eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

Quatre filles et une couronne: le XVIIe siècle, un révélateur de l’idenitité du roman contemporain pour la jeunesse

2012
Bertrand Ferrier
PFSCL XXXIX, 77 (2012) Quatre filles et une couronne : le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman contemporain pour la jeunesse B ERTRAND F ERRIER (U NIVERSITÉ DU M AINE ) Devant une assemblée aussi riche en spécialistes de littérature pour la jeunesse et en dix-septièmistes chevronnés, oserai-je rappeler un double fait connu de tous ? Je m’y risque : la littérature pour la jeunesse n’existe pas ; le XVII e siècle, pas davantage. Inconvénient : cela rend leur définition un tantinet difficile. Avantage : partageant la même nature ectoplasmique, il est logique que l’un puisse, sous certaines conditions, révéler l’identité de l’autre. Que la littérature pour la jeunesse n’existe pas, semblera paradoxal à ceux qui s’en tiendraient aux seuls chiffres impressionnants du secteur : presque neuf mille nouveautés par an en France en 2010, deuxième secteur de l’édition en chiffre d’affaires, un livre sur quatre vendus… Néanmoins, ces éléments prouvent l’existence d’une édition pour la jeunesse, pas d’une littérature. Celle-ci peut exister, mais elle reste à définir, à construire, parfois à inventer, souvent à éditer. Tant que cet acte intellectuel, à renouveler, n’est pas accompli, la littérature n’existe pas. Le XVII e siècle non plus. Ou alors, précisons ce que cache cette appellation ! Dans notre corpus, il s’agit d’une époque imprécise, proche de la nôtre mais avec davantage de noblesse - donc de misère - réduite à une représentation rudimentaire fondée sur des stéréotypes-sens. Par ce terme, j’entends la capacité incantatoire de formules choc, dont la seule mention permet de faire l’économie d’un approfondissement scientifique ou d’une exactitude historique. La profération de quelques syntagmes suffit souvent à figurer, donner corps, faire apparaître par magie le XVII e siècle. Au point que ce XVII e siècle a des accointances étonnantes avec les licences télévisuelles, dans la mesure où il apparaît comme une marque profitable (car intégrée au programme scolaire), déclinable (car donnant lieu à des fictions, des documentaires, des docufictions, etc.) et insérable dans la logique Bertrand Ferrier 36 commerciale qui permet le développement de l’édition pour la jeunesse (notamment grâce à un positionnement marketing très sexué). Paradoxalement, cette inexistence des deux termes du sujet - la littérature pour la jeunesse et le XVII e siècle - justifie l’intérêt de ce colloque à double titre. D’une part, le XVII e siècle est omniprésent dans le roman pour la jeunesse, qui est omniprésent en librairie : bien qu’aucun des deux n’existe, ils sont très importants et parfois très liés. D’autre part, si le XVII e siècle et la littérature pour la jeunesse existaient a priori, de manière incontestable, en débattre n’aurait aucun sens, la question étant tranchée par avance. C’est pourquoi, dans cette communication, je vais essayer d’examiner le rapport entre ces deux éléments, en m’appuyant principalement sur le premier tome des Colombes du Roi-Soleil d’Anne-Marie Desplat-Duc 1 , dont les particularités linguistiques ont été exposées par Anna Arzoumanov. L’intérêt récurrent que manifestent les intervenants au colloque pour cet ouvrage atteste sans doute sa représentativité. Les Colombes est l’étalon-or du roman pour la jeunesse sur le XVII e siècle dans les années 2000. De fait, les romans pour la jeunesse regroupent essentiellement deux types d’articles : d’une part, les produits scolaires visant les prescripteurs appointés par l’Éducation nationale ; d’autre part, les produits dits de divertissement, hérités des « définisseurs de tendance » que sont les gros groupes d’édition et les gros agents anglophones. Or, mon objectif est de montrer comment le XVII e siècle peut servir d’appât pour tenter de concilier les deux cibles (prescription et divertissement), répondant ainsi