eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/78

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2013
4078

Singeries baroques

2013
Francis Assaf
Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume X (201 ) Number 7 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff , Béatrice Jakobs Jana Mücke, Frederike Rass, Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 201 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XL, 78 (2013) Sommaire F RANCIS A SSAF Singeries baroques......................................................................................... 7 A NDREW B ILLING Animal Thinking in La Fontaine’s Fables ..................................................... 19 B RUCE E DMUNDS Hoarders and Parasites in the Fables of La Fontaine.................................... 35 D EBORAH S TEINBERGER Obstinate Women and Sleeping Beauties in the Kingdom of Miracles: Conversion Stories in the Mercure galant’s Anti-Protestant Propaganda ...... 49 N ANCY A RENBERG Idyllic Spaces : Marriage and Politics in the Montpensier-Motteville Correspondence ........................................................................................... 65 K ALERVO R ÄISÄNEN Le dilemme et la métaphore étendue dans Le Cid ....................................... 81 S ARAH T HALIA P INES Between Freedom and Tyranny: The Figure of the King in Corneille’s Le Cid and Racine’s Britannicus .................................................. 99 S TELLA S PRIET Les réfutations sophistiques dans les tragédies politiques: La Mort de Sénèque de Tristan (1644) et La Mort d’Agrippine de Cyrano (1647) ..................................................................................... 111 B ERNARD J. B OURQUE La paternité du Martyre de S te Catherine (1649) ........................................ 129 J OE C ARSON Rewriting Roman History: Thomas Corneille’s La Mort de l’empereur Commode ................................................................. 143 M ICHAEL H AWCROFT Documents écrits dans le théâtre français du dix-septième siècle : mise en page et mise en scène ................................................................... 161 Sommaire 6 COMPTES RENDUS Hélène Baby (éd.) Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre (B ERNARD J. B OURQUE ) ........................................................................... 197 J AN C LARKE , P IERRE P ASQUIER , H ENRY P HILLIPS (éds.) La Ville en scène en France et en Europe (1552-1709) (G OULVEN O IRY ) ..................................................................................... 199 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique. Étude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du « Discours à Cliton » ( EMMANUEL MINEL ) ................................................................................. 204 Véronique Lochert (éd.) André Mareschal, Comédies. (C ARINE BARBAFIERI ) ............................................................................... 206 Alain Riffaud (éd.) Pierre Corneille, Cinna, Tragédie. (N INA E KSTEIN ) ....................................................................................... 209 Aurore Évain, Perry Gethner, Henriette Goldwyn (dir.) Théâtre de femmes de l’Ancien Régime. Volume 3 : XVII e -XVIII e siècle (E DWIGE K ELLER -R AHBÉ ) ......................................................................... 211 Pascale Thouvenin (éd.) René Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684) (V OLKER K APP ) ....................................................................................... 215 LIVRES REÇUS ......................................................................................... 