eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

Le XVIIe siècle dans De Cape et de Crocs

2012
Claudine Nédélec
PFSCL XXXIX, 77 (2012) Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs C LAUDINE N ÉDÉLEC (U NIVERSITÉ D ’A RTOIS ) De Cape et de Crocs 1 est une série particulièrement intéressante à analyser en ce qui concerne la représentation actuelle du XVII e siècle dans cette forme moderne, à la rencontre de la littérature et des arts graphiques, qu’est la bande dessinée 2 . D’une part, dans un univers de référence « globalement » dix-septiémiste, la combinaison anachronique des allusions et des citations conduit à une certaine confusion dans sa représentation, si bien que le XVII e n’est là que parmi d’autres, et au travers de nombreux relais, à l’image du monde « romain » d’Astérix. D’autre part cependant, le jeu constant entre fictions « merveilleuses » et fictions vraisemblables, et surtout celui entre tonalités comiques et tonalités tragiques, me semblent fidèles « dans l’esprit » avec un XVII e siècle que j’appellerai à la fois baroque et burlesque/ grotesque, ou plutôt héroï-comique. Enfin, ce qui n’est pas sans rapport avec la question du public visé, il convient de s’interroger sur les valeurs que cette bande dessinée, qui fait la part belle au voyage imaginaire et à l’utopie, contribue à représenter - au-delà de son inscription « historique ». Le XVII e siècle, une référence culturelle parmi d’autres La carte qui orne les pages de garde du Secret du janissaire, le premier tome de la série, malgré une datation imprécise (« La Méditerranée en ce tempslà »), multiplie les indices évoquant les cartes du XVII e siècle : grand cartouche orné de fioritures, noms de villes écrits perpendiculairement aux 1 De Cape et de Crocs, Paris, Delcourt, 1995-, 9 t. (le tome 10 est annoncé pour avril 2012). Je tiens à remercier Christelle Schmit, qui m’a fait découvrir cette œuvre en me la proposant comme sujet de maîtrise (soutenue en 2003, à l’Université de Paris III-Sorbonne nouvelle, sur les quatre premiers tomes). 2 Moderne, mais on en peut trouver quelques traces au XVII e siècle… Claudine Nédélec 3 côtes, petits dessins évoquant les pays ou les mers (bateaux, animaux, hommes en costumes exotiques) et figures mythologiques. Ajoutons-y, pour les plus lettrés, les figures de Don Quichotte et de Sancho Pança, près d’un moulin à vent, au centre de l’Espagne. Cependant, quelques éléments détonnent : on lit « Hipania » et non Espagne, « Gal » et non France - sur laquelle trônent un coq, un lapin, et un mousquetaire à corps de chien… Un peu plus à l’Est, deux autres mousquetaires, à corps de loup et de renard. Ils font bien sûr écho à la couverture, où on les retrouve avec cape, épée et chapeau emplumé, tels que les ont immortalisés non la littérature du XVII e siècle, mais les romans d’Alexandre Dumas et tous les films et séries qui s’en sont inspirés. Quant à leur nature animale, elle évoque tout autant le Roman de Renart que les Fables de La Fontaine. De plus, ces silhouettes se détachent sur un décor très clairement vénitien, au clair de lune plutôt romantique, ouvert en arrièreplan sur l’évocation de lointains voyages maritimes, d’exploration, de commerce, et de course (pirates et barbaresques ne sont pas loin, comme on le verra). Venons-en à la première page : nous sommes bien à Venise ; mais nous pourrions tout aussi bien être à Paris, du côté du Pont-Neuf et de ses tréteaux : car les baladins y jouent Molière (Les Fourberies de Scapin, dont la scène « est à Naples », et non à Venise), et les « romanichels » 3 y miment des fables de La Fontaine (« Le loup et l’agneau », puis « Le renard et la cigogne ») devant ces deux personnages mi-humains mi-animaux qui n’apprécient guère d’être ainsi « mis en fables ». Certes, c’est bien le XVII e siècle qui est l’époque d’ancrage des aventures de Don Lope de Villalobos y Sangrin, le loup, d’Armand Raynal de Maupertuis, le renard, et du « Maître d’armes », Cyrano de Bergerac, dont l’apparition progressive est savamment orchestrée - et de leur repré-sentation à la fois textuelle et figurée. En dehors des personnages, très nombreuses sont les références culturelles propres au Grand Siècle : citations ou parodies (au sens strict de « détournement de texte à transformation minimale » 4 ) d’écrivains canoniques (Molière, La Fontaine, Descartes, Shakespeare, Cervantes, Pascal…), références picturales et architecturales, références aux spectacles (théâtre, mais aussi banquets, ballets de cour, opéras 5 …), évocation du fonctionnement politique de la monarchie absolue, et des conflits internes à la famille royale (la figure du frère comploteur rappelle Gaston d’Orléans)… On peut de plus noter une progression dans la succession des 3 Le terme (d’origine allemande) n’apparaît en français qu’au début du XIX e siècle (chez Vidocq). 