon, Marguerite de Caylus, l’évêque Godet des Marais, ou les personnages de différentes Demoiselles de Saint-Cyr elles-mêmes, dont les patronymes sont attestés 11 , est le plus évident. Par ailleurs de nombreux éléments d’une histoire factuelle servent de cadre à la fiction ou en constituent des noyaux. À titre d’exemple, la fondation du pensionnat de Saint-Cyr 12 , devenu couvent en 1692, servira de point de départ à la série mais restera le cadre de certains tomes ultérieurs ; l’organisation de la représentation publique d’une tragédie racinienne constituera la toile de fond du premier volume - Esther en février 1689 - mais sera encore largement réutilisée au volume V 13 ; l’évocation de l’emploi du temps des pensionnaires avec ses temps d’instruction, les stations à l’église ou les repas pris au réfectoire rythment certaines des péripéties développées. Les éléments historiques se diffusent aussi dans la fiction par le discours des personnages et selon différentes modalités énonciatives : injonction, question 14 ou mise en garde 15 posée par un personnage dans le cadre d’un 11 La liste en est consultable en ligne sur le site www.yvelines.fr/ archives/ actu/ 1999/ Listedem/ index.htm. 12 La fiction met également en scène la translation de Rueil, lieu de la première fondation éducative charitable, au château de Noisy, qui précèdera l’installation à Saint-Cyr (II, 1, p. 13-14). 13 Dans ce volume intitulé Le Rêve d’Isabeau, le chapitre 2 est intégralement consacré à la mise en place des représentations d’Athalie. 14 « Olympe, oubliez-vous que les comédiens sont exclus de l’église ? J’ai ouï dire que Molière avait été enterré de nuit, murmura Henriette […]. » (V, 2, p. 19). 15 Prêter ainsi fictivement une inquiétude à Catherine Du Pérou, dame de Saint- Louis, permet de faire passer une information historique sur la réception d’Esther : « Il ne manquerait plus que Lestrange (N.B. une Demoiselle) fasse le parallèle avec la persécution des juifs décrite dans la pièce et la persécution des protestants par Christine Mongenot 39 dialogue fictif 16 , ou bien encore monologue intérieur du narrateur homodiégétique 17 . Ces éléments très nombreux fonctionnent comme des « mentions », introduisant régulièrement dans le texte des informations datées, qu’il s’agisse du nom d’une tragédie 18 , d’un objet particulier désormais disparu - « toton », « corps » pour le corset ou « courtine » - ou d’un geste d’hygiène précisément préconisé à Saint-Cyr 19 . Parmi ces marqueurs d’historicité, figurent bien évidemment les faits de langue qui émaillent le texte et qui sont autant de « rappels » datés. Quel que soit leur contenu, ces signaux assurent la continuité d’un univers de fiction historique qui ne prétend jamais au déplacement dans un autre univers des mentalités mais plutôt dans un répertoire de faits passés et indiqués comme tels. Quelle que soit la localisation de ces références - narration et/ ou discours des personnages - leur principe renvoie à une conception de l’Histoire comme somme de faits révolus, l’idée implicite étant que la mémorisation de cet ensemble disparate peut faire patrimoine. Dans le domaine littéraire seront ainsi véhiculés les éléments d’une hiérarchie fixée depuis la fin du XIX e siècle et inscrite dans une histoire littéraire largement scolarisée 20 : au sommet de cette hiérarchie apparemment incontestée les grands triomphateurs restent Racine, dans la série qui nous occupe, mais aussi, chez d’autres le Roi ! Tous ceux qui ont lu la pièce y ont pensé…mais se sont bien gardés de faire la remarque. » (I, 8, p. 80). 16 « Interprétez-nous un des Cantiques Spirituels », enjoint la Reine d’Angleterre à Louise (II, 7, p. 74). De la même manière, une discussion entre Demoiselles de Saint-Cyr permet de glisser la liste de livres que l’on retrouve effectivement dans le fonds des archives des Yvelines, et que le catalogue de l’exposition sur les Demoiselles et le catalogue associé (Les Demoiselles de Saint-Cyr, Paris, Versailles, Somogy, 1999) ont fait connaître : Hérode et Marianne, Traité du blason, L’Estat présent de la France, Voyage de l’Empereur de Chine…, Conversations de M lle de Scudéry (I, 5, p. 49). 17 Ainsi de Louise, semblant se parler à elle-même et déclarant : « Il avait bien légitimé les enfants de M me de La Vallière et ceux de M me de Montespan. » (II, 4, p. 42). 18 « Je lisais à Mme de Barville une tragédie chrétienne intitulée Débora » déclare Hortense, la narratrice du tome V (33, p. 324), citant la tragédie composée en 1706 par Duché de Vancy et qui figure effectivement dans le fonds des classes de Saint-Cyr. 19 « Me rafraîchir le visage et la bouche comme nous avions coutume de le faire à Saint-Cyr (N.B. Au lever) », dans IV, p. 175. 20 On mentionnera ici, selon un principe de continuité, l’Histoire de la littérature française de Lanson (1894), la collection des Grands Écrivains de la France créée chez Hachette dans la même période ou les anthologies toujours rééditées de Lagarde et Michard (1 ère parution en 1948). La fabrique du féminin 39 auteurs de littérature de jeunesse, évidemment Molière 21 . Signalons au passage que le souci d’historicité dans une série comme les Colombes aurait pu conduire, pour de multiples raisons 22 , à accorder une place de choix à un auteur comme Fénelon. Or son évocation n’est que ponctuelle et sans commune dimension avec celle de Racine. La différence de traitement est due à la circularité fermée de ces références littéraires, à un univers de références patrimoniales définitivement restreintes, transmis en l’état. Cette conception est d’ailleurs relayée par le narrateur homodiégétique lui-même, dans Charlotte la rebelle : Charlotte de Lestrange qui se trouve auprès du roi de Siam, n’hésite pas à exporter un tel patrimoine, lorsqu’elle déclare : Je lui vantai les musiques de Messieurs Lully et Charpentier, les pièces de Messieurs Molière et Racine, les sculptures de Messieurs Coysevox et Coustou, les peintures de Messieurs Le Brun et Nattier. 23 L’énumération et la mention valent donc ici culture. Un double destinataire Une autre caution est aussi apportée par le système de notes qui, quoique quantitativement léger, participe de cette transmission et garantit le fondement réellement historique de la fiction, gage de qualité. L’analyse attentive du contenu des notes sur l’ensemble de la série conduit cependant à le considérer plutôt comme un système de « signes » que comme un réel outil 21 Molière est évoqué directement, en tant que personnage, dans certains romans ou indirectement, via le personnage de Madeleine Béjart, dans un roman comme Une Robe pour Versailles (Le livre de poche, 2010). Même si c’est par le bout du ruban, il y a dans ce dernier roman et derrière ces « mentions » ou ces choix de focalisation narrative une manière très claire de réactiver cette même culture de référence. 22 Le précepteur du duc de Bourgogne, qui fut brièvement le directeur de conscience de Mme de Maintenon, et dirigea M lle de la Maisonfort à Saint-Cyr dans un moment critique, celui de la transformation conventuelle. Sa spiritualité, avant cette période, avait largement essaimé dans l’institution. Enfin son œuvre pédagogique, son influence sur la pensée éducative de son temps, mais aussi ses fictions à l’usage de la jeunesse - Dialogues des Morts ou Télémaque - auraient dû lui donner quelques titres à devenir un personnage important de la série. 