eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/78

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2013
4078

Le dilemme et la métaphore étendue dans Le Cid

2013
Kalervo Räisänen
Marriage and Politics in the Montpensier-Motteville Correspondence 77 from a philosophical perspective, underlining the idea that friendship is inherently universal, virtuous and reasonable. In particular, Motteville suggests that from birth people seek to cultivate friendships with people who are close to them, since all human beings are inherently good and possess a personal sense of justice. But, contrary to the moral perfection of their queen, many citizens experience difficulty, through personal life experiences, in following this virtuous path. Here, Motteville points to the passions as one of the seminal examples to show how affairs of the heart can derail an individual from following the moral path in life. When the force of passion usurps reason to control the human heart, it inevitably overshadows virtue to produce torment and pain. According to Motteville, it is the power of emotional disorder which ultimately destroys the innocence of friendship: “il est plus rare de trouver des criminels dans l’amitié que dans l’amour, parce que la raison et l’innocence sont les ordinaires compagnes de l’amitié et que le dérèglement et la trahison sont naturellement celles de l’amour” (IV, 56). Curiously, this part of her letter shows how she reprises Montpensier’s rhetoric in her third letter, thus creating an internal echo in the epistolary dialogue. At the same time, her resounding agreement with Montpensier’s dark view of love as a menacing, irrational emotion stands in stark contrast to introduce one of the fundamental, social principles for their idyllic space. For Motteville, the happiness of the citizens depends on structuring their territory around the concept of a society of friends. Here, Motteville alludes to one of the key traits of a seventeenth-century utopian society, which is undoubtedly influenced by their refined aristocratic skill of subscribing to sociability. As Myriam Yardeni observes, “ce qui importe, c’est leur bon fonctionnement et leur capacité d’assurer le bonheur de l’homme en société” (65). After underscoring the importance of living in social harmony, Motteville seems to retreat from her bold stance by stating that civility and order in the kingdom can only be maintained by following their queen’s model of honor and reason. But then Motteville reaffirms her position by again carefully attempting to persuade her friend why it is in her interest to allow marriage, mainly as a model of moral perfection for the citizens of the kingdom. She even develops a detailed reflection on legitimate love to justify her position, stating that God created this union for noble reasons: “le mariage doit être révéré comme celui qui règle la naissance et les biens de tous les hommes, qu’il établit l’ordre sur la terre et qu’il est le seul lien qui puisse engager l’homme et la femme à s’aimer avec innocence” (IV, 58). It is Motteville’s belief that such a ban would not only destroy legitimate love, but possibly lead to decadence amongst her subjects. By outlawing marriage, these passionate citizens, mainly young men, would inevitably Nancy Arenberg 78 seek out illicit liaisons to satisfy their desire. Zanger comments on the political ramifications of Montpensier’s mandate: “In so doing, she underscores that a utopia that prohibits marriage is no utopia at all, but just an inversion of the order of things, a substitution of one center of power for another” (353). Zanger’s analysis also points to gender implications. It could be argued that Montpensier is unconsciously switching gender roles in her conviction to prohibit marriage. By proclaiming this policy she seems to appropriate, once again, the absolutist discourse of her cousin, while veiling it under her own feminine form of militant power. The Montpensier-Motteville correspondence offers a rare look at the duchess’s blueprint for a utopian society. Her vision not only espouses an alternative “feminocentric” philosophy on the interdiction of marriage, but also reveals some fascinating gender reversals within the fabric of the political structure of this idyllic space. It is the dynamic epistolary dialogue between the two friends which reveals a quiet tone of dissidence throughout the correspondence, one that revolves around the ideal image of how the sovereign would execute her matriarchal power. As a ruler, the duchess would not only free women from facing their social fate of nuptial enslavement, but would offer an alternative model based on choice for each citizen regardless of one’s gender. Within the dense, lush forest of this pastoral environment, “La Grande Mademoiselle” reprises her role as a post- Fronde warrior carving out a space for those who seek freedom in a transcendental kingdom where peace prevails and all live by her rules. Works Cited Beasley, Faith. Revising Memory: Women’s Fiction and Memoirs in Seventeenth- Century France. New Brunswick: Rutgers UP, 1990. Bammer, Angelika. Partial Visions: Feminism and Utopianism in the 1970s. New York: Routledge, 1991. Bluestone, Natalie. Women and the Ideal Society: Plato’s Republic and Modern Myths of Gender. Amherst: University of Massachusetts Press, 1987. DeJean, Joan. Tender Geographies : Women and the Origin of the Novel in France. New York: Columbia UP, 1991. Garber, Marjorie. 