221 PFSCL XL, 78 (2013) Singeries baroques F RANCIS A SSAF (T HE U NIVERSITY OF G EORGIA , A THENS ) […] je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; […] (79) Ainsi Descartes se sert-il du singe dans la cinquième partie du Discours de la méthode comme exemple (entre autres) pour démontrer que les animaux sont des machines, alors que les hommes ne le sont pas, parce qu’ils sont doués de raison, ce que Descartes refuse aux animaux, dont, justement, les singes : […] il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela [la capacité d’avoir un langage raisonné] un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre (80). Descartes adopte donc la doctrine augustinienne qui veut que l’homme soit la seule créature douée de raison (Janson 75). Pour lui, alors, le singe n’est pas une espèce d’imitation d’homme, ou une sorte d’humain limité, mais bien un être appartenant à une catégorie entièrement différente, sans égard à ses similitudes physiques, similitudes qu’il ne nie pas, bien entendu, mais dont il ne parle pas non plus, sauf en termes généraux, reconnaissant que les (grands) animaux possèdent des organes internes fort semblables à ceux des êtres humains. Dans son article de 2006, Frédéric Tinguely énonce une vérité première : « Tenir un discours sur l’animal, c’est toujours tenir un discours sur soi. » (79) Comment pourrait-il en être autrement ? Il n’y a qu’à se rapporter à ce que dit Descartes (supra) pour s’en rendre compte. Or, dans les textes que j’examine ici, c’est-à-dire Francion (1623 → 1633), Le Page disgracié (1643) et Les États et empires de la lune (1657), le singe revêt une signifi- Francis Assaf 8 cation particulière, focalisée sur la notion de distorsion de l’humain et qui s’exprime de façon disséminatoire par une altérité coexistant de façon ambiguë avec une similitude toutes deux inhérentes au signe que constitue le singe. Dans un précédent article (q.v.), comme dans d’autres interventions, j’ai invoqué les deux régimes imagologiques formulés par Gilbert Durand dans son ouvrage Les structures anthropologiques de l’imaginaire : il parle de régime diurne ou schizomorphe pour les images qui signifient conflit, différence ou séparation, de régime nocturne pour ce qui rassemble, assimile, inclut. Dans son article sur l’imaginaire baroque (q.v.), Jean-Jacques Wunenburger ajoute un troisième pôle, le pôle disséminatoire, qui présente en alternance le diurne et le nocturne. Tout en étant d’accord avec ces catégories, je précise que, d’un point de vue narratif, il est inévitable de présenter le disséminatoire comme une alternance du diurne et du nocturne, vu la nature obligatoirement syntagmatique du texte mais que, du point de vue existentiel, je pense que le disséminatoire inclut le diurne et le nocturne dans une combinaison simultanée mais distincte, qui exclut la synthèse. Dans Le procès du roman, Martine Debaisieux accouple la notion de singe à celle de signe en citant un passage du Francion, dans lequel le héros éponyme ne doit parler que latin au collège, sous peine de recevoir le signe 1 (170). Elle s’interroge ensuite sur la signification de ce terme, sur laquelle A. Adam et E. Roy sont en désaccord (Romanciers du XVII e siècle 1377). Adam le décrit comme « une plaque ronde en cuivre que le surveillant donnait au premier élève qu’il avait surpris à prononcer un mot français. Cet élève s’efforçait ensuite de surprendre la même faute chez un de ses camarades et lui passait le signe. L’élève qui avait sur lui la fatale pièce à la fin de la journée était l’objet d’une punition. » Roy, lui, parle d’un billet de convocation. Je favorise l’interprétation d’Adam, ayant été moi-même sujet à une pratique similaire au petit collège des Frères des Écoles chrétiennes dans ma jeunesse en Égypte. Pour renforcer la pratique du français, l’élève surpris à parler arabe recevait un objet appelé le signal, qu’il devait ensuite passer à celui qui se rendait coupable de la même infraction. Le parallèle est ironique : Francion était puni pour parler français, alors que mes camarades et moi l’étions pour ne pas le faire. Penchons-nous sur l’épisode du singe dans Francion. Nous avons posé plus haut la question : de quoi le singe est-il signe ? Quelle image représente-t-il ? De toute évidence, il renvoie à l’homme ; mais, comme un miroir déformant, l’image qu’il reflète est celle d’une sorte d’humain distordu, limité, un être dont le comportement à la fois imite celui de l’homme et s’en 1 En italiques dans le texte. Singeries baroques 9 distancie ; autrement dit, c’est une contrefaçon. Si on applique à la relation homme-singe les critères de l’imaginaire baroque, on serait tenté de dire que le