23 III, 22, p. 236. À l’énumération de ces fleurons culturels, la réaction du roi de Siam est prévisible : « Il m’écoutait avec attention, m’interrompant parfois pour obtenir un détail supplémentaire ou me dire son admiration et son regret de ne pouvoir admirer toutes ces merveilles » (ibid.). Christine Mongenot 39 de compréhension du passé. Le caractère redondant de certaines notes 24 , leur faible lisibilité 25 , voire leur intérêt douteux 26 pour une lectrice d’une dizaine d’années, suggèrent que l’enjeu est sans doute moins celui de la compréhension de l’époque historique fictivement reconstituée que l’illusion que ce travail de reconstitution est sérieusement conduit. Quel peut être le destinataire de cet argumentaire indirect ? La jeune lectrice ? L’adulte prescripteur et acheteur ? La première ignore en général pratiquement tout de l’univers historique de référence et de ce XVII e siècle choisi comme cadre pour le roman ; l’univers fictif constitue pour elle le seul véritable référent. La valeur ajoutée d’un donné historique précis, exact, est donc inexistante pour la jeune lectrice puisqu’elle ne peut en évaluer la validité. En revanche, l’indice du référent historique est interprétable par l’adulte prescripteur qui y voit là un gage de sérieux et surtout le marqueur d’une valeur culturelle : la fiction ne véhicule plus seulement de la gratuité mais aussi un capital culturel d’autant plus précieux qu’une doxa contemporaine le présente comme menacé, attaqué 27 . Selon une visée didactique devenue désormais buissonnière, il sera ainsi permis au jeune lecteur de glaner ici ou là un nom de grand auteur, la référence à une institution prestigieuse, à un événement historique précis, à l’un des éléments du patrimoine national et plus largement de la culture définie comme une somme de savoirs et non comme une praxis. En arrière-plan sont ainsi activés les différents paramètres de la fabrication scolaire de l’histoire littéraire, comme de l’histoire tout court, dans la mesure où toutes deux ont partie liée avec le roman national 28 . Laurence de Cock rappelle en effet que cette lecture du passé « repose sur des jalons 24 À titre d’exemple, le mot « après-dîner » fait l’objet de plusieurs notes récurrentes (I, 8, p. 81 ; II, 1, p. 15 ; III, 8, p. 89 ou IV, 3, p. 25). Même chose pour l’expression « à la couchée » plusieurs fois paraphrasée en note par « à l’heure du coucher ». 25 Tel est le cas pour la note clarifiant l’expression « notre Église romaine », dans III, 2, p. 21 : « Dans notre Église romaine (c’est-à-dire catholique, le siège se trouvant à Rome) ». 26 « Subdivision de l’équipage », lit-on en note pour bordée, dans III, 15, p. 163. « En général l’équipage est divisé en deux bordées ». 27 La thèse est reprise avec quelques variantes et sous des titres provocateurs par Jean-Paul Brighelli (La fabrique du crétin. La mort programmée de l’école, Gawsewitch Éditeur, 2005), par Marc Le Bris (Et vos enfants ne sauront pas lire…ni compter ! , Stock, 2004) ou par Alain Finkielkraut (« La révolution cuculturelle à l’école », Le Monde, jeudi 18 mai 2000). 28 Nous empruntons ces concepts à l’ouvrage de Laurence de Cock et Emmanuelle Picard, La Fabrique scolaire de l’histoire, Illusions et désillusions du roman national, Agone, coll. Passé & Présent, 2009. La fabrique du féminin 39 biographiques (les grands hommes) et des événements emblématiques construisant une version héroïsée d’un récit constitutif de la grandeur nationale » 29 . On conçoit aisément la rentabilité du XVII e siècle de ce double point de vue puisqu’il fait se rejoindre les deux sphères où se joue une telle reconstruction : celle de la politique avec Louis XIV et celle des Belles- Lettres avec Racine. Dans Les Colombes du Roi-Soleil, ce dernier fait l’objet d’un traitement particulier : des savoirs à son sujet sont glissés dans le dialogue - nom de telle pièce de théâtre emblématique, citation de certains vers lors de sa mise en fiction (répétition ou représentation publique), substitut lexical qui rappelle la charge qui lui a été confiée. Certains passages condensent tous ces fonctionnements référentiels en même temps qu’ils érigent par des termes redondants la statue du grand auteur : - Monsieur l’historiographe du Roi nous en a fait hier une lecture, continue Mme de Maintenon, l’œuvre est admirable et il paraît que la musique de M. Moreau la sublime encore. Je vous livre le dernier vers du prologue : « Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité. » 30 La note 1 de la même page, qui précise qu’il « avait déjà écrit tous ses chefs-d’œuvre (Andromaque, Les Plaideurs, Britannicus, Bérénice, Iphigénie, Phèdre)… », conforte cette posture admirative. Un présupposé pathétique Enfin, Anne-Marie Desplat-Duc livre elle-même une seconde clé de la représentation de l’histoire qui nourrit Les Colombes : la vision pathétique. Évoquant ce qui l’a conduite à écrire : J’habite à quelques kilomètres du château de Versailles, ce qui explique peut-être ma fascination pour l’histoire. L’exposition « Saint-Cyr, Maison Royale (1999) » m’a bouleversée. Quelle émotion de voir les cahiers 31 , les livres, les jeux, les rubans des Demoiselles de Saint-Cyr ! Je me suis promis d’écrire un jour leur histoire. L’idée est restée quelques années en sommeil, le temps de publier d’autres romans. Et puis en 2003 je me suis lancée dans l’aventure fantastique de l’écriture de ce roman. Le bouleversement initial de l’auteure n’est pas anodin : il oriente la perception du XVII e siècle qui servira de cadre à la série, la peinture de l’univers scolaire de référence (l’institution de Saint-Cyr), mais aussi celle de la condition féminine à cette époque, condition fréquemment évoquée puisque 29 Ibid., p. 7. 30 I, 6, p. 56. C’est nous qui soulignons. 31 C’est nous qui soulignons. Christine Mongenot tous les personnages de premier plan de la série sont des jeunes filles « face à leur destin » 32 . L’appel prioritaire à l’émotion sans recours à l’argumentation, l’évacuation assez globale du rationnel et de l’explicatif, la centration sur l’effet sensible 33 entraîneront logiquement quelques conséquences scripturales. La première est le choix, à partir du deuxième volume de la série, d’un mode de narration en focalisation interne : le narrateur homodiégétique, toujours une des Demoiselles, conduira ainsi un récit à la première personne, livrant de l’intérieur la perception des événements. Ce choix qui vise à favoriser la lecture empathique contient en lui-même un risque : celui de transformer la voix de la narratrice censée écrire au XVII e siècle en une voix toute contemporaine, en particulier lors des retours analytiques sur les expériences vécues, passées par le filtre du discours psychologique moderne 34 . La lecture des événements par une pensionnaire du XVII e siècle, si le but visé était celui d’une vraisemblance historique, imposerait une rupture avec des catégories modernes de perception : la dimension religieuse y aurait une place considérable, la dimension du sujet comme tel une place secondaire, etc. La voix 35 ferait entendre les fractures du temps non seulement au plan linguistique mais au plan des mentalités. Dans Les Colombes du Roi-Soleil, la focalisation adoptée aboutit au contraire à rapprocher les deux 32 Le prédicat est ici utilisé en référence au film autrichien Sissi face à son destin (Sissi - Schicksalsjahre einer Kaiserin), réalisé par E. Marischka en 1957, et nommé l’année suivante pour la palme d’or au Festival de Cannes. 33 Ces choix ne sont pas propres à Anne-Marie Desplat-Duc ; on les retrouve quoique orientés par d’autres intentions chez les réalisateurs des deux films qui ont pris Saint-Cyr comme cadre ces dernières décennies : L’Allée du Roi (Nina Companéez, 1995) et Saint-Cyr (Patricia Mazuy, 2000). Pour ce dernier nous renvoyons aux stimulantes analyses de Rotraud von Kulessa et Dominique Picco, dans Siècle classique et cinéma contemporain, Biblio 17, 179, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2009. 34 On citera à titre d’exemple le commentaire de la narratrice Gertrude : « La crainte d’être découvertes faisait battre nos cœurs et augmentait, je crois, notre plaisir de transgresser l’interdit » (Gertrude, I, p. 17). Cette mise en perspective psychologique et moderne des faits apparaît aussi dans le discours des personnages euxmêmes : « allons, Charlotte, vous dramatisez », (I, 3, p. 31) ; « je lui ai répondu que je voulais prendre mes distances avec ma mère qui m’avait élevée dans la foi huguenote » (ibid.) ; « elle refuse de se laisser dominer par son angoisse (12, p. 124/ Louise) ; « vous ôter votre timidité maladive, et le théâtre est une excellente thérapie » (9, p. 90/ Mme de Maintenon à Hortense). 