à un défi commercial qui structure le marché éditorial pour jeunes lecteurs. Pour le démontrer, j’examinerai deux aspects constitutifs de la plasticité du XVII e siècle et révélateurs du roman pour la jeunesse contemporain : sa scolarisation, entendue comme l’inscription manifeste du roman dans une logique pédagogique définie, et son éditorialisation, entendue comme l’inscription manifeste du roman dans une logique commerciale précise, les deux suscitant une modernisation - un réinvestissement, une remotivation, une reconstruction : on choisira son mot préféré dans la liste et on rayera les autres - du XVII e siècle, mais certainement pas une trahison ; car, admettons-le, on ne peut trahir ce qui n’existe pas. 1 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Comédiennes de monsieur Racine, Paris, Flammarion, Les Colombes du Roi-Soleil, tome 1, 2005. Par la suite, nous désignerons ce livre sous l’expression Les Colombes. Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 36 I. Scolariser le XVII e siècle Intégrer le XVII e siècle à une logique scolaire dans des fictions pour la jeunesse suppose, en premier lieu, de le faire cadrer avec les exigences des instances légitimantes. Un prestigieux « membre de la commission nationale de choix des ouvrages de référence en littérature », a explicité ces critères 2 . Certes, ces critères ne s’appliquent pas directement aux productions romanesques telles que Les Colombes. Ils n’en donnent pas moins des indications précieuses sur ce qu’il est attendu d’un produit scolaire. Ainsi, fût-ce de biais, ils permettent de mieux cerner la part scolaire du roman dixseptièmiste pour la jeunesse. Pour le vérifier, nous évoquerons ces critères, puis nous verrons s’ils s’appliquent au travail d’Anne-Marie Desplat-Duc. A) Déterminer les critères Six exigences permettent de cerner les critères qui constituent le « bon livre » scolaire. La première consiste à équilibrer, dans une liste, œuvre patrimoniale et création. Syncrétique, le roman sur le XVII e siècle intègre les deux aspects en un. C’est une création contemporaine, mais c’est aussi une œuvre patrimoniale au sens où elle aspire à familiariser son lecteur avec le passé. Cette dualité permet de donner à lire « les personnages archétypaux », mais aussi « les principales figures, les symboles et les motifs récurrents de la littérature et des créations artistiques ». En jargonnant un brin, afin de donner à cet article l’hermétisme qui laissera supputer sa profondeur, le roman dixseptièmiste pour la jeunesse est un familiarisateur culturel, un contaminateur de topoi, un vecteur d’archétypes utiles au jeune élève pour se repérer dans la chronologie. La deuxième exigence concerne la nécessaire proximité affective. Les livres validés par le ministère doivent favoriser « l’investissement psychoaffectif du jeune lecteur ». Plus encore que l’accessibilité, la lisibilité par effet mimétique s’appuie sur des éléments concrets… quoique flous. En effet, pour qu’un texte soit lisible, entrent en jeu la longueur des textes, leur complexité linguistique, les référents culturels et les connaissances mobilisées. Par conséquent, dans notre corpus, le roman sur le XVII e siècle doit être : pas trop long, afin de ne pas excéder la capacité d’attention supposée de l’élève ; pas trop dix-septièmiste dans son expression, afin de ne pas excéder la capacité de compréhension supposée de l’élève - l’exposé pré- 2 Max Butlen, « Comment choisir ? », dans Les Cahiers pédagogiques n° 462, avril 2008, p. 22-23. Bertrand Ferrier 3 senté dans ce colloque sur les clichés linguistiques a bien mis en évidence certaines stratégies employées par l’auteur pour y parvenir ; et pas trop étrange - au sens de : distinct de nos habitudes contemporaines - afin de ne pas fragiliser la capacité de décryptage. En ce sens, le XVII e siècle apparaît comme un révélateur du bon roman scolaire pour la jeunesse ; et, de façon spéculaire, ces exigences scolarisantes indiquent, en retour, la plasticité de ce siècle revisité. On voit