4 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 33. 5 Voir Le Mystère de l’île étrange (t. 4, 2000), Jean sans lune (t. 5, 2002), Revers de fortune (t. 9, 2009). Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 3 volumes : le XVII e siècle référentiel du début renvoie à une culture canonique et partagée par nombre de lecteurs ; ensuite, les références se font plus savantes, exigeant, pour être repérées, une culture plus « rare », notamment en ce qui concerne le « vrai » Cyrano de Bergerac et son œuvre 6 . Cependant, la série se distingue nettement des romans historiques à la Dumas : les références à des faits que l’on peut dater sont très rares, et la trame narrative, qui est celle du voyage imaginaire, entraînant les héros de plus en plus loin du monde « réel », ne repose pas sur des faits historiques ; les auteurs utilisent la légende du masque de fer 7 , mais en dehors de la référence à une époque donnée. Par ailleurs, la fiction et la représentation se composent d’une marqueterie, d’un puzzle très complexe, de références littéraires, artistiques et culturelles à d’autres époques, antérieures ou postérieures, notamment celles liées aux voyages. C’est particulièrement sensible sur la Lune, où les héros débarquent dans Luna incognita 8 : la capitale, Callikinitopolis, est un étrange mélange architectural de bâtiments antiques, médiévaux, renaissants, orientaux (mobiles comme sur la lune de Cyrano)… Mais c’est un procédé constant, à grande ou à petite échelle (et parfois strictement accessible aux seuls initiés), qui envahit presque toutes les cases. Pour prendre ce seul exemple, les figures des pirates héritent de Robert L. Stevenson (L’Île au trésor, 1883, dont l’action est censée se dérouler au XVIII e siècle), mais aussi de Hergé (Le Trésor de Rackham le Rouge, 1944) et probablement de quelques films américains (Peter Pan de Walt Disney, 1953 ; Pirates de Roman Polanski, 1986) - sans compter le croisement avec le Hollandais volant de Wagner (1843), combiné avec les malchanceux pirates d’Astérix. Ainsi, le XVII e siècle n’apparaît pas comme une époque et une culture que l’on s’efforcerait de re-présenter, de reconstituer, quitte à en trahir un peu l’esprit. Il n’est qu’une des composantes, à peine majoritaire (d’autant que l’on est plutôt dans « l’âge moderne » des historiens, de la Renaissance à la fin de l’Ancien Régime, que dans le XVII e siècle au sens chronologique strict), d’une uchronie où se retrouvent mêlés les temps les plus anciens et les temps contemporains, en passant par bien des époques. De même, il n’est qu’une source culturelle parmi d’autres, extrêmement diverses : se rencontrent » les références à la culture lettrée la plus légitimée, et les références à des 6 Voir Chasseurs de chimères (t. 7, 2006). On peut mentionner aussi, dans ce volume, l’insertion d’un savoir rhétorique (noms des figures de style), ou encore l’hippogriffe emprunté à l’Arioste (Le Maître d’armes, t. 8, 2007). 7 Revers de fortune, t. 9. 8 2004, t. 6. en effet des univers visuels et lettrés de toutes époques, à l’échelle sur le même plan au moins européenne, et se trouvent mises « Claudine Nédélec 35 formes nettement moins légitimes 9 , les unes empruntant d’ailleurs allègrement aux autres. Si l’on se place du point de vue didactique, toujours plus ou moins à l’horizon de la littérature de jeunesse, ce brouillage et ce mélange des références culturelles peuvent apparaître comme en partie néfastes à la transmission patrimoniale, notamment en un temps où la structuration chronologique des savoirs culturels tend à s’effacer. L’intérêt, notamment pour un lecteur adulte, consiste