eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

L’héroϊsme comique: l’influence des histoires comiques du XVIIe siècle sur la littérature de jeunesse contemporaine

2012
Dorothée Lintner
PFSCL XXXIX, 77 (2012) L’héroïsme comique : l’influence des histoires comiques du XVII e siècle sur la littérature de jeunesse contemporaine D OROTHÉE L INTNER (U NIVERSITÉ DE P ARIS III-S ORBONNE N OUVELLE ) Le titre de cette communication a de quoi étonner : comment peut-on rapprocher les récits en prose de Scarron ou de Sorel, pleins de verve satirique contre les milieux littéraires, judiciaires, politiques de leur temps, et les courts romans pour enfants, qui racontent des aventures innocentes de personnages dans un XVII e siècle reconstitué ? Le pari semble d’autant plus risqué que les auteurs d’aujourd’hui n’ont pas forcément connaissance de cette littérature malgré tout assez spécialisée. Cependant, nous voudrions montrer que cet exercice comparatif permettrait d’offrir un aperçu de prolongements peut-être méconnus de ce genre littéraire d’Ancien Régime. Notre étude, à l’angle évidemment restreint, espère en tout cas ouvrir un débat sur la réception de cette dernière : si les histoires comiques partagent avec les livres contemporains pour enfants une certaine représentation du héros et de l’héroïsme, alors la question de leur influence mérite d’être reposée et étendue. Il nous semble en effet que les récits pour la jeunesse empruntent particulièrement, par l’entremise probable des romans de cape et d’épée, une certaine représentation du héros tel qu’il apparaît dans les histoires comiques : toujours gai, toujours valeureux, et en même temps toujours un peu ridicule. Cette image, qui a de quoi sembler banale pour la littérature contemporaine, est peut-être en fait l’une des innovations des histoires comiques, qu’on rencontre déjà chez Rabelais, et qu’on observe aussi dans les récits étrangers comme le Don Quichotte : anticipant la remise en question des valeurs héroïques, ces œuvres empruntent autant à la tradition comique (farcesque et facétieuse) qu’au modèle épique et à la morale qu’il Dorothée Lintner 3 4 véhicule 1 . Dès lors, elles créent un type de héros qui s’inscrit dans la lignée des grandes figures attendues et qui s’en démarque en même temps. Pour ce faire, les auteurs font agir leurs personnages principaux (que Scarron se permet, le premier, d’appeler des « héros », loin du sens antique 2 ) dans des cadres qui reflètent cette ambiguïté : tantôt ce sont les palais des princes, tantôt les cours de bourgeois, et les ruelles pleines de voleurs. De même ces héros accomplissent des prouesses tout aussi contrastées : aux duels à l’épée, assez nobles, s’ajoutent les procès contre les vils chicaneurs, et les parties de jeux qui mettent à l’épreuve l’adresse et la ruse du héros. La comparaison des œuvres permettra de cerner les caractéristiques de cet héroïsme paradoxal tel qu’il est raconté par les auteurs pour la jeunesse, partagés entre le souci de vraisemblance et la contrainte d’une nécessaire idéalisation 3 . Mais avant d’aborder ces rapprochements, il nous faut d’abord interroger, dans un premier temps, la possibilité d’une influence. Traces d’une influence ? Pour qu’il y ait influence au sens propre, il faudrait tout d’abord être sûr que les auteurs contemporains aient bel et bien lu les romans comiques du XVII e siècle. Si pour les auteurs qui sont en même temps des universitaires, cette condition se remplit sans aucun doute, il n’en va pas de même nécessairement pour les autres. Les trois autrices présentes lors du colloque 4 ont ainsi bien rappelé qu’elles s’étaient très peu servies de sources littéraires ou historiques. Néanmoins, Florence Thinard affirme, à la fin de Mesdemoiselles de la vengeance, s’être appuyée quelquefois sur les Historiettes de Talle- 1 Ces réflexions sont le fruit d’un travail de doctorat soutenu en décembre 2011 sous le titre Les Avatars de l’épopée dans la geste rabelaisienne et les histoires comiques du XVII e siècle, sous la direction de M. Michel Magnien, Université Paris III-Sorbonne Nouvelle. 2 Comme le signale le TLF, le « père du Burlesque » est en effet le premier à avoir donné au mot héros le sens de « personnage principal de roman ». La première occurrence est ainsi attestée dans son Roman comique. 