comment, pour l’auteur, le défi consiste à associer un cadre formel très rigide et les nécessités propres à la fiction. La troisième exigence scolaire pousse à « proposer une ouverture sur des activités créatrices ». Il est logique qu’un enseignant puisse attendre d’un livre qu’il facilite des « usages pédagogiques et éducatifs » en classe, tels que les « mises en voix, mises en images, mimes, mises en scène, théâtralisation et mises en écriture ». Mais en prenant conscience de cette demande, on comprend mieux pourquoi nombre de textes scolaires contemporains sur le XVII e siècle, notamment, insistent sur le théâtre. En plus de la facilité narrative qui consiste à raconter la préparation d’un spectacle (topos éculé des livres pour la jeunesse), ils remplissent ainsi la condition requise pour pouvoir, comme des médicaments, être prescrits. Cela renforce l’intelligibilité d’un XVII e siècle adapté aux exigences de la pratique pédagogique. En ce sens, le XVII e siècle est bien révélateur du roman scolaire pour la jeunesse, mais aussi de la tendance à l’utilitarisme de l’ensemble de ce secteur éditorial, où le « bon livre » est celui qui sert à quelque chose, par exemple consoler, soumettre l’enfant à l’adulte ou aliéner sa fantaisie en la bornant entre les limites du socialement correct - qu’il puisse ne servir à rien, ce qui serait, précisément, sa plus belle utilisé, n’est pas envisagé. La quatrième exigence amène à moraliser le lecteur ou, selon la formulation admise, « faire évoluer le lecteur dans son système de pensée, dans ses goûts, ses valeurs éthiques, littéraires ou esthétiques ». De sorte que, à la visée utilitariste (le roman pour jeunes s’insère dans un projet pédagogique), s’ajoute une visée fonctionnaliste : le livre en général et le récit dix-septièmiste en particulier ont pour fonction de conscientiser le jeune lecteur, de lui donner les règles valables dans la société. Pourtant, il doit lui donner à lire le passé selon les critères de notre siècle. La morale, l’hygiène, la politique sont, entre autres, remastérisées, pour rappeler au lecteur les codes qui lui permettront d’être un gentil citoyen - ce qui est l’objet premier du roman scolaire. La cinquième exigence incite à valoriser les textes qui nécessitent « toute l’attention de l’élève mais aussi la coopération des pairs et la médiation de l’enseignant ». Dans ce domaine, le roman dix-septièmiste pour la jeunesse confirme son statut de révélateur générique à double titre. D’une part, son genre est accessible (brièveté du récit et des chapitres, progression narrative Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 3 convenue, investissement psychoaffectif compensant la charge didactique antiromanesque). D’autre part, son sujet (« une époque très éloignée de la nôtre ») justifie son utilisation dans le cadre scolaire sous la férule d’un enseignant. Il permet de fédérer le groupe-classe autour de débats prévus sur la compréhension, l’interprétation, l’opinion et les valeurs. La sixième exigence impose de déterminer les critères de complexité. La présentation du livre, son organisation, la relation entre le texte et les éventuelles illustrations (seraient-elles réservées aux première et quatrième de couverture), la référencialité du contexte dépeint, la narration (nombre de personnages, recours aux archétypes, construction de l’intrigue, choix du système d’énonciation) permettent de juguler l’aridité apparente du sujet (le XVII e siècle) afin de le rapprocher, de gré ou de force, du jeune lecteur. Cela postulé, voyons dans quelle mesure ces critères s’appliquent précisément à deux romans pour la jeunesse évoquant le XVII e siècle. B) Appliquer les critères Deux types d’application permettent d’évaluer la scolarisation du XVII e siècle. La première application consiste en une observation stricte des critères décrits plus hauts. Plus elle l’est, plus le produit a de chances d’être adoubé par l’école. L’exemple le plus flagrant de cette conformation rigoureuse aux consignes n’est pas à chercher