eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

Parler XVIIe siècle: étude d’une fiction linguistique dans deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc

2012
Anna Arzoumanov
PFSCL XXXIX, 77 (2012) Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique dans deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc A NNA A RZOUMANOV (U NIVERSITE P ARIS IV-S ORBONNE ) À la manière d’un pays exotique, le XVII e siècle confronte le lecteur à un ailleurs, à un monde en décalage avec le sien. Il n’y a qu’à lire les propos d’Anne-Marie Desplat-Duc pour s’en convaincre : Les romans historiques sont de merveilleuses machines à remonter le temps… On choisit l’époque dans laquelle on a envie de se promener, on ouvre le livre et hop, nous voilà partis ! 1 L’auteur insiste ici sur l’instantanéité d’un voyage, qui, à la manière d’une « téléportation », s’opèrerait dès l’ouverture du livre. Aux seuils du texte est dévolu le rôle de promettre un tel dépaysement spatio-temporel et d’en favoriser les conditions 2 . Toutefois, celui-ci ne devient effectif qu’au moment de la lecture proprement dite. Pour qu’il s’opère avec succès, la langue peut en être un des vecteurs essentiels, car elle est une des marques les plus immédiatement évidentes d’une « couleur locale ». Ce n’est donc pas un hasard si les auteurs de ce genre ont tendance à privilégier le récit à la première personne qui favorise l’identification des jeunes lecteurs et implique de recourir à une langue historiquement marquée. Pour témoigner de son appartenance à une période révolue, le narrateur-personnage doit s’exprimer dans une langue qui apparaisse en décalage avec celle parlée par le destinataire et qui puisse être reçue comme un parler XVII e , quelle qu’en soit la réalité historique. Le problème, d’autant plus fort pour les romans destinés à la jeunesse, est que ce dépaysement linguistique ne va pas sans risques, car une certaine lisibilité doit être main- 1 Interview d’Anne-Marie Desplat-Duc publiée sur le site Les Colombes du Roi-Soleil http: / / www.histoiredenlire.com/ interviews/ interview-anne-marie-desplatduc.php. 2 Sur ce point, voir l’article de Jocelyn Royé dans ce même numéro. Anna Arzoumanov 32 tenue pour ne pas décourager d’emblée les jeunes lecteurs. Il faut donc inventer une langue qui réponde à cette double exigence de lisibilité et d’étrangeté. L’attention portée à l’imitation d’un langage XVII e siècle n’est pas toujours la même chez les auteurs du genre. Certains d’entre eux reconnaissent recourir à une même langue, que le roman soit ancré au XVII e ou au XIX e siècle 3 . Le procédé le plus utilisé pour faire archaïque consiste alors à adopter un niveau de langue soutenu, perçu comme suffisamment dépaysant pour être accepté comme la marque d’un état de langue ancien. Néanmoins, dans ce tableau général, les romans d’Anne-Marie Desplat-Duc nous ont paru constituer une exception, parmi d’autres, pour l’intérêt apporté à la langue, qui selon l’auteur contribuerait largement au succès de sa série, parce qu’il serait « un bon moyen pour que le lecteur se sente transporté à cette époque » 4 . Le site internet dédié aux Colombes du Roi-Soleil illustre bien cette importance donnée au parler XVII e siècle, comme élément à part entière de l’univers si différent des Colombes : une rubrique y est spécialement réservée au « langage des Colombes » qui en répertorie un certain nombre de tours caractéristiques. La présentation qui est faite du « langage de cette époque » insiste d’ailleurs sur l’écart qui le sépare de la langue de la jeune lectrice du XXI e siècle : Au XVII e siècle, on ne parlait pas comme on parle de nos jours. Certains mots employés alors n’existent plus et actuellement on emploie des mots que l’on ne connaissait pas à l’époque de Louis XIV. 5 C’est