3 Pour des raisons différentes toutefois : là où les auteurs contemporains tentent de faire rêver les jeunes lecteurs, les auteurs d’histoires comiques sont influencés par les bienséances mais aussi le goût du public d’alors. Ainsi, écrire les aventures de personnages déclassés, voire foncièrement mauvais constitue assurément une nouveauté : on se souvient, par exemple, que Scarron avait imaginé surprendre ses lecteurs en imaginant qu’un de ses héros finirait pendu en place de Grève. Voir les notes de Jean Serroy dans son édition du Roman comique, Paris, Gallimard, Folio, 1985, p. 339-340. 4 Anne-Sophie Silvestre, Florence Thinard et Odile Weulersse. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 3 mant des Réaux. Cela dit, ne pas signaler ses sources ne signifie pas les méconnaître : on rappellera que les plus fameuses des histoires comiques sont éditées en livre de poche, dans une langue modernisée, ce qui les rend tout à fait accessibles 5 . En outre, d’autres auteurs pour enfants se fondent assurément sur cette littérature comique. Ainsi, dans Molière, Gentilhomme imaginaire 6 , Michel Laporte (qui est aussi l’auteur d’adaptations de l’Énéide, de Don Quichotte, de l’Iliade et de la Chanson de Roland en petits récits pour les adolescents), a imaginé un ensemble de témoignages que des contemporains de Molière auraient livré à son frère. Ces dépositions sont avant tout l’occasion d’une rêverie sur la littérature d’Ancien Régime. Parmi elles, on en retiendra deux particulièrement intéressantes pour notre propos. La première consiste dans la « déposition de Justin de Cyrano, ancien compagnon d’étude de Jean-Baptiste Poquelin au collège des pères jésuites de la rue Saint-Jacques, dit collège de Clermont ». Cette déposition est l’occasion de faire la satire des pédants (qui rappelle celle de Sorel dans Francion), et d’évoquer l’essor du courant burlesque. On ne s’étonnera pas que Michel Laporte mentionne Scarron et cite même quelques dizaines de vers du Virgile Travesti. Dans la déposition en effet, Cyrano les transmet à son frère Justin : La lettre était de mon frère Savinien qui m’annonçait s’être engagé dans la compagnie de Monsieur Carbon de Casteljaloux et qui m’adressait, copiés sur une page à part, certains vers d’un ami à lui - un certain Paul Scarron - propres, écrivait-il, à m’amuser. 7 Mais cette déposition est aussi l’occasion d’évoquer les histoires comiques de Cyrano elles-mêmes. Selon le narrateur, Molière admirait Cyrano : Il avait beaucoup d’admiration pour le talent de Cyrano, et je le suis résolument sur ce terrain. Ces Histoires comiques des Estats et empires de la Lune et Histoire comique des Estats et empires du Soleil comptent parmi les plus belles choses qu’on ait écrites en langue française. 8 Quelques grands auteurs d’histoires comiques sont donc nommément cités dans ce livre, qui rend un hommage précis non seulement à la littérature du Grand Siècle mais aussi à ses successeurs. En effet, la seconde déposition 5 Et leur inscription aux programmes des concours de l’École normale supérieure (le Roman comique en 2012) et de l’agrégation (l’Histoire comique de Francion en 2000) permet aussi de renforcer leur présence sur les stands de librairie. 6 Hachette jeunesse, 2007. 7 Michel Laporte, Molière, Gentilhomme imaginaire, Paris, Hachette jeunesse, 2007, p. 53-54. 8 Ibid., p. 72. Dorothée Lintner 3 évoque, quant à elle, « L’Impromptu de la Pomme de Pin, pièce en un acte et une scène unique de Charles de Batz-Castelmore, chevalier d’Artaignan, sous-lieutenant au régiment des Grands Mousquetaires » 9 . D’Artagnan est donc mis en scène, mais comme auteur dramatique. Michel Laporte joue finalement à la fois sur les détails connus de la biographie de d’Artagnan, qui fut chargé d’emmener Fouquet en prison, et la figure fictive, créée par Dumas, et que le public adolescent connaît beaucoup mieux. On notera aussi la mention de la Pomme de pin, cabaret fameux qui fonctionne comme un élément de la légende de l’Ancien Régime : il est cité par Rabelais 10 , repris dans diverses facéties au XVII e siècle, puis encore mentionné chez Gautier ou Dumas, et même chez Annie Jay, dans Complot à Versailles. Les éléments historiques et les éléments de fiction contribuent donc ensemble à forger une image mythique de l’Ancien Régime. Ces différentes dépositions montrent finalement l’intérêt que peuvent porter les auteurs contemporains à cette prose comique d’un autre temps, et la façon dont ils jouent sur les réceptions successives qu’elle a connues, et notamment celle du XIX e siècle. En effet, le lien le plus sûr qui relie les histoires