35 Nous employons le terme au sens anthropologique que lui donne aujourd’hui une historienne comme Arlette Farge dans son Essai pour une histoire des voix au dixhuitième siècle, Bayard, 2009. La fabrique du féminin univers, les réactions anticipées chez la jeune lectrice contemporaine alimentant en retour un personnage-miroir fort éloigné de l’univers culturel et mental propre à la petite noblesse dans la seconde moitié du XVII e siècle. L’écart anthropologique entre la narratrice fictive et la lectrice virtuelle, déclencheur possible de l’activité imaginaire, est aboli au profit d’une empathie immédiate mais qui, par contrecoup, fait obstacle à toute autre lecture des événements rapportés. Ainsi lorsque, au tome VIII de la série, deux Demoiselles exposent leur point de vue convergent sur Godet des Marais : - Tous nos maux viennent de M. Godet des Marais, nouvel évêque de Chartres qui est le supérieur diocésain de notre maison. Il voit le mal partout. Il a juré de remettre notre institution dans le droit chemin, dont d’après lui nous nous sommes éloignées en jouant la comédie. - Hier il est venu célébrer la messe. Il a tout du corbeau : il est maigre à faire peur. Il a un nez d’aigle et un regard qui perce jusqu’au fond de l’âme. 36 La narratrice homodiégétique qui rapporte l’échange, et qui est elle-même une Demoiselle, ne peut que renforcer cette lecture dans son commentaire, ratifiant l’explication psychologisante de la transformation conventuelle de 1692 ainsi fournie : la réforme de Saint-Cyr, relue de manière univoque, n’est finalement imputable qu’au méfait d’un méchant personnage déjà évoqué plus haut, l’évêque de Chartres, Godet des Marais, assimilé par le biais de métaphores convergentes (l’aigle, le corbeau) au grand inquisiteur 37 . Ce qui est donc ainsi délivré, chemin faisant, est une « leçon d’histoire » implicitement organisée dans une fiction elle-même dominée par la catégorie du sentiment et des affects. Ceux-ci constituent le mode explicatif implicite mais prégnant des événements historiques, la complexité des accès à la compréhension du monde étant ramenée à cette logique unique et niveleuse. Seront ainsi assimilées la crise politique et la crise sentimentale personnelle, le politique n’étant ici qu’un élargissement de l’espace des relations sentimentales : Je n’étais pas la seule à me désespérer (N.B. de ne pas pouvoir sauver son amoureux François), déclarera Charlotte. Monsieur l’ambassadeur ne réussissait pas à obtenir une audience avec le Roi pour lui faire signer le traité accordant des privilèges aux missionnaires venus s’installer dans son royaume. 38 36 VIII, 10, p. 178. 37 « C’est le seul point noir de ces réjouissances, car aucune de nous ne parvient à se faire à son profil d’aigle et à ses petits yeux qui nous fouillent jusqu’à l’âme » (VIII, 12bis, p. 196). 38 III, 21, p. 221. Christine Mongenot Des réactions « modernes » Favorisée par le choix du point de vue interne, motivée par la volonté d’entretenir l’empathie avec la lectrice, cette relecture sentimentale du XVII e siècle historique est par voie de conséquence organisée par des catégories de représentation et par une hiérarchisation des valeurs radicalement modernes, éloignées en tout cas de celle qui permettrait de construire une approche anthropologique, même modeste, du XVII e siècle. Au sommet de cette hiérarchie se retrouvent placés l’individu et son libre arbitre. À partir de ce postulat implicite, la vie de la jeune pensionnaire du XVII e siècle est d’emblée posée comme une condition barbare : on l’enferme pour l’éduquer avant de la marier malgré elle, le mariage devenant la couverture juridique du viol par le mari imposé. Évalué à l’aune de nos valeurs contemporaines, et par un glissement rapide, le sort de la jeune pensionnaire du XVII e siècle, est donc directement assimilé à celui d’un prisonnier 39 . Dans l’écriture se développeront ainsi, au fil des volumes de la série, le motif de la prison et ses images : la cellule avec une note insistant sur l’exiguïté des lieux 40 , la convocation au bureau de Mme de Maintenon (surveillant général), les murs, l’enfermement… La représentation d’un univers carcéral est elle-même reconfigurée à partir d’une autre référence, image superlative de l’enfermement, celle du camp de concentration. C’est cette seconde image et non le réel historique qui active la reconstitution de scènes comme celle de l’appel aux 39 Un chercheur comme G. Snyders, quoique travaillant sur le réel historique et non sur la fiction, n’a pas échappé à cette représentation monolithique de l’institution scolaire dans La Pédagogie en France aux XVII e et XVIII e siècles, PUF, 1965. Il l’a présentée comme un « grand enfermement », appuyant essentiellement ses analyses sur des prescriptions institutionnelles et des règlements. Des travaux fondés sur des sources archivistiques, comme ceux de Dominique Julia ou ceux de Dominique Picco pour Saint-Cyr, ont au contraire souligné l’écart entre ces discours et certaines pratiques effectives à l’époque, conduisant à nuancer leur représentation. 40 « Petite chambre attribuée aux religieuses et qui a pour tout mobilier un lit étroit et un crucifix au mur » (VIII, 2, p. 30). L’association à la prison est favorisée par des formules ambiguës dans le dialogue : « quant à vous, vous passerez la journée en prière dans une cellule » (VIII, 2, p. 30) ; elle est explicite dans la narration d’Isabeau évoquant sa punition : « c’était une pièce minuscule dans laquelle il y avait un lit étroit, un prie-Dieu et une grande croix de bois au mur. J’y pénétrai, elle en sortit immédiatement et j’entendis la clef tourner dans la serrure. J’étais prisonnière. » (V, 12, p. 149). La fabrique du féminin Madelonnettes où est enfermée Gertrude 41 ou de la punition collective 42 située dans la cour de Saint-Cyr. On notera le caractère invraisemblable de cette scène en extérieur dans une institution dont l’on craignait par-dessus tout d’ébruiter les éventuels dysfonctionnements. La modification est sans doute appelée par le modèle de la scène d’exécution révolutionnaire, fréquemment représentée au cinéma 43 : La plus âgée des Dames de Saint-Louis monta à son tour sur la plate-forme et arracha un à un les rubans bleus de ma robe, puis elle me dévêtit et me laissa en chemise. C’était une première humiliation. Une novice m’ôta ensuite mon bonnet et en quelques coups de ciseau me coupa les cheveux comme si j’allais être mise à mort. Le bruit de ciseaux et leur contact froid sur ma nuque me firent frissonner. […] Le premier coup de fouet qui s’abattit sur mon dos me surprit. Je serrai les dents pour qu’aucun cri ne m’échappe. 44 La métaphore du grand enfermement rend donc compte de la vie de la pensionnaire saint-cyrienne ; l’image carcérale est aussi celle qui dominera la représentation du mariage, couplée avec celle de l’esclavage. Son caractère abominable est à l’origine d’une dynamique fictionnelle dans laquelle le motif de la fuite, de l’évasion génère des péripéties récurrentes - voyages sous un déguisement et/ ou sous une fausse identité, cachette ou hébergement auprès d’un protecteur ou d’une protectrice, recours au soutien d’une amie - même si les voies de la liberté, on le verra plus loin, sont peutêtre moins ouvertes qu’il n’y paraît. Loin d’être exhaustif, ce premier repérage permet d’établir le primat sentimental de l’ensemble du système de représentations structurant cette série. Reste à s’interroger sur la relation entre la grille de lecture du XVII e 41 « La cloche nous ordonnant de nous rassembler dans la cour retentit. Nous nous plaçâmes en rang, comme nous en avions l’habitude tous les matins et tous les soirs pour l’appel… Chaque patronyme prononcé tombait dans un silence lourd… » (VIII, 7, p. 102). 42 « Quatre jours plus tard, nos maîtresses nous ordonnèrent de nous ranger dans la cour. Mme de Maintenon allait nous parler… Mme de Maintenon nous informa que Mme de Crécy avait été empoisonnée […] » (VIII, 4, p. 53). La barbarie du kapo nazi imposant la station debout aux faibles déportés n’est pas loin lors de cette scène collective : « beaucoup de Demoiselles s’évanouirent à ce spectacle. Nous fûmes obligées de les soutenir car Mme de Maintenon avait donné l’ordre qu’aucune de nous ne fût évacuée avant la fin » (VIII, fin du chap. 13, p. 162). Nous soulignons. 43 Nous renvoyons ici à l’ouvrage collectif Les Écrans de la Révolution, Vertigo, 1989. 