bien ici le dépaysement linguistique qu’entraîne le parler des Colombes qui est mis en relief. On voit cependant poindre ici l’idée qu’il existerait un langage de « l’époque de Louis XIV », cohérent et stabilisé, dans lequel les Colombes s’exprimeraient. Ce langage XVII e siècle ne constitue pourtant bien évidemment qu’une fiction linguistique 6 , qu’une représentation nécessairement partielle et fantasmée, construite à partir des sources d’un auteur qui a largement tendance à privilégier la littérature féminine aristocratique (les Lettres de Mme de Sévigné, des Mémoires féminins). De plus, l’auteur sélectionne elle-même les tours lui paraissant les plus caractéristiques de ce parler XVII e siècle qu’elle cherche à imiter : 3 C’est le cas par exemple d’Anne-Sophie Silvestre. 4 Interview d’Anne-Marie Desplat-Duc citée ci-dessus. 5 http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ Le-langage-des-Colombes.html. 6 Sur ce point, voir Delphine Denis, « Ce que parler ‘prétieux’ veut dire : les enseignements d’une fiction linguistique au XVII e siècle », L’Information grammaticale, n° 78, juin 1998, p. 53-58, « Pratiques du pastiche au XVII e siècle : écrire comme un autre », Papers on French Seventeenth Century Literature, à paraître. Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 32 Lorsque je trouve une tournure spéciale, un mot ancien disparu, je le note dans un cahier pour le réutiliser (laver la cornette, tomber en pâmoison, dans son particulier). 7 Dans son travail préparatoire de documentation, l’auteur note donc avec soin des « tournures spéciales », des « mots anciens disparus » afin de pouvoir les importer ensuite dans ses propres romans. Anne-Marie Desplat-Duc pratique donc une écriture que l’on peut qualifier de volontairement archaïsante. Pour examiner la forme que peut prendre cette réappropriation d’un langage suranné, nous observerons deux de ses romans, qui n’ont pas rencontré un succès égal et ne mènent pas de la même manière cette expérimentation langagière. Le premier est le tome V d’une série, Les Colombes du Roi-Soleil 8 , dont la faveur auprès des jeunes lectrices ne se dément pas (la série réunit déjà dix volumes, dont le dernier a été premier des ventes jeunesse lors de sa sortie). Il suffit d’en lire un extrait pour voir combien cette langue combine lisibilité et marquage archaïque : Cependant, sa compagnie n’était point joyeuse, car elle était amoureuse de Simon et elle hésitait entre fuir avec lui, ce que son éducation réprouvait, et attendre d’avoir vingt ans pour pouvoir l’épouser, ce qui lui coûtait beaucoup. 9 Pour toute jeune lectrice du XXI e siècle, cette langue peut être reçue comme une langue surannée, car fortement éloignée de la sienne : un certain nombre de termes ne font vraisemblablement pas partie de son vocabulaire courant (cependant, compagnie, ne… point, joyeuse, réprouvait, épouser). Cependant, cette séquence reste parfaitement compréhensible et ne présente aucune difficulté linguistique particulière. Il n’en va pas toujours de même pour le second roman du corpus, intitulé L’Enfance du Soleil. Dans ce romanmémoires qui, pour l’instant, peine à trouver son public, Louis XIV en personne nous raconte son enfance, dans une langue dont le caractère archaïque est souvent plus appuyé et qui se trouve de fait moins immédiatement lisible que celle des Colombes. En témoigne ce passage extrait de la description du cérémonial du repas : Bientôt l’huissier qui avait crié voilà une demi-heure dans la salle des gardes : Messieurs, au couvert du roi ! entra, suivi du maître d’hôtel avec son bâton ainsi que des personnes portant les plats couverts au sortir des cuisines. Deux gardes du corps fermaient la marche. 7 Interrogée sur ses sources, l’auteur nous a cité ces références. 