eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/79

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2013
4079

Quel honneur y a-t-il en pédanterie?

2013
Francis Assaf
PFSCL XL, 79 (2013) Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? F RANCIS A SSAF (U NIVERSITY OF G EORGIA ) « C’est l’honneur qui nourrit les arts », nous apprend Cicéron. Et c’est la pédanterie et les pédants qui les pourrissent, pourrait-on dire en corollaire… Le personnage du pédant tel qu’il est représenté dans les histoires comiques non seulement représente l’antithèse du vrai savoir, mais aussi personnifie tous ceux qui, substituant le psittacisme en langue morte à la pensée en langue vivante, la déshonorent, lui font un affront. Je focalise mon travail sur trois de ces histoires comiques, les mieux connues : Première journée de Théophile (1623), Francion de Sorel (1623- 1626-1633), Les Avantures de Dassoucy (1677). Je me demande jusqu’à quel point ces pédants - qui sont loin de constituer des personnages mineurs ou insignifiants des récits en question - se montrent contempteurs des valeurs esthétiques et langagières portées par une modernité qui veut s’affranchir d’une antiquité transformée en fardeau par l’ignorance foncière des pédants. Non que nos auteurs rejettent la pratique du latin en soi, mais l’axiologie dévoyée que constitue le dérèglement à la fois langagier et comportemental qu’ils manifestent dans ces personnages (Sydias va bien plus loin dans le grotesque qu’Hortensius, par exemple), génère sciemment une apodicticité factice, illégitime parce que niant la modernité - c’est-à-dire la réalité - et par laquelle les auteurs font ressortir ce que c’est que d’être le contraire d’un homme d’esprit. Sans être le moins du monde de petits saints, Francion et le je de Première journée (c’est-à-dire Théophile lui-même), encore moins Dassoucy, servent de repoussoir à ces personnages à peu près dans tous les domaines : langage, comportement, sens des réalités, du bon goût et de l’amitié 1 . Dans un article de 1997, Véronique Joucla examine l’usage du latin par les trois pédants, évaluant simultanément l’utilisation dégradée du latin par Sydias (Première journée), Hortensius (Francion) et Triboulet (Avantures) et la 1 Voir mon article « Francion: écriture moderne, écriture baroque. » Œuvres et critiques XXXII, 2 (2007) : 81-107. Francis Assaf 366 concomitante folie de ces personnages (ou du moins le décalage abrupt et permanent par rapport à la norme établie et pratiquée par les gens véritablement raisonnables et cultivés). Ni Sorel, ni Théophile, ni monsieur Coypeau ne font exprimer à leurs personnages principaux la honte qu’ils éprouvent à être confrontés à ces grossières caricatures d’intellectuels. Néanmoins, comme Francion et le je de Première journée s’efforcent de maintenir à la fois un certain niveau de culture et une éthique langagière née de celui-ci, le lecteur ne peut manquer alors de constater la dichotomie qui existe entre le bien-dire et le mal-dire, le bien-faire et le mal-faire. Elle n’existe que parce que les pédants introduisent une disconvenance permanente (sur le mode comique, bien entendu, mais elle n’en est pas moins là). Elle s’oppose au « bon » langage (le français) et à un savoir qu’informe la modernité (née de la raison), alors que le déshonorent les pédants par leur usage intempestif du latin 2 autant que par leur comportement dans la vie courante. L’article de Joucla s’ouvre sur une mention de l’entrée « pédant » du Dictionnaire universel, laquelle elle ne cite que partiellement, cependant, se contentant surtout de la paraphraser. Comme elle le déclare au premier paragraphe, le pédant « dispute en galimathias », employant un « discours obscur et embrouillé, où on ne comprend rien (111) », selon la définition du terme par Furetière (T. I [A-H], 987). Furetière donne deux définitions du mot pédant, la première se rapportant aux légitimes fonctions pédagogiques ; la deuxième, dans son acception substantive, trois fois plus longue et farcie d’exemples, mérite d’être citée in extenso (Voir appendice). Notons que Furetière conclut en citant quelques vers de la Satire IV de Boileau 3 . Outre le substantif, plus son usage comme