dans le jeu de décryptage des références, et dans le plaisir de l’anachronisme et de la discordance ; mais pour un lectorat jeune, cela risque de conforter une certaine confusion - encore que l’on a pu constater, sur les sites dédiés, le plaisir éprouvé par certains de ces jeunes lecteurs à « trouver » la référence. Il est évident qu’il n’y a ici ni « bonne », ni « mauvaise » lecture : repérer les effets intertextuels l’enrichit, mais le lecteur peut se contenter du sentiment de « déjà-vu, déjà-lu », voire ne pas les repérer du tout, ou se tromper, sans que cela gêne sa compréhension. On retrouve là au fond les procédures qui étaient déjà celles de Molière, et de la littérature galante, programmant plusieurs niveaux de lecture possibles. Malgré tout, cette polyphonie intertextuelle fait que le XVII e siècle en tant que réalité historique et culturelle est ici partout, et nulle part… Le XVII e siècle, revu et corrigé Une autre caractéristique de la représentation du XVII e siècle ici engagée est que ces éléments « dix-septiémistes » ne lui sont pas, pour nombre d’entre eux, empruntés directement. En effet, celui-ci a connu (comme d’autres époques, mais peut-être davantage) non seulement une transmission « authentique », ou du moins qui s’est prétendue telle, par l’histoire et l’histoire littéraire officielles, mais également une transmission indirecte, par le biais de nombreux relais, avec semble-t-il comme point de départ toute une littérature du XIX e siècle qui en a offert une sorte de reconstitution à la Viollet-le-Duc, reconstitution elle-même relayée ensuite par le cinéma (et ce dès ses débuts), la bande dessinée, les jeux de rôle (dont les auteurs soulignent l’importance dans la mise au point de leur projet d’écriture). Certes, le XVII e siècle n’est pas le seul objet de cette reconstruction : le prince Jean sans Lune est inspiré de Jean sans Terre, personnage de Walter Scott qui réécrit en 1819, dans Ivanhoé, l’histoire des XII e -XIII e siècles anglais. 9 Il va de soi que j’utilise la notion de « légitimité » avec tous les guillemets qui conviennent. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 35 Le titre de la série est révélateur à cet égard : si le genre du roman de cape et d’épée trouve bien son origine au XVII e siècle, dans la comédie espagnole du temps de Lope de Vega et de Calderón dite comedia de capa y espada, sorte « de drame domestique fortement intrigué et rempli d’imbroglios très compliqués et féconds en événements tragiques », dont les personnages « portaient une cape et une épée qui marquaient leur position et leur rang » 10 , si les romans dits « baroques » de la première moitié du XVII e siècle sont bien des romans d’aventures, avec dangers (de vie et de mort), naufrages 11 et îles mystérieuses, quêtes 12 , conflits entre les bons et les méchants, amours interdites ou empêchées, retrouvailles grâce à d’heureux hasards (mais qui les lit encore ? ), le roman de cape et d’épée ne trouve en France son développement que dans les romans populaires et les romans feuilletons du XIX e siècle. La rivalité pour le trône entre deux frères jumeaux, qui se traduit par l’enfermement à vie de l’un des deux sous un masque de fer, représente aussi une combinaison de sources : la principale se trouve dans Le Vicomte de Bragelonne (1847-1850) d’Alexandre Dumas, qui lui-même avait combiné d’une part la mention historique de l’existence dans quelques prisons françaises d’un « masque de fer », et de l’autre la rumeur de celle d’un frère jumeau de Louis XIV, diffusée notamment par Voltaire. On peut repérer également quelques allusions au Bossu de Paul Féval (1857) dans Le Secret du janissaire (la balafre comme marque du méchant 13 ) et dans la botte « à la une deux trois », héritage de famille que Don Lope apprend à Armand, en échange (on le notera) de la recette du confit de poularde façon Maupertuis (comme pour les mousquetaires de Dumas, la nourriture est ici chose sérieuse 14 ). De nombreux personnages sont ainsi issus de combinaisons entre le XVII e siècle historique et sa recréation au XIX e siècle : celui de « Mademoiselle » 15 tient à la fois du personnage historique de la Grande Mademoiselle, cousine de Louis XIV, et de la Milady (personnage purement fictif) de Dumas. Cette superposition de références peut être plus complexe. Le personnage du savant est une figure composite qui tient à la fois de Copernic, 10 Wikipedia, s. v. roman de cape et d’épée. http: / / www.fr.wikipedia.org/ wiki / Roman_de_cape_et_d’épée [dernier accès 07-11-2011]. 