44 VIII, 5, p. 70-71. Christine Mongenot siècle livrée par cette fiction historique et le lectorat spécifique visé, en l’occurrence de toutes jeunes filles. II. Le XVII e siècle raconté aux filles Des stéréotypes très productifs : une vision du pensionnat remodelée par la tradition littéraire en littérature de jeunesse et par les fictions audiovisuelles Dans la série des Colombes, la visée d’un lectorat féminin oriente la construction d’ensemble et la mise en scène de la réalité historique. La représentation de la vie à Saint-Cyr, centrale dans les deux premiers tomes de la série, résiduelle dans l’avant-dernier volume où elle n’est plus qu’un procédé de rappel pour faire lien avec les tomes précédents, passe ainsi par l’activation de quelques topoï sur la vie collective. Celui du groupe en ébullition, que nous appellerons le motif de la volière, en fait partie : [D]ès qu’elles sont certaines que la marquise ne peut pas revenir les surprendre, et contrairement au règlement, elles se mettent à caqueter ; les filles se détendent en pépiant comme des moineaux. 45 Anne-Marie Desplat-Duc reprend là une représentation du groupe féminin véhiculée par de nombreux « romans de pensionnat », popularisée dès 1905 par la fiction emblématique de F. H. Burnett : Little Princess, mais aussi largement médiatisée auprès des jeunes lectrices par son adaptation télévisuelle 46 . Le topos se retrouve dans Les Petites Pensionnaires 47 qui se veut une suite explicite du roman de F. H. Burnett. Hilary McKay y évoque le groupe féminin en des propos que ne renierait pas l’auteure des Colombes du Roi-Soleil : Alors murmures et chuchotis firent place à des babillages et bavardages effrénés qui retentissaient à travers toute la maison, se répandant comme une traînée de poudre dans les escaliers, sur les paliers et dans les 45 I, 8, p. 78 et 16, p. 162. 46 En 1985, le roman a été adapté en dessin animé, par un réalisateur japonais, sous le titre Princesse Sarah et diffusé en une cinquantaine d’épisodes. La série est régulièrement rediffusée et constitue encore une référence de la culture enfantine télévisuelle, en particulier pour les fillettes. 47 Gallimard Jeunesse, 2010. La fabrique du féminin chambres. Quant à la salle d’étude, c’était une véritable volière : on ne s’y entendait plus. Chacune y allait de ses supputations et spéculations… 48 Que l’on médite ou non sur le déploiement privilégié de la métaphore aviaire dans ces romans pour filles, quelques représentations s’affirment : le groupe des jeunes pensionnaires est rarement posé, rationnel ; il s’agite, il bruisse et le babillage semble la modalité première du logos féminin. Ne s’agirait-il pas là précisément d’un éternel féminin ? On serait tenté de le croire si l’on rapproche le texte de la quatrième de couverture de deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc, l’un appartenant à la série « historique » des Colombes, l’autre à une série contemporaine écrite par la même auteure, intitulée Stéphi la star. Le noyau fictionnel est le même - la perspective d’une représentation et la logique du casting 49 . Au XVII e siècle : Le célèbre monsieur Racine écrit une pièce de théâtre pour les élèves de madame de Maintenon, les Colombes du Roi-Soleil. L’occasion idéale pour s’illustrer et, qui sait ? , être remarquée par le Roi. L’excitation est à son comble parmi les jeunes filles. Y aura-t-il un rôle pour chacune d’entre elles ? 50 Et en 2010 : Quelle agitation avant le concert de Stéphi ! La tension est à son comble dans les coulisses. Il reste encore à régler les détails d’une chorégraphie et l’oncle Claude met tout le monde sous pression. Pourvu qu’Axel et Laura aient le temps de montrer à Stéphi les chansons qu’ils ont composées pour elle ! Mais la jeune star semble préoccupée : qui donc lui a envoyé ce mystérieux bouquet de lilas blanc ? 51 Que le discours soit ici tenu par l’éditeur est secondaire : la narration romanesque correspond exactement à cette présentation programmatique de la fiction : dans les romans situés au XVII e siècle comme dans ceux qui prétendent mimer le monde contemporain, les jeunes filles rassemblées ne sont qu’ébullition et rivalités chuchotées, leur projet d’existence prend place sur le fond de star system. Mais le bavardage, modalité privilégiée du jeune personnage féminin, est encore mis en scène à partir d’un autre motif, fortement récurrent dans la série Les Colombes du Roi-Soleil, celui de la confidence nocturne au 48 On le retrouve à l’identique dans le roman de Célia Rees, La Balade de Sovay (Seuil, 2009). 49 Cette matrice de bien des fictions audiovisuelles contemporaines concerne le spectacle vivant (danse, théâtre, musique) mais aussi le mannequinat. 50 Les Comédiennes de Monsieur Racine (I), op. cit., 4 e de couverture. 51 Le Concert, dans la série Stéphi la star, J’ai lu, 2003. La série est publiée dans la collection « scènes de vie ». Christine Mongenot 40 dortoir. S’il n’est pas impossible, historiquement, d’imaginer que cette situation ait pu se produire à Saint-Cyr malgré le travail de surveillance des dortoirs constamment présenté comme une priorité 52 , à l’inverse sa très haute fréquence d’utilisation dans la série est rien moins que vraisemblable. Simple procédé pour permettre de faire avancer la narration - elle fait en effet jouer de nombreuses prolepses - et indépendamment des conditions de vraisemblance de toutes ces conversations impunément conduites dans le Saint-Cyr de la fin du XVII e siècle, le motif réinstalle aussi la confidence comme une pratique centrale des relations entre filles, image-miroir offerte aux jeunes lectrices 53 , en même temps qu’elle s’inspire de scènes stéréotypées largement diffusées par le roman de pensionnat comme par nombre de fictions audiovisuelles contemporaines 54 . Cet homme que je ne saurais voir : la sexualité entre violence et euphémisation Mais l’univers du pensionnat permet aussi de mettre en scène la seule question qui vaille finalement, celle de l’amour. En effet, à quoi les jeunes pensionnaires du XVII e siècle, désormais assimilées à des prisonnières, peuvent-elles rêver, si ce n’est au prince charmant, comme le montre le résumé de la situation observée par Louise au tome II ? Pourtant l’atmosphère n’était plus la même. Esther avait bousculé la vie de Charlotte et d’Hortense. La première ne rêvait que de fuir Saint-Cyr pour goûter aux plaisirs de Versailles et revoir François, son fiancé. La deuxième, qui avait rencontré Simon parmi les spectateurs hésitait encore entre cet 52 « Je crains toujours qu’on ne veille pas assez les pensionnaires, c’est pourtant ce qu’il y a de plus essentiel : il faut les veiller nuit et jour. Elles apprennent souvent dans les couvents ce qu’elles auraient ignoré dans le monde. J’en ai vu une qui avait traîné à la Cour dans toutes les salles des gardes et les antichambres des laquais, ayant conservé son innocence, et qui la perdit dans un couvent. Le mal qu’elle fit dans sa classe ne se peut exprimer. Grâce à Dieu, il n’en est rien, mais c’est depuis qu’on ne les perd jamais de vue et qu’elles ne se disent pas un mot tout bas. » (Mme de Maintenon, lettre du 19 mars 1713 à Mme de la Viefville, abbesse de Gomerfontaine). 53 Voir le numéro spécial de la revue Autrement et l’enquête sur les goûts des filles. 54 La scène de bavardage au dortoir, espace de l’intimité dans un lieu voué au collectif, se retrouve ponctuellement dans des films aussi différents et éloignés dans le temps que Les Diaboliques (1954), Au revoir, les enfants (1987) ou Les Choristes (2003). Elle n’est pas à ce titre un topos genré mais c’est sa haute fréquence d’utilisation dans le roman pour filles qui lui donne cette caractéristique. La fabrique du féminin 40 amour inattendu et l’existence monacale à laquelle elle se croyait destinée. 