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À ce type de drame, Corneille oppose les tragédies où les personnages agissent en pleine connaissance de ce qu’ils entreprennent. Il considère que, parmi ces deux genres, le dernier est doué d’une force dramatique supérieure, car il permet d’introduire dans la pièce le thème du conflit, propice d’après lui à susciter la pitié des spectateurs : […] lorsqu’on agit à visage découvert, et qu’on sait à qui on en veut, le combat des passions contre la nature, ou du devoir contre l’amour, occupe la meilleure partie du poème ; et de là naissent les grandes et fortes émotions qui renouvellent à tous moments et redoublent la commisération. […] Je sais que l’agnition est un grand ornement dans les tragédies : Aristote le dit ; mais il est certain qu’elle a ses incommodités. Les Italiens l’affectent en la plupart de leurs poèmes, et perdent quelquefois, par l’attachement qu’ils y ont, beaucoup d’occasions de sentiments pathétiques qui auraient des beautés plus considérables. (Corneille 1910 [1660] : 70) Nous ne saurons peut-être jamais si un tel souci esthétique guidait la composition du Cid. Mais nous pouvons constater que cette pièce se définit 1 Sur la théorie aristotélicienne de l’anagnôrisis, voir Poétique, chapitres 11 et 16. Kalervo Räisänen 82 à merveille comme une de ces tragédies que Corneille esquissa dans les Trois discours. Les identités y sont connues, et l’essentiel de son intrigue se noue autour des sentiments contrariés. Dans les tragédies de Corneille, ni les visages ni les sentiments sont masqués : le conflit cornélien se manifeste par des divulgations abondantes sous la forme de stances, de peintures et de délibérations. L’objet d’étude de cet article est la métaphore, qui constitue chez Corneille la figure majeure de la dramatisation du conflit. Nous allons mettre en évidence comment le thème du dilemme est mis au jour dans Le Cid en étudiant quelques leitmotivs métaphoriques de la pièce. Nous divisons les métaphores en trois groupes : 1. Un dilemme renvoie, par définition, à un choix entre deux alternatives. Le premier groupe de métaphores s’applique à l’un des enjeux du dilemme, l’honneur perdu qu’il s’agit de rétablir ou non. 2. Les dilemmes de la pièce culminent avec plusieurs délibérations qui concernent des préférences et des arguments moraux et rationnels. Un genre d’expression qui revient dans ces examens, ce sont les métaphores qui projettent le schéma d’image BALANCE sur des domaines conceptuels abstraits qui concernent les choix et les jugements. 3. Le Cid est connue, par tradition, pour son thème du combat ou du conflit entre l’honneur et l’amour. En véhiculant une idée de force, le troisième groupe de métaphores sert à dynamiser les émotions, les devoirs, etc. qui entrent en conflit dans la pièce. Dans notre analyse, nous nous appuyons sur la théorie cognitive de la métaphore. Cette théorie s’éloigne considérablement de la rhétorique et de la poétique traditionnelles, qui voient dans la métaphore un ornement langagier. On trouve cette idée notamment chez Aristote, qui insère la métaphore sous la rubrique de la lexis, c’est-à-dire le choix des mots. Pour lui, « [la] métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie » (1996 : 119). La rhétorique classique l’inclut dans l’elocutio, domaine des figures et des ornements du discours. La thèse fondamentale de la théorie cognitive de la métaphore est que la métaphore ne réside pas seulement dans la langue ; elle réside aussi dans la pensée et son essence est d’appréhender une chose en termes d’une autre. La théorie fait une distinction fondamentale entre la pensée métaphorique et le langage qui sert à l’exprimer 2 . 