11 Voir le récit, par le savant Bombastus, de celui du « feuriges Seepferdchen » (le fougueux petit cheval des mers), et de ses conséquences, L’Archipel du danger, t. 3, p. 30. 12 Voir celle du raïs Kader, à la recherche de sa fille Yasmina, t. 1. 13 Ibid., p. 44-45. 14 Le Mystère de l’île étrange, t. 4, p. 14. 15 Apparu dans Jean sans lune, t. 5, p. 13. Claudine Nédélec 35 puisqu’il prétend être l’auteur « du très controversé De revolutionibus orbium coelestium libri VII » 16 , et de Cyrano de Bergerac, inventeur de machines improbables ; mais il évoque aussi Léonard de Vinci (comme il apparaît dans les pages de garde de Jean sans lune, t. 5), et, par son nom, Bombastus Johannes Theophrastus Almagestus Werner von Ulm, à la fois Ptolémée (par référence à L’Almageste) et Paracelse (Philippus Theophrastus Aureolus Bombastus von Hohenheim, 1493-1541) ; autrement dit, il relève bien d’une figuration du savant encyclopédiste propre à l’âge classique, mais il hérite également de quelques autres traits plus récents 17 . Le cas le plus caractéristique de cette indistinction entre un XVII e siècle « réel » et un XVII e siècle « littéraire » (fabriqué par la littérature) est bien sûr le choix (qui semble avoir été progressif) de Cyrano de Bergerac comme personnage essentiel. On sait bien que la figure du Cyrano historique, déjà elle-même en partie « fabriquée » par la préface de Le Bret aux États et empires de la lune (1657), puis par Nodier, Gautier, Paul Lacroix 18 , est aujourd’hui définitivement mêlée à la figure post-romantique créée par Edmond Rostand 19 , au demeurant fin connaisseur de la littérature du XVII e siècle. Mais les auteurs ne s’en contentent pas, et « leur » Cyrano est ainsi à la fois l’auteur des États et empires de la lune, le héros d’Edmond Rostand, et une recréation personnelle : on se trouve donc à un troisième niveau d’élaboration. Par exemple, lorsqu’il se trouve, en compagnie du lapin Eusèbe, égaré dans la forêt vierge lunaire, il raconte une histoire manifestement inspirée d’un récit dont la plus ancienne édition connue date de 1704, sous le titre Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-neuf 20 ; mais s’opère une série de déplacements. Au lieu d’être un singe, Fagotin est ici un véritable comédien, que le maître d’armes aurait tué à la suite d’une méprise : il aurait pris son épée de bois pour une arme véritable. Combat stupide, coup d’épée de trop qui aurait poussé Cyrano à s’exiler sur la Lune… Le récit plaisant d’un combat burlesque et grotesque (où le fameux 16 L’Archipel du danger, 1998, t. 3, p. 29. 17 Les ingénieurs et savants de Jules Verne, Pancrace Eusèbe Zéphyrin Brioché, dit le savant Cosinus, de Christophe, le Professeur Tournesol, le « Doc » de la trilogie Retour vers le futur de Robert Zemeckis (1985-1990)… 18 Voir Cyrano de Bergerac dans tous ses états, Laurent Calvié éd., Toulouse, Anacharsis, 2004. 19 Voir l’évocation de sa présentation par ses amis (I, 2) dans la pièce d’Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac, 1897) dans Luna incognita, t. 6, p. 36. 20 Cyrano de Bergerac dans tous ses états, op. cit., p. 85-92. Depuis le XIX e siècle, ce texte est habituellement attribué à Dassoucy, et daté de 1655 : cela demanderait révision, il me semble, mais peu importe ici. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 35 nez joue son rôle habituel) devient un récit mélancolique, où le héros s’interroge sur ce que signifie donner la mort 21 . Ce type de déplacement/ travestissement est une constante, pour l’ensemble des références culturelles, qui conduit le lecteur à la fois à « reconnaître » le personnage, ou le décor, ou la situation, ou la « phrase », mais à les reconnaître « sous le masque ». Le fameux « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » des Fourberies de Scapin (1671) devient successivement « Mais que diable allait-il faire dans cette chébèque » (t. 1, p. 8 : Armand vient de faire remarquer que le