singe entretient avec l’homme un rapport diurne, c’est-à-dire mettant en relief la différence, la scission fondamentale entre humain et animal. Rappelons brièvement les circonstances qui mettent le jeune Francion en contact avec le singe : Tandis un maistre Singe que nourissoit secrettement depuis peu un de nos voisins, sortit de dessous ma couche, où il s’estoit caché, et ayant veu, pensez, d’autres fois donner de la bouillie aux enfans, prit un peu de la mienne et m’en vint barbouiller tout le visage. Apres il m’apporta mes habits et me les vestit a la mode nouvelle, faisant entrer mes pieds dans les manches de ma cotte, et mes bras dedans mes chausses : je criay beaucoup, à cause que cest animal si laid me faisoit peur, mais la servante estant empeschée ne se hastoit point de venir pour cela, d’autant que mon pere et ma mere estoient a la Messe. Enfin le singe ayant accomply son bel ouvrage, sauta de la fenestre sur un arbre, et de là s’en retourna chez luy (Francion 165). On voit comment ce passage illustre le rapport diurne qu’entretient le singe avec l’homme. L’action humaine de nourrir devient action de barbouiller, ce qui implique une conscience caricaturale de l’anatomie faciale humaine : le singe sait que la bouche du petit garçon existe quelque part sur son visage mais ne peut pas la trouver pour y introduire proprement la bouillie. Notons également que le singe lui-même est « nourri » (secrètement) par un voisin, c’est-à-dire que cet être humain accomplit correctement ce que le singe transforme en imitation grotesque. Ensuite le passage concernant les habits. A noter que la séquence des actions, donner à manger puis habiller, est en elle-même correcte, ce qui nous mènerait à introduire un nouveau principe d’imaginaire baroque dans le comportement simiesque : il n’est pas totalement aliéné du comportement humain. Cela signifie qu’en fait il existe une similitude homme-singe qu’on peut appeler nocturne (au moins partiellement) c’est-à-dire mettant l’accent sur la similitude et l’inclusion plutôt que sur la différence et l’exclusion. Cela complique notre examen du singe dans Francion car il assume, comme on vient de le voir, des fonctions d’abord diurnes ensuite nocturnes. Et de nouveau le diurne, lorsqu’il passe à Francion ses habits, mais à l’envers. Donc on peut voir que, dans ce passage, le singe assume les deux régimes imagologiques de façon séquentielle, c’està-dire qu’il relève en fait du pôle disséminatoire formulé par Wunenburger. Mais Sorel est trop ingénieux pour nous laisser assigner de façon définitive ces catégories au singe. Il termine l’épisode sur ces mots : « Enfin le singe ayant accomply son bel ouvrage, sauta de la fenestre sur un arbre, et de là s’en retourna chez luy. » (Ibid.) Il faut voir dans cette conclusion une Francis Assaf 10 réversion du singe à l’animalité : il sort par la fenêtre, contrairement à un être humain, qui sortirait par une porte pour aller dans la rue. Le singe saute dans un arbre, résidence du non-humain. C’est-à-dire que Sorel, après nous avoir fait voir le singe comme une alternance de l’humain et de l’animal, le fait revenir à sa nature première, laissant là le petit Francion sans doute terrifié et en larmes par sa rencontre avec l’Autre, alors, notonsle avec Wim De Vos, qu’il a été successivement abandonné par les humains qui normalement prennent soin de lui, à savoir sa mère, partie à la messe, et la servante, partie on ne sait où (De Vos 66). L’épisode de la bouillie et des vêtements n’est pas le seul mettant en cause l’animal, puisqu’il revient la nuit suivante. Cette fois-ci, ce n’est pas pour contrefaire la servante, mais pour imiter une autre fonction : Le meschant singe revint encore chez nous la nuict suivante, et ayant estalé tous les gettons 2 d’une bourse sur la table de la salle, comme s’il les eust voulu compter, et ayant aussi renversé beaucoup d’escuelles en la cuisine, s’en retourna avant le jour par entre les barreaux d’une petite fenestre, qui n’avait point de volet, et qui luy avoit desja servy de passage (Francion 166). De Vos cite le Dictionnaire universel de Furetière (67) pour préciser que les jetons sont utilisés pour compter. Le