2 Voir par exemple Lakoff et Turner (1989 : 55) et Kövecses (2002 : 4). Le dilemme et la métaphore étendue dans Le Cid 83 George Lakoff et Mark Turner, deux pionniers de la théorie, illustrent la nature de la pensée métaphorique avec l’exemple suivant. Quand nous concevons les chiens comme des êtres dotés d’un museau, quatre jambes, etc., nous les comprenons en termes non métaphoriques ; mais quand nous les concevons comme des êtres loyaux, nous les comprenons en termes métaphoriques via un trait qui s’applique aux humains (1989 : 55). Lakoff et Turner affirment que nos concepts ne sont en général ni complètement métaphoriques ni complètement non métaphoriques (ibid.). Quand un domaine conceptuel cible A est conçu en termes d’un domaine conceptuel source B, il s’agit d’une métaphore conceptuelle. On désigne les métaphores conceptuelles avec des formules du type A EST B. Les métaphores ordinaires établissent des correspondances (mappings) entre des éléments du domaine source et des éléments du domaine cible, et ces derniers sont compris au moyen des premiers (id. p. 63). La pensée métaphorique nous permet aussi de prêter des formes de raisonnement que nous utilisons pour comprendre un domaine afin de les appliquer à d’autres domaines (id. p. 64). Lakoff et Turner illustrent ces deux mécanismes avec la métaphore conceptuelle LA VIE EST UN VOYAGE : […] un voyageur a des points forts et des points faibles qui affectent la façon dont il fait le voyage, surmonte les obstacles, et ainsi de suite. Cela correspond à l’idée d’une personne qui a des points forts et des points faibles, qui surmonte ses problèmes et ainsi de suite. Du coup, si nous disons de quelqu’un qu’il est assez fort pour franchir tout ce qui se trouve sur son passage, nous disons avec cette métaphore quelque chose de ses moyens pour affronter les difficultés dans sa vie. […] Si, lors d’un voyage, nous nous engageons dans une impasse, nous devons trouver un nouveau chemin pour progresser. De même, si nous pensons que notre situation dans la vie constitue une impasse, nous pouvons raisonner que nous sommes amenés à y rester bloqués et à ne pas progresser ou chercher un autre chemin pour atteindre nos objectifs 3 . (id. p. 63, 65) Lakoff et Turner montrent que les métaphores poétiques s’appuient le plus souvent sur des métaphores conceptuelles quotidiennes. Les métaphores poétiques n’y sont pas pour autant réductibles, car les poèmes ont tendance à combiner et élaborer nos métaphores quotidiennes sous des façons nouvelles ainsi qu’à les mettre en question (voir id. p. 67-72 ; Kövecses 2002 : 43-49). Les métaphores textuelles constituent aussi - et ce fait est capital - des objets qui existent et qui peuvent être étudiés à part entière. On appelle les métaphores textuelles individuelles micrométaphores et les métaphores qui 3 Nous traduisons de l’anglais. Kalervo Räisänen 84 rendent le texte cohérent mégamétaphores ou métaphores étendues (Kövecses 2002 : 51). Ce sont ces métaphores textuelles qui feront l’objet de notre étude sur Le Cid. En sus d’examiner des métaphores sous-jacentes à la pièce, nous examinerons les correspondances métaphoriques qui s’y accomplissent et comment ces correspondances contribuent à dramatiser les dilemmes qui s’y présentent. En insistant sur la distinction entre les métaphores étendues et conceptuelles, nous voulons souligner que l’accent de notre étude ne porte pas sur la découverte des modes de pensée (universels ou culturellement, voire individuellement spécifiques) que sont les métaphores conceptuelles, mais sur un texte dont il s’agit d’analyser les figures et leur cohérence latente. Ce qui vaut pour les personnes réelles vaut tout autant pour les personnages dramatiques : les métaphores ne servent pas seulement à verbaliser leur pensée et leur expérience ; c’est souvent le fonctionnement même de leur pensée qui est mis au jour via la métaphore 4 . Comme les métaphores du Cid ne reflètent pas des pensées idiosyncrasiques mais des élaborations assez simples de nos métaphores quotidiennes, il serait de peu d’intérêt de les étudier sous l’angle de leur spécificité. Ce que nous voulons mettre en évidence, c’est que les personnages de la pièce non seulement exposent leurs dilemmes par le langage figuré mais aussi les appréhendent et raisonnent sur eux en termes métaphoriques. 2. La métaphore et l’enjeu du conflit dans Le Cid : l’honneur perdu Une des métaphores que le comte de Gormas utilise dans son dialogue avec don Diègue est L’HONNEUR EST UN OBJET BRILLANT, tournure dont il se sert pour ironiser l’idée d’un mariage entre Rodrigue et sa fille : « À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ; / Et le nouvel éclat de votre dignité / Lui doit enfler le cœur d’une autre vanité 5 » (acte I, scène IV). Le dialogue se convertit bientôt en une altercation dans laquelle le comte et don Diègue étalent leurs prouesses. Don Diègue, le plus âgé des deux, 4 D’après Semino et Steen (2008 : 240), la métaphore peut ainsi refléter les conceptions du monde des personnages littéraires ou dramatiques. Par exemple, une étude sur le roman One Flew Over the Cuckoo’s Nest de Ken Kesey (Semino et Swindlehurst : 1996, dans ibid.) a mis en évidence que les particularités de son narrateur fou et de son protagoniste se traduisent par l’intermédiaire des métaphores qui s’appuient sur le domaine de source MACHINERIE. 5 Pour les citations, nous utilisons l’édition de 1682 du Cid des Œuvres complètes de Corneille (La Bibliothèque des introuvables, 2007). Les italiques sont de nous. Le dilemme et la métaphore étendue dans Le Cid 85 oppose ses exploits du passé à la valeur présente du comte. Il appréhende le respect qu’il impose comme une émanation lumineuse : « L’éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan. » C’est la perte de cette dignité de sa maison, conçue comme un objet brillant, qui constitue un des enjeux du dilemme de Rodrigue, qui doit venger en duel l’offense au père de sa bien-aimée. Cette métaphore sousjacente se manifeste dans le monologue de don Diègue : Nouvelle dignité fatale à mon bonheur ! Précipice élevé d’où tombe mon honneur ! Faut-il de votre éclat voir triompher le comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ? (acte I, scène V) Rodrigue la reprend dans la sienne : « Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie ». Quitte envers son père après avoir tué le comte, il cherche à s’acquitter envers sa maîtresse, en cherchant la mort dans un duel contre don Sanche, autre amoureux de Chimène. Il considère qu’il peut ce faisant grandir sa gloire au lieu de la perdre : « Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat, / Loin d’obscurcir ma gloire, en rehausser l’éclat » (acte V, scène I). Dans ces deux dernières métaphores, la perte et le gain de dignité sont compris en termes de lumière qui est émise ou reflétée par un objet physique. Comme nous l’avons déjà constaté, les métaphores établissent des correspondances d’un domaine conceptuel à un autre. On peut représenter la mégamétaphore L’HONNEUR EST UN OBJET BRILLANT par le tableau suivant, qui indique les rapports entre les deux domaines. L’objet lumineux ⇒ L’honneur La lumière émis par l’objet ⇒ L’émanation du respect Le gain de luminosité ⇒ Le gain de l’honneur La perte de luminosité ⇒ La perte de l’honneur Tableau 1. La métaphore étendue L’HONNEUR EST UN OBJET BRILLANT 6 Après la mort de son père, Chimène fait face au même dilemme de l’amour et de l’honneur que Rodrigue : elle doit choisir entre la vengeance et l’ignominie. En se vengeant, elle sauverait son honneur mais nuirait à une per- 6 On utilise des tableaux de ce type pour décrire la structure des métaphores conceptuelles, c’est-à-dire pour illustrer comment notre pensée d’un domaine conceptuel est dépendante d’un autre domaine conceptuel. Ici, les correspondances sont celles par lesquelles nous comprenons les métaphores textuelles. Kalervo Räisänen 86 sonne aimée ; en ne se vengeant pas, elle deviendrait méprisable. Chimène, don Diègue et Rodrigue conçoivent leur abjection par la métaphore LE DÉSHONNEUR EST UNE SOUILLURE, et chez les deux derniers, cette métaphore définit aussi la façon dont ils raisonnent sur leurs dilemmes. Les deux métaphores que nous avons repérées se ressemblent en ce qu’elles servent à décrire l’honneur sous l’aspect de la perte ou du gain. On peut considérer que la première métaphore sert à motiver la seconde (ou vice versa), car se souiller, c’est aussi perdre l’éclat. Dans les extraits suivants, la métaphore étendue de la souillure est évoquée par don Diègue pour décrire son opprobre : Va contre un arrogant éprouver ton courage : Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage (acte I, scène VI). Il m’a prêté sa main, il a tué le comte ; Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte (acte II, scène VIII). Viens baiser cette joue, et reconnais la place Où fut empreint l’affront que ton courage efface (acte III, scène VI). L’idée d’une souillure est véhiculée ici par les verbes laver et effacer, qui participent du domaine conceptuel SOUILLURE. Le troisième exemple joue sur la double référence du mot affront : l’affront empreint sur la joue renvoie dans un premier temps au soufflet et à la joue meurtrie de don Diègue ; mais il renvoie aussi à l’humiliation qui en résulte et qui est conçue en termes d’une souillure, maintenant effacée. Cette même métaphore est aussi évoquée par Rodrigue, qui explique à Chimène les raisons qui l’ont conduit à poursuivre sa vengeance. Déshonoré par l’avanie du comte, il n’aurait jamais pu être digne de sa maîtresse ; c’est en partie pour la mériter qu’il s’est vengé : L’irréparable effet d’une chaleur trop prompte Déshonorait mon père, et me couvrait de honte. […] Je t’ai fait une offense, et j’ai dû m’y porter Pour effacer ma honte, et pour te mériter. (acte III, scène IV) Quoique Chimène continue d’aimer Rodrigue, il est aussi avili à ses yeux. Comme le déshonneur, cet avilissement est métaphorisé par les amants via le domaine conceptuel SOUILLURE. Cette métaphore est évoquée par Chimène dans la première scène de l’acte V, où elle est concomitante avec la mégamétaphore personnifiante L’HONNEUR EST UN ÊTRE VIVANT (voir plus bas) : « Ton honneur t’est plus cher que je ne te suis chère, / Puisqu’il trempe tes mains dans le sang de mon père […] ». Notons que le syntagme verbal en italique renvoie littéralement au duel sanguinaire entre le comte et Rodrigue et qu’il renvoie aussi, par métaphore, à l’infamie qui en résulte. Le dilemme et la métaphore étendue dans Le Cid 87 Ce jeu sylleptique sur des taches à la fois réelles et symboliques constitue un des leitmotivs du couple Chimène-Rodrigue. Quand Rodrigue, après sa victoire sur le comte, apporte l’épée de son père à Chimène pour qu’elle accomplisse sa vengeance, elle proteste : « Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée ! » 7 (acte III, scène IV), exprimant à la fois l’horreur du sang réel et l’horreur du crime dont la tache sur l’épée est métaphoriquement et métonymiquement le symbole. Le sang versé comme métonymie de l’homicide apparaît aussi chez don Diègue et Rodrigue, qui la combinent avec des inférences métaphoriques. Ces raisonnements proviennent du domaine de la souillure, et on peut les résumer ainsi : quand nous voulons nous débarrasser d’une souillure d’un objet physique, nous pouvons soit le laver soit le plonger dans une substance de sorte que la tache disparaisse. Nous avons déjà vu que, quand don Diègue se sent souillé par l’outrage du comte, il ordonne à son fils de laver cette souillure dans le sang (voir plus haut). Le deuxième expédient est suggéré par Rodrigue à Chimène : Chimène Ôte-moi cet objet odieux, Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux. […] Il est teint de mon sang. Rodrigue Plonge-le dans le mien, Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien. (ibid.) Cette suggestion sylleptique s’applique, notons-le bien, autant à l’épée de Rodrigue qu’à l’offense que ce sang symbolise. Rodrigue affirme d’une part que le sang sur l’épée perdra sa teinture si l’épée est plongée dans son sang. D’autre part, il raisonne par métaphore que, si Chimène le tue, son offense (désignée métonymiquement par le sang sur l’épée) perdra sa teinture 8 . Cette offense est évoquée aussi sans syllepse dans la scène qui finit la pièce, où Rodrigue souhaite la compenser par ses exploits : Faut-il combattre encor mille et mille rivaux, Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux, Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée, Des héros fabuleux passer la renommée ? Si mon crime par là se peut enfin laver, J’ose tout entreprendre, et puis tout achever […]. (acte V, scène VII) 7 Elle reprend cette même expression quand Don Sanche vaincu lui présente son épée après son duel contre Rodrigue, car elle croit que son amant est mort : « Quoi ! du sang de Rodrigue encor toute trempée ? » (acte V, scène V). 8 Dans le langage classique, ce mot a désigné une « marque, impression laissée par le passé » (Le Grand Robert s.v. teinture). Kalervo Räisänen 88 La pièce finit sur l’annonce par le roi d’un mariage possible entre Chimène et Rodrigue. Le dilemme de l’amour et de l’honneur est résolu dans la mesure où Chimène abandonne ses poursuites contre Rodrigue, mais il se pose maintenant sous une autre forme : peut-elle épouser l’assassin de son père, car elle deviendrait ainsi sa complice ? Pour elle, commettre une pareille ignominie, ce serait se souiller les mains dans le sang de son père : Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire, De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire, Et me livrer moi-même au reproche éternel D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel ? Dans Le Cid, l’honneur compromis est conçu encore par l’intermédiaire de deux métaphores étendues : L’HONNEUR EST UN ÊTRE VIVANT et L’HONNEUR EST UN OBJET EN DANGER DE S’ÉCROULER. Dans les métaphores du premier type, l’atteinte à la dignité de don Diègue correspond à une atteinte à la vie d’un être vivant : Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? Ô cruel souvenir de ma gloire passée ! Œuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité fatale à mon bonheur ! Précipice élevé d’où tombe mon honneur ! Le premier passage en italique combine cette métaphore avec la métonymie lauriers pour ‘gloire’. Cette métonymie, déjà relevé par Scudéry lors de la querelle du Cid 9 , apparaît huit fois dans l’édition de 1682 10 , et elle se combine trois fois avec la métaphore L’HONNEUR EST UN ÊTRE VIVANT. Elle est évoquée par l’Infante, amoureuse de Rodrigue, qui imagine les exploits futurs qui le rendront digne d’elle. Que je le vois assis au trône de Grenade, […] Le Portugal se rendre, et ses nobles journées Porter delà les mers ses hautes destinées, Du sang des Africains arroser ses lauriers. (acte II, scène V) Aux lauriers de Rodrigue, Chimène oppose ses cyprès, symbole par métonymie de sa perte et de son deuil : « [Que Rodrigue] soit environné des plus vaillants guerriers, / J’irai sous mes cyprès accabler ses lauriers ». Dans ces exemples, la métaphore est indiquée par les verbes arroser et accabler : 9 Voir Scudéry (1893 [1637] : 605). 10 D’après Scudéry (ibid.), il y en a neuf dans l’édition de 1637. Le dilemme et la métaphore étendue dans Le Cid 89 entretenir la gloire, c’est nourrir une plante ; y porter atteinte, c’est l’écraser. Bien que Chimène aime Rodrigue, elle s’applique à le persécuter, car si elle n’agissait pas, elle serait avilie. Elle métaphorise ce danger au moyen d’une personnification : « Et je pourrai souffrir qu’un amour suborneur / Sous un lâche silence étouffe mon honneur ! » (acte III, scène III). Pour elle, les moyens d’éviter ce danger sont des soins qu’on applique à un être mourant, le duel entre Rodrigue et Don Sanche étant « le dernier remède » (acte III, scène II). Les deux mégamétaphores apparaissent dans le monologue délibératif de Rodrigue, où l’honneur n’est pas seulement en danger de mort mais en danger de s’écrouler : « Rechercher un trépas si mortel à ma gloire ! / Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire / D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison ! (acte I, scène V). Suivant l’exemple de Rodrigue, Chimène apprend qu’elle est, elle aussi, engagée à défendre son honneur, dont il s’agit d’empêcher l’écroulement : Ta funeste valeur m’instruit par ta victoire ; Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire : Même soin me regarde, et j’ai, pour m’affliger, Ma gloire à soutenir, et mon père à venger. (acte III, scène IV) Dans Le Cid, ce thème aristocratique de l’effondrement de l’honneur se double, et c’est un des enjeux de la pièce, d’un danger de l’effondrement de l’État. Rodrigue, en tuant le comte, a aussi tué un grand guerrier et compromis la sécurité nationale. Chimène, qui demande justice au roi don Fernand, explique cela moyennant la métaphore que voici : « [Rodrigue] a de votre sceptre abattu le soutien ». (acte II, scène VIII) 11 . Don Fernand promet de lui rendre justice, tout en estimant que le comte a mérité son châtiment par ses excès 12 ; mais Rodrigue échappe in extremis à la justice royale par son combat victorieux contre les Mores, qui fait de lui un héros. Au regard du roi et de la cour, Rodrigue a réparé sa faute et s’est avéré si précieux qu’il serait injuste de le punir. Pour l’Infante, si Rodrigue périt, c’est tout l’État qui s’écroule : Ce qui fut juste alors ne l’est plus aujourd’hui. Rodrigue maintenant est notre unique appui, L’espérance et l’amour d’un peuple qui l’adore, Le soutien de Castille, et la terreur du More. Tu poursuis en sa mort la ruine publique. (acte IV, scène II) 11 Notons que ces métaphores sont assez nombreuses dans la pièce. Le comte dit par exemple « [mon] bras du royaume est le plus ferme appui » (acte I, scène IV) et « ma tête en tombant ferait choir sa couronne » (acte II, scène I). 12 Voir la scène VII et la fin de la scène VIII de l’acte II. Kalervo Räisänen 90 3. Le schéma BALANCE et le thème de la justice dans Le Cid Un grand nombre de métaphores dans Le Cid constituent des projections du schéma d’image BALANCE. D’après la définition de Lakoff (1987 : 267), Les schémas d’image sont des structures relativement simples qui se reproduisent constamment dans nos expériences corporelles quotidiennes : CONTENANTS, CHEMINS, LIENS, FORCES, BALANCE et dans certaines orientations et relations : HAUT-BAS, DEVANT-DERRIÈRE, ENSEMBLE- PARTIE et CENTRE-PÉRIPHÉRIE 13 . La théorie sur le schéma BALANCE remonte à l’ouvrage de Mark Johnson The Body in the Mind (1987), qui s’interroge sur les fondements corporels de la raison et de la signification 14 . Selon la thèse de Johnson, nous apprenons ce schéma et la signification du concept de balance quand nous marchons ou nous tenons debout, quand « nous portons des objets d’un poids identique dans l’une et l’autre de nos mains » et par « l’expérience d’une homéostasie à l’intérieur de nos organes » 15 (id. p. 96). Les métaphores ordinaires de la BALANCE regroupent des domaines cibles aussi variés que les équations mathématiques, les formes dans les arts visuels et la « balance » psychologique, que nous concevons via un modèle homéostatique, où les diverses émotions sont appréhendées en termes de forces ou de pressions physiques 16 . En s’appuyant sur des exemples tirés de l’anglais, Johnson affirme que la projection de ce schéma domine aussi notre compréhension du domaine des arguments rationnels et les domaines conceptuels de la justice et de la moralité (id. p. 95). Ce constat semble juste aussi dans le contexte français et pour les symboles non langagiers qui font partie de ces domaines : si deux arguments contraires sont d’un poids égal, nous pouvons jeter un poids dans la balance par nos arguments ou amasser des faits pour la faire pencher en notre faveur ; le symbole de la justice est une balance et sa personnification, la 13 Nous traduisons de l’anglais. 14 La théorie cognitive de la métaphore repose sur une conception expérientaliste de la signification : les concepts (même les concepts abstraits) dérivent leur sens de l’expérience corporelle directement ou indirectement (par exemple via une projection métaphorique). Sur ce sujet, voir Lakoff 1987 : 266-268. 15 Nous traduisons de l’anglais. 16 Pour une discussion détaillée sur ces métaphores, voir Johnson 1987 : 66-100. Une de ces métaphores homéostatiques concerne la conceptualisation de la haine, qui est conçue dans un grand nombre de langues par l’intermédiaire de la métaphore conceptuelle LA HAINE EST UNE SUBSTANCE (GAZ/ LIQUIDE) À L’INTÉRIEUR D’UN CONTENANT (voir Kövecses 1999 : 146). Le dilemme et la métaphore étendue dans Le Cid 91 déesse Thémis, une femme aux yeux bandés qui porte un glaive et une balance. Les personnages du Cid sont partagés entre deux mobiles. Le premier est l’idéal aristocratique de la générosité, dont Descartes a fourni une des définitions les plus connues dans Les passions de l’âme (1649) : Ainsi je crois que la vraie générosité […] consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, […] et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. […] Ceux qui sont généreux […] sont naturellement portés à faire de grandes choses […]. (Descartes 1996 [1649] : 195) Malgré leurs tergiversations, Chimène et Rodrigue se décident à agir en généreux, c’est-à-dire selon ce qu’ils croient juste, comme l’affirme la première : « […] Ma générosité doit répondre à la tienne : / Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ; / Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi ». (acte III, scène IV) Dans un premier temps, elle affirme que, en dépit de ses divisions tragiques, elle suivra la voie de la vengeance sans hésitation : « Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige. » (acte III, scène III) Le dilemme de justice dans Le Cid apparaît comme une question de ce que Johnson (1987 : 95) appelle la mathématique morale, forme de raisonnement dominé par le schéma BALANCE : si les conséquences bonnes d’une action emportent la balance sur les conséquences mauvaises, elle est juste ; si les bonnes actions d’une personne sont plus considérables que ses mauvaises actions, cette personne ne peut pas être réprouvée. Pour don Fernand, Chimène fait preuve d’obstination ou d’attitude simpliste précisément parce qu’elle se refuse à concevoir la justice via le schéma BALANCE et ne pèse pas l’offense du comte ni la valeur ni les mérites de Rodrigue : Ma fille, ces transports ont trop de violence. Quand on rend la justice on met tout en balance : On a tué ton père, il était l’agresseur ; Et la même équité m’ordonne la douceur. […] Et quoi qu’ait pu commettre un cœur si magnanime, Les Mores en fuyant ont emporté son crime. (acte IV, scène V) Kalervo Räisänen 92 Le Cid pourrait se définir ainsi comme une tragédie de l’obstination, pour emprunter un terme de Mark William Roche 17 , si la fin n’était heureuse et si Chimène ne s’était abaissée par les deux quiproquos humiliants non exempts de comique qui font connaître ses vrais sentiments à l’égard de Rodrigue 18 . Le deuxième mobile, c’est le calcul égoïste, aussi appréhendé par la projection du schéma BALANCE. Si Rodrigue choisit ce qu’il croit être la bonne action, il y est porté, dans un premier temps, par intérêt, et non par élan spontané comme le sont les natures généreuses d’après Descartes. Il met en balance deux sortes d’éventualités, dont il poursuit la plus profitable : dans les deux cas, il perd Chimène ; mais en se vengeant, il pourrait sauver son honneur. Démarche digne d’un bourgeois, dont Rodrigue ressent la contradiction avec l’idéal aristocratique : N’écoutons plus ce penser suborneur, Qui ne sert qu’à ma peine. Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur, Puisqu’après tout il faut perdre Chimène. […] Je m’accuse déjà de trop de négligence ; Courons à la vengeance ; Et tout honteux d’avoir tant balancé, Ne soyons plus en peine, Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé, Si l’offenseur est père de Chimène. (acte I, scène VII) Une métaphore similaire apparaît dans le premier dialogue entre les amants (acte III, scène IV), où Rodrigue explique ses motifs et son calcul par lesquels il s’est résolu à tirer vengeance : J’ai pu délibérer si j’en prendrais vengeance. […] Et ta beauté, sans doute, emportait la balance, À moins que d’opposer à tes plus forts appas Qu’un homme sans honneur ne te méritait pas […]. 4. La métaphore et le conflit de l’amour et de l’honneur dans Le Cid Comme l’a noté Robert Garapon, l’amour se présente essentiellement sous deux formes dans la dramaturgie cornélienne. La première est l’amour géné- 17 Dans les tragédies de l’obstination, le héros soutient opiniâtrement une position invalide et en meurt ou en souffre, mais fait aussi preuve de vertus comme le courage, la loyauté ou la discipline (Roche 1998 : 60). 18 Voir l’acte IV, scène V et l’acte V, scènes V-VI. Les sentiments de Chimène se font jour aussi dans ses deux dialogues avec Rodrigue (voir l’acte III, scène IV ; l’acte V, scène I). Le dilemme et la métaphore étendue dans Le Cid 93 reux ou idéal, librement consenti et mérité par son objet. Elle s’oppose à l’amour-désir, sentiment à la fois charnel et asservissant. (1985 : 151-152) Corneille fait lui-même une distinction similaire dans l’adresse de La Place Royale : […] j’ai appris que l’amour d’un honnête homme doit être toujours volontaire ; qu’on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; que, si on en vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer le joug ; et qu’enfin la personne aimée nous a beaucoup plus d’obligation de notre amour, alors qu’elle est toujours l’effet de notre choix et de son mérite, que quand elle vient d’une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant de naissance à qui nous ne pouvons résister. (Corneille 2007 : 134) Le sentiment de l’amour dans Le Cid se définit avant tout comme une force tyrannique, telle que Corneille l’expose dans ce passage. Il s’oppose au devoir, ce qui provoque une triple situation cornélienne, c’est-à-dire un triple conflit de l’amour et de l’honneur : en plus des dilemmes de Rodrigue et de Chimène, la pièce présente les flottements de l’Infante, tragiquement partagée entre les devoirs de sa naissance et son amour illégitime pour Rodrigue. Comme c’est le cas en général pour les forces mentales dans le langage psychologique, cet amour-désir est appréhendé comme un principe dynamique par l’intermédiaire des métaphores provenant principalement de domaines conceptuels plus concrets. Cette dynamisation s’accomplit dans Le Cid par une multitude de métaphores étendues. Parmi les plus importantes sont : L’AMOUR EST UNE PERSONNE 19 , L’AMOUR EST UNE MALADIE 20 , L’AMOUR EST UN POISON 21 , L’AMOUR EST UN POUVOIR MAGIQUE 22 , L’AMOUR EST UN PIÈGE 23 et L’AMOUR EST UNE ENTITÉ QUI MENACE D’ÉCLATER 24 . 19 Chimène : Mon honneur est muet, mon devoir impuissant ! / Silence, mon amour, laisse agir ma colère […]. (acte IV, scène I). 20 L’Infante : […] Et lorsque le malade aime sa maladie, / Qu’il a peine à souffrir que l’on y remédie ! (acte II, scène V). 21 L’Infante : Ah ! qu’avec peu d’effet on entend la raison, / Quand le cœur est atteint d’un si charmant poison ! (ibid.). 22 Elvire : […] dans un mal si cuisant / Votre vertu combat et son charme et sa force […] (acte I, scène II). 23 Elvire : […] Votre vertu […] en rejette l’amorce […]. (acte I, scène II) L’Infante : […] Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d’appas, / Que je meurs s’il s’achève ou ne s’achève pas. 24 Chimène : Éclate, mon amour, tu n’as plus rien à craindre : / Mon père est satisfait, cesse de te contraindre […]. (acte V, scène V). Kalervo Räisänen 94 Mais la métaphore étendue qu’on pourrait qualifier comme le plus propre au style classique, c’est sans doute L’AMOUR EST DU FEU. Zoltán Kövecses (2002 : 116-117) a déjà donné une analyse des métaphores conceptuelles provenant du domaine de source FEU : par ces métaphores, la situation ou l’événement en question est saisi sous l’aspect de son intensité, et cette intensité est caractérisée par la correspondance « La chaleur du feu ⇒ l’intensité de la situation ou de l’événement ». La tragédie classique présente des moyens d’intensification additionnels, dont les principaux sont repérables dans les extraits suivants : L’Infante Je te répondrais bien que dans les belles âmes Le seul mérite a droit de produire des flammes ; Et si ma passion cherchait à s’excuser, Mille exemples fameux pourraient l’autoriser […] (acte II, scène V). Chimène Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père […] (acte III, scène IV). Plus j’apprends son mérite, et plus mon feu s’augmente : Cependant mon devoir est toujours le plus fort, Et malgré mon amour va poursuivre sa mort (acte IV, scène II). La première de ces figures est le pluriel poétique, qui est un des moyens pour intensifier l’émotion 25 en faisant correspondre la quantité des feux ou flammes 26 à la force du sentiment. Dans le dernier exemple, l’intensité de l’émotion ne correspond plus à la quantité des feux mais aux dimensions physiques d’un feu qui s’étend. Ces exemples ne témoignent pas seulement de la violence de l’amour dans Le Cid : ils montrent que l’amour se conforme à l’idéal de Corneille car c’est le mérite qui le fortifie. Les métaphores L’AMOUR EST UNE PERSONNE et L’AMOUR EST DU FEU donnent lieu à des inférences métaphoriques chez l’Infante, laquelle croit pouvoir échapper à sa passion en unissant Rodrigue avec Chimène : Si l’amour vit d’espoir, il périt avec lui <1> ; C’est un feu qui s’éteint, faute de nourriture <2> ; 25 L’autre moyen, c’est naturellement l’hyperbole. 26 Notons que les occurrences métaphoriques des noms feu et flamme dans l’édition de 1682 du Cid sont 11 et 16. Le premier ne renvoie seulement au domaine conceptuel de l’amour mais aussi (dans un cas) à celui de la haine : « La haine que les cœurs conservent au-dedans / Nourrit des feux cachés, mais d’autant plus ardents » (acte I, scène II).