adjectif, il nous donne « Pédanterie », « Pédantesque », « Pédantesquement », « Pédantiser » et « Pédantisme ». Une lexicologie aussi complète, avec citations des plus célèbres auteurs à l’appui, ne peut qu’indiquer la consternation que ressentait Furetière, ainsi que les auteurs qu’il cite, de la dégradation et du déshonneur infligés au savoir par les pédants, ce qui nous mène à nous interroger sur la pertinence lexicologique de la notion d’honneur par rapport à la pédanterie. Furetière consacre plusieurs pages 4 de son dictionnaire à examiner cette notion dans toutes ses possibles acceptions. Ce qui a surtout retenu mon attention, c’est l’étymologie du terme, dont il considère tour à tour les possibles origines latine et grecque. Selon lui, on pourrait envisager deux 2 Voir aussi « Francion : roman du travesti, travestissement du roman. » Cahiers du Dix-septième, XI, 1 (2006) : 147-160. 3 Satire IV, vv. 5-8. In Œuvres complètes. Paris : Gallimard (Pléiade), 1966, p. 26. 4 1095-1097 du T. I (A-H). Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 367 racines, donc. La latine est onus, c’est-à-dire charge, responsabilité, que l’on retrouve dans une expression vieillie : briguer les honneurs. Il privilégie néanmoins - à tort, semblerait-il 5 - une origine grecque, ονοσ , c’est-à-dire le prix auquel on vend une chose 6 , disant que « L’honneur n’est autre chose que le cas que nous témoignons faire d’une personne » (T. I, 1096). Par là, même s’il a tort, Furetière établit une norme déontologique. Si je m’en tiens à l’étymologie grecque, toute incorrecte qu’elle est, l’intention que je décèle dans les condamnations de la pédanterie chez les auteurs d’histoires comiques est que les pédants font plus de cas du latin, langue morte, que du français, langue vivante, ce qui se rapporte soit à un rejet complet des idées modernes, soit à l’effort futile d’exprimer ces idées dans une matrice langagière inapte à le faire, chose que rapporte également Joucla, en termes un peu différents (123). Puisque le premier symptôme de la pédanterie est l’usage du latin, usage abusif autant qu’intempestif, tournons-nous vers l’article de cette critique. L’auteure effectue en contexte un exposé systématique des expressions latines qu’utilisent les pédants (sans les traduire, hélas ! pour nous autres non-latinistes et/ ou non-pédants), les situant à bon escient dans le contexte dégradé de la cuisine, de l’ivrognerie et de l’hypocrisie méchante et agressive. Bien que Première journée et Francion soient pratiquement contemporains, je commencerai par Sydias, le pédant de Théophile. Joucla ne le traite pas autant en profondeur qu’elle ne le fait d’Hortensius 7 . Je citerai donc, en guise d’ouverture, cette première éructation du personnage, mêlant le latin aux langues modernes (français et italien). Elle est significative, dans le schème narratif et idéologique de Théophile : au chapitre II, lorsque le je réveille Sydias, celui-ci s’exclame : « Per Deum atque hominum fidem 8 , me ditil, laissez-moi dormir. J’ai passé la moitié de la nuit après cet intrigo de 5 Le site du CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales - http: / / www.cnrtl.fr/ etymologie/ honneur/ substantif, interrogé le 5 août 2012) ne fait mention d’aucune origine grecque, ne lui attribuant qu’une latine. Le Petit Robert confirme cela, ainsi que la consultation d’un dictionnaire français-grec ancien, numérisé par l’Université de Toronto. 6 D’où l’adjectif français « onéreux ». 7 Elle ne commence son examen de Sydias qu’au chapitre IV de Première journée. 8 Par Dieu et au nom des hommes… J. Prévot indique à la n. 3 de la p. 9 (p. 1250 du T. I) que la traduction pose des difficultés, n’étant point en latin classique, mais une sorte de latin « christianisé » (la majuscule de ‘Deum’) par Théophile. Il aurait pu pousser un peu plus loin son analyse pour demander dans quelle mesure Théophile veut lancer une pointe à la religion en l’associant avec la pédanterie. Francis Assaf 368 modalibus 9 , et ce forgeron que vous oyez là-bas a continué cette sonnerie depuis deux heures après minuit. » (9). Je reviendrai sur le rapport entre mélanges linguistiques et pédanterie, mais je voudrais réfléchir ici