comiques aux romans contemporains pour la jeunesse « façon XVII e siècle » réside dans la lecture qu’auteurs et critiques du XIX e siècle ont faite de l’Ancien Régime. Ces derniers ont assurément contribué à remettre à l’honneur les longues fictions en prose comiques, depuis Rabelais jusqu’aux burlesques. On se souvient de l’intérêt de Théophile Gautier pour ceux qu’il appelle les « Grotesques » : il tente de définir le courant burlesque, mais admire aussi Rabelais, en qui il voit un « Homère bouffon ». Cette appellation apparaît déjà au XVIII e siècle (chez Dufresny 11 ), mais elle s’impose chez les romantiques, avec Châteaubriand et Hugo, avant que des critiques comme Brunetière et Sainte-Beuve ne la mobilisent à nouveau. En outre, dans le même temps qu’on redécouvre cette littérature narrative jusque-là mise à l’écart, naît la vogue du roman historique et de cette catégorie mal définie qu’est le « roman de cape et d’épée ». Autrement dit, nombre d’auteurs de l’époque étudient la littérature de l’Ancien Régime tout en proposant une nouvelle représentation de cette société qui n’est plus : on pense à Dumas avec ses Trois Mousquetaires, à Gautier avec Le Capitaine Fracasse, à Rostand avec Cyrano de Bergerac, à Féval avec Le Bossu. Il nous semble que cet essor critique et littéraire au XIX e siècle est essentiel car il a probablement déterminé le regard que nombre d’auteurs pour la 9 Ibid., p. 151. 10 Dans l’épisode de l’écolier limousin, Pantagruel, VI. 11 Charles Dufresny, Parallèle burlesque entre Rabelais et Homère [1711], repris dans ses Œuvres, (éd. d’Alençon), Paris, Briasson, 1731. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 33 jeunesse peuvent porter sur le siècle de Louis XIV : en effet, on connaît le succès non seulement éditorial mais aussi cinématographique de ces œuvres. Les images ainsi délivrées ont marqué les esprits, même les plus jeunes, puisque ces romans existent dans des collections adaptées pour les enfants : les « Classiques abrégés » de l’École des Loisirs permettent d’avoir tôt accès au Capitaine Fracasse de Gautier mais aussi à l’œuvre de Rabelais ou au Don Quichotte de Cervantes. Œuvres anciennes comme avatars du XIX e siècle, inscrits dans les programmes, édités à grand tirage, sont donc des textes incontournables pour les auteurs contemporains. Ils donnent, en quelque sorte, le ton. Ainsi, l’influence, si elle n’est pas systématique, ni immédiate, est du moins très probable. Le plus efficace reste donc de comparer les œuvres, pour voir quelle représentation du héros elles proposent, et quels caractères elles lui attribuent. Aspiration héroïque et basses réalités : le brouillage des frontières Tous les romans brossent un tableau de la société du XVII e siècle qui vient assurément brouiller la morale héroïque : il intègre en effet de nouvelles catégories sociales, moyennes et basses, qui sont parties prenantes dans l’action, et qui la font advenir dans des lieux sans grandeur. Dès lors les héros et leurs ennemis se croisent dans les faubourgs des villes, au milieu de brigands, de banquiers, de notaires ni complètement criminels, ni complètement innocents. À la marge des héros : les bourgeois Examinons tout d’abord ceux qui sont de plus en plus incontournables dans ces romans : les bourgeois, qu’ils soient banquiers, usuriers, notaires ou gens de justice. En effet, toutes ces professions, alors en pleine expansion, cherchent à gagner des lettres de noblesse, et renforcer leur crédit. Dès lors, les romans représentent ces prétendants tantôt comme des obstacles, tantôt comme des aides à l’action du personnage principal. Cependant, jamais aucun d’eux ne devient héroïque de quelque façon que ce soit. Ils restent toujours en marge de la grandeur, et des succès. Ainsi, dans Le Collier de rubis d’Annie Pietri, Alix doit se rendre chez le Banquier, M. d’Hémonstoir, pour lui demander de l’aide. Tout est fait pour opposer les deux personnages. Ce seul trajet que doit emprunter Alix pour parvenir chez le banquier en témoigne : Dorothée Lintner 3 Au mépris des coupe-jarrets, Alix se faufila dans les ruelles crasseuses et sombres du vieux quartier pour déboucher enfin sur une avenue où s’alignaient les grands portails des hôtels particuliers. Elle pénétra dans la cour d’un bâtiment à la façade modeste et arrêta son cheval devant le perron. 