dans Les Colombes mais dans Louison et Monsieur Molière. Édité en 2001, ce texte de Marie-Christine Helgerson est l’un des premiers qu’a réédités Flammarion Jeunesse sous son nouveau label poche. Avec succès : en avril 2011, la quatrième meilleure vente des livres de poche pour la jeunesse avait presque épuisé son premier tirage de 250 000 exemplaires, datant d’août 2010, au point que l’éditeur annonçait « une réimpression à un niveau équivalent » pour la rentrée 2011 3 . Pour souligner la spécificité scolaire de ce produit, commençons par souligner ce qui n’est pas spécifique en comparant son résumé de quatrième avec celui des Colombes : Louison n’a que dix ans quand Molière la choisit pour jouer dans sa dernière pièce. Fille de comédiens, la fillette va enfin pouvoir réaliser son plus beau rêve : être actrice. Et pas n’importe où ! À la Comédie Française, devant la cour du Roi-Soleil, Louis XIV… (Louison…) Le célèbre monsieur Racine écrit une pièce de théâtre pour les élèves de madame de Maintenon, les Colombes du Roi-Soleil. L’occasion idéale pour s’illustrer et, qui sait ? être remarquée par le Roi. L’excitation est à son 3 Livres Hebdo n° 864, 6 mai 2011, p. 43. Bertrand Ferrier 3 comble parmi les jeunes filles. Y aura-t-il un rôle pour chacune d’entre elles ? (Les Colombes, t. I) Même thématique, même champ linguistique principal (« pièce », « comédiens », « actrice », « rôle »), proximité des mots-clefs (« Roi-Soleil », Molière contre Racine) : la différence est ténue. Les Colombes insiste plus sur l’aspect romanesque (vais-je pouvoir séduire le roi ? ), alors que Louison… souligne son aspect scolaire. Pour preuve, Louison… visant un public plus jeune, le texte s’intéresse à Molière plutôt qu’à Racine ; assumant son projet didactique, il recourt à la reformulation d’explicitation chère aux pédagogues (le « Roi-Soleil, Louis XIV »), ce qu’évite le roman pour plus grandes lectrices. De surcroît, le paratexte intérieur valorise davantage l’orientation pédagogique du produit : s’y ajoutent des annexes sur Molière, sur le théâtre au temps de Molière, et sur la vie d’acteur. Enfin, l’auteur revient, dans son autobiographie express, sur sa conformité à la troisième exigence citée supra : « D’autres livres de moi (sic) ont inspiré des classes pour créer des pièces de théâtre. Je souhaite vivement qu’il en soit de même pour Louison… ». Cette application - au double sens de mise en pratique et d’attention particulière - n’est pas la seule possible. Une application plus souple est - comme un autre monde, paraît-il - possible. Ainsi, l’intérêt des Colombes est de tenter de dépasser le strict cadre scolaire, on le verra, sans pour autant négliger ce public. Parmi les stratégies mises en œuvre pour séduire les prescripteurs, on peut en citer quatre principales. Première stratégie, le name-dropping paratextuel, consistant à bombarder le paratexte de missiles porteurs pour les enseignants : par exemple, le « Roi » est convoqué trois fois en quatrième, cinq fois sur l’ensemble de la couverture. Deuxième stratégie, la caution auctoriale vise à faire adouber l’auteur parmi les personnes légitimes pour tenir un discours sur le XVII e siècle. Marie-Christine Helgerson a ainsi écrit son roman après que son époux, universitaire, a découvert Louison lors de très sérieuses recherches sur Molière. Anne-Marie Desplat- Duc est tout aussi légitime car, explique-t-elle, elle « habite à quelques kilomètres du château », ce qui fait écho à ses héroïnes dont la quatrième nous apprend qu’elles sont « élevées aux portes de Versailles ». Cette implication autobiographique rejoint la troisième stratégie : la légitimation institutionnelle. Anne-Marie Desplat-Duc est présentée comme l’auteure d’une quarantaine de romans « dont beaucoup ont été primés » ; elle « consacre tout son temps » à l’écriture, ce qui est sacrément plus chic que d’être auteur professionnel ; et elle a des sources sûres car elle a fréquenté « l’exposition Saint-Cyr, Maison Royale, organisée par les archives départementales