terme galère est impropre), « Que diable allait-il faire en ce galion ? » (t. 2, p. 41), « Que diable allions-nous faire en cette caverne ? » (t. 4, p. 30 22 ), « Que diable allait-il faire en cette galère ! » (t. 6, p. 46), « Que diable allions-nous faire en cette mission ? » (t. 7, p. 30) ; enfin, dans Le Maître d’armes 23 , il est fait allusion à l’origine de l’expression (Le Pédant joué, 1654, de Cyrano de Bergerac). L’autre XVII e siècle : le jeu baroque des masques, le mélange burlesque des tonalités et des genres Le XVII e siècle représenté n’est pas le XVII e siècle classique, et sa représentation n’est pas « classicisante ». Ce qui ne signifie pas de ce point de vue transformation, voire travestissement, mais reconstitution d’un autre XVII e siècle. Du XVII e siècle baroque, d’abord. Ainsi, l’évocation des spectacles de Cour dans Le Mystère de l’île étrange (t. 4), avec leurs machineries, leur mélange de théâtre et de musique, réinsère Molière, évoqué par la référence au célèbre tableau (1670) représentant les « Farceurs français et italiens » (p. 46), dans le contexte de la création de la comédie-ballet, concurrente de l’opéra naissant, et dans son rôle d’organisateur des fêtes royales, mêlant théâtre, musique et ballets de Cour, c’est-à-dire dans un contexte esthétique de formes artistiques et spectaculaires où l’on reconnaît quelques caractéristiques fondamentales du baroque : le goût de la « merveille », de l’illusion, de l’ostentation, du mélange… Le thème de l’illusion et du jeu de miroirs, de la confusion de l’image et du réel, se retrouve également dans la forte présence de personnages masqués (les sélénites), ou à l’identité mystérieuse (Hermine, Séléné, et le lapin Eusèbe), de personnages doubles (les deux rois jumeaux de la Lune, mais 21 Revers de fortune, t. 9, p. 17. 22 Cette page contient également des réécritures de divers vers du Cid de Corneille, déjà évoqué dans Pavillon noir ! (t. 2, p. 4, p. 43). 23 T. 8, p. 22 et 27. Claudine Nédélec 3 aussi les deux frères lapins, Eusèbe et Fulgence, et la ressemblance entre Séléné et Mademoiselle), et surtout de personnages de comédiens - ce qui induit une interpénétration entre le genre du roman d’aventures et le genre théâtral. En effet, le théâtre occupe ici une place très importante : dès le début de la série, les volumes sont numérotés en actes, les décors de théâtre trouvés dans un vaisseau échoué jouent un rôle très important dans le tome 4, dont l’édition était accompagnée d’un Impromtu […] farce héroïque en un acte (impromptu qui emprunte autant à Corneille qu’à Molière) 24 . La première planche du tome 1 (p. 3) est particulièrement révélatrice : le lecteur croit avoir affaire, dans la Venise d’autrefois, à une sombre embuscade : « Es-tu prêt, spadassin ? - Ma main ne tremblera pas ! » - mais il découvre brusquement que le spadassin est un comédien, qui fait irruption sur scène, au grand effroi d’un valet et de son maître, et qui déclame : « Scapin, fais-moi connaître un peu cet Argante, qui est le père d’Octave » (II, 6 des Fourberies de Scapin). Mais nous comprenons par la suite que ce spectacle a donné des idées au valet (Plaisant) du fils (Andréo) de l’avare et cupide Cénile Spilorcio 25 , pour lui soutirer de l’argent… Pourtant ici la chébèque turque est bel et bien réelle, si l’histoire du rapt est fausse. Ce XVII e siècle baroque est aussi un XVII e siècle burlesque, grotesque et héroï-comique 26 . Burlesque en ce que la langue est extrêmement variée, mêlant de très nombreux lexiques de toutes origines, comme dans cette réplique, à propos des notes de Bombastus : « Elles sont rédigées dans un latin amphigourique émaillé d’idiotismes où foisonnent les termes savants les plus abstrus ! ... ‘Quand le vaisseau cherra, tirez sur la bobinette’ » (laquelle permettra l’alunissage) 27 . On « saute » aussi à l’impromptu de la prose aux vers, car Armand est capable de parler « naturellement » en alexandrins (comme les héros de théâtre) 28 : ainsi le « Je ne vous aime pas et vous êtes laid » d’Armand succède à quatre alexandrins de « dédicace » au « Loup cruel pour l’agneau, chien soumis pour ses maîtres/ Qui ne connaît de loi que la force du reître » qu’est Mendoza 29 . Notons le contraste entre sens et formulation dans cette réplique d’Armand : « Dites donc, Bombastus ! Cela vous navrerait le fondement, de nous prêter main-forte ? » 30 , et cette rime à « vaincu » : « Si je me courbe en révérence,/ C’est pour vous mieux montrer 24 Voir aussi « l’ouverture » de L’Archipel du danger, t. 3, p. 3. 