Dictionnaire de l’Académie française dit essentiellement la même chose. De même que les actions du singe envers Francion sont des imitations grotesques de soins (nourriture, habillement), ce qu’il fait avec les jetons est également grotesque. Si l’emploi des jetons était de servir à compter, le singe ne peut évidemment le faire mais il l’a sans doute vu faire et manifeste par ses manipulations - encore une fois - qu’il est une imitation baroque d’homme. On verra plus loin dans le récit que, contrairement aux servantes de la maisonnée qui ont cru en la présence d’un lutin ou d’un diable, le père de Francion réussit à élucider le mystère et à déterminer que les déprédations attribuées à un esprit malin ne sont que le fait d’un animal, exotique il est vrai, mais bien réel et sans attributs surnaturels, conclusion bien libertine. Revenons brièvement à la citation de F. Tinguely, en l’appliquant au narrateur éponyme du roman de Sorel. Si Francion parle du singe, c’est qu’il parle de lui-même, c’est-à-dire qu’il se pose en homme (être doué de raison, complet, unifié) par rapport au non-humain. Et donc, effectivement, le singe devient signe. N’oublions pas que les servantes de la maisonnée avaient pris cet animal pour un diable, terme qui signifie calomniateur, semeur de zizanie, de désunion, donc figure éminemment diurne qui, paradoxalement, 2 Le Dictionnaire de l’Académie française (1778) orthographie « jeton ». Singeries baroques 11 n’intervient que la nuit, posant ainsi au sein du temps qui devrait être celui de l’union une activité qui fragmente, dérange, perturbe. Le Francion passe-t-il vraiment sous silence l’intelligence du singe, comme le prétend F. Tinguely (87) ? Il est vrai qu’on le voit surtout imiter de façon déformée le comportement humain et que d’autre part Montaigne, dans l’« Apologie de Raymond Sebond » (II, 12 des Essais) parle surtout de sa laideur (463), sans lui attribuer aucune des qualités qu’il donne même aux abeilles, aux tigres et aux crocodiles, tout en reconnaissant que c’est l’animal qui ressemble le plus à l’homme. Toutefois, on pourrait déceler un embryon de raison chez cet animal, comme lorsque, ayant fait une imitation de nourrir le petit Francion, il lui apporte ses vêtements et essaie de le vêtir. Bien sûr, l’épisode suivant dans la cuisine nous indique que le singe est doué de raison - à un niveau très primitif - puisqu’il sait dénouer les cordons d’une bourse et étaler les jetons de compte sur une table, mais la simple imitation dévoyée est-elle suffisante pour parler de raison ? En définitive là n’est pas le propos de Sorel. Image déformée de l’homme, le singe du Francion ne saurait être vraiment raisonnable car alors il n’existerait en lui aucune différence par rapport à l’homme et son altérité baroque s’évanouirait avec son intérêt. Le singe du Page disgracié l’est-il vraiment plus ? F. Tinguely attribue le traitement du thème simiesque par Tristan à une influence du Discours de la méthode, des Méditations et des objections d’Arnauld et de Gassendi à la doctrine cartésienne (87). C’est possible. Notons cependant tout d’abord que Tristan parle d’un « grand singe », vraisemblablement un chimpanzé 3 , terme importé en France en 1638 par le naturaliste Guy de La Brosse (1586 ? - 1641) 4 sous la forme quimpezé, qui n’apparaît pas chez Tristan. Il lui attribue l’âge de 14 ou 15 ans, ce qui en fait un jeune adulte, la longévité des chimpanzés étant en moyenne de 45 ans 5 . Contrairement au singe de Sorel, l’analyse de F. Tinguely fait voir celui de Tristan comme singulièrement anthropomorphe. Il faut cependant faire la part des choses. Le singe de Sorel ne semble pas être un chimpanzé, mais quelque chose de plus petit, puisqu’il peut se faufiler entre les barreaux d’une petite fenêtre (citation supra), alors que celui de Tristan semble bien 3 Le premier chimpanzé arrivé en Europe est celui de la ménagerie du duc d’Orange. Il mourut en 1641 et fut disséqué. http: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Chimpanz%C3%A9. Interrogé le 19 avril 2011. 4 Médecin de Louis XIII et fondateur du Jardin du roi, qui deviendra par la suite le Muséum national d’histoire naturelle. http: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Guy_de_La_Brosse. Interrogé le 17 avril 2011. 