55 Ce qui semble une conséquence éminemment naturelle dans une fiction assimilant le pensionnat du Grand Siècle à une prison, comme nous l’avons montré plus haut - tout prisonnier n’attend-il pas sa grâce ou son libérateur - permet ainsi d’activer des représentations existentielles susceptibles de nourrir l’imaginaire prêté aux jeunes lectrices d’aujourd’hui 56 . Le fond historique est réel : à vingt ans les Demoiselles de Saint-Cyr, parvenues au terme de leur scolarité, pouvaient être dotées et sortir du couvent pour se marier, y rester pour être religieuses ou bien encore devenir religieuses d’autres couvents. Cette réalité connaît tout d’abord une série de glissements dans Les Colombes du Roi-Soleil, pour des raisons assez évidentes : la condition de religieuse est moins évidemment productive au plan fictionnel ; à l’inverse le mariage voulu ou subi - c’est très souvent le cas dans Les Colombes - permet d’élargir le cadre, de multiplier les péripéties et de renouer avec les caractéristiques du roman d’aventures. Mais, dans l’univers d’Anne-Marie Desplat-Duc, l’omniprésence de la relation amoureuse ne se justifie pas seulement fonctionnellement : c’est elle qui constitue la logique forte sous-jacente aux différentes situations présentées, c’est à partir de cet idéal que se définissent toutes les actions et les comportements des héroïnes de la série. Ainsi, la représentation d’Esther consacre surtout le coup de foudre d’Hortense pour Simon, la vocation d’enseignante d’Isabeau réoriente une capacité amoureuse inemployée, la corsaire Henriette touchera terre dans l’extase d’un amour d’enfance retrouvé ; aux confins du Nouveau Monde enfin, Gertrude trouvera une rédemption en échappant à son mari animal pour épouser un huron heureusement fréquentable, ancien soldat du roi. Horizon indépassable de la réalisation féminine, la relation amoureuse, sa naissance, ses obstacles constituent le cœur de la fiction dans chacun des volumes de la série. Comme pour le pensionnat, la fiction propose une « réécriture » de la condition féminine au XVII e siècle et fait glisser le mécanisme social historiquement attesté - la jeune fille du XVII e siècle ne choisit pas et le mariage obéit à des logiques familiales, patrimoniales qui laissent peu de place au choix individuel - vers une mise en fiction outrant les situations puisqu’elles contreviennent à la valeur reine du libre arbitre de l’individu. Dans cette 55 II, 3, p. 34. 56 La construction de telles fictions répond à un système clos : dans la même veine et pour la littérature destinée aux adultes, Marc Lévy a par exemple explicitement exposé comment il concevait ses romans en s’inspirant d’enquêtes d’opinion sur les préoccupations de ses lectrices virtuelles. Christine Mongenot 40 logique et selon une relecture empathique et pathétique du XVII e siècle, l’impossibilité de choisir son conjoint constitue donc la violence maximale faite à la jeune fille. Dans l’ordre de la fiction cette violence s’exprimera donc à travers deux motifs eux aussi récurrents : celui du viol légal et celui du marché aux esclaves. Le viol est l’écueil que Gertrude évitera mais qui la guette aux détours des propos de son conjoint non choisi : - L’avantage c’est qu’on aura le temps de faire un petit…, confie-t-il à Gertrude ; jusqu’à ce jour d’hui, j’ai travaillé comme une bête et j’étais si fatigué que j’avais plus de force pour…enfin tu me comprends. Je ne le comprenais que trop bien et la perspective d’être dans la maison avec lui ne me réjouit pas. 57 L’aposiopèse centrale dans le discours de Léon, comme la litote finale dans celui de Gertrude, expriment en creux le viol conjugal menaçant. L’effroi devant le mariage forcé se traduit par le motif récurrent du « vieux barbon », expression que l’on retrouve aussi bien dans le discours direct des Demoiselles-personnages, que dans celui de la narratrice homodiégétique 58 . Tout le troisième volume de la série est ainsi centré sur la situation d’Éléonore mariée à l’un de ces vieux barbons si fréquemment évoqués dans la série et auquel elle essaye d’échapper. Le motif de la jeune fille poursuivie, tentant de fuir, est encore développé d’une autre manière au volume V et hors mariage cette fois, par la tentative de viol que subit Isabeau, employée au service de la petite Victoire, auprès de la princesse de Condé, sa mère. Dans ce volume le viol est annoncé dès la première rencontre : - Oh… ricana le Prince (Condé). Une Colombe de Sa Majesté ! Mes joues s’enflammèrent. - Oui. Une Colombe, insista la princesse. - Aussi timide et pure que ce bel oiseau, reprit le prince en saisissant mon menton dans sa main pour me forcer à lever le visage. 59 Selon une gradation étudiée, le viol menace dès le chapitre 16 : le prince « ne se priva pas de me reluquer et je sentis la brûlure de son regard sur ma 57 VIII, 14, p. 226. 58 Nous en avons recensé deux ou trois emplois de cette formule qui constitue une véritable collocation, dans chacun des volumes. Le portrait de l’ambassadeur de Saxe Watzdorf, qui veut épouser Éléonore la développe en une description sans appel : « …abominablement vieux…Il n’a plus de dents, le visage ravagé par la petite vérole et de grosses verrues sur les joues. Lorsqu’il s’est mis debout, il penchait d’un côté et, s’il n’avait pas eu de canne, il serait probablement tombé. » (selon Olympe, V, 14, p. 170). 59 V, 16, p. 98. La fabrique du féminin 40 gorge dénudée », note la jeune narratrice. Il est pratiquement physiquement exécuté au chapitre 18, si l’on suit toujours son témoignage : Il me prit la main, la serra violemment, et commença de l’autre l’exploration de ma poitrine. En un éclair je compris le dilemme auquel je me trouvais confrontée : soit je luttais pour lui échapper […] soit je lui cédais, mais la honte me ferait mourir. Dans les deux cas, j’étais perdue. 60 Cette scène d’hallali sera précisément rompue par l’arrivée de chasseurs et la poursuite effective d’un « cerf affolé ». Poussant jusqu’au bout le parallélisme, Anne-Marie Desplat-Duc fait déclarer au prince de Condé qui éperonne son cheval pour poursuivre la bête : « Elle est à moi ». L’autre motif qui permet de développer la violence du mariage non consenti dans la série est celui de la vente des esclaves. Il est mis en scène comme tel dans le volume Gertrude et le Nouveau Monde où l’héroïne, mise à l’encan, se retrouve mariée par le choix brutal de Léon Gardiner, déclarant à la cantonade : « J’prends celle-là. Elle manque de tétons mais elle semble résistante… ». La réaction de la narratrice lorsqu’il reviendra sur ce choix en le regrettant devant sa mauvaise volonté - « T’étais pas la plus grasse ni la plus jolie », constate-t-il - est sans appel : « J’étais écœurée » 61 . Cette scène a son pendant dans l’univers saint-cyrien où il connaît une adaptation imposée par le cadre conventuel. C’est dans Gertrude et le Nouveau Monde que la scène prend place pour donner lieu cette fois à une variation voyeuriste : Dès qu’elle eut quitté la pièce, Marguerite s’approcha de la grille de bois qui séparait la pièce en deux et dit aux personnes placées de l’autre côté : - Voici les demoiselles dont je vous ai parlé. […] Je restais plantée, gauche et rougissante, sachant que de l’autre côté on m’observait. […] Ma fierté, mise à rude épreuve, se rebella et je m’enhardis jusqu’à chercher à apercevoir celui qui me scrutait. La pièce où il se trouvait était dans l’ombre mais je distinguai un homme jeune et assez grand, et un autre, le dos voûté par le poids des ans, appuyé sur une canne. Ce dernier était certainement l’ami de Marguerite, qui, ne pouvant plus se déplacer seul, avait sollicité l’aide d’un parent ou d’un domestique pour l’accompagner. […] J’étais au supplice. 62 On ne peut que s’étonner d’une telle mise en scène, surimposant une scène largement exploitée par la littérature érotique à la situation ordinaire de visite au parloir à Saint-Cyr : les jeunes pensionnaires qui n’avaient droit qu’à une visite par quartier, voyaient évidemment leurs parents à visage découvert, quoique la conversation tenue fût surveillée par une dame de 60 V, 18, p. 218-219. 61 VIII, 11, p. 173. 