25 Ce qui signifie avare en italien. 26 J’utilise pour ces notions des définitions que j’ai développées dans mon ouvrage et dans plusieurs articles, et dont je ne peux reprendre ici l’examen. 27 Luna incognita, t. 6, p. 11. 28 Voir la « rixme » (duel de vers) dans Chasseurs de chimères, t. 7, p. 4-6. 29 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 43. 30 L’Archipel du danger, t. 3, p. 47. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 3 mon … » 31 . Souvent, il y a en même temps ce décalage typiquement burlesque entre la « définition » (on pourrait parler de l’ethos rhétorique) de celui qui parle et la forme/ le contenu de son discours. Par exemple, les pirates (dont les « dialogues » sont souvent sur le modèle des chœurs d’opéra 32 ) « chantent » très poétiquement leur sentiment tragique de l’existence, et leurs doutes métaphysiques. Burlesque aussi, au sens traditionnel (réécriture en termes bas de sujets élevés), le traitement de certaines situations : le père d’Andréo ne donne pas une épée à son fils partant pour une périlleuse expédition maritime, mais un bâton pour battre son valet 33 . Étendu aux représentations figurées, cela donne la « métamorphose » du perroquet traditionnellement attaché à la figure de Long John Silver en un « vulgaire » poulet 34 - mais le Captain Boone de la série a bien du mal à accepter cette réalité, lui préférant l’illusion. Au demeurant, cette présence constante de l’animal mêlé aux êtres humains, effaçant souvent les différences, relève de l’esthétique du grotesque, au sens français (qui produit le rire) et/ ou au sens italien (merveilles de l’imaginaire). En effet, ces éléments burlesques et grotesques ne conduisent pas à une tonalité exclusivement comique, dans ce qui ne serait qu’un jeu culturel de réécriture ludique. D’une part, ce n’est pas seulement un jeu, mais aussi une véritable leçon : comme je l’ai dit, les références sont de plus en plus savantes, et « sérieuses », ce qui donne une valeur didactique plus affirmée à la série. D’autre part, il y a bien une dimension héroïque, et même tragique, « crédible », dans ces aventures lointaines. Ainsi, lorsque Don Lope (comme le lecteur) croit relever le cadavre de son ami sur le pont de la galère, il s’écrie : « Maldito ! Tu as tué mon plus que frère ! Prépare-toi à mourir ! », et les marins lui font écho : « Que la bête meure ! » ; même si les auteurs désamorcent ensuite la situation par une petite voix, que Don Lope ne reconnaît pas pour celle d’Armand, ce qui oblige celui-ci à préciser : « Don Lope - Quoi ? - Je ne suis pas mort », le moment d’émotion a passé 35 . Certes, les topoï propres au genre sont toujours détournés, désamorcés, comme dans l’exemple ci-dessus, par une plaisanterie… Ce qui peut induire une lecture telle que celle que programment et Don Quichotte, et Le Berger extravagant de Charles Sorel : le lecteur serait invité à « découvrir » la 31 Jean sans lune, t. 5, p. 26. 32 Pavillon noir ! , t. 2, p. 35 ; Jean sans lune, t. 5, p. 10 ; Chasseurs de chimères, t. 7, p. 40. 33 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 35. 34 Qui ferait bien le prochain repas du renard (L’Archipel du danger, t. 3, p. 15-16), ce qui lui attire cette réplique de Don Lope : « Votre conduite est indigne d’un gentilhomme ! » (p. 16). 35 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 46. Claudine Nédélec 3 6 littérature comme fiction sans implication, en perpétuel mouvement de réécriture de poncifs auxquels il convient de ne pas croire, car il ne faut pas confondre les lois qui régissent les univers fictifs et celles qui régissent la « réalité », non seulement dans le roman, mais aussi au théâtre. Toute la fin du tome 4 joue sur la rencontre de la pseudo-réalité (celle du récit-cadre) et de la fiction (celle de la farce que les héros sont contraints de jouer) : lorsque Andréo embrasse Hermine, il est « sincère » ; mais la jeune gitane lui rappelle qu’il confond réalité et