des Yvelines en 1999 ». La quatrième stratégie joue sur les notes de bas de page. Par leur existence même, ces ajouts sont des garants de sérieux. On peut en Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 3 7 repérer cinq grands types : les notes historiques (la guerre d’Augsbourg est résumée p. 62) ; les reportages historiques (un point sur le planning des loisirs versaillais est proposé p. 184) ; les biographies (Marie Desmares est croquée p. 174) ; les traductions (l’après-dîner est décrypté p. 81) ; et les exotismes (une note précise p. 101 que « kinkina » est l’« ancienne orthographe pour quinquina »). De la sorte, se met en place un vernis scientifique intégré au roman, afin d’en affirmer la validité, l’utilité et la pertinence pédagogiques - on voit mal, sinon, ce qui pourrait motiver la variation sur les graphies de quinquina. L’auteur et son éditeur veillent à scolariser le XVII e siècle via une mise en fiction encadrée à l’aide d’outils explicitement pédagogiques… sans négliger le créneau des « lectures plaisir ». Comment marier la cible des prescripteurs et le marché du divertissement, c’est ce que nous allons voir à présent. II. Éditorialiser le XVII e siècle Un XVII e siècle qui ne serait pas totalement scolarisé doit trouver sa place dans le créneau complémentaire du livre de divertissement pour la jeunesse. En l’espèce, Anne-Marie Desplat-Duc rapproche avec profit le roman historique pour collège du roman de divertissement pour minettes de type chick lit, id est « littérature pour poulette ». Comme pour la scolarisation, nous examinerons l’éditorialisation en deux temps : d’abord, nous déterminerons les caractéristiques du genre ; puis nous verrons comment le XVII e siècle, tel que le traite Anne-Marie Desplat-Duc, est révélateur de son identité. A) Identités de la chick lit Un roman pour filles est fondé sur trois grandes caractéristiques. Nous avons présenté ailleurs ce genre, dont nous ne proposerons donc ici qu’une présentation succincte 4 . La première caractéristique est générique : le genre chick lit fonctionne sur l’empathie mimétique (on éprouve de l’affection pour une jeune héroïne qui nous ressemble par l’âge, le sexe et les préoccupations - lesquelles sont surtout le copinage, le rêve de soutien-gorge pour les plus jeunes, les engueulades avec les adultes, le love et le développement personnel). La deuxième caractéristique est éditoriale : la chick lit telle qu’on l’entend 4 Pour plus de détails, voir par exemple : « Les Sexes du roman pour ados », in : La Lecture est-elle une activité réservée aux adolescentes ? , Actes de la journée d’étude du 5 octobre 2006, Lecture jeune, n° 120, décembre 2006, p. 24-35. Bertrand Ferrier 3 aujourd’hui s’est développée en France autour de grands formats de plus en plus roses, déclinés le long de romans écrits en série. La troisième caractéristique est narrative : le roman de chick lit fonctionne sur la distanciation humoristique : c’est du Harlequin à la sauce comique. « Twilight » a récemment apporté une nouvelle coloration noire et rouge au genre - l’éditrice française de la série de Stephenie Meyer qualifiant le résultat de « cape de vampire posée sur les épaules de Barbara Cartland ». Humour ou gothisme, la stratégie du mix est constitutive du genre. Dès lors, la question qui se pose devient : peut-on apposer une teinte dix-septièmiste sur la carcasse de Danielle Steel ? B) Application de la chick lit au XVII e siècle Les Colombes illustrent l’intérêt de l’application d’une méthode (celle du roman sentimental pour jeunes lectrices) à une thématique adaptée, ou l’inverse. Nous l’évoquerons en esquissant trois pistes : le récit, la quatrième de couverture et les personnages. Dès la quatrième, l’enjeu narratif de la série est affiché : l’objectif des Colombes est de « s’illustrer et, qui sait ? être remarquée[s] par le Roi ». On retrouve les schémas romanesques éprouvés par des décennies de produits pour la jeunesse, qui narraient jadis l’histoire d’infirmières espérant être remarquées