62 Ibid., 14bis, p. 240. Christine Mongenot 40 Saint-Louis. Et si Mme de Maintenon fut parfois accusée de quelques mariages contraints, leur organisation relevait sûrement plus de tractations extérieures que d’une rencontre qu’elle aurait organisée comme une mère maquerelle, image sous-jacente à l’épisode 63 . Un tel glissement n’est donc pas anodin : au-delà de son invraisemblance, c’est sa violence qui paraît ici intéressante. En effet, outrer les représentations du mariage non consenti à travers des images à la limite de la violence acceptée dans ce type de série et pour ce segment d’âge 64 , permet a contrario de leur opposer un versant positif du rapport à l’autre sexe. Celui-ci impliquera alors une euphémisation de la sexualité dans cette relation - le baiser et sa légèreté en sera l’illustration - et la déréalisation de la relation amoureuse vécue sur un mode extatique - le « transport ». L’amour foudroyant et le masculin adorable Les Colombes du Roi-Soleil cultivent en effet le paradoxe de présenter l’amour foudroyant comme une alternative à la privation de liberté que concrétise le mariage non consenti. Par un retournement nulle part justifié, la liberté des jeunes héroïnes de la série consiste à se plier à une autre loi tout aussi impérative : celle d’un amour foudroyant, fondant littéralement sur elles. Dans les images qui mettent en scène le processus, celui-ci s’opère toujours selon un processus descendant, comme dans la scène rapportée par la narratrice dans Le Secret de Louise : Soudain, une main se posa sur mon épaule, je tressaillis. - Quel énorme chagrin ! me dit une voix masculine. Dieu quelle honte d’être ainsi surprise, agenouillée contre la pierre, la robe souillée de terre, les yeux rougis, les cheveux décoiffés ! [...] Ensuite, il s’inclina devant moi et m’assura : - « Eh bien, à partir de ce jourdhui, je serai votre chevalier […]. » 65 63 L’image est encore reprise dans un propos d’Olympe : « C’est Mme de Maintenon qui devrait avoir honte de nous proposer comme de vulgaires marchandises à des hommes avides de notre jeunesse. […] Hélas, enfermée, dans Saint-Cyr, nous ne pouvons que nous soumettre. […] Tout me semble préférable aux murs de Saint- Cyr » (Olympe, dans V, 14, p. 171 et p. 173). 64 Dans une enquête modeste auprès de douze étudiantes, anciennes lectrices de la série, où il leur était demandé d’évoquer deux scènes qui les avaient marquées dans Les Colombes du Roi-Soleil, la scène de voyeurisme a été citée par toutes les jeunes femmes ; les autres références, à l’exception de deux réponses, se partageaient entre la scène du viol manqué avec l’image de la biche (citée quatre fois) et celle de Gertrude mise à l’encan sur un place publique du Nouveau Monde (citée 2 fois). 65 II, 11, p. 120-121. La fabrique du féminin 4 Le regard de la jeune fille du XVII e siècle dans Les Colombes ne connaît qu’une orientation ascendante vers l’objet masculin, qu’il s’agisse de l’homme aimé ou même du père 66 dans une logique d’adoration. Entre dégoût et adoration, la relation à l’autre sexe ne risque donc guère d’emprunter les voies d’une quelconque véracité, voire d’une simple vraisemblance, historique ou non. Dans le XVII e siècle reconstruit pour les jeunes lectrices, la distribution des caractères amoureux, au sens théâtral du terme, est aussi socialement programmée de manière intangible : aux pauvres et aux rustres les bas instincts 67 et le désir de posséder physiquement les jeunes filles 68 , aux jeunes aristocrates ou aux gens de qualité les amours pures, la délicatesse. Le prétendant en ce cas « picore » la jeune fille de baisers et son haleine n’est jamais qu’un « léger souffle », ses gestes envers elle effleurements ou caresses 69 . La leçon binaire sur le monde ainsi délivrée passe naturellement dans les propos d’une narratrice empathique, ainsi qu’un profond conservatisme dans la peinture de la rencontre amoureuse, apparemment inévitable pour ces jeunes filles du XVII e siècle : celles-ci succombent au coup porté par une force extérieure, ne provoquent quasiment jamais la relation mais déploient en revanche une grande énergie, une fois la sentence amoureuse tombée, pour permettre à ce programme existentiel de s’accomplir. 66 L’adoration se trouve d’autant plus légitime lorsque la figure masculine condense celle du père et du Roi : « J’eus alors la suprême audace de lever le visage vers lui. Nos regards se croisèrent. Je baissai promptement le mien, mais j’eus la certitude qu’il avait compris que je savais qu’il était mon père. » (II, 9, p. 100-101). 67 « Léon s’abreuvait au goulot d’une bouteille de vin qu’il n’avait pas oublié d’emporter, alors qu’il n’avait pas prévu d’eau. » (VIII, 11, p. 175) ; « Je n’étais donc pas prête à vivre avec un rustre dans une cabane de planches. » (ibid., 12, p. 186). 68 Le prétendant repoussant de Gertrude en est la parfaite illustration : « Il devait avoir dans les quarante ans, était petit, râblé, le poil noir et dru. Je me raidis […] Léon Gardiner […] J’ai nom Gertrude de Crémainville. Grand dieu, jura-t-il, une fille de la haute ! Si on m’avait dit un jour que je fricoterais avec la noblesse…vrai, quelle revanche pour un simple soldat de Sa Majesté ! Content de lui, il se tapa sur les cuisses en s’esclaffant. » (ibid., p. 170-171). Pour parachever la stigmatisation de ce mari imposé, violeur virtuel, l’auteure le gratifie aussi d’un « sourire édenté » et finit par en faire un « ivrogne » (p. 191). 69 Hortense livre : « J’avais du mal à suivre son analyse. Il me prit dans ses bras, me serra contre lui. Je sentis son odeur et ses cheveux me caressèrent délicieusement la joue… Tout mon être s’affola. Son souffle chatouilla mon cou. » (IV, 3, p. 39). Christine Mongenot 4 Les femmes font et défont les maisons 70 : vertus et défauts féminins À ce conservatisme s’ajoute enfin une stabilité absolue des valeurs traditionnellement associées au sexe féminin et le constituant en genre social. J’évoquerai ici quelques éléments qui participent également de cette fabrique du féminin. On retrouve ainsi parmi les vertus associées à la jeune fille du XVII e siècle dans la série des Colombes du Roi-Soleil, la plupart des qualités que Mme de Maintenon prônait dans ses conseils aux Demoiselles à la fin du XVII e siècle : l’industrie, le soin et l’esprit de dévouement dont le sentiment maternel constituera une variation. Sur le versant des défauts anodins concédés aux pensionnaires du XVII e siècle dans la fiction, la coquetterie reste elle aussi l’apanage de ces jeunes filles et « l’esprit de chiffon » une de leurs caractéristiques prédominantes. Au rang des vertus premières figure donc l’industrie féminine, susceptible de faire naître quelque chose du rien. La bricoleuse du quotidien morose qui voudrait « planter quelques rosiers pour égayer le devant de la maison » 71 faute de fleurs onéreuses, trouve toujours une autre solution : […] je cueillis un énorme bouquet de fleurs champêtres, puis je l’arrangeai harmonieusement dans la cruche pleine d’eau. Il donnait à cette pièce misérable un air chaleureux qui me ravit. 72 Le motif de la transformation industrieuse est déjà présent dans les Quatre filles du Docteur March (1868) - que l’on se souvienne de l’ingéniosité qui préside à la confection de robes de bal dans ce cercle de pauvreté - dans En famille d’Hector Malot (1893) ou dans La Petite Princesse 73 . Récurrent dans le roman pour la jeunesse, il est construit de manière stable autour d’un personnage féminin. Les Colombes d’Anne-Marie Desplat-Duc s’insèrent donc dans une lignée de jeunes filles ménagères qui déclinent l’art de faire des merveilles avec des riens. Plus prosaïquement d’ailleurs, la petite pensionnaire, dans la série des Colombes, lavera et repassera son jupon pour lui donner une seconde vie, se montrant ainsi apte à mettre en œuvre ce recyclage qui caractérise la vertu d’économie. Contrainte à la vie conjugale 70 Titre de l’un des Proverbes dramatisés que Mme de Maintenon a composés pour les Demoiselles de Saint-Cyr. 71 « Mais Léon s’exclama : ‘…dépenser de l’argent pour des fleurs, c’est non ! ’ » (VIII, 13, p. 202). 72 VIII, 17, p. 291. 73 L’art de conter que déploie Sara dans ce roman relève précisément de cette même industrie : elle « arrange » ainsi le quotidien douloureux et morose de la même manière qu’elle peut, matériellement cette fois, organiser un véritable festin à partir d’accessoires ordinaires (La Petite Princesse, Casterman, 1998, p. 190-193). La fabrique du féminin 4 d’une paysanne, c’est elle encore qui assurera la bonne gestion : « la truie nous donneraient des porcelets que nous engraisserions avant de les revendre un bon prix », suggère Gertrude à son mari mal dégrossi 74 . Par un autre biais, la préservation des choses, le soin qui leur est accordé, font aussi partie de cet ethos féminin conçu comme modération et retenue. Cet impératif est si profondément ancré qu’au cœur même de situations dramatiques, une dragonnade par exemple, le « réflexe » féminin joue encore : J’y passai des heures (N.B. dans une haie pendant la dragonnade) qui me semblèrent une éternité, suçant le sang qui perlait sur ma peau dans un réflexe dérisoire pour ne pas tacher ma jupe et mon bustier pourtant déchirés par les branches qui m’entraient dans le corps. 