fiction, puisque seuls les rôles qu’ils jouent l’autorisent à ce geste : « Vous prenez votre rôle fort à cœur ! » 36 . Mais De Cape et de Crocs joue en fait à la fois sur la distanciation, et sur l’adhésion. Car il y a un « reste », du côté de l’émotion, et du côté d’un système de valeurs qui échappe et au ridicule, et au travestissement. Ce qui fait de l’ensemble une bonne illustration de ce que le poète Saint-Amant définissait comme l’héroï-comique, à partir de modèles italiens : un mélange d’héroïsme (vrai) et de comique : les héros sont à la fois grands, et donc capables de susciter la crainte et la pitié, voire le sentiment du mystère, et ridicules ; c’est une fiction - qui dit quelque chose de nos réalités. Valeurs chevaleresques, valeurs humanistes Il apparaît que, si l’on veut bien le « prendre au sérieux », le choix et de l’époque (au sens large, de la Renaissance aux Lumières), et des profils des héros rend compte d’un souci humaniste clairement affirmé. Les deux personnages principaux semblent bien fondés sur l’image, à la fois historique et littéraire, des héros chevaleresques, et bien dignes de la formule « de cape et d’épée ». Pas plus que d’Artagnan et les trois mousquetaires, ce ne sont pas pour autant des modèles de vertu : fidèles à leur dame de cœur, certes, et courageux, prêts à défendre les faibles, mais aimant au fond la bagarre, et les belles « débauches » de taverne, et parfois un peu exagérément chatouilleux sur le point d’honneur… S’y ajoute ici, assez subtilement, leur façon de revenir de temps en temps, inconsciemment, à leur nature animale de loup et de renard : « Attention qu’y vous mordent pas ! » avertit leur geôlier 37 , peu après qu’Armand a eu ce cri : « Je me ronge la patte comme tout renard pris au piège qui se respecte ! » 38 . Assez subtilement, puisque cela fait intimement écho à la « leçon » de La Fontaine : chassez le naturel, il revient au galop… et au fond, en son naturel, l’homme 36 Le Mystère de l’île étrange, t. 4, p. 43. 37 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 29. Mais le gros plan sur les mollets dudit geôlier semble prouver qu’il est lui-même assez animal… 38 Ibid., p. 28. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 3 n’est pas si loin de l’animalité qu’il veut bien le croire. Mais si Don Lope craint les rats, ce qu’il se reproche (« Un héros n’aurait pas eu peur »), le lapin Eusèbe lui réplique : « En ce cas, vous fûtes bien plus qu’héroïque… vous fûtes courageux » 39 . Et si Bombastus partagerait volontiers la déclaration de l’érudit lunaire Battologio d’Analepse : « Le savoir, n’est-ce pas, est un bien précieux. Trop précieux pour ne pas être partagé » 40 , cela ne l’empêche pas de se mettre au service de qui le paie, sans trop de souci d’ordre moral 41 (science sans conscience…). Parallèlement à cette image d’une humanité moyenne, représentée par des héros (humains ou animaux), qui comme le recommandait Scarron ne sont pas « incommodes à force d’être de trop honnêtes gens » 42 , donc de héros « vraisemblables », l’intrigue illustre des valeurs prises au sérieux. Surtout, le discours et le récit ne cessent d’illustrer la sottise et les conséquences néfastes du fanatisme religieux, du racisme et des préjugés fondés sur les apparences physiques, conduisant à l’oppression et au colonialisme, questions qui parcourent, depuis Montaigne, tout l’âge classique. Les relations entre le musulman Kader et le catholique Don Lope sont très longtemps tendues, à cause de cette différence de religion ; mais ils apprennent l’un et l’autre à s’estimer (notamment autour d’une table, où chacun fait apprécier ses recettes 43 ), et à s’aimer, même s’ils ont du mal à en convenir - tout comme le Turc Kader s’étonne que le juif Baltiel Ben Bezalel ne veuille pas d’argent ; à quoi celui-ci réplique : « tu finiras par t’apercevoir que rang, sang, race et dieux n’entrent en rien dans le partage du vice… et de la vertu » 44 . Le maître d’armes donne à tous une ultime leçon de tolérance, bien comprise par Armand, qui déclare : « Autour d’une gamelle assemblons notre troupe, improbable agrégat qu’unit pourtant l’honneur, la bonté, la bravoure… et le rire… et le cœur ! » 45 . Le personnage de Sabado (samedi en espagnol) que Don Lope et Armand rencontrent au début du Mystère de l’île étrange est d’abord vu par les héros comme « l’homme noir des marais maudits » 46 ; mais ils découvrent bientôt qu’il « parle » (et même très bien quoique en prose), et qu’il a été victime de la traite des noirs. Capturé une première fois par des marchands arabes, 39 Chasseurs de chimères, t. 7, p. 43. 