par le bel interne très prometteur, ou de filles mal dans leur peau qui rêvent de séduire le beau gosse du collège (avant de se rendre compte qu’il est benêt et qu’il est préférable pour elles de se trouver un moche à leur mesure, sous prétexte par exemple qu’il est plus drôle). Le XVII e siècle n’exige pas un traitement spécifique. Au lieu d’un vampire ou d’un interne, on met un noble, et le résultat est très similaire. La comparaison avec l’exemplum de la chick lit, Quatre filles et un jean 5 , permet de souligner que cette proximité n’est pas une coïncidence mais s’impose comme une similitude structurelle. Les lecteurs curieux pourront développer cette petite analyse en la comparant avec le produit sorti sur le modèle de Quatre filles…, le premier tome des « LBD », « Les Bambinas Dangereuses » (sic) de Grace Dent (trad. Catherine Gibert, Gallimard Jeunesse, 2002). Les quatrièmes de couverture ne laissent aucun doute sur la plasticité du XVII e siècle, accommodé à la même sauce que l’époque actuelle. Aux quatre filles d’Ann Brashares répondent les quatre Colombes d’Anne-Marie Desplat- Duc : Carmen, Tibby, Bridget, Lena d’un côté ; Hortense, Isabeau, Charlotte et Louise de l’autre. L’avantage éditorial du XVII e siècle est de permettre 5 Ann Brashares, Quatre filles et un jean [2001] trad. Vanessa Rubio, Gallimard Jeunesse, 2002. Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 3 d’utiliser des simili-dorures, évoquant le pailleté des princesses et des danseuses qui plaisent à la cible désirée. La construction des quatrièmes (présentation de l’histoire et des personnages sur un bloc, mise en avant de l’intérêt de l’histoire dans un autre) montre elle aussi l’uniformité des productions éditoriales, qu’elles évoquent le XVII e siècle ou le XXI e siècle. Autant que le récit et les quatrièmes, les personnages soulignent l’absence de spécificité du XVII e siècle vu par un auteur de school novel pour filles. Leur nombre, leur sexe, leur âge sont identiques des Quatre filles… aux Colombes. Si bien que leurs caractéristiques, proches, rejoignent quatre éléments constitutifs de l’archétype féminin dans ce genre de romans, pardelà l’époque où se déroule le récit. Le premier archétype est sentimental : une fille rêve d’amour, du big love qui « bouleverse une vie » ou du tendre « sentiment inconnu » qui trouble la naïve damoiselle. Le deuxième archétype est social : une fille rêve d’épouser un prince charmant, si possible de bon niveau social (le rêve absolu étant que le prince soit Roi). Le troisième archétype est hiérarchique : une fille doit se soumettre au règlement, souvent explicité - qu’il le soit par les parents pour les « Bambinas », l’édiction volontaire du « Pacte du jean magique » pour les Quatre filles…, ou les maîtresses d’internat pour les « Colombes ». Le quatrième archétype est religieux : une fille doit préserver son hymen, parfois désigné sous l’euphémisme d’« honneur », afin d’en offrir le présent à son véritable amour, que ce soit pour des motifs religieux, sociaux ou carriéristes. En effet, la fille doit rester pure et rendre hommage aux garçons qui ont compris cette nécessité : - Tu sais, Kostos ne m’a jamais fait de mal. Il ne m’a pas touchée. Il n’a rien fait de déplacé. Il est bien comme tu l’imagines. (Quatre filles…, p. 231) Préservée, la fille de roman sentimental possède une valeur marchande supérieure à celle qui a été souillée. Quand elle se donnera à un homme, le roman s’achèvera. Cette thématique de la virginité comme moteur narratif obsède les auteurs de roman sentimental pour jeunes, qu’ils soient anglophones ou francophones, comme s’ils souhaitaient préserver leurs lectrices des conséquences érotiques que pourraient susciter les histoires si elles échauffaient leurs désirs amoureux. Dans le contexte du XVII e siècle revisité, les choses changent peu par rapport au XXI e siècle - seuls les euphémismes évoluent, l’antiphrase « rien de déplacé » qui désignait la virginité cédant la place à la « candeur » : - Quand je pense que, depuis