sur les circonstances : réveillé en sursaut, Sydias s’exprime spontanément en latin. Ce n’est qu’après cette première déclaration qu’il songe à passer au français. Il faut donc croire que ce n’est pas pour déployer exprès sa (fausse) érudition, mais qu’il a intériorisé le latin (un latin quelque peu abâtardi, si l’on en croit la note de J. Prévot, supra) à tel point qu’il a supplanté sa langue maternelle, c’est-à-dire, pour Théophile, la langue naturelle. Nous assistons ici au premier exemple de la dénaturation de Sydias ; autrement dit, l’auteur nous offre le premier indice de la sottise de ce personnage, qu’on pourrait rapporter à ce que dit du pédant Saint-Evremond cité par Furetière. La conversation qu’entretient le je avec Clitiphon fait contraste avec cette première manifestation grotesque. C’est là que le narrateur exprime, avec une grande dignité, sa philosophie libertine, bien épicurienne. La recherche du plaisir, but suprême, signifie le rejet de toute contrainte : [I]l faut avoir de la passion non seulement pour les hommes de vertu, pour les belles femmes, mais aussi pour toute sorte de belles choses. J’aime un beau jour, des fontaines claires, l’aspect des montagnes, l’étendue d’une grande plaine, de belles forêts, l’Océan, ses vagues, son calme, ses rivages. J’aime encore tout ce qui touche plus particulièrement les sens, la musique, les fleurs, les beaux habits, la chasse, les beaux chevaux, les bonnes odeurs, la bonne chère. Mais à tout cela mon désir ne s’attache que pour se plaire, et non pas pour se travailler 10 . (10-11) On se demande à ce propos si le plaisir - dans son acception épicurienne - n’est pas une notion complètement étrangère à Sydias. Seconde intervention de ce dernier qui, de nouveau réveillé, lance un vers, qui n’est ni virgilien, ni d’aucun poète latin 11 , « Nec Veneris, nec tu vini capiaris amore 12 », qu’il fera suivre d’une déclaration illustrant à la fois sa vanité et sa 9 Embrouillamini sur les modales. Prévot indique à la n. 4 de la p. 9 (p. 1251) que cette expression mélange latin et italien. Elle témoigne aussi de la pédanterie grammaticale de Sydias. 10 Rappelons (sans pédanterie…) que travail trouve son origine latine dans tripalium, mot populaire désignant un instrument d’immobilisation, voire de torture, formé de trois pieux. La connotation de souffrance persiste dans l’acception du terme en obstétrique. 11 En dépit de ce que dit Théophile. Voir la n. 8 de la p. 11 (p. 1212). Prévot consacre un paragraphe de plusieurs lignes en commentaire à la cervelle de Sydias, farcie de latin. 12 Ne te laisse prendre à l’amour, ni de Vénus ni du vin. Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 369 pédanterie : « Nunquid excepistis quem in transversus parietem vobis vibravi versum, potuitne opportunus laudari ? 13 » Joucla souligne (113) l’altercation à la fois violente et ridicule du chapitre IV, entre Sydias et un autre pédant, dont le sujet est odor in pomo (le parfum dans le fruit) : savoir si c’est substance ou accident. Citer Théophile encore une fois n’ajouterait pas grand-chose à mon propos ; sachons seulement que Sydias s’est fait rosser d’importance par le jeune scolastique pour avoir soutenu que odor in pomo relevait de la substance et non de l’accident. Nous pouvons constater aussi aux chapitres IV V et VI, que non seulement Sydias ne crache pas sur le vin, mais qu’il s’enivre volontiers avec des excès qui consternent le je (Première journée 21, 23), accompagnant ses débordements de rafales de latin aussi considérablement dénaturé 14 qu’alcoolisé. Cette obsession du latin correspond à une doxa 15 que réprouve évidemment Théophile. Dans un article de 2004, Jocelyn Royé évoque l’attachement acharné à cette doxa de certaines structures institutionnelles et l’opposition vigoureuse à cette attitude que manifeste Boileau dans l’Arrest burlesque, rédigé en 1701 pour, dit-il, empêcher l’Université d’obtenir du Parlement un arrêt interdisant, dans les écoles de philosophie, l’enseignement de doctrines autres que celles d’Aristote (Escal 1066, Royé 526). Sans jamais employer le terme de pédant, Boileau laisse clairement entendre qu’il ne considère les sorbonnagres - pour emprunter le terme de