8 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil, Paris, Flammarion, 2005- 2011, 10 volumes. 9 Anne-Marie Desplat-Duc, Le Rêve d’Isabeau, Les Colombes du Roi-Soleil, tome V, Paris, Flammarion [2007], 2011, p. 8 [désormais Colombes V, 8]. Anna Arzoumanov 3 Philippe et moi, nous nous amusâmes beaucoup de ce cérémonial. Les plats furent posés sur la desserte du prêt. Le maître d’hôtel plongea alors une mouillette dans chacun et la fit goûter à celui des valets qui le portait. Il y eut d’abord quatre petits potages, huit petites entrées, deux grands et deux petits plats de rôt, deux grands, deux moyens et deux petits entremets. 10 Un plus grand nombre de mots arrêtent ici le lecteur et constituent un obstacle à sa bonne compréhension du passage : huissier, salle des gardes, au couvert, prêt, rôt, etc. Les deux romans ne présentent certes pas le même niveau de difficulté, mais ont la caractéristique commune de mettre en œuvre une écriture archaïsante, hétérogène parce qu’elle mêle des tours empruntés à divers états de langue. Dans une langue moderne, apparaissent des éléments empruntés à un état de langue ancien, glanés au cours des lectures de l’auteur. Pourtant, pour qu’une écriture soit considérée comme archaïque, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit truffée d’expressions surannées. Il suffit qu’elle provoque un effet d’archaïsme 11 , qui peut être suscité par le seul fait qu’elle apparaisse en décalage avec la langue du lecteur. Or, entre un public de littérature pour la jeunesse et un public d’universitaires, mais aussi entre celui de L’Enfance du Soleil et celui, plus jeune, des Colombes, les compétences linguistiques ne sont pas les mêmes et les signes de reconnaissance d’un langage XVII e siècle peuvent considérablement changer en fonction du récepteur, car ils sont tributaires de l’« aspect variable de [leur] sentiment lexical » 12 . Une telle définition de l’archaïsme comme catégorie relevant pour une bonne part de la réception 13 rend illusoire toute entreprise de repérage exhaustif et objectif. Néanmoins, certains faits caractéristiques de l’écriture archaïsante d’Anne-Marie Desplat-Duc peuvent être isolés. 10 Anne-Marie Desplat-Duc, L’Enfance du Soleil, Paris, Flammarion, 2007, p. 66 [désormais Enfance, 66]. 11 Pour cette définition de l’archaïsme comme effet, voir notamment Stylistique de l’Archaïsme, Colloque de Cerisy ss la direction de Laure Himy-Piéri et Stéphane Macé, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010. 12 Paul Zumthor, « Introduction aux problèmes de l’archaïsme », Cahiers de l’association internationale des études françaises, 1967, vol. 19, p. 11-26. http: / / www.persee.fr/ web/ revues/ home/ prescript/ article/ caief_0571- 5865_1967_num_19_1_2328. 13 Pour une mise au point sur cette définition de l’archaïsme comme effet, voir notamment Stylistique de l’Archaïsme, op. cit. Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 3 Archaïsmes civilisationnels Pour créer l’illusion d’un parler XVII e siècle, le procédé le plus nettement perceptible est lié à la présence de ce que l’on pourrait appeler des archaïsmes civilisationnels, autrement dit des termes renvoyant à d’anciennes normes ou coutumes qui ont disparu en même temps que le référent qu’ils désignent. Ce ne sont donc pas des archaïsmes linguistiques à proprement parler, dans la mesure où il n’y a pas concurrence entre deux états de langue, ancien et moderne. Ils ne présentent pas tous le même degré de difficulté pour le lecteur. Mis à part dans quelques contextes exceptionnels, le terme de princesse ne renvoie ainsi plus à aucune réalité en France au XXI e siècle et peut être rangé parmi les archaïsmes civilisationnels : il contribue à faire voyager le lecteur dans le temps, tout en ne faisant aucunement obstacle à la bonne compréhension du texte. Le