75 Les conséquences d’un billet caché sur soi sont ailleurs redoutées mais mêlées à la culpabilité implicite devant le vêtement taché : […] en espérant que l’encre ne me trahirait pas en salissant le tissu de mon vêtement. 76 Dans un autre épisode, et alors que l’héroïne est en pleine quête d’identité, la recherche de renseignements sur sa mère inconnue ne l’empêche pas de songer à sa mise, tout esprit de séduction n’étant sans doute pas mort pour autant : Je n’avais pas envie de me présenter devant le chevalier dans le même état que lors de notre première rencontre, la robe souillée et les cheveux défaits. 77 Derrière le soin des choses, le souci de la toilette peut donc s’exprimer sur un autre versant, celui de la coquetterie. C’est, dans Les Colombes du Roi- Soleil, non seulement un petit travers toléré chez le personnage, mais une tendance fortement flattée chez la jeune lectrice qui se voit à tout instant conviée à « parler chiffon ». Cette composante est centrale dans la construc- 74 VIII, 13, p. 202. 75 III, 2, p. 19. 76 VIII, 14bis, p. 237. 77 II, 12, p. 136. Ce souci d’être bien mise, l’exigence de soin sont toujours présents dès que la tension de l’aventure se relâche et l’impossibilité d’y répondre est un inconfort supérieur à celui de la situation si dramatique soit-elle par ailleurs : « Je regrettai seulement de ne pas avoir un peigne pour me coiffer, ni aucun onguent pour m’adoucir la peau. », déclarera Hortense (IV, 7, p. 62). Christine Mongenot 4 tion de ces univers pour filles : présente comme une passion chez les auteures elles-mêmes 78 . On peut, dans la série d’Anne-Marie Desplat-Duc, parler d’une omniprésence du vêtement et de la toilette. Simple élément ponctuel de description d’un personnage à un premier niveau 79 , il intervient plus largement comme un véritable motif, régulièrement réactivé dans le récit par des scènes de coiffage ou d’habillage qui se multiplient dans chacun des volumes. Rêve d’une tenue pour le bal dans Charlotte la rebelle, par exemple : […] non, pas ainsi vêtue, songe-t-elle. Mais avec la jupe de soie émeraude ornée de dentelle et le bustier de fils d’or et d’argent qu’elle vient d’apercevoir portés par une jeune élégante, oui. Charlotte ne supporte plus ses vêtements ternes. Elle rêve de couleurs, de dentelles, de broderies. Si sa mère connaissait son attrait pour les parures, elle se fâcherait. La religion huguenote recommande la sobriété […]. 80 Travestissement lors des voyages d’Hortense pour échapper à ses poursuivants, travestissement d’Henriette en corsaire qui donne lieu à une longue scène au miroir : Je me glissai dans l’antichambre de mon père. Dans un coffre je pris une chemise de baptiste, un pourpoint de daim noir, des bas […]. Nouant mes cheveux d’un lien de velours, j’enfonçai le chapeau sur ma tête. Je me regardai dans le miroir de Venise placé entre les deux fenêtres et je me plus. Je n’étais plus une demoiselle disgracieuse : le nez un peu fort, la bouche trop grande, la gorge plate, les bras maigres. J’étais un garçon agréable, glabre, les attaches fines, la chevelure opulente. Je me souris. C’était moi et ce n’était pas vraiment moi. Cette double image me satisfaisait. 81 Mais aussi tentation de Gertrude dans son Québec lointain, lors de sa rapide venue à la ville. Le vêtement est partout selon un double régime de représentation. Le premier est ludique, il réactive gratuitement dans l’ordre de la fiction le plaisir enfantin du déguisement : 78 La notice de présentation de Jeanne Albrent pour Une robe pour Versailles précise ainsi que « Sa passion pour l’histoire, les spectacles et la mode lui ont inspiré une robe pour Versailles ». Nous soulignons. 79 Ainsi pour jouer la comédie, « taffetas blanc pour les demoiselles du chœur, taffetas rouge pour celles qui interprètent la pièce. L’ensemble est simple et sobre. » (I, 11, p. 114). 80 III, 9, p. 96. 81 VII, 8, p. 85. La fabrique du féminin 4 Il se fit en grand train d’équipages et nous nous sommes toutes prises pendant quelques instants pour de véritables marquises. […] Les plus hardies d’entre nous passaient la main par l’ouverture de la portière et saluaient comme si elles avaient été des princesses. 82 Le vêtement participe également à un second niveau de représentation : il est plus globalement la clé de toute identité comme de toute émancipation. Dans Les Colombes du Roi-Soleil, Henriette est ainsi confrontée à une situation sans issue : « Je n’avais que seize ans et j’allais rester cloîtrée à Saint-Cyr ou dans un autre couvent le restant de mes jours » 83 . Pourtant, quelques pages plus loin, la solution apparaît sous la forme d’un travestissement : « le seul moyen que j’ai de sortir, conclut Henriette, c’est de changer d’aspect » 84 . Le motif du travestissement, ainsi repris non seulement chez Anne-Marie Desplat-Duc mais dans la plupart des romans historiques de cette catégorie, et souvent assimilé à un renouvellement du personnage féminin dans le discours des auteurs (émancipé, actif au lieu d’être passif), appelle deux remarques : tout d’abord le recours au vêtement masculin dans de nombreuses péripéties de la série installe le modèle, non réversible, d’une émancipation conçue par assimilation du féminin au masculin. Par ailleurs, le recours répété au travestissement dans la série accrédite l’idée que l’essentiel des évolutions de la vie d’une femme s’opère dans le domaine de l’apparence, que cette mutation de surface constitue une clé existentielle. Enfin, parmi les valeurs féminines exaltées dans la série, celle de la maternité protectrice est essentielle. Le pensionnat est de ce point de vue un lieu de fiction idéal car s’y développe la prise en charge des petites 85 . Dans le Saint-Cyr réel, cet enseignement mutuel et cet apprentissage des fonctions maternelles sont valorisés comme une spécificité de la maison Royale exportable à Bizy ou à Gomerfontaine, autres couvents émules de la Maison Royale. Le dévouement maternel peut se commuer en dévouement social à plus large échelle, il lui donne son caractère de vocation. « Cependant, une évidence m’apparut », note Isabeau après avoir donné sa cape à une pauvresse lors d’une visite à Villepreux : Si Mme de Maintenon avait choisi d’instruire les demoiselles de la noblesse, je me sentis brusquement investie d’une mission : celle d’instruire les filles 82 II, 1, p. 13-14. 83 VII, p. 43. 84 Ibid., p. 86. 85 Dans La Petite Princesse, Sara jouera ainsi le rôle de petite maman pour la jeune Lottie. Christine Mongenot 41 du peuple. Elles manquaient de tout, sauf de la joie de vivre. C’était la leçon à retenir de cette journée. 86 Ces archi-représentations, catégories profondes de compréhension du monde que recèle toute fiction organisée, convergent ici pour proposer à la jeune lectrice un monde féminin immuable, le XVII e siècle n’étant finalement qu’un élément annexe au service de cette transmission de valeurs et de comportements. On pourra objecter que c’est peut-être prêter beaucoup d’intentions à Anne-Marie Desplat-Duc. C’est que l’on aura mal compris : la force de ces représentations vient précisément de leur impensé. Et pour conclure momentanément Les quelques traits dégagés à propos d’une série prenant pour cadre le XVII e siècle, auront montré que le caractère historique dans ce type de production romanesque pour la jeunesse n’est sans doute qu’un voile de légitimation culturelle tendu, dans une société sur laquelle est entre-temps passé le féminisme. Le mouvement d’émancipation, à défaut d’entraîner toutes les transformations sociales souhaitées, aura implicitement imposé un politiquement correct, aboutissant à délégitimer une certaine littérature sentimentale en raison des stéréotypes sexistes qu’elle véhicule. Les exemples analysés plus haut suggèrent que les romans situés au XVII e siècle et visant exclusivement de jeunes lectrices ne sont peut-être rien d’autre qu’une nouvelle mue d’un roman sentimental naguère popularisé par les productions de Delly ou de la collection Harlequin que l’on hésite désormais à vendre en tant que tel 87 . Dans cet univers de fiction le stéréotype sexiste a cédé la place à une construction étroitement genrée du monde de référence peut-être aussi peu libératrice. Le phénomène ne se limite pas à la littérature de jeunesse, il affecte aussi le domaine de la lecture pour les adultes : dans un numéro de mai 2011 du magazine féminin Marie-Claire, Evelyne 86 V, 8, p. 95. 