Maître Alcofrybas - que comme des pédants. Voyons plutôt : [La Cour] Ordonne qu’il [Aristote] sera toûjours suivi et enseigné par les Regens, Docteurs, Maîtres-ès-Arts et Professeurs de ladite Université. Sans que pour cela ils ne soient obligés de le lire ni de sçavoir sa langue et ses sentimens. (Boileau, Œuvres complètes 329). En 1623, c’est-à-dire plus de trois-quarts de siècle avant Boileau, Théophile nous avait présenté en Sydias une image du pédant esclave d’une doxa déjà périmée jusqu’au grotesque, déshonorant à la fois les classiques et la notion d’homme d’esprit, laquelle image, pour être passagèrement comique (ou risible), ajoute en définitive au pessimisme de l’explicit de Première journée car, partant pour l’exil, le je n’aura même pas la consolation de la compagnie de Clitiphon, retenu par l’amour. Son seul compagnon de route sera Sydias (26). 13 N’avez-vous point reçu le vers qu’à travers le mur j’ai fait retentir pour vous, et ne pouvait-il être loué plus avantageusement ? 14 Voir le commentaire de J. Prévot dans la n. 2 de la p. 21 (p. 1257). 15 Doxa de la « communauté » pédantesque », si tant est qu’il en existe véritablement une. Francis Assaf 370 Si ce contemporain de Sydias, le Hortensius du Francion, ne s’abêtit pas dans la boisson comme celui-là, il ne nous en présente pas moins lui aussi l’image d’un personnage dégradé. Ce qui est intéressant à noter, c’est que l’entrée de Francion au collège où sévit Hortensius suit, au Troisième Livre, de très près l’épisode du singe. Après avoir été malmené par cet animal, Francion, en un télescopage temporel et textuel savamment orchestré par l’auteur, se retrouve sous la férule du pédant, qui nous est présenté comme suit : Mon maistre de chambre estoit un jeune homme glorieux et impertinent au possible, il se faisoit appeller Hortensius par excellence, comme s’il fut descendu de l’ancien Orateur qui vivoit a Rome du temps de Ciceron, ou comme si son eloquence eust esté pareille a la sienne. Son nom estoit, je pense, Le heurteur, mais il l’avoit voulu desguiser, afin qu’il eust quelque chose de Romain, et que l’on creust que la langue Latine luy estoit comme maternelle. (Francion 171). La note de l’édition Pléiade 16 ne nous apporte guère de lumières sur ce nom, « Le Heurteur ». Sans être latiniste, j’y discerne cependant une francisation ironique du terme latin hortator. Loin d’être celui qui encourage, qui exhorte, comme le veut le sens propre du terme, ce vocable se rapporte sans doute ici à l’homme qui, sur les galères romaines, réglait le rythme de la nage avec un tambour ou un bâton pour obtenir un rendement maximum des rameurs 17 . L’avarice de Hortensius et sa tendance à maltraiter les élèves confiés à sa garde lui méritent bien ce nom dégradé de son sens originel 18 . Par ailleurs, Sorel annonce l’Arrest burlesque lorsqu’il commente l’ignorance des régents et maîtres de collège : Tandis que leur moruë est dessus le feu, ils consultent quelque peu leurs livres, et se font à la fin passer Maistres es arts : ils lisent seulement les commentaires et les Scholiastes 19 des Autheurs, afin de les expliquer à leurs disciples, et leur donner des annotations là-dessus (Romanciers du XVII e siècle 184). Ces soi-disant érudits, ces pédants, ne sont-ce donc pas en définitive des singes? Des singes du savoir ? Et comme le singe est une caricature 16 Romanciers du XVII e siècle, p. 1377. 17 J’ai d’ailleurs parlé de ça dans un précédent article : « Francion : une étude carnavalesque. » Littératures classiques No. 41 (Hiver 2001) : 85-95. 18 Voir Romanciers du XVII e siècle, p. 171. 19 Selon le Dictionnaire universel (T. II, I-Z, p. 896), commentateur, en particulier des auteurs grecs. Autrement dit, les maîtres de collège ne font étudier à leurs élèves que des commentaires annotés et non les auteurs eux-mêmes, ce que Sorel considère implicitement comme une forme inférieure d’étude. Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 371 d’homme, Hortensius est une caricature à la fois d’érudit et de pédagogue. Dans un autre article 20 , j’ai fait une brève réflexion sur ce rapprochement, dans le contexte du travestissement. Mais qu’en est-il des actions honorables ou déshonorables ? Hortensius oblige Francion (comme tous ses pensionnaires) à parler uniquement latin, ce qui révolte le jeune garçon, dont le penchant naturel est de parler français. Non seulement le pédant l’oblige donc à renier sa propre nature en le réduisant à s’exprimer en un langage corrompu, mélange innommable de français et de latin (c’est-à-dire honteux pour qui veut bien parler), mais en plus, il lui refuse les nourritures terrestres : rappelons-nous à ce propos que le singe imite la nourrice du petit Francion en lui barbouillant le visage de bouillie, c’est-à-dire en ne lui donnant pas vraiment à manger. De même, Sorel consacre au moins deux bonnes pages (171-173) à faire le détail de l’avarice honteuse d’Hortensius concernant l’alimentation de ses pensionnaires. C’est dire que, comme le singe, le pédant ne fournit pas plus de nourriture corporelle au héros (ou très mauvaise) que de nourriture intellectuelle. Dans l’échelle des valeurs, cela le met en fait au-dessous du singe, dont personne n’attend rien de ce côté-là. Ajoutons qu’Hortensius, non content de lésiner sur les victuailles de ses pensionnaires, les prive même de celles qu’ils acquièrent par eux-mêmes (175-177). Ce trait ne se rapporte pas spécifiquement à la pédanterie telle que la définit Furetière, mais il contribue à rendre le personnage d’autant plus antipathique. Est-ce dire que Hortensius ne pratique jamais le français ? Au contraire ! Son discours amoureux, adressé à la belle (? ) Fremonde 21 , n’est toutefois nullement le sien (comme d’ailleurs son latin), mais provient de livres d’amour (c’est-à-dire sans doute de romans héroïco-galants) volés à Francion et surtout d’un volume « plein de Metaphores, d’Antitheses barbares, de figures si extraordinaires qu’on ne leur peut donner de nom, et d’un galimatias continuel, où le plus subtil esprit du monde fust demeuré a quia, s’il eust voulu expliquer quelque chose. » (189) Hortensius en appelle l’auteur un « Ciceron François » et calque son style sur le sien. Cela revient à dire qu’il n’a pas de voix propre, mais se contente de réitérer celle d’un auteur (dont nous ne connaîtrons jamais le nom), substituant ainsi à un discours oral possible (c’est-à-dire spontané et personnel) l’oralisation mécanique d’un texte écrit et qui n’est pas le sien, mais qu’il valorise audessus de tout ce qu’il pourrait dire, vu qu’il est produit par celui qu’il considère (à tort, bien entendu) comme un nouvel avatar de Cicéron. Comment Francion a-t-il eu vent de ce discours ? Il n’appert pas dans le 20 « Francion, travesti du roman, roman du travesti », 154. 21 Qui, selon les notes du texte, est peut-être bien une prostituée. Mais Hortensius est trop sot pour s’en apercevoir. Francis Assaf 372 texte qu’il ait accompagné son pédant. Néanmoins, voici le texte du compliment qu’adresse Hortensius à Fremonde : Mademoiselle, luy dit il, je gaigne en perdant, et si je perds en gaignant, a raison qu’en perdant la frequentation de Monsieur vostre pere, je gaigne la vostre, qui me fait encore perdre d’une autre façon : car je pers ma franchise en vous oyant discourir. Les incomparables charmes de vos incomparables perfections que l’on ne peut assez magnifier, se tiennent si bien sur leurs pieds en assaillant, que ce seroit estre orbe de raison, que de croire de pouvoir se defendre, pourquoy ce seroit tousjours la cause pour laquelle je me diray vostre incomparable serviteur. (189-190) Molière a-t-il pensé à ce passage en faisant parler Thomas Diafoirus 22 ? En tout cas, c’est au Dixième Livre que nous retrouvons notre pédant (409), qu’amène à Francion un de ses amis, Audebert, également ami du fils de l’avare seigneur Du Buisson 23 . Ce nouvel avatar d’Hortensius complète celui du Troisième Livre : après la farce que lui jouent Francion, son ami L’Escluse et un poète bègue du nom de Saluste 24 , ils vont lui rendre visite dans une imprimerie où il corrige des épreuves. Sont-ce celles de ses propres écrits ou n’est-ce que son emploi ? Sorel reste muet là-dessus. Néanmoins, si l’on se rappelle l’« Advertissement d’importance aux lecteurs », Sorel ne porte pas les métiers de l’imprimerie dans son cœur. Ce passage peut donc se lire comme un nouveau rabaissement