5 http: / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Chimpanz%C3%A9. Interrogé le 17 avril 2011. Francis Assaf 12 se rapprocher plus de l’homme. Comme le fait voir le texte de Tristan, son comportement est très peu simiesque, en définitive : Il ne se passait guère de jours qu’on ne découvrît en ce maudit animal quelque nouvelle méchanceté. Il courait souvent après les filles pour essayer de les prendre à force, il faisait semblant de vouloir mordre les petits garçons pâtissiers, afin de les épouvanter et manger toute la marchandise qu’ils portaient. Il avait appris à ruer des pierres, à voir combattre les enfants ; et tous les jours il se rendait hors la ville pour prendre parti dans leurs combats, et l’on voyait presque toujours que le côté où s’était rangé le singe avait l’avantage. Je l’ai vu souvent aller quérir du vin au cabaret, pour un valet de pied qui le gouvernait, et poser en chemin sa bouteille en quelque lieu sûr, pour jeter des pierres aux petits enfants qui le suivaient, et lorsqu’il les avait repoussés, il continuait son voyage (184). « Maître Robert » exhibe un comportement très « humain » : agressivité sexuelle, bellicosité, gloutonnerie, mais aussi précaution lorsqu’il met en lieu sûr sa bouteille de vin avant de prendre part à des combats entre gamins à coups de pierres. Il sait discerner ce que c’est qu’une femelle, même si elle n’est pas de son espèce, et aussi faire preuve de prévoyance. Ce dernier trait n’est pas surprenant. Dans son ouvrage On Becoming Human, Nancy Makepeace Tanner cite à partir des observations de la célèbre primatologue Jane Goodall le cas de chimpanzés (à l’état sauvage) préparant et transportant des brindilles pour « pêcher » des termites, remplaçant par des brindilles droites celles qui se tordent et deviennent de ce fait inutilisables (126). Un autre comportement très « humain » du grand singe est son rapport avec l’argent. Est-ce raisonnement ou dressage ? Toujours est-il qu’il s’attend toujours à recevoir la monnaie de sa pièce lorsqu’il va faire remplir sa bouteille de vin (Tinguely 88). F. Tinguely met l’accent sur les différences qui séparent le singe de Sorel de celui de Tristan. Il n’aborde pas toutefois le problème de la vraisemblance. Un simple chimpanzé est-il capable d’un comportement aussi varié, aussi volontaire et contraire à l’instinct, surtout en ce qui concerne les transactions financières, centrées sur l’achat et la consommation de vin ? Il faut dire que le texte de Tristan est muet là-dessus et qu’il passe sans aucune transition au chapitre suivant, sans avoir fait réflexion sur le degré d’humanisation (dans le mauvais sens) du « grand singe ». Néanmoins, F. Tinguely analyse en détail ce qu’il considère comme le cœur du chapitre, l’épisode où le singe jette à pleines poignées dans la rue la paie des troupes : Singeries baroques 13 La première chose qu’il fit, ce fut de remplir ses bouges 6 de pistoles qu’il trouva étalées sur la table, comme cela parut après, et, s’étant muni de ce dont il s’imaginait avoir besoin pour trafiquer au cabaret, il prit un sac de pièces d’or et, montant sur la couverture de la maison, se mit à les jeter à poignées. Au commencement ce n’était que pour avoir le plaisir de les voir tomber et faire bruit sur le pavé ; mais ensuite ce fut pour avoir le divertissement de voir tout le monde se battre à qui en aurait. Cela le fit rentrer dans la chambre pour aller querir d’autres sacs quand celui-là fut vidé, et le nombre fut si grand des personnes qui se pressèrent pour arriver à l’endroit où maître Robert faisait largesse qu’on ne pouvait plus entrer dans la rue, tellement que le payeur, tout transi de douleur, et son commis fondant en larmes, ne purent approcher de leur maison et furent de loin spectateurs du désastre, sans pouvoir jamais y donner ordre (185) . L’analyse que fait F. Tinguely de ce passage est fort intéressante. Sans parler de baroque, il évoque fort pertinemment l’inversion spatiale qui met le singe au faîte de la maison et ses « bénéficiaires » en bas, dans la rue. La supériorité à la fois spatiale et factuelle du singe en fait, au moins provisoirement, un être supérieur par l’inversion des rôles entre homme et animal, puisque c’est lui qui donne et les humains qui reçoivent. Mais l’inversion ne s’arrête pas là : le singe donne de l’argent qui n’est pas à lui à des gens qui le prennent sachant fort bien qu’ils n’y ont pas droit. Cette excursion hors de la légalité et du droit achève de donner à la scène son caractère baroque et en même temps se relie à la thèse de F. Tinguely, qui voit dans ce rabaissement de l’homme au-dessous de la bête un brouillage de la ligne de démarcation qui sépare l’humain de l’animal et donc a le potentiel de mettre en question l’immortalité de l’âme (Tinguely 89 et n. 20). On peut cependant se poser la question : tout libertin qu’il est, Tristan a-t-il vraiment voulu soulever cette question, ou n’a-t-il simplement fait que s’inspirer d’un texte antérieur ? F. Tinguely lui-même rapporte l’existence d’une traduction française de l’ouvrage de l’Inca Garcilaso de la Vega, effectuée par Jean Baudoin en 1633, dix années donc avant la parution du Page disgracié. Cet ouvrage rapporte des extraits de récits du jésuite José de 6 D’après Jean Nicot (Thresor de la langue françoise - 1606) « Et est un mot naïf Gaulois, comme dit Sext. Pompon. Festus, duquel les Gaulois appeloient ces petits sacs de cuir, que ceux qui alloient aux champs portoient pendants à leurs bras, (comme adjouste Nonius Marcellus) ausquels ils mettoient leurs petites besongnes, comme se peut comprendre de ce vers du 16. livre des Satyres de Lucilius, parlant d’un qui n’avoit nul equippage » On peut donc penser que ce singe soit portait un habit, soit avait des pochettes ou petits sacs accrochés à l’épaule, indice supplémentaire de son anthropomorphisme, qui va plus loin que la casaque verte que porte le singe de Sorel. Nous regrettons, faute de place, de n’avoir pu donner la citation entière de Nicot, qui offre de très intéressants aperçus culturels. Francis Assaf 14 Acosta, auteur de l’Historia natural y moral de las Indias, publié en 1590. Le titre français de l’ouvrage de Garcilaso est Histoire des Yncas, roys du peru. F. Tinguely rapporte les similitudes qui existent entre un passage cité du p. Acosta et un passage semblable dans Le Page disgracié : [E]stant dans Cartagene 7 en la maison du Gouverneur, j’y vis un de ces animaux, duquel on me dit des merveilles presque incroyables. Qu-d on luy envoyoit querir du vin au cabaret, il faisoit põctuellement les choses qui luy estoient eniointes, tenoit le pot d’une main, & de l’autre son argent, qu’il ne donnoit jamais qu’il n’eust du vin en mesme temps. Que si de hazard en se retirant il trouvoit par la ruë des ieunes garçons qui luy ruassent des pierres, ou qu’ils luy fissent la huée, alors il posoit son pot d’vn costé, & prenoit des cailloux, à force desquels il se faisoit faire place, puis voyant le chemin libre, il prenoit son pot, & passoit outre (Acosta in Histoire des Yncas 1087). Tous les fameux cabaretiers connaissaient le singe, et leurs garçons étaient faits en prenant sa bouteille à lui faire tirer l’argent qu’il avait dans ses bouges, et selon la valeur de la pièce qu’il leur portait, ils lui remplissaient sa bouteille du meilleur vin et lui rendaient son reste ; le singe aussi, que l’on appelait maître Robert, était accoutumé à remporter quelque monnaie, quand ce n’eût été qu’un double ou deux ; et si l’on pensait le renvoyer sans lui donner quelque chose à mettre dans ses gifles 8 , il apprenait à coups de dent au cabaretier à faire exactement son devoir. Souvent il allait se mettre au guet dans la salle des gardes du prince. lorsqu’il voyait jouer aux dés, pour ramasser subtilement l’argent qui tombait quelquefois à terre et s’enfuir au cabaret, car il était fort grand ivrogne (Le Page disgracié 184). Les deux passages ne sont pas identiques. Tristan a vraisemblablement développé le passage du p. Acosta en le « démultipliant » plus ou moins et en l’enjolivant quelque peu. Il n’est pas clair quelle sorte de singe le gouverneur entretenait et faisait servir d’échanson, mais il n’est pas 7 Cartagena de Indias, dans l’actuelle Colombie, sur la côte est (caraïbe). 8 Ses joues.