87 Ce constat concernant la littérature de jeunesse est finalement très proche de celui que dressait Anne-Marie Thiesse dans son ouvrage Le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque (1984), Seuil, coll. Points, 2000. Elle y déclarait : « Le roman historique de 1900 est en effet le plus souvent transposition, dans un décor d’époque, du roman populaire le plus commun […] Il se présente comme une variante du roman sentimental et prend rarement la dimension d’une fresque épique : au mieux il offre une transposition écrite de l’image d’Épinal. Il touche donc le public féminin, tout en étant encore lu par des hommes de milieu populaire, amateurs de cape et d’épée » (p. 231). La fabrique du féminin 41 Bloch-Dano présentait ainsi le dernier roman d’Emmanuelle de Boysson, Le Salon d’Émilie 88 , lui aussi situé au XVII e siècle : Sur fond de mazarinades, de Fronde et de salons précieux, Émilie, mariée à un barbon et amoureuse d’un poète, fera son apprentissage mouvementé sous la houlette de notre collaboratrice […]. [Nous soulignons.] On voit donc que sous cette nouvelle couverture, au double sens du terme, continue à se vendre un type de fiction qui véhicule sereinement les éternelles valeurs du féminin. L’univers ainsi proposé aux lectrices participe ainsi de la construction des identités sexuées qu’il conforte dans leur radicale différence, voire, comme je l’ai montré plus haut en parlant du fantasme du viol, dans leur menaçante étrangeté. Comme l’a montré le sociologue Gérard Mauger, « les femmes sont surreprésentées dans la lecture de fiction aux deux pôles du spectre de la légitimité culturelle (les romans sentimentaux d’un côté, les auteurs classiques de l’autre), cet habitus se crée dès les lectures enfantines » 89 . Il convient donc de ne pas sous-estimer, derrière le miroir historique innocemment tendu à la jeune lectrice d’aujourd’hui, l’impact de ces fictions sur la diffusion en profondeur de représentations statiques des rôles féminin et masculin. Cataloguées comme des lectures de divertissement, celles-là même qui chez la lectrice adulte correspondront à une forme de marginalisation par rapport à l’investissement dans les principales sphères d’action extérieures (politique, entreprise, militaire, religieux, artistique), ces fictions ne cessent de renvoyer à l’infini des répartitions de rôles préétablies : aux hommes les jeux sérieux, aux femmes le « hors-jeu », le décoratif, l’accessoire ou l’abnégation, le dévouement. En profondeur, en évitant comme l’ensemble des productions de masse de déstabiliser le lectorat, en confortant au contraire ce qui lui apparaît comme un monde de sens commun, de sens partagé, ce type de « roman historique pour les filles » favorise ici l’apprentissage de schèmes d’interprétation du monde essentiellement psychologiques, construisant sa représentation dans l’ordre affectif, en tout cas à l’écart d’explications sociales, politiques ou économiques, même limitées. 88 Le livre est édité dans la collection « Le temps des femmes », Flammarion, 2011. Les procédés de « fabrication » sont identiques comme l’attestent la composition du titre centré lui aussi sur le personnage féminin ainsi que l’esthétique de la couverture livrant une jolie frimousse de jeune femme que n’aurait pas reniée Greuze. 89 Gérard Mauger, « Lire au féminin, lire au masculin », Lecture jeune, n°120, déc. 2006, p. 14-23 ; voir aussi les résultats de son enquête sur les lectures féminines dans « Les livres d’une vie », Autrement, n°201, 2001. Christine Mongenot 41 Dans le prolongement de ces premières conclusions, d’autres pistes de réflexion s’ouvrent aussi à nous. Les unes concernent la recherche en tant que telle. On pourrait ainsi essayer d’évaluer l’impact d’un investissement désormais massif de femmes auteurs dans le champ du roman historique. Si celui-ci fut originellement le fait d’auteurs essentiellement masculins 90 , la modification de cet équilibre induit-elle ou non, au-delà de l’exemple particulier analysé dans cet article, une recomposition des univers fictionnels ? Des époques privilégiées ? Des catégories de héros nouvelles ? La définition de la « littérature de jeunesse » a longtemps oscillé entre un pôle de définition matérielle et extensive - tout objet, tout livre composé pour le jeune enfant - et un pôle de définition textuelle rangeant sous cette dénomination un type spécifique de communication littéraire impliquant un destinataire enfantin. Ces deux pôles de définition semblent devoir susciter des recherches a priori segmentées entre la sociologie des pratiques et des objets culturels d’une part, et la critique littéraire d’autre part. Pourtant cette segmentation est-elle pertinente ? Peut-on développer une recherche dans le domaine des livres pour la jeunesse sans prendre en compte tout le système dans lequel cette « littérature » prend sa place : blog de l’auteur, mise en relation avec les produits dérivés 91 , secteur du paralivre 92 , etc. Le chercheur littéraire se voit alors incité, comme l’y encourage Pierre Bruno dans son dernier ouvrage, La littérature pour la jeunesse. Médiologie des pratiques et des classements 93 , à élargir son champ d’investigations au contexte de production de ces livres pour enfants, au système éditorial dans lequel ils s’insèrent, mais aussi à tenir compte du caractère souvent sériel de ces textes. Objets littéraires et création d’auteur dans certains cas, mais simples produits formatés dans d’autres, l’ensemble des textes offerts aujourd’hui au lecteur et à la lectrice implique donc une diversification des enjeux de recherche comme de l’outillage conceptuel mobilisé, la seule étude rhétorique de cette production conduisant nécessairement à sa simple 90 Anne-Marie Thiesse note qu’à l’origine le genre « attire fort peu les romancières et ne comptabilise que 7 écrivains spécialisés, tous masculins. » (op. cit.). 91 Dans le cas des Colombes du Roi-Soleil, la fréquentation du site permet d’imprimer un papier à lettres illustré avec des portraits des Demoiselles ; un livret d’activités manuelles intitulé « Crée tes accessoires de rêve : les Colombes du Roi-Soleil », a aussi été édité par Stéphanie Charpiot-Desbenoit (Père-Castor/ Flammarion, coll. « Les activités du Père Castor », 2009). 92 Nous ne citons là que quelques-uns des « Dix-huit défis stratégiques pour les éditeurs en 2010 », recensés par Bertrand Ferrier dans le dossier du n°252 de La Revue des livres pour enfants (avril 2010), titré « L’économie du livre de jeunesse en France ». 93 Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Sociétés », 2010. La fabrique du féminin 41 et peu rentable dévalorisation au plan esthétique, tant le stéréotype y joue un rôle important. Mais au-delà de la recherche c’est encore de création qu’il peut être question : faisons donc l’hypothèse qu’il reste, à l’écart de ce mainstream, un espace pour d’autres fictions sur le XVII e siècle qui ne tenteraient pas d’occulter les fractures du temps mais qui ne les creuseraient pas davantage à partir de la seule référence au monde contemporain et à ses valeurs communes. Consentant à la liberté d’un lecteur qui ne serait pas étroitement genré, elles pourraient évoquer le XVII e siècle comme une part de ce temps étranger que le jeune lecteur - garçon ou fille - serait alors tenté de ressaisir en essayant de le comprendre et non de le juger, en acceptant aussi son irréductible étrangeté, meilleur tremplin peut-être pour l’imaginaire.