que vous vous êtes montrées sur scène, ma tante a reçu plus de dix propositions de mariage de gentilshommes riches et bien nés attirés par la candeur des filles de cette maison et que vous faites Bertrand Ferrier 37 la difficile lorsqu’un damoiseau souhaite vous épouser, c’est à n’y rien comprendre ! - Quoi ? s’étonne Isabeau. Des gentilshommes s’intéressent à de pauvres filles comme nous ? - Pauvres, mais jeunes, jolies, sans aucune malformation ou tare, pieuses, bien élevées et donc aptes à porter les enfants qui assureront leur descendance. (Les Colombes, p. 183) On le voit, le roman d’amour est moins une éducation sentimentale qu’une initiation sociale de la jeune lectrice à sa valeur sociale et à l’art de jouer avec elle, en fonction des critères économique (« pauvres »), esthétique (« jolies »), moral (« pieuses »), sociologique (« bien élevées ») qui font son prix. Dans la mesure où il s’agit de susciter l’empathie des lectrices, ce genre de produit ne peut traiter différemment les XVII e et XXI e siècles. À chaque fois, il convient d’inculquer les mêmes principes aux jeunes lectrices d’aujourd’hui - sans garantie de résultat, Dieu soit loué. Conclusion L’universitaire qui se contenterait de moquer le manque d’originalité romanesque ou le peu de consistance de la reconstitution historique des Colombes passerait à côté de l’essentiel. Cette série est avant tout une magistrale illustration de l’art de dissimuler une bluette de school novel en un roman historique présenté comme sérieux quoique divertissant. L’écran de fumée qui permet ce tour de passe-passe est principalement constitué par l’invocation quasi performative du XVII e siècle, figé dans quelques stéréotypes-sens d’ordre social, linguistique et moral. En faisant aspirer quatre filles à une couronne, Anne-Marie Desplat-Duc transforme son XVII e siècle en révélateur du roman contemporain pour jeunes par cinq caractéristiques : sa prise en compte de l’horizon de réception (ou du cœur de cible) - en l’occurrence les filles ; sa vocation scolaire, très prégnante quoique non exclusive ; sa construction narrative (construction, chapitrage, sérialité…) ; sa propension à l’imitation de succès ; et son propos de socialisation, donnant comme modèle l’image de la gentille fille soumise, pour laquelle le XVII e siècle est un prétexte idéal. On peut d’ailleurs être surpris que les adultes heurtés par cet appel à la soumission ne s’émeuvent pas davantage de l’appel à la soumission du jeune que, plus généralement, la presque totalité de l’édition pour la jeunesse rabâche avec constance. Dans cette perspective, plus qu’une analyse historique, qui traquerait les erreurs de l’auteur, ou littéraire, qui pointerait les caractéristiques stylistiques d’une série qui n’en demande pas tant, Les Colombes méritent bien Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 37 une analyse éditoriale, et pourquoi pas dès le collège ? Il ne s’agit surtout pas d’interdire de lire ce soap vaguement historique, sous prétexte d’une supposée faiblesse littéraire ou historique, mais de s’appuyer sur l’adhésion rencontrée par de tels romans pour inciter leurs admiratrices à comprendre comment on arrive à leur donner envie de lire semblables fadaises. Cet effort de lucidité ne vise pas à gâcher l’envie de lire ou le plaisir de lecture que l’on peut éprouver à fréquenter des produits à faible valeur culturelle ajoutée - que celui qui n’a jamais cédé aux joies de la facilité et de la bêtise se jette la première pierre, il a raté quelque chose ; mais une telle perspective d’intelligence, au sens de décryptage d’un phénomène, permet de ne pas laisser les jeunes lecteurs être totalement dupes des stratégies commerciales qui sous-tendent l’industrie culturelle en général et les livres pour la jeunesse en particulier. Peut-être est-ce justement l’un des intérêts majeurs de l’édition contemporaine pour la jeunesse : être, comme le XVII e siècle revisité, un révélateur de nos attitudes, de nos postures et de nos rêves de consommateur culturel.