40 Ibid., p. 16. 41 Le Maître d’armes, t. 8, p. 26. 42 Paul Scarron, Le Roman comique, Claudine Nédelec éd., Paris, Éd. Garnier, 2010, p. 162. 43 Pavillon noir ! , t. 2, p. 28-29. 44 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 16. 45 Le Maître d’armes, t. 8, p. 39. 46 T. 4, p. 4. Claudine Nédélec 3 après avoir été au service d’un érudit « maniant le plus efficace des fouets : le respect » 47 , son désir de liberté le pousse à s’enfuir, mais il ne peut retrouver qu’un village dévasté, et il est capturé par des Français : il s’enfuit à nouveau du bateau qui l’emmenait aux Antilles pour le vendre comme esclave, et trouve enfin refuge sur une île « sauvage » où les habitants l’accueillent : « Et depuis je vis ici, homme parmi les hommes… en cette idéale république que brume et tempête préservent des tyrans » 48 . Alors pourquoi ces habitants pacifiques ont-ils cherché à manger les héros ? « Mes amis, se fiant aux apparences, vous avaient jugés un peu hâtivement » (comme étant des animaux bons à manger) ; à quoi Armand réplique « Ayant nous-mêmes agi de la sorte envers vous, nous ne saurions leur en tenir rigueur » 49 . Quant aux aventures lunaires, elles démontrent que les gens comme Mendoza sont prêts à reproduire sur la Lune les mêmes errements que les conquistadors en Amérique 50 : « Devant une nouvelle race d’indigènes… une seule question s’impose : sommes-nous plus forts qu’eux ? » 51 . S’il s’est mis au service du prince Jean, c’est parce qu’il rêve d’introduire « discorde, complots, sédition, guerre civile… » 52 dans cette utopie quasi anarchiste qu’est la lune du bon prince 53 . Ce prince Jean est une caricature féroce du tyran, avide de pouvoir et de violence autant que de louanges et de célébrations 54 , et finalement manipulé par le belliciste d’un côté (Mendoza) et le financier de l’autre (Spilorcio). Mais la belle utopie lunaire comptait ellemême quelques failles, dont celle de réduire les mimes restés « sauvages » à une caste infâme 55 : les fidèles du bon prince découvrent pourtant qu’ils sont des êtres humains, et des artistes, et que leur alliance peut les sauver… 47 Ibid., p. 7. 48 Ibid., p. 8. Rappelons que le Vendredi de Daniel Defoe (La Vie et les aventures de Robinson Crusoé, 1719) était sauvé par le « Blanc » (civilisé et chrétien) des mœurs sauvages de ses frères de sang. 49 Ibid., p. 9. 50 Une planche de Luna incognita (t. 6, p. 5) les évoque. Mendoza est d’ailleurs le nom d’un vice-roi mexicain, au service duquel on trouve un certain Ruy Lopez de Villalobos - ainsi que celui d’un des méchants dans la série Zorro (renard en espagnol). 51 Luna incognita, t. 6, p. 32-33 ; voir également la négociation aussi mensongère que solennelle avec les Mimes, dans Chasseurs de chimères, t. 7, p. 20. 52 Luna incognita, t. 6, p. 47. 53 Voir Revers de fortune, t. 9 : pas de prêtres, pas d’appareil répressif, pas d’espions… 54 Ce qui le conduit à enrégimenter les artistes (Revers de fortune, t. 9, p. 34), à l’image (caricaturale) d’un certain Colbert… 55 Celle de luthier (en rapport métaphorique avec celle des bouchers), Revers de fortune, t. 9, p. 23. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 3 Finalement, la leçon ne serait-elle pas que, qu’il soit du XVII e siècle ou du XXI e , « qu’il soit né de la terre ou du sol sélénite, qu’il soit mime ou disert, un honnête homme habite un pays que ne borne aucun mur mitoyen… de l’immense univers, il est le citoyen ! » 56 . Littérature de jeunesse ? Disons plutôt que si de jeunes lecteurs peuvent à la fois y goûter le mystère de l’aventure et y trouver un aliment à leurs interrogations culturelles et morales, les lecteurs adultes peuvent quant à eux goûter la subtilité de ces mélanges qui donnent du XVII e siècle, de façon fausse et vraie à la fois, une image esthétiquement et idéologiquement complexe. 56 Ibid., p. 46. C’est le Maître d’armes qui parle.