12 Le banquier est riche et habite un grand hôtel particulier. Néanmoins, il vit dans un quartier de roturiers, aux ruelles crasseuses et pleines de voleurs. Le Roman bourgeois de Furetière, qui se déroule entièrement dans le quartier de la place Maubert à Paris, met aussi en scène de tels contrastes : alors qu’un marquis amoureux d’une bourgeoise appelée Lucrèce s’apprête, comme elle est sur le pas de sa porte à attendre les galants, à la saluer depuis la portière de son carrosse, un valet passant à cheval près d’eux les éclabousse de boue 13 … Ensuite, lorsqu’Alix se retrouve face au banquier, le texte oppose deux types de générosité : - Monsieur, dit Alix après avoir écouté une longue litanie de compliments, je suis ici dans un but précis : vous demander un service. - Avez-vous un quelconque besoin d’argent Mademoiselle ? Alix sourit : - Pas le moins du monde ! « Voilà bien un réflexe de banquier ! » pensa-t-elle. 14 Alors qu’Alix fait preuve de grandeur d’âme, le banquier se limite à lui ouvrir son coffre. Néanmoins, le banquier tente ensuite de l’aider. En effet, celle-ci le charge de récupérer le fameux collier de rubis qui est entre les mains d’une troupe de comédiens. Il fait alors tout son possible pour mener la mission qu’on lui a confiée : Pendant ce temps monsieur d’Hémonstoir, fier de la mission dont Alix l’avait investi, se rendait pour la deuxième fois au village de Chaillot, où la troupe de comédiens donnait toujours son spectacle. À sa première visite, le banquier avait seulement repéré les lieux et assisté à la pantalonnade. […] Mais, aujourd’hui, ce brave monsieur d’Hémonstoir avait décidé de passer à l’action. Après le bruyant final, il se rendit dans les coulisses pour parler à l’individu que Jacques lui avait indiqué. Il commença par le complimenter sur le jeu des comédiens, les répliques à pleurer de 12 Annie Pietri, Le Collier de rubis, Bayard jeunesse, « Estampille », 2003, p. 95. 13 « Voici une malheureuse occasion qui lui fut [au marquis] favorable : un petit valet de maquignon poussait à toute bride un cheval qu’il piquait avec un éperon rouillé, attaché à son soulier gauche ; et comme la rue était étroite et le ruisseau large, il couvrit de boue le carrosse, le marquis et la demoiselle », Le Roman bourgeois, éd. Marine Roy-Garibal, Paris, GF, 2001, p. 102-103. 14 Le Collier de rubis, op. cit., p. 96. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 3 rire et les magnifiques costumes, pour en arriver tout naturellement au collier. 15 Le banquier s’imagine donc en héros : fier de la mission qu’il doit accomplir, il a décidé de passer à l’action, et pense mener la conversation assez « naturellement » pour emporter la mise. Seulement, face au chef des comédiens, il doit renoncer à ses illusions, et perd la bataille : « Monsieur d’Hémonstoir était très mal à l’aise et surtout à bout d’arguments. Il transpirait beaucoup, il s’épongea le front avec un mouchoir. » 16 Ces détails physiques peu glorieux marquent son échec. Ces actions héroïques manquées, où toutes les professions bourgeoises s’essaient pourtant, sont là encore une source de comique majeure dans les romans du XVII e siècle. Simplement, le trait est en général plus satirique et plus acerbe que dans la littérature de jeunesse. Ici, d’Hémonstoir est un peu ridicule, mais fait preuve de toute la bonne volonté du monde. Chez Scarron, Ragotin est un notaire au caractère colérique et orgueilleux, et qui ne subit que des disgrâces, précisément lorsqu’il essaie de se rendre héroïque : il essaie de s’attaquer au géant Baguenodière, il tente de monter à cheval armé d’une épée et d’un fusil, mais à chaque fois il échoue 17 . En revanche, c’est un bon conteur d’histoires héroïques. Il en va de même chez Furetière, qui n’épargne aucun des bourgeois qu’il met en scène, dès qu’ils s’essaient à des comportements héroïques. Le monde des voleurs Mais la littérature de jeunesse rend aussi compte d’une autre catégorie de population à laquelle le héros doit désormais se confronter, ou même, parfois, se mêler : il s’agit des voleurs. Ici, les auteurs contemporains font preuve d’une précision assez sensible dans l’usage des termes : « coupejarrets », « tire-laine », autant d’expressions qui reviennent régulièrement sous leur plume : dans Le Collier de rubis, le cocher de la marquise manque d’écraser un charretier qui bloque la circulation. Il explique qu’il s’agissait en fait d’un voleur masqué : Pardonnez-moi, Madame, fit le cocher, mais c’est une tactique bien connue : boucher le passage à un carrosse pour qu’il s’arrête, de façon que les voleurs en profitent pour l’attaquer. On a coutume de dire que les tire- 15 Ibid., p. 121. 