terme de cache-cache mitoulas constitue lui aussi un archaïsme civilisationnel, dans la mesure où il renvoie à un ancien jeu, mais il ne peut être compris par le jeune lecteur qu’accompagné d’une note - et l’on sait à quel point ce type d’appareillage décourage une grande majorité de lecteurs. Ce terme introduit donc dans la langue une hétérogénéité plus grande qui entrave fortement la lecture. C’est ce qui explique que les termes appartenant à cette catégorie soient beaucoup moins fréquents que les premiers, mais aussi moins variés et rentabilisés à souhait : le jeu du cache-cache mitoulas revient ainsi à plusieurs reprises dans Les Colombes et dans L’Enfance du Soleil, si bien qu’il finit par devenir familier au lecteur. Dans L’Enfance du Soleil, ces archaïsmes civilisationnels sont cependant beaucoup plus fréquents, car de longs passages sont consacrés à des descriptions de la chasse 14 , de la guerre 15 , de la vie domestique 16 . Cette récurrence de mots renvoyant à des réalités inconnues du lecteur crée un effet d’étrangeté qui dépayse certes, mais rend le texte plus ardu. Quel que soit leur degré de difficulté, les archaïsmes civilisationnels produisent l’effet d’une langue archaïsante, parce qu’ils ont tendance à contaminer leur voisinage textuel et à lui donner une coloration surannée, à la manière de ce que Georges Molinié appelle des « connotateurs d’atmos- 14 On peut relever par exemple faisanderies, grand veneur, sonneur, curée. 15 Parmi les nombreux termes appartenant au vocabulaire militaire qui reviennent de façon récurrente, on peut relever les chevau-légers, le portefaix, l’enseigne, la pertuisane, les bouëtes, le mousquet. 16 C’est dans ce domaine que l’on retrouve le plus d’archaïsmes civilisationnels : chaufferette de braises, électuaire, grenache, emmailloter, médianoche, corps de jupe, moucheurs de chandelles, chaise d’affaire, chaise percée, etc. Anna Arzoumanov 3 phère » 17 . Accompagnés, comme on va le voir, d’un niveau de langue soutenu, ils évoquent efficacement, pour le jeune lecteur, la société d’Ancien Régime. Parler XVII e et langue soutenue Dans la plupart des romans de littérature pour la jeunesse s’opère une assimilation très puissante entre français classique et niveau de langue soutenu. Accompagné de quelques efficaces archaïsmes civilisationnels jouant le rôle de connotateurs d’atmosphère, ce niveau de langue peut largement suffire à connoter un état de langue ancien. Le terme épouser, par exemple, n’est pas nécessairement assimilable à lui seul à une manière de parler surannée, mais lorsqu’il s’accompagne d’un terme comme princesse, il peut connoter un parler XVII e siècle. Le sentiment d’archaïsme est ici d’autant plus fort chez le jeune lecteur qu’il n’a pas les mêmes usages linguistiques que ses aînés et que le niveau de langue soutenu lui apparaît à bien des égards comme une langue étrangère. Une des marques les plus reconnaissables de ce niveau de langue est l’emploi récurrent de ses tiroirs temporels caractéristiques : le passé simple et le subjonctif imparfait 18 . Une séquence célèbre du film Entre les murs nous rappelle en effet à quel point ce tiroir temporel connote, a fortiori pour les jeunes lecteurs, un état de langue désormais disparu. Lorsque le professeur fait une leçon à ses élèves sur la conjugaison du subjonctif imparfait, il se voit répliquer « Même ton arrière grand-père, il disait pas ça, c’est dans le Moyen Âge, ça ! ». Dans les deux textes, l’auteur privilégie ce tiroir temporel marqué, et la concordance des temps au subjonctif imparfait est presque toujours respectée 19 (l’on sait pourtant qu’elle était loin d’être systématique au XVII e siècle). Cette fréquence du subjonctif imparfait est également due au nombre très important de phrases complexes qui constituent elles aussi l’une des marques du niveau de langue soutenu. L’auteur choisit également des mots marqués comme littéraires, qui ont sa prédilection par rapport à leurs synonymes non marqués. Ainsi les per- 17 Georges Molinié, « Style tragique ou style racinien ? », La Licorne, n° 50, 2009. http: / / licorne.edel.univ-poitiers.fr/ document.php? id=4387. Voir aussi « Pour une sémiologie de l’archaïsme », dans Stylistique de l’Archaïsme, op. cit., p. 107-120. 18 Sur ce point, voir Gilles Magniont, « Le subjonctif imparfait entre dérision et sacré », ibid., p. 289-311. 19 Elle peut ainsi donner lieu à des subjonctifs imparfaits particulièrement dépaysants pour le lecteur moderne : « Je l’aurais imité avec plaisir, mais l’instant me semblait trop grave pour que je m’adonnasse à ces jeux d’enfants. » (Enfance, 131). Nous soulignons. Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 3 sonnages utiliseront presque systématiquement songer, sot, narrer, se farder, ne…point, l’adverbe fort, le déterminant force, etc., plutôt que leurs variantes courantes, penser, idiot, raconter, se maquiller, ne…pas, très, beaucoup de. Pour la plupart, ces mots ne sont pas spécifiquement étiquetés XVII e siècle et ont pu être forgés plus tard, mais ont en commun d’être tous indiqués dans le dictionnaire comme étant peu usités ou littéraires. S’ils sont privilégiés, c’est parce qu’ils sont facilement compréhensibles, tout en connotant un état de langue ancien par le décalage avec la langue du lecteur qu’ils introduisent. Il importe donc de faire naître chez le récepteur un sentiment d’une langue renvoyant à des temps révolus et permettant de faciliter l’illusion référentielle. Une telle équivalence entre langue classique et langue soutenue est largement fondée sur une image d’Épinal transmise par notre culture scolaire, livresque et télévisuelle, à laquelle ces romans n’échappent pas : au Grand Siècle correspond une belle langue, policée et recherchée. Dans la littérature pour la jeunesse contemporaine, le sentiment d’un parler XVII e siècle peut en réalité ne reposer que sur les deux procédés identifiés jusqu’à maintenant, dans la mesure où le jeune lecteur n’est pas forcément apte à juger si cette langue archaïque constitue une imitation satisfaisante du français classique. À l’inverse, Anne-Marie Desplat-Duc a l’ambition affichée d’imiter un parler XVII e siècle et de rendre sensible sa spécificité. C’est pourquoi son écriture est également émaillée de ce que Jean-François Sablayrolles appelle des « paléologismes » 20 . Paléologismes Dans la terminologie de Jean-François Sablayrolles, avoir recours à un paléologisme, c’est préférer à son équivalent moderne un signifiant ancien, définitivement disparu, autrement dit un « mot mort ». Les paléologismes sont en général inconnus des membres d’une communauté linguistique qui n’ont pour eux aucun signifié disponible dans leur mémoire, à moins d’être spécialistes de la période en question. Ils sont dans la même situation que les néologismes, car le lecteur les rencontre pour la première fois. Comme 20 Jean-François Sablayrolles, La Néologie en français contemporain : examen du concept et analyse de productions néologiques récentes, Paris, Champion, coll. « Lexica : mots et dictionnaires », 2000, « Terminologie de la néologie : lacunes, flottements et trop pleins », dans La terminologie linguistique. Problèmes épistémologiques, conceptuels et traductionnels, sous la direction de Franck Neveu, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2006, p. 79-90, « Archaïsme : un concept mal défini et des utilisations littéraires contrastées », dans Stylistique de l’Archaïsme, op. cit., p. 43-65. Anna Arzoumanov 3 ils lui demandent un effort important de construction du sens, leur utilisation trop fréquente risque de nuire tout particulièrement à la lisibilité du texte. C’est ce qui explique qu’Anne-Marie Desplat-Duc en exploite un stock assez réduit et répétitif : on trouve par exemple deux occurrences de méliorer (ancienne forme de améliorer) dans le 5 e tome des Colombes et trois dans L’Enfance du Soleil, trois de l’interjection las (ancienne forme de hélas) dans le premier et douze dans le second. La plupart des paléologismes utilisés par Anne-Marie Desplat-Duc ont une certaine transparence morphologique qui les rend facilement compréhensibles. Dans le cas le plus fréquent, il est en effet possible d’y isoler une base. Dans les adverbes présentement et vitement par exemple, le lecteur reconnaît assez aisément les bases présent et vite. Dans ce premier type, on peut relever également repentance (base repent-), souvenance (base souven-), menterie (base ment-), énamouré (base amour), marinier (base marin-), barbaresque (base barbar-), froidure et froidureux (base froid). Ces paléo-logismes sont donc rentables, dans la mesure où ils s’exhibent comme archaïsmes du fait de leur absence d’existence en français moderne, tout en restant assez facilement compréhensibles. Le deuxième type de paléologismes est également peu coûteux d’un point de vue interprétatif. Les termes relevant de cette catégorie ont une famille dérivationnelle toujours productive en français moderne. Dans verser par exemple (qui a la plupart du temps le sens de renverser dans les deux textes), on reconnaît aisément son dérivé renverser. Appartiennent à cette catégorie des termes comme méliorer (› améliorer), las (› hélas), sieur (› monsieur), mante (› manteau). L’auteur a également recours à d’autres paléologismes, dont le suffixe, flexionnel ou dérivationnel a été refait : courre/ courir, tétins/ tétons, souris/ sourire, souvenance/ souvenir, repentance/ repentir. En ayant recours à ces trois types de paléologismes, l’auteur parie sur les compétences du lecteur en morphologie lexicale, ce qui constitue d’ailleurs un excellent entraînement à la gymnastique intellectuelle que les textes anciens demandent à leurs lecteurs. La compréhension des locutions, très fréquentes, non point, si fait repose sur ce même processus qui consiste à en déduire le sens par le rapprochement avec les éléments qui les composent. D’autres paléologismes enfin sont beaucoup moins transparents pour le jeune lecteur : des termes comme marri, deviser, heures de relevée, trépas, etc., nécessitent une note et la trop fréquente utilisation de ce type de paléologismes peut nuire à l’intelligibilité du texte. Du point de vue des prescripteurs, plus informés de l’histoire de la langue française que les jeunes lecteurs, la présence de ces paléologismes sera sûrement reçue comme la marque la plus efficace d’une langue visant à Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 3 faire XVII e siècle. Pour la plupart, ils correspondent à ces mots glanés au cours des lectures de l’auteur et répertoriés dans la liste proposée au lecteur sur le site des Colombes. Parce qu’ils présentent l’inconvénient de freiner le jeune lecteur, mais l’avantage d’être des marques particulièrement ostentatoires d’une langue archaïque, ces paléologismes sont saupoudrés ici ou là, sans réel esprit de système : Anne-Marie Desplat-Duc confie à ce propos « aimer émailler ses romans de mots ou d’expressions de cette époque » 21 . Enfin, le dernier procédé concernant les archaïsmes lexicaux employés par Anne-Marie Desplat-Duc consiste dans la réactivation du sens ancien de certains mots. Réactivation d’un sens ancien Le coût de ce dernier type d’archaïsmes lexicaux en termes de lisibilité est lourd, dans la mesure où le sens ancien risque de n’être pas activé par un lecteur croyant avoir reconnu un mot familier ne posant aucun problème de compréhension particulier. Ainsi