d’Hortensius, tombé de l’état de maître de pension à celui de correcteur d’épreuves, c’est-à-dire même pas de prote, ou chef d’atelier. Le passage suivant peut se lire comme une suite logique à cette espèce de déchéance, avec sa description très élaborée de ses bottes, qu’il porte avec des éperons pour se donner l’air d’un gentilhomme (sans jamais monter à cheval), alors qu’elles sont tout éculées, ravaudées de partout et prêtes à mettre au rebut (413-414). Pour répondre aux moqueries de Francion et de ses amis sur ses bottes minables, Hortensius se lance dans une tirade aussi longue que grandiloquente, mêlant faux honneur et fausse science, sur la noblesse des bottes (la botte fait le gentilhomme) et leur aspect pratique (pour se protéger de la crotte de Paris — en dépit des nombreux trous), tirade lardée bien entendu d’autant de latin que sont criblées de trous ses bottes. Le poème satirique que compose L’Escluse (c’est-à-dire 22 Le Malade imaginaire, II, 4. 23 Voir Neuvième Livre. Pour Sorel, un seigneur avare est une disconvenance, quelqu’un qui déshonore sa classe. 24 Adam voit dans Saluste le personnage du poète Honorat de Bueil, seigneur de Racan (1589-1670), qui en effet était bègue et savait mal le latin (n. 2 de la p. 410, Romanciers du XVII e siècle 1406). L’anecdote que rapporte Adam dans la note se trouve p. 129 du T. II des Historiettes de Tallemant des Réaux. Paris : Alphonse Levavasseur, 1834. Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 373 Sorel) sur la dignité à la fois littéraire et mythologique des bottes est fort bien accueilli d’Hortensius, pour qui ironie et satire demeurent lettre morte. Amusons-nous avec une petite digression sur la botte au début du XVII e siècle. Un site web obligeant nous en fournit cette description : Au début du siècle, la mode était surtout à la botte. Henri IV envoya en Hongrie un habile tanneur pour étudier la préparation très spéciale des cuirs en Europe centrale et en rapporter le secret, perdu au siècle précédent : l’industrie des hongroyeurs se ranima et la fabrication des bottes souples connut une si grande vogue qu’elles furent admises même dans les salons et au bal, en 1608 ; une patte de cuir, le surpied, couvrait le cou-de-pied, maintenu par la soulette qui s’attachait sous le pied et fixait l’éperon. Ces bottes étaient hautes : l’entonnoir couvrait le genou lorsqu’on était à cheval et s’abaissait autour de la jambe pour la ville. Sous Louis XIII, une botte plus courte et plus légère s’appela ladrines 25 . Sans jamais le dire, Sorel nous fait constater qu’un aspect important de l’honneur intellectuel - et peut-être aussi moral - d’un homme d’esprit - l’opposé d’un pédant - consiste à reconnaître la valeur des signes. Ironie dans le cas d’Hortensius, dont le métier (ou l’occupation momentanée) consiste à mettre les signes justes à la place des faux sur le papier, mais qui demeure incapable de discerner qu’un signifiant dégradé ne saurait se rapporter à un signifié noble. Analyser le long discours décousu d’Hortensius au Dixième Livre mériterait à lui seul une étude séparée 26 . Sorel y fait preuve d’une imagination aussi débordante que celle de Lucien dans Les Histoires vraies. Ce discours est attribué à Hortensius pour faire ressortir sa folie, qui déshonore le savoir véritable. Un peu avant, l’auteur avait noté : Là dessus il [Hortensius] usa de tant de termes extraordinaires que Francion ne les put davantage souffrir sans lui demander s’il faloit parler comme il le faisoit, veu qu’il n’avoit en son stile que des hyperboles estranges, et des comparaisons tirées de si loing que cela ressembloit aux resveries d’un homme qui a la fievre chaude ou au langage de l’Empereur des petites maisons 27 . (426) 25 http: / / lecostumeatraverslessiecles.chealice.fr/ accessoires/ Chaussures/ XVIIeme. htm. Interrogé le 24 juillet 2012. Pour information, une paire de bottes mousquetaires chez lesavetier.com coûte aujourd’hui 450€. 26 Notons cependant que tout ce que dit Hortensius ici n’est pas dépourvu de sens. A la p. 427 de l’édition Pléiade, il dit exactement ce que dira Cyrano au début des Estats et empires de la lune, à savoir que la lune est un monde auquel la terre sert de lune. Voir « Francