eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/77

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3977

Représentations du XVIIe siècle dans la littérature pour la jeunesse: patrimoine, symbolique, imaginaire

2012
Edwige Keller-Rahbé
Marie Pérouse-Battello
PFSCL XXXIX, 77 (2012) Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse : patrimoine, symbolique, imaginaire E DWIGE K ELLER -R AHBÉ (U NIVERSITE DE L YON ) M ARIE P ÉROUSE -B ATTELLO (P ARIS ) Le XVII e siècle : les raisons d’un engouement éditorial Si le XVII e est à la mode au cinéma 1 , il l’est également dans la littérature pour la jeunesse, où le succès du roman historique 2 ne se dément pas en raison de ses liens privilégiés avec la culture institutionnelle. Tous les parents soucieux du « bien lire » 3 de leurs enfants, a fortiori lorsqu’ils sont eux-mêmes enseignants, le savent. Mais point n’est besoin d’être parents prescripteurs pour constater un tel phénomène. Une simple flânerie dans les rayons spécialisés des grandes librairies révèle que les intrigues « roses et 1 Qu’on songe aux nombreuses versions modernisées de La Princesse de Clèves (La Lettre, de Manoel de Oliveira, 1999 ; La Fidélité, d’Andrzej Zulawski, 2000 ; La Belle Personne, de Christophe Honoré, 2008), ainsi qu’à la subtile adaptation de L’Astrée (2006), qu’Éric Rohmer a donnée peu avant sa mort, mais aussi au film inspiré des Lettres portugaises, tourné par le cinéaste américain Eugène Green (La Religieuse portugaise, 2009), et enfin à La Princesse de Montpensier (2010), de Bertrand Tavernier. 2 Voir, par exemple, les collections « Historique » (« Livre de poche jeunesse », Hachette Livre), « Mon histoire » (Gallimard jeunesse), « Voyage au temps de… » (Castor Poche Flammarion) et « Les Aventures de l’Histoire » (Oskar jeunesse)… Ce dernier titre de collection est tout à fait représentatif du dépoussiérage qui s’est opéré dans le segment éditorial de l’histoire pour la jeunesse : l’Histoire est significativement personnifiée, comme si elle se suffisait à elle seule. Elle n’est plus le moteur de l’aventure, elle incarne l’aventure. 3 Christine Détrez, « Bien lire. Lectures utiles, lectures futiles », Bulletin des bibliothèques de France, n°6, 2001, p. 14-23. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 308 dorées » 4 sur fond de XVII e siècle y occupent une place de choix. La série des Colombes du Roi-Soleil, avec ses dix volumes 5 , ne passe pas inaperçue et se décline sur tous les tons : grand format, format de poche, volumes séparés, coffrets, BD, et même produits dérivés 6 . À ce titre, elle est exemplaire de la hausse exponentielle d’un corpus dont les 9-15 ans constituent le cœur de cible. Historiquement, la percée remonte à la dernière décennie du XX e siècle : les premiers best-sellers - Complot à Versailles et À la poursuite d’Olympe, d’Annie Jay - paraissent en effet dès 1993 et 1995. L’année 2000 a vu ensuite paraître un autre fleuron du genre : Les Orangers de Versailles, d’Annie Pietri, bientôt suivi de L’Espionne du Roi-Soleil (2002). D’autres noms de la littérature pour la jeunesse se sont également signalés avec bonheur, dont Marie-Christine Helgerson, avec le célèbre Louison et Monsieur Molière (2001), Arthur Ténor, avec Jeux de surprises à la cour du Roi-Soleil (2001), ou encore Anne-Sophie Silvestre, avec Mon ami Louis (2002). Autant d’auteurs qui continuent à exercer leur plume dans l’espacetemps du XVII e siècle, parfois sous forme de séries, et autant d’ouvrages qui font régulièrement l’objet de rééditions. C’est ainsi qu’entre 2000 et 2005 sont parus environ 30 titres nouveaux, tandis qu’entre 2006 et mi-2011, on en compte déjà une cinquantaine 7 . En vue d’interroger cette vogue éditoriale s’est tenu à Lyon, les 12 et 13 mai 2011, à la Bibliothèque Municipale et à l’Institut des Sciences de l’Homme, un colloque consacré aux représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse contemporaine 8 . Écrivains, bibliothécaires et 4 Bertrand Ferrier, « Les Sexes du roman pour ados », dans La Lecture est-elle une activité réservée aux adolescentes ? , Actes de la journée d’étude du 5 octobre 2006, Lecture jeune, n°120, décembre 2006, p. 24. 5 À l’origine, la série est pensée en cinq volumes seulement et le onzième est en cours de rédaction. 6 Crée tes accessoires de rêve. Les Colombes du Roi-Soleil [loup, carnet, éventail, gants, tampon], Père Castor Flammarion, « Les activités du Père castor », 2009 ; Les Colombes du Roi-Soleil - Agenda 2009-2010, Flammarion, 2009. 7 Traductions comprises. 8 Organisé par le Groupe Renaissance et Âge Classique de l’Université Lumière Lyon 2 (GRAC, UMR 5037) : http: / / recherche.univ-lyon2.fr/ grac/ 263-MAI-2011-Les-representations-XVIIesiecle-dans-litterature-jeunesse-contemporaine.html. Pour réentendre la première journée du colloque, dont la matinée a été consacrée à une table ronde animée par Marie-Laurentine Caëtano dans le cadre des Jeudis du livre organisés par Médiat Rhône-Alpes, et réunissant Anne-Sophie Silvestre, Florence Thinard et Odile Weulersse : http: / / www.bm-lyon.fr/ spip.php? page=video&id_video=538 http: / / www.bm-lyon.fr/ spip.php? page=video&id_video=539 Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 309 universitaires ont confronté leurs expériences et leurs réflexions sur un corpus relativement étendu, pour essayer de comprendre quelles sont les causes de l’attrait, voire de la fascination, qu’exerce le XVII e siècle sur le jeune lectorat, mais aussi sur les auteurs et les prescripteurs, qui, pour des raisons distinctes, plébiscitent ce type de romans historiques. La visée pédagogique, on l’a dit, est de toute évidence primordiale : représentatifs de la « lecture utile » 9 , ces romans constituent pour les collégiens une excellente introduction aux programmes d’histoire, mais aussi aux auteurs et textes patrimoniaux 10 . On rappellera que le thème n°2 des programmes de l’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique, pour la classe de cinquième, est « L’émergence du roi-absolu » (Bulletin officiel spécial n°6 du 28 août 2008), et que l’étude de Molière commence à la même période, à travers l’incontournable Médecin malgré lui. Or, significativement, le corpus sur Molière est destiné à un public « à partir de 11 ans » ou à la tranche d’âge « 9-12 ans », soit avant l’entrée au collège. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de voir que Louison et Monsieur Molière figure au trente-troisième rang des meilleures ventes de livres de poche pour la jeunesse en France en 2008 (avec 34 000 exemplaires vendus), alors même que sa parution date de 2001 11 . Mais un paradoxe mérite réflexion : pourquoi le XVII e siècle, qui connaît une désaffection dans l’enseignement du français et de l’histoire au collège en raison de sa complexité linguistique et culturelle, suscite-t-il au contraire un intérêt particulièrement vif dans la littérature pour la jeunesse ? Au-delà de leur dimension propédeutique, les romans historiques joueraient-ils un rôle compensatoire ? Ce que l’Éducation nationale ne pourrait plus enseigner, ou aurait du mal à enseigner, glisserait-il insensiblement vers le secteur florissant de l’édition jeunesse ? Une enquête auprès des éditeurs pour connaître la part de commandes institutionnelles serait certainement profitable afin de répondre à cette épineuse question. La faveur du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse s’explique aussi par sa valeur intrinsèquement romanesque, de sorte que la « lecture futile » se concilie naturellement avec la « lecture utile ». Dans l’imaginaire collectif français, le XVII e siècle s’impose comme une période historique des 9 Christine Détrez, art. cit. 10 « La littérature de jeunesse, si elle revient sur le passé, doit idéalement contribuer à l’acquisition d’une culture personnelle. Elle permet d’instaurer un dialogue avec les œuvres patrimoniales et elle facilite parfois l’accès à la lecture des œuvres classiques. » (Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008. Programmes du collège. Programmes de l’enseignement de français). 11 Voir Bertrand Ferrier, Tout n’est pas littérature ! La littérature à l’épreuve des romans pour la jeunesse, PUR, « Interférences », 2009, p. 59. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 310 plus fertiles en aventures : la cour de Louis XIV est dotée d’un extraordinaire potentiel romanesque avec ses décors féeriques, ses fêtes ininterrompues, ses intrigues de palais et ses galanteries. Toute une génération d’auteurs a été nourrie à des lectures véhiculant ces représentations, qu’il s’agisse des mémorialistes du temps (Mme de Sévigné, Mme Palatine, Mme de Caylus, Primi Visconti, Saint-Simon) ou des grands romanciers du XIX e siècle. Là encore, une enquête fructueuse serait à mener du côté des sources, mais l’on peut d’ores et déjà signaler quelques données péritextuelles qui attestent l’intérêt précoce de certains auteurs pour le XVII e siècle. Ainsi apprend-on de Dominique Joly, l’autrice d’À la cour de Louis XIV. Journal d’Angélique de Barjac, 1684-1685 (2008), qu’elle « doit son amour de l’histoire à son père qui, dès qu’elle a su lire, lui a mis entre les mains des livres racontant les exploits des grands personnages historiques. […] Le château de Versailles est pour elle une source d’inspiration inépuisable : ses époques, ses dédales, sa splendeur, la foule de personnalités et gens de peu qu’il a abrités. » 12 Le témoignage d’Annie Jay va dans le même sens, tout en convoquant d’autres supports de diffusion de l’Histoire : Ce n’est qu’adolescente que j’ai commencé à m’intéresser à l’Histoire. J’ai découvert, grâce aux programmes scolaires, l’Égypte et le monde antique, puis Louis XIV et Versailles. Ces sujets, aujourd’hui encore, me passionnent plus que tous les autres. À l’époque, dans les années 60 et 70, la télé diffusait régulièrement des « péplums », des films sur l’Antiquité, ou des films de « cape et d’épée », des films d’aventures historiques. Bien souvent, après avoir vu un de ces films, je me précipitais à la bibliothèque pour lire le roman dont il était tiré. C’est ainsi que j’ai découvert les grands romanciers populaires du XIX ème siècle : Alexandre Dumas, Paul Féval ou Théophile Gautier. C’est en compagnie des Trois Mousquetaires, du Bossu ou du Capitaine Fracasse que j’ai appris à aimer l’Histoire. Ensuite, j’ai eu envie d’en savoir plus sur les personnages historiques rencontrés au détour de mes lectures, et sur leur façon de vivre. 13 Quant à Jean-Michel Payet, il dédicace son roman Mademoiselle Scaramouche (2010) « à la mémoire de Lucien Lepreux, [son] grand-père, dont le cœur balançait entre Lagardère et d’Artagnan. » Que la posture éditoriale ou auctoriale du « romancier passionné d’Histoire depuis toujours » soit conventionnelle ou sincère, au fond, peu importe : les propos valent surtout pour la communauté de références culturelles qu’ils désignent à l’attention des lecteurs, et qui font du XVII e siècle 12 Dominique Joly, À la cour de Louis XIV. Journal d’Angélique de Barjac, 1684-1685, Gallimard jeunesse, « Mon histoire », 2008, « Pour aller plus loin. L’auteur », n.p. 13 http: / / www.anniejay.com/ auteur.html. Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 311 une époque sublimée, fantasmée, théâtralisée - notamment grâce aux écrivains du XIX e siècle que furent Dumas, Féval, ou Gautier… Les auteurs se présentent donc souvent dans le double rôle de passeur de flambeau (Dorothée Lintner émet ainsi l’hypothèse, dans le présent volume, que plusieurs des ouvrages de notre corpus portent à la fois la trace des romans de cape et d’épée du XIX e siècle mais aussi, par certains aspects, celle des romans comiques du XVII e siècle) et de « détective » du XXI e siècle jouant « dans les coulisses du temps » 14 : enfants auditeurs ou lecteurs du Grand Siècle, ils inventent à leur tour des « enfants du Grand Siècle » 15 . Les représentations du XVII e siècle ne sont pas non plus exemptes de présupposés idéologiques très instructifs quant à la prédilection que lui vouent certains romanciers et quant à la séduction qu’il exerce sur le jeune lectorat. Chacun sait que, dans l’imaginaire national, le XVII e siècle est aussi la période jugée la plus glorieuse sur les plans culturel et politique. Cet état de fait influence considérablement les choix fictionnels. D’une part, on peut parler d’une veine romanesque majoritairement centrée sur Versailles et son royal occupant, Louis XIV. Encore faut-il opérer une autre restriction : du règne personnel de Louis XIV n’est guère retenu que le règne triomphant, la période dite « classique », soit les années 1670- 1680. En dehors de cet « îlot dans l’histoire », comme le décrit Anne-Sophie Silvestre, le XVII e siècle n’existe pas ou peu. Il est significatif que les règnes d’Henri IV et de Louis XIII n’aient inspiré qu’une seule fiction chacun ! 16 En aval, l’imagination est plus féconde et s’explique par deux réalités. La première a trait au phénomène éditorial des Colombes du Roi-Soleil : Anne- Marie Desplat-Duc raconte qu’elle s’était interdit de se placer sur le créneau historique du XVII e siècle car d’autres l’avaient fait avant elle, en l’occurrence Annie Jay et Annie Pietri 17 . Une exposition sur la Maison royale d’éducation de Saint-Cyr l’aurait fait changer d’avis et lui aurait donné l’idée d’écrire la série des Colombes 18 . Ainsi, la romancière a-t-elle écrit sur la fin du XVII e siècle, et non pas sur les années 1670-1680, comme ses 14 L’expression est d’Annie Jay, ibid. 15 Nous paraphrasons le titre de la série de Laure Bazire et de Flore Talamon, Les Enfants des Lumières (Nathan Poche, « Histoire »), qui comprend déjà trois volumes : Le Singe de Buffon (2005), Le Sang d’un prince (2005) et L’Envol des corbeaux (2010). 16 Bernard Gallent, Les Jumeaux du Pont-Neuf. À l’époque d’Henri IV, Oskar Jeunesse, 2008 ; Anne-Sophie Silvestre, Mon ami Louis, « Castor-Poche », 2002. 17 Extrait de l’entrevue donnée à l’occasion du festival « Étonnants voyageurs » de Saint-Malo, en septembre 2009 : http: / / www.etonnants-voyageurs.com/ spip.php? article4570. 18 L’anecdote est bien connue car Anne-Marie Desplat-Duc en fait régulièrement état. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 312 consœurs. La seconde réalité est d’ordre historique et tient dans la révocation de l’édit de Nantes, épisode qui s’avère particulièrement propice aux aventures, d’où l’ancrage de quelques intrigues aux alentours de 1685. De rares fictions explorent les confins du règne, comme L’Enfant muet sur le muret (2009), de Bernard Gallent, qui se situe en 1693, alors que la France traverse de graves difficultés, ou encore Mary tempête, d’Alain Surget, qui retrace le destin de cette fameuse pirate, de 1698 à 1720. Mais on mesure à quel point il s’agit d’un cas limite sur le plan spatio-temporel. En fait, jamais le syntagme « XVII e siècle », que nous utilisons nousmêmes depuis le début de cette introduction, n’est employé dans les titres de notre corpus. En revanche, sont surexploités les termes suivants : « Louis XIV ; Roi-Soleil ; Versailles », soit une trilogie emblématique. Tout se passe comme si le XVII e siècle était tout entier contenu dans Louis XIV, qui, luimême, était contenu dans la figure du Roi-Soleil, le phénix et l’hôte de Versailles. Une fois de plus, on n’échappera pas aux clichés qui recoupent ceux qui ont déjà été mis en lumière : autour de Louis XIV gravitent de jeunes héros prêts à tout pour déjouer des complots pouvant mettre en danger sa personne ou le Royaume 19 ; prêts à tout pour sauver leur honneur et pour que justice soit faite, etc. Louis XIV apparaît incontestablement telle une figure patriarcale bienveillante, une sorte de deus ex machina qui sait reconnaître et récompenser le courage et la loyauté de ses jeunes sujets. Parallèlement, il est entouré de maîtresses qui se disputent ses faveurs, et au service desquelles entrent la plupart des héroïnes. C’est là qu’intervient le topos du Versailles galant : bien que Louis XIV soit loin d’être toujours campé en prince charmant et qu’il soit, en fait, assez rarement érotisé, il est décrit comme étant l’objet de toutes les rivalités féminines. Les romanciers, qui sont principalement des romancières, aiment à le peindre au-dessus de la mêlée pendant que ses favorites intriguent. Il en va ainsi d’Athénaïs de Montespan, systématiquement associée, ainsi que l’a montré Anne-Marie Mercier-Faivre, aux affaires de sorcellerie et d’empoisonnement 20 . Autrement dit, c’est le personnage idéal pour une intrigue se déroulant à Versailles ! D’autre part, le présupposé idéologique d’un brillant XVII e siècle induit des fictions qui cultivent l’idéalisation. Certes, les lieux communs négatifs sur le château de Versailles - puanteur insoutenable, agitation bruyante, chantier permanent - ne sont pas épargnés aux lecteurs 21 , mais ils sont tou- 19 Complot à Versailles, Guerre secrète à Versailles… 20 Voir Annie Pietri, Les Orangers de Versailles et Parfum de meurtre et Annie Jay, Complot à Versailles. 21 Et pourtant, on sait à quel point l’historiographie sur Versailles a été considérablement renouvelée ces dernières années, et ce au point de battre en brèche un Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 313 jours contrebalancés par le regard admiratif du jeune héros, à l’exemple d’Ariane dans Une robe pour Versailles : C’est magique, songea Ariane, le souffle coupé, en entrant pour la première fois à Versailles. Elle avait l’impression de s’être glissée en catimini dans un conte de fées. 22 Jeanne Albrent exploite d’autant mieux « l’effet de première vue » qu’il correspond à l’incipit de son roman. Ce coup de foudre topique est fondateur de la plupart des intrigues où l’initiation du héros, généralement contraint de se rendre à Versailles, consiste à découvrir cet univers féerique, puis à faire l’amère expérience de sa violence et de ses turpitudes, avant d’en apprivoiser les codes. La référence au conte de fées, doublée d’une importance accordée aux bals, aux robes, aux potins et aux aventures amoureuses n’est pas innocente dans un corpus qu’on pourrait qualifier de « genré » : une grande majorité de nos auteurs sont des femmes, lesquelles imaginent des personnages féminins au profit de lecteurs qui, le plus souvent, sont des lectrices. Cette spécificité du corpus, ainsi que la « fabrique du féminin » qui s’y opère, a d’ailleurs été au centre des communications de Christine Mongenot, de Dominique Picco et d’Anne-Marie Mercier-Faivre 23 . En dernier ressort, la description appuyée des ors et des fastes de Versailles peut se prêter à une interprétation sans doute plus accessible aux lecteurs adultes qu’au public ciblé par les éditeurs, en ce qu’elle relève d’enjeux sociétaux contemporains. N’est-elle pas l’expression d’une certaine nostalgie, en période de crise, d’un passé illustre, voire d’un pouvoir fort ? Le commerce galant de Louis XIV ne fait-il pas écho à une certaine pipolisation des politiques au plus haut sommet de l’État ? Cette analyse a été proposée par Odile Weulersse qui, d’emblée, a rappelé que Louis XIV avait utilisé tous les moyens de communication de son époque pour construire et alimenter sa gloire, avec le succès qu’on connaît. Au fond, a plaisanté Florence Thinard, Louis XIV est « le précurseur du bling-bling » et cette vieille recette de la mise en scène de soi fascine encore. Odile Weulersse, loin d’être en désaccord avec cette vision des choses, a néanmoins certain nombre de ces clichés. Voir, entre autres ouvrages récents, le passionnant Versailles pour les nuls, ss la dir. de Mathieu da Vinha et Raphaël Masson, avec une « Préface » de Jean-Jacques Aillagon, Paris, First Éditions, 2011. 22 Jeanne Albrent, Une robe pour Versailles, Le Livre de poche jeunesse, 2010, p. 223. 23 Voir aussi la synthèse issue du colloque sur la place des femmes de l’Ancien Régime dans la littérature pour la jeunesse, en ligne sur le site de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime), rubrique « Débats » : http: / / www.siefar.org/ debats/ la-litterature-jeunessecontemporaine.html? lang=fr&li=art676. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 314 tenu à la nuancer en précisant que le bling-bling de Louis XIV était compensé par une forte dimension culturelle. On voit à quel point le jeu d’allusions au pouvoir actuel ou, du moins, aux premières années de la présidence de Nicolas Sarkozy - lequel, il ne faut pas l’oublier, a souvent été caricaturé en Louis XIV dans la presse 24 - atteste la richesse des enjeux idéologiques de ce corpus. La fascination versaillaise : séduction et résistances À l’issue de cette analyse, il est légitime de se demander si la littérature pour la jeunesse ménage réellement une place aux aventures qui voudraient résister à l’attraction que suscite le Versailles de l’après 1660, ce lieu de tous les imaginaires romanesques. Si la réponse à cette question, nous allons le voir, s’avère positive, le fait est que c’est sans doute à partir de la relation qu’entretiennent nos auteurs avec le chronotope versaillais qu’il est le plus pertinent d’organiser notre corpus, de décrire sa « géographie ». Nous croyons en effet pouvoir partir du postulat que tout écrivain désireux de placer l’intrigue de son roman au XVII e siècle doit se situer par rapport au « centre » symbolique qu’est Versailles, et que ce choix fondateur donne une partie de son identité à l’ouvrage produit. De fait, il nous semble possible de représenter les romans qui ont fait l’objet du colloque sur une ligne continue allant des œuvres qui investissent délibérément le topos versaillais et ses codes à celles qui, à l’inverse, posent comme principe d’écriture le refus du roman « en costumes », et des conséquences esthétiques, intellectuelles, voire éthiques qu’il suppose. À un bout de la chaîne, on trouve - il est aisé de le deviner - la série des Colombes du Roi-Soleil : il en a été fait mention longuement, et de façon répétée, lors du colloque, comme du modèle de l’œuvre qui combine tous 24 Voir aussi les nombreuses comparaisons dont témoigna la blogosphère dans les mois qui suivirent l’élection présidentielle de 2007. Entre autres exemples : « Sarkozy et Louis XIV : ‘L’État, c’est moi ! ’ » (1 er juillet 2007 ; http: / / 00007.canalblog.com/ archives/ 2007/ 07/ 01/ 5414992.html). En janvier 2008, ce fut au tour de Ségolène Royal de comparer Nicolas Sarkozy à Louis XIV pour critiquer la médiatisation de sa vie privée : « Nicolas Sarkozy a choisi de faire des événements de la vie privée des événements publics, comme Louis XIV : vous avez le petit matin du roi, le déjeuner du roi, le coucher du roi, les maîtresses du roi. » (propos tenus le 14 janvier 2008 sur Europe 1). Le parallèle Nicolas Sarkozy/ Louis XIV est même devenu un lieu commun des attaques du parti socialiste si l’on en juge par d’autres déclarations, telles que celles de François Rebsamen, sénateur-maire PS de Dijon, lors d’un communiqué en date du 9 février 2011. Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 315 les ingrédients du roman à succès en littérature pour la jeunesse. D’abord, Anne-Marie Desplat-Duc utilise le modèle anglo-saxon du college novel, qui, habilement adapté à l’édition jeunesse par J. K. Rowling 25 , prolifère depuis le succès planétaire des aventures du sorcier de Poudlard 26 . Le fait est que la maison d’éducation fondée par Mme de Maintenon fournit un cadre idéal au récit de romances 27 : jeunes filles en fleur, sévérité des maîtres, insalubrité propice aux langueurs et aux maladies, mais aussi excitation des spectacles, et, surtout, proximité de Versailles qui fonctionne comme envers fascinant de l’austère pensionnat. Christine Mongenot a très bien montré comment se trouve créé dans les Colombes un Saint-Cyr de fantaisie, propre à une certaine forme de création littéraire, mais bien éloigné de ce que l’histoire nous rapporte de cette expérience éducative originale. Nous sommes donc en présence, avec Anne-Marie Desplat-Duc, d’une autrice qui occupe délibérément le topos versaillais, qu’elle partage, entre autres, avec ses devancières Annie Jay et Annie Pietri, dont les romans sont aussi remplis de jeunes filles nobles en robes volantées et au cœur intrépide. Cette centralité versaillaise se retrouve du reste dans la nouvelle série d’Anne-Marie Desplat-Duc 28 , qui narre les aventures de la fille de Louise de La Vallière et de Louis XIV, et exploite largement le potentiel romanesque de la figure royale, à la fois autoritaire, séduisante et paternelle. Largement interrogées sur ces questions, les trois autrices invitées au colloque ont exposé de façon très précieuse la relation qu’elles entretiennent avec les représentations topiques du XVII e siècle louis-quatorzien. Anne- Sophie Silvestre, d’abord, fait partie des écrivains sensibles au cadre versaillais : plusieurs de ses romans s’y déroulent 29 . Significativement, on y retrouve dans tous les cas un monarque sublimé, objet de l’admiration du héros - comme si, ainsi que nous l’avons dit pour l’ensemble des romans de notre corpus, l’hôte du château en était forcément, peu ou prou, la métonymie : le palais pue et ses couloirs sont jonchés d’ordure, il n’en fait 25 Précisons que Harry Potter est évidemment loin d’être le premier college novel à succès de la littérature pour la jeunesse : songeons, par exemple, à Petite Princesse de Frances Hodgson Burnett (1905), ou encore à Papa-Longues-Jambes de Jean Webster (1912). 26 Le premier volume de la série Harry Potter paraît en Angleterre en 1997 (1998 pour la publication française). 27 On doit à Arthur Ténor, depuis 2011, le « pendant masculin » des Colombes : À l’école des pages du Roy-Soleil, Seuil, deux tomes parus. 28 Marie-Anne, fille du roi, Flammarion, quatre tomes parus depuis 2009. 29 Une princesse à Versailles (Flammarion, 2003), Course contre le Roi-Soleil (Flammarion, 2005), Les Folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, t. 1 et 2 (Flammarion, 2010 et 2011). Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 316 pas moins rêver ; Louis XIV a l’haleine fétide et les dents gâtées, il demeure pourtant le maître rayonnant du palais et du monde. Précisons que si Anne-Sophie Silvestre est à son aise dans le décor versaillais, elle s’est dite aussi décidée à ébranler certaines représentations du siècle classique : affectionnant les personnages atypiques, elle a consacré un de ses romans, Une Princesse à Versailles, à la Palatine (personnalité haute en couleurs à qui Marie-Laurentine Caëtano a consacré sa communication), et à la relation peu ordinaire qu’elle a entretenue avec Monsieur, son époux. L’autrice tâche donc de montrer aussi un autre Versailles. Du reste, elle est l’une des rares à sortir du cadre temporel que nous avons dégagé, dans un roman consacré au jeune Louis XIII 30 . Florence Thinard, elle, se distingue par le fait que le roman « historique » n’est pas son genre de prédilection : Mesdemoiselles de la vengeance est unique en son genre dans sa bibliographie. Et si pour elle aussi, le XVII e siècle est une mine romanesque, elle dit très clairement que ses sources d’inspiration sont littéraires, et non historiques. En cela, elle relaie le témoignage d’Annie Jay, puisque c’est un XVII e siècle littérarisé, et, plus précisément, celui des romans de cape et d’épée du XIX e siècle, qui lui sert de référence 31 : ce qui n’est pas sans intérêt, dans la mesure où le choix d’un modèle littéraire dont la cible traditionnelle est plutôt masculine lui permet d’éviter une des tendances lourdes de notre corpus, à savoir cette omniprésence des fanfreluches et des historiettes sentimentales qu’on croit souvent devoir réserver au lectorat féminin. De plus, en s’inscrivant délibérément, et explicitement, dans l’héritage d'un XVII e siècle déjà passé par le prisme de la fiction, Florence Thinard peut se permettre de prendre ses propres libertés avec la vraisemblance historique, ce qu’elle fait allègrement en gratifiant ses jeunes héroïnes d’une liberté de mouvement et d’action presque totales. Ainsi, deux de nos trois autrices ont choisi le XVII e siècle pour les possibles romanesques qu’il présente, même si c’est à des titres bien différents. La troisième, Odile Weulersse, est, quant à elle, rompue à l’écriture des romans historiques 32 . Interrogée sur sa façon d’appréhender le « matériau » historique en vue de l’écriture de L’Or blanc de Louis XIV 33 , elle a formulé un des enjeux fondamentaux de ce type de littérature, a fortiori lorsqu’il s’adresse au jeune lectorat : rappelant que la vie d’un enfant des 30 Mon ami Louis, Flammarion, 2002. 31 Du reste, Florence Thinard a évoqué avec drôlerie l’importance qu’a tenue la série des Pardaillan dans son enfance, voire dans sa formation d’écrivain. 32 Son roman le plus connu, Les Pilleurs de sarcophage (Hachette), est constamment réédité depuis sa parution en 1984, et n’a jamais cessé d’être lu en classe de 6 e ou de 5 e . 33 Pocket jeunesse, 2010. Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 317 années 1660 n’avait absolument rien de commun avec celle d’un enfant du début du XXI e siècle, elle s’est dite soucieuse de montrer clairement cette altérité radicale… quitte peut-être, pourrions-nous ajouter, à mettre en péril cette identification du jeune lecteur au héros de roman, tant commentée par les prescripteurs de la littérature pour la jeunesse. C’est, très logiquement, sans la moindre difficulté qu’elle résiste aux fastes d’un Versailles de roman, leur préférant, à Paris, les échoppes des marchands et les repères des gueux, et, dans les confins du royaume de France, les salines charentaises. Dans le paysage éditorial de notre corpus, on peut circonscrire enfin quelques romans radicalement opposés aux romans « versaillais » par un choix apparemment paradoxal : faire référence au XVII e siècle tout en refusant le roman historique. Ici, on citera Hélène Merlin-Kajman et Marie- Hélène Routisseau, venues elles-mêmes exposer le projet esthétique et intellectuel qui a sous-tendu La Désobéissance de Pyrame et Oublie-nous 34 . La première, relayant les propos d’Odile Weulersse, a insisté sur ce qu’elle considère comme un écueil de la littérature de jeunesse contemporaine : évacuer l’autre, le différent, parler uniquement aux adolescents de ce qu’ils connaissent et de ce qu’ils vivent, dans un effet-miroir stérile. Ce travers est, dit-elle, d’autant plus absurde lorsqu’on place une intrigue dans le passé. La Désobéissance de Pyrame résulte d’une tentative pour trouver un juste rapport entre la proximité et la distance : le héros, prénommé Savinien, comme Cyrano de Bergerac, est un voyageur du temps et de l’espace, dont les références sont celles d’un jeune homme du XVII e siècle français égaré au XXI e siècle. Quant à Marie-Hélène Routisseau, elle manifeste la même volonté de se dégager d’une identification appauvrissante de soi à l’autre par un jeu métatextuel dans lequel c’est la littérature même qui devient le signe de la dette que l’on doit aux générations passées : l’intrigue prend bien place au XVII e siècle, mais dans un XVII e siècle qui ne vaut que par les évocations littéraires que ce choix suscite. Deux façons, donc, de mettre le XVII e siècle et l’imaginaire qu’il véhicule au service d’un discours qui s’adresse au jeune public contemporain, tout en maintenant une juste distance. Ce rapide tour d’horizon, destiné à donner une vision d’ensemble des textes qui ont alimenté les discussions du colloque, est loin d’être exhaustif. Deux catégories de romans doivent notamment y être ajoutées. D’abord, ceux qui, comme Florence Thinard avec le roman de cape et d’épée, réinvestissent un genre traditionnellement prisé par les adolescents : en l’occurrence, le roman de piraterie, qui profite depuis quelques années d’un regain de faveur auprès du jeune public, grâce à la série cinématographique des 34 Les deux romans sont parus chez Belin dans la collection « Charivari », en 2009. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 318 Pirates des Caraïbes 35 . Sans s’attarder sur l’influence réciproque évidente qu’entretiennent l’industrie du cinéma et celle du livre pour la jeunesse, Matthieu Freyheit, partant lui aussi du postulat que le Versailles du règne personnel de Louis XIV concentre chez le lecteur la plupart des représentations du siècle, a montré que les récits de piraterie, littérature des confins dont les héros représentent un envers du pouvoir, participent de l’élaboration symbolique d’un autre XVII e siècle, celui de la marge. Enfin, et dans un tout autre ordre d’idées, il convient de faire une place à part à un sous-ensemble particulièrement prisé par les prescripteurs, et au premier chef par ceux qui représentent l’institution scolaire. Plusieurs romans, nous l’avons dit, sont en effet centrés sur la vie et l’œuvre de Molière. Dans la mesure où ils rencontrent directement les attentes du programme de la classe de 5 e , ils disposent d’une niche éditoriale sûre et sont de ce fait moins assujettis que les autres ouvrages du corpus aux contraintes éditoriales qui pèsent sur l’écriture de la littérature pour la jeunesse, et que Bertrand Ferrier a décrites avec précision à l’occasion de sa communication. Pourtant, sans nier le profit pédagogique qui peut être retiré de la lecture de tels romans, qui ont le grand mérite d’inciter les élèves à lire les pièces de Molière en les leur rendant plus familières, Laurent Thirouin a dégagé certains des partis pris idéologiques, voire des contresens qui structurent la représentation qu’ils donnent du dramaturge. Ce qui nous ramène, pour conclure, à l’enjeu premier des journées de Lyon : à quoi sert, au juste, le XVII e siècle dans le « roman jeunesse » ? Est-il une invitation faite au jeune lecteur à s’extraire de son hic et nunc pour aller à la rencontre d’une altérité sinon radicale, du moins très réelle ? N’est-il, au contraire, qu’un artifice commode propre à susciter, chez des lecteurs qui sont avant tout des lectrices, des rêveries exotiques, mais point trop dépaysantes toutefois ? Faut-il déplorer que beaucoup d’auteurs conçoivent leurs personnages comme des adolescents tout droit sortis du XXI e siècle, qui n’ont de classique qu’un nom à particule, un pourpoint de velours ou une coiffure à la Fontanges, ainsi que l’intervention de Jocelyn Royé, consacrée aux illustrations de couverture de ces romans, pouvait le suggérer ? Cette relative réduction de l’autre au même est-elle le prix à payer au processus d’identification du jeune lecteur, souvent conçu, répétons-le, comme une condition sine qua non par maints prescripteurs ? De nombreux intervenants du colloque ont décrit cette caractéristique très présente dans les œuvres du corpus, qui s’accompagne souvent d’une grande simplification des spécificités culturelles de la période historique concernée : ainsi, Yves Krumenacker, commentant les romans qui abordent la question du pro- 35 Quatre épisodes (2003-2011) réalisés par Gore Verbinski et Rob Marshall, et produits par Jerry Bruckheimer et les studios Walt Disney Pictures. Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 319 testantisme, a insisté sur la quasi absence de ses spécificités doctrinales les plus simples, mais aussi sur l’invraisemblance de personnages qui finissent le plus souvent par relativiser les différences confessionnelles entre protestants et catholiques, au profit d’un message de tolérance universelle certes moralement satisfaisant, mais fort dommageable à la culture historique et religieuse des lecteurs. Tout en faisant nôtres ces analyses, nous estimons qu’il convient de les accompagner de plusieurs remarques : d’abord, les nombreux spécialistes du XVII e siècle réunis à Lyon les 12 et 13 mai ne sauraient déplorer l’engouement que manifeste l’industrie éditoriale pour la jeunesse à l’égard du moment de l’histoire à laquelle eux-mêmes ont choisi de se consacrer, dûtelle favoriser une production littéraire très variable en qualité. On reconnaît généralement à ce type de littérature une fonction de « passerelle » vers le patrimoine littéraire et culturel national, et l’on peut s’accorder à penser que cette fonction se trouve correctement assumée par des romans capables de faire entrer les figures de Molière, de Racine, de La Fontaine, ou encore de Charles Lebrun, d’André Lenôtre ou de Mme de Maintenon dans l’imaginaire des jeunes lecteurs. D’ailleurs, dans le même ordre d’idées, Anna Arzoumanov a bien décrit comment Anne-Marie Desplat-Duc parvient, dans ces Colombes si discutées, à faire une place, par une série de procédés tant syntaxiques que lexicaux, à la langue classique jugée si difficile par nos collégiens : pour le coup, il n’est pas inutile de réduire, autant que faire se peut, le sentiment d’étrangeté absolue qui leur rend souvent presque impossible la lecture d’une page de théâtre classique. Précisons, enfin, qu’il n’est nullement question de nier aux auteurs pour la jeunesse le droit de projeter dans une œuvre leur perception singulière du XVII e siècle, fût-elle fantasmée, anachronique, ou encore mêlée de références empruntées à d’autres périodes de l’histoire (comme l’est par exemple, dans le domaine de la bande dessinée, lui aussi très prisé des adolescents, l’univers bigarré de la série De Cape et de Crocs, objet de l’attention de Claudine Nédelec dans ce recueil). De fait, c’est précisément à la possibilité d’y déceler un véritable « univers d’écrivain », non réductible à une somme de clichés simplificateurs, que l’on reconnaît un roman historique réussi, qu’il s’adresse ou pas à de jeunes lecteurs. Dès lors qu’un ouvrage est porteur d’une vision propre à faire de lui autre chose qu’une production en série, on peut laisser aux divers médiateurs qui accompagnent la lecture des plus jeunes la tâche de leur indiquer, si nécessaire, le départ entre l’Histoire et la fiction.