16 Ibid., p. 123. 17 Le Roman comique, deuxième partie, XVII, p. 301 et sqq. Dorothée Lintner 34 laine et les coupe-jarrets de tous poils sont ici toujours plus nombreux qu’ailleurs. 18 De même, dans Complot à Versailles, Malibourg, un comédien et ancien compagnon de Molière, aide le jeune noble Silvère à retrouver ses amis emprisonnés. Il lui conseille d’aller se renseigner à la cour des Miracles, où il a fait ses débuts - pas nécessairement des plus glorieux : C’est là-bas que j’ai débuté. Avec trois comparses, nous avions un numéro très au point. Je jouais les « sabouleux ». Je tombais en syncope et mimais une crise d’épilepsie avec du savon dans la bouche pour baver. Les bourgeois se précipitaient pour m’aider pendant que les trois autres leur faisaient les poches… Main d’or, un des trois, a fini sur la roue, place de Grève, en 1662. Je suis entré chez Molière, et les deux autres, Grand Pierre et Casse Bobine, tiennent aujourd’hui un cabaret où se rassemblent les tirelaine, coupe-bourse, et autres « argotiers ». 19 On retrouve ici aussi les termes de « tire-laine », « coupe-bourse », etc. Mais surtout on constatera que cette ancienne profession de Malibourg, à savoir comédien voleur, si elle ne l’honore pas, du moins ne l’avilit pas non plus. Il se démarque précisément des vrais brigands, dangereux, que doit affronter Silvère. Il lui explique en effet : « Mon jeune seigneur […], ces gens-là sont des mercenaires et pas d’honnêtes truands, comme mes amis, qui volent pour se nourrir. Ils n’ont pas votre sens de l’honneur, pas question de les provoquer en honnête duel » 20 . Cette répartition sociale et morale ressemble tout à fait à celle qu’on retrouve dans Le Capitaine Fracasse, qui semble ellemême inspirée de celle qu’on lit par exemple dans le Francion de Sorel. En effet, dans le roman de Gautier tout d’abord, le héros Sigognac doit affronter Lampourde, un mercenaire à la solde du comte de Vallombreuse, qui se révèle plein de principes moraux, et doté d’une certaine grandeur d’âme. Battu par Sigognac, enthousiasmé par ses talents de bretteur, il s’offre à son service : « Baron, permettez-moi d’être désormais votre admirateur, votre esclave, votre chien. On m’avait payé pour vous tuer. J’ai même reçu des avances que j’ai mangées. C’est égal ! Je volerai pour rendre l’argent » 21 . S’il sait reconnaître chez ses ennemis leur valeur, il juge très sévèrement ses comparses, pour peu qu’ils ne fassent pas preuve d’une certaine gran- 18 Le Collier de rubis, op. cit., p. 68. 19 Annie Jay, Complot à Versailles, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 292-293. 20 Ibid., p. 294. 21 Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre XIII, Paris, Le Livre de Poche, p. 355. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 34 deur héroïque. Ainsi, lorsqu’à la fin Agostin, un autre brigand, est sur le point d’être roué en place publique, Lampourde l’évalue en ces termes : Il ignore les raffinements de l’art. Au moindre obstacle il joue des couteaux et tue vaguement et sauvagement. Trancher le nœud gordien n’est pas le dénouer, quoiqu’en dise Alexandre. En outre, il n’emploie pas l’épée ; ce qui manque de noblesse. […] Je suis pour la méthode académique. Sans les formes, tout se perd. […] C’est un duel, ce n’est plus un meurtre. Je suis un spadassin, non un assassin. 22 La référence à Alexandre indique assez à quel point Lampourde juge selon la morale héroïque la plus élevée mais surtout la plus traditionnelle. Pour cette raison, il souhaite le respect des « formes ». Mais on remarquera aussi qu’il se place au-dessus même d’Alexandre (il se sent capable de dénouer le nœud gordien, qu’Alexandre n’avait su que trancher). Enfin, comme dans l’exemple de Complot à Versailles, le combat relève, selon lui, d’un rituel spectaculaire, hautement théâtral. Ces mêmes distinctions se retrouvent déjà dans l’Histoire comique de Francion lorsque Perrette, une ancienne prostituée pleine de bon sens, raconte ses aventures au héros éponyme. Elle a ainsi rencontré un certain Marsault, voleur notoire, qui a formé une compagnie de voleurs, les Plumets. Ils détroussent les gens qu’ils bousculent, défient, puis combattent : Il me conta qu’ils étaient dans Paris grande quantité qui vivaient de ce métier-là […] ; que leur exercice était, le jour, de se promener par les rues et y faire des querelles sur un néant, pour tâcher d’attraper quelque manteau parmi la confusion ; que la nuit, ils avaient d’autres moyens, différents, pour exercer leur volerie. 