le coquin ne désignera pas nécessairement pour tous un « bandit » 22 , les placards 23 des « affiches », incommoder 24 « rendre malade », les incommodés 25 des « castrats », marquer 26 « exprimer », un transport 27 une « vive émotion », le particulier 28 « l’intimité », les clairvoyants 29 les « voyants », les degrés de l’escalier 30 les « marches », etc. En plus de comporter des risques de mécompréhension, ce type d’archaïsmes a l’inconvénient d’être moins immédiatement perceptible. Tous ces mots, si leur sens ancien n’est pas reconnu, ne connotent pas immédiatement pour un public de littérature de jeunesse le XVII e siècle. L’on comprend dès lors que le stock de ces termes soit très réduit dans les Colombes et peu fourni dans L’Enfance du Soleil. On trouve également dans le parler XVII e des romans d’Anne-Marie Desplat-Duc un certain nombre d’archaïsmes syntaxiques, qui correspondent à certaines tendances du français classique. 21 Interview déjà citée. Nous soulignons. 22 Enfance, 122, 130, 286. 23 Ibid., 149. 24 Ibid., 20, 163, 209, 226. 25 Ibid., 96 ; Colombes, V, 196. 26 Enfance, 50, 97, 128, 150, 179, 189, 302, 317. 27 Ibid., 313. 28 Ibid., 145, 332. 29 Ibid., 13. 30 Ibid., 51. Anna Arzoumanov 33 Archaïsmes syntaxiques Dans les deux romans, certains patrons syntaxiques caractéristiques du français classique sont décelables. Cependant, ces emprunts à un état de langue ne répondent à aucun esprit de système et il serait vain d’essayer d’y trouver une cohérence. Il est ainsi probable que l’auteur importe des tournures préfabriquées, glanées au cours de ses lectures, sans recourir elle-même à une combinatoire lui permettant de forger d’autres phrases à partir des modèles repérés. Parmi ces phénomènes syntaxiques propres au français classique, on peut repérer au premier chef l’utilisation fréquente de locutions verbales à déterminants zéro 31 : avoir souvenance 32 , faire visite 33 , être bien aise de 34 , avoir grand plaisir à 35 , faire grand bruit 36 , avoir nom 37 , donner bénédiction 38 , faire faute 39 , etc. Dans les cas de déterminants zéro, on peut remarquer également l’usage de constructions déjà senties comme archaïques par Vaugelas, bien qu’encore très fréquentes durant tout le XVII e siècle : les constructions attributives en c’est suivi d’un nom abstrait avec déterminant zéro (« C’est pitié que tous ces trésors soient partis en fumée » 40 ou encore « Ce serait grand péché qu’être l’auteur de sa mort » 41 ) et les séquences de l’impersonnel à déterminant zéro (« Il y eut bal » 42 , « Il y eut grand émoi à Fontainebleau » 43 ). Pour ce qui est du système des pronoms, il est à peu près conforme au français moderne. Seuls quelques résidus du système classique sont répartis çà et là. Ainsi, alors que les pronoms démonstratifs ce et cela sont en concurrence au XVII e siècle pour être sujets de la copule être dans les constructions 31 Le déterminant zéro est une marque de la coalescence entre un verbe support et le nom prédicatif. Nathalie Fournier souligne que « le français classique se caractérise par une grande vitalité de ces formes avec une grande variété de verbes supports et de noms prédicatifs » (Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998, p. 155). 32 Enfance, 319. 33 Ibid., 62. 34 Ibid., 15, 256, 294. 35 Ibid., 47. 36 Ibid., 106. 37 Ibid., 286. 38 Ibid., 182. 39 Colombes, V, 251. 40 Enfance, 137. Nous soulignons. 41 Ibid., 202. Nous soulignons. 42 Ibid., 315. Nous soulignons. 43 Ibid., 248. Nous soulignons. Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 33 attributives, seule une expression conserve la trace de cet ancien état de langue : « Cela est affreux ! » 44 . De l’utilisation encore fréquente du pronom relatif dit de liaison, référant à un énoncé antérieur, ne reste qu’une expression figée récurrente dans L’Enfance : « Après quoi, nous restâmes » 45 . Pour ce qui est du pronom interrogatif que, il ne conserve sa plus grande extension caractéristique du français classique que dans quelques expressions : « Je ne sais plus que faire » 46 , « Que vous semble de cet étranger ? » 47 , « Que vous semble-t-il de cette porte ? » 48 . L’ordre des mots des pronoms compléments est lui aussi dans l’ensemble assez conforme au français moderne et l’on ne peut repérer que quelques phénomènes dits de la « montée du clitique » : « Le roi s’alla mettre au lit » 49 , « Je l’allais voir » 50 , « Je voulus m’aller baigner » 51 , « s’aller coucher » 52 , « il me faut bien servir » 53 , etc. Dans cette dernière occurrence, on remarque d’ailleurs un cas d’ambiguïté référentielle caractéristique du français classique : il me fallait servir est susceptible de deux interprétations (1. Il faut que je serve, 2. Il faut qu’on me serve). Conformément aux tendances relevées dans les usages du XVII e siècle, les tournures impersonnelles sont un peu plus fréquentes qu’en français moderne : il me souvint que 54 , il vous a plu prendre 55 , il m’amusait de 56 , il n’y paraîtra plus 57 ... Hormis quelques autres cas très isolés, ce sont là les principaux phénomènes syntaxiques que l’on peut relever dans les deux romans. La recherche d’une syntaxe archaïque y est donc manifeste, même si elle repose surtout sur la réappropriation de quelques tournures « spéciales », remarquées par l’auteur. 44 Ibid., 317. Nous soulignons. 45 Ibid., 85, 116, 224 et 247. Nous soulignons. 46 Colombes, V, 153, 200. Nous soulignons. 47 Enfance, 326. Nous soulignons. 48 Ibid., 326. Nous soulignons. 49 Ibid., 33. Nous soulignons. 50 Ibid., 37. Nous soulignons. 51 Ibid., 147. Nous soulignons. 52 Ibid., 332. Nous soulignons. 53 Colombes, V, 180. Nous soulignons. 54 Enfance, 139. 55 Ibid., 182. 56 Ibid., 186. 57 Ibid., 275. Anna Arzoumanov 33 Le sentiment d’un parler XVII e siècle repose finalement sur l’utilisation d’un nombre assez restreint de faits de langue. Le procédé le plus utilisé reste le recours à des anachronismes civilisationnels combiné à l’adoption d’un niveau de langue soutenu. Il y a là un imaginaire de la langue empreint de nostalgie qui renvoie à l’idée de sa décadence progressive, le XVII e siècle figurant un âge d’or, où le bien parler aurait régné en maître. Cette fiction linguistique d’une langue distinguée a tout pour plaire au public privilégié des Colombes, à savoir de toutes jeunes filles aimant singer le comportement aristocratique des princesses. En revanche, dès qu’elle est poussée un peu plus loin et destinée à un autre public 58 , cette expérimentation langagière semble condamner les textes à ne pas connaître le même succès. Le relatif échec de L’Enfance du Soleil, dont la tendance archaïsante est beaucoup plus marquée, le montre de manière exemplaire. La marge de manœuvre en termes d’inventivité langagière paraît donc assez restreinte, si l’on tient compte de l’impératif commercial. Néanmoins, dans Les Colombes, l’archaïsme naît certes majoritairement d’un effet de contagion lié à d’efficaces connotateurs d’atmosphère saupoudrés dans le texte sans véritable cohérence, mais ils ont le mérite d’habituer le lecteur à se confronter à l’altérité linguistique et à l’apprécier. En ce sens, ils ont un intérêt pédagogique certain, car ils rendent le lecteur plus résistant au choc que peut constituer la lecture d’un texte appartenant au corpus classique. En cela, ils constituent indéniablement une bonne porte d’entrée dans la littérature du XVII e siècle. 58 La première de couverture de L’Enfance du Soleil cible en effet un lectorat plus large, comme le révèle l’usage du bleu (par opposition aux diverses nuances de rose pour les Colombes) et l’illustration (le Roi-Soleil).