23 Ce sont donc eux aussi, en un sens, des comédiens, puisqu’ils déclenchent de faux combats. En tout cas, ils agissent ainsi pour survivre : « ils […] vivaient de ce métier-là ». Or, le même Marsault raconte que dans sa compagnie se trouvent aussi certains seigneurs. Par pur plaisir, en effet, ils s’amusent à exercer ce brigandage, mais, noblesse oblige, uniquement aux dépens d’autres gentilshommes : Je vous dirai bien plus, et à peine le croirez-vous : il y a des seigneurs des plus qualifiés, que je ne veux pas nommer, qui se plaisent à suivre nos coutumes et nous tiennent fort souvent compagnie la nuit. Ils ne daignent pas s’adresser à toutes sortes de gens comme nous ; ils n’arrêtent que les personnes de qualité, et principalement ceux qui ont mine d’être courageux, afin d’éprouver leur vaillance contre la leur. Néanmoins, ils prennent aussi bien les manteaux et font gloire d’avoir gagné cette proie à la pointe de 22 Ibid., XX, p. 481. 23 Histoire comique de Francion, Paris, Gallimard, coll. Folio, II, p. 103. Dorothée Lintner 34 l’épée. De là vient que l’on les appelle les tire-soies, au lieu que l’on ne nous appelle que tire-laines. 24 Perrette distingue donc la faute de ces seigneurs de celle des tire-laines : Je m’étonnai de la brutalité et de la vileté de l’âme de ces seigneurs indignes du rang qu’ils tenaient à la Cour, lesquels prenaient pourtant leur vice pour une remarquable vertu. Les plumets et les filous ne me semblaient pas si condamnables, vu qu’ils ne tâchaient qu’à sortir de leur nécessité et qu’ils n’étaient pas si sots ni si vains que de faire estime d’une blâmable victoire acquise sur des personnes attaquées au dépourvu. 25 Ainsi, les romans anciens et contemporains donnent à voir un monde où les seigneurs et les brigands se côtoient, et entravent nécessairement la justice. Les ennemis d’Alix, dans Le Collier de rubis, sont aussi de très grands aristocrates, des ducs, qui se protègent avec leurs titres, mais côtoient les forbans. Mais ces romans montrent aussi que les rapports de force ne se déterminent plus seulement à l’épée : de nouvelles professions, bien qu’elles restent méprisées, gagnent en influence. Nous avons cité l’épisode du banquier dans Le collier de rubis, mais on n’oubliera pas que Guerre secrète à Versailles 26 s’ouvre sur une scène entre le père du héros et un usurier. Celuici est venu lui proposer un taux de prêt à 100% qui rime, dit l’aristocrate, avec « donnez-moi votre sang ». Dès lors, dans ce contexte où les anciennes caractéristiques (noblesse de sang, des domaines, métiers d’arme) ne permettent plus de reconnaître les grands hommes, de nouvelles valeurs, de nouvelles prouesses apparaissent, qui déterminent de nouveaux héros. Héroïsme renouvelé Nouveaux héros : l’espoir de transformer la réalité La première transformation concerne le héros. S’il reste encore souvent un bien né, il arrive que cette naissance précisément ne lui soit découverte qu’à la toute fin. L’heureuse révélation qui fait d’Alix une noble de sang royal vaut celle imaginée dans Le Roman comique, où l’on apprend que Mademoiselle de l’Étoile est une jeune aristocrate 27 , comme l’est aussi le valet du 24 Ibid., II, p. 104. 25 Ibid., II, p. 105. 26 Arthur Ténor, Guerre secrète à Versailles, Paris, Gallimard jeunesse, 2003, p. 8. 27 Voir l’histoire que raconte Le Destin, première partie, XIII, p. 103 et sqq. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 34 Destin, Léandre 28 . Néanmoins, identité masquée ou pas, le personnage exercera auparavant des activités, non nobles mais malgré tout remarquables, car elles permettent d’une façon ou d’une autre de modifier la réalité. On peut penser notamment à la comédie et à l’alchimie. Nous avons déjà évoqué le rôle que jouent les comédiens dans Le Collier de rubis, mais aussi dans Complot à Versailles, à propos du personnage de Malibourg. On se souviendra que ce dernier, qui volait autrefois par nécessité, se révèle d’un grand secours pour Silvère, mais surtout qu’il a quitté le métier et souhaite désormais « s’installer », et travailler à sa réputation. Le comédien prétend donc à une certaine grandeur. Dans les romans d’époque, il suffit de penser à celui de Scarron, qui raconte l’histoire d’une troupe de comédiens, et à son avatar Le Capitaine Fracasse, pour mesurer le succès de cette nouvelle figure héroïque. Le Destin comme Sigognac sont des héros nobles de sang sinon de cœur, que la fortune contraint à devenir comédiens. Or tous deux assument ce nouveau statut, à la fois parce qu’il témoigne de leur humilité, et parce qu’il ne les empêche nullement de faire preuve de véritable vaillance lorsque l’occasion se présente. En fait, le personnage du comédien permet de décliner toutes les attentes et aussi toute la désillusion que suppose l’idée de héros, et que la réalité bat en brèche. Jouant aux grands, les comédiens savent prendre de grands airs, tenir une conversation éloquente, mais sont aussi capables de débrouillardise en toute circonstance. L’autre personnage très présent dans les romans d’époque, et qu’on retrouve encore dans la littérature de jeunesse, est l’alchimiste. Anne-Marie Desplat-Duc a consacré un roman entier à un tel personnage (Éléonore et l’Alchimiste 29 ), mais on le retrouve par exemple déjà dans la majorité des histoires comiques de l’époque. Le Page disgracié, chez Tristan l’Hermite, rencontre par exemple un alchimiste qui promet de l’initier à son art, mais qui n’accomplira jamais sa promesse : après quelques jours passés à éduquer le héros, il disparaît pour toujours. Le récit est construit de sorte que jamais on ne sache si l’alchimiste était un véritable charlatan : malgré sa fuite, il laisse au page une poudre merveilleuse qui s’avère un remède efficace contre le mal de mer lorsque le héros s’embarque pour l’Angleterre, et, surtout, qui le sauve des différentes tentatives d’empoisonnement dont il est victime. De la même façon, on rappellera que chez Scarron apparaît un magicien charlatan, du nom de Ferdinando Ferdinandi, qui berne Ragotin à la demande de La Rancune. Sorel aussi fait s’initier Francion à la « magie naturelle », si bien qu’au livre IX, il passe, auprès de paysans, pour un 28 Voir deuxième partie, V, p. 215 et sqq. 29 Anne-Marie Desplat-Duc, Éléonore et l’Alchimiste, Paris, Flammarion, 2007. Dorothée Lintner 3 magicien capable de communiquer avec les démons et de guérir les malades. Le personnage de l’alchimiste ou du magicien suscite (plutôt qu’il ne représente) les espoirs de richesse, de savoir, de conquête. Surtout, il est un outil de la narration comique qui joue ainsi avec les attentes du lecteur (jeune ou non), en matière de merveilleux. Il participe donc de ce qu’on pourrait appeler la transcendance comique. Si le héros pratique de nouvelles activités, c’est qu’il est doté de nouvelles qualités qui lui permettent, dans le meilleur des cas une ascension, et, tout au moins, un parcours tout à fait singuliers. Nouvelles qualités : l’espoir d’une ascension par l’esprit Les romans mettent en effet en avant des héros dont les qualités diffèrent de celles qui sont généralement attendues par l’aristocratie : l’héroïsme est fondé sur la bravoure militaire, la force physique, etc. On se souvient d’ailleurs que le combat de nombre d’humanistes dès la Renaissance a été d’inciter ces chefs de guerre généralement analphabètes à se cultiver. Or, tous les romans d’époque, sans exception, mettent l’esprit au-dessus de toutes les autres qualités, à condition qu’il soit bien formé, et qu’il s’accorde à une âme qualifiée de généreuse. En effet, le seul savoir ne rend que pédant, et le personnage d’Hortensius sert de parfait contre-modèle. Mais, un esprit vif et une âme généreuse permettent, en définitive, l’ascension des héros, même auprès des plus grands. Deux scènes méritent, pour finir, d’être comparées : l’une est extraite de Course contre le Roi-Soleil 30 , et l’autre du Page disgracié. Dans le premier texte, Philibert, le fils de Le Brun - donc fils de peintre et parfaitement éduqué à tout, sauf aux valeurs guerrières - fait preuve d’une audace sans borne, lorsque, pour sauver son père de l’humiliation, il vole le carrosse du Roi et se présente spontanément à ce dernier. Il veut le ramener à temps de la chasse pour que le roi assiste, avant le coucher du soleil, à la dernière réalisation de Le Brun, le Bassin d’Apollon, qui doit resplendir en pleine lumière. Philibert brave toutes les bienséances, les étiquettes, et accomplit une action hors norme, surtout quand il prend la parole le premier, avant le Roi : Ce fut moi qui rompis le silence. Encore une entorse à l’étiquette. […] J’étais déjà allé si loin que je ne pouvais plus guère aggraver mon cas. […] J’étais presque certain d’avoir raison et que le Roi le comprendrait. Et, si 30 Anne-Sophie Silvestre, Course contre le Roi-Soleil, Paris, Castor Poche Flammarion, [2005], 2011. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 3 5 jamais je me trompais, si le calme du Roi ne faisait que précéder la tempête qui me volatiliserait, eh bien, ce que je ressentais à cet instant n’aurait été en fait que le bonheur puissant du chevalier qui trouve une mort digne de lui. J’avais beaucoup profité des thèmes héroïques de la peinture de mon père. 31 La référence et le ton héroïques viennent justifier une action que le Roi luimême reconnaîtra comme juste et bien fondée. Le Roi seul a compris l’importance de la démarche, et, bien sûr, loue le jeune homme pour son audace. Ce soudain face-à-face avec le monarque, qu’a permis un esprit vif, rappelle tout à fait le tête-à-tête que le Page disgracié obtient avec le Roi (figure derrière laquelle on reconnaît généralement Louis XIII), pour la qualité de ses vers. En effet, ayant écrit une ode lors de l’entrée du Roi dans une ville, et que ce dernier a appréciée, le page est admis à venir le voir. La séquence dans son ensemble ménage un happy end tout à fait remarquable, car elle permet le retour en grâce du page auprès de son ancien maître, par l’entremise même du Roi. Ô que cette aventure me fut glorieuse ! Je reçus alors des faveurs que je n’aurais jamais pu espérer, j’eus l’honneur de me jeter aux pieds d’un des plus grands princes de la terre et d’en être fort bien reçu. Ce jeune et glorieux héros que le ciel destinait à de si grandes choses, et qui devait opérer tant de miracles, daigna bien me commander de lui réciter les choses qui m’étaient arrivées depuis qu’on me croyait perdu. 32 De la même façon que la confrontation avec le Roi puis le succès de Le Brun déterminent Philibert à embrasser la carrière de peintre, le page de Tristan voit ici débuter sa carrière de poète. Le Roi en effet récompensera le page en mot et en biens : Le jeune monarque rassura mon esprit craintif avec des paroles dignes de sa rare bonté, me promit de me remettre auprès de mon premier maître ou de me recevoir à son service, et donna sur l’heure un commandement pour me faire recevoir un effet de sa libéralité. 33 La vivacité de l’esprit devient donc la qualité essentielle qui permet au héros moderne de gravir l’échelle sociale et d’atteindre le roi lui-même. On aurait pu rendre compte de cette transformation de la représentation de l’héroïsme en s’intéressant aussi aux scènes de combat, ou à l’organisation du récit, qui redouble l’aventure personnelle par un arrière-plan 31 Ibid., p. 112. 32 Page disgracié, deuxième partie, XLVII, p. 245. 33 Ibid., p. 246. Dorothée Lintner 3 historique militaire 34 . On retiendra simplement, dans le cadre de cette étude, cette forte parenté, qui donne à penser que les romans comiques ont bien reformulé la problématique héroïque, ont su l’adapter à la modernisation de la société. Ni les romans comiques de l’époque de Richelieu, ni les romans de cape et d’épée, ni les romans de jeunesse ne donnent à voir une simple « démolition du héros », pour reprendre l’expression de Paul Bénichou. Ils montrent les limites d’une ancienne conception du héros, de valeurs qui sont dépassées par la réalité sociale, tout en imaginant une nouvelle forme de héros, qui essaie de s’accorder à cette réalité, mais qui là encore a conscience de ses limites. Tel est peut-être l’un des legs que les romanciers comiques du XVII e siècle ont pu transmettre, et que les auteurs de littérature pour la jeunesse ont su mobiliser. Un héroïsme qui admet la légèreté, la gaieté, mais aussi le ridicule et l’échec ; un héroïsme qui souhaite redresser les torts, essaie de changer la réalité, mais qui souvent ne sait que rire de lui-même. Bref, un héroïsme qui donne une image rêvée, parce que comique, de la réalité. 34 C’est le cas dans Guerre secrète à Versailles, d’Arthur Ténor : alors que Jean voit ses affaires mal en point, il apprend que la Cour est extrêmement agitée par des rumeurs de guerre. Comme l’explique la note de bas de page, il s’agit de la bataille de Namur, qui a opposé les Anglais et les Français en 1692. On retrouve ce même dédoublement narratif dans Le Roman comique, lorsque Le Destin, racontant son histoire aux comédiennes, évoque les batailles du Pape en Crète ; ou encore dans le Francion, lorsque Cléante, et le groupe d’amis apprennent que des troubles sont apparus. L’on devine alors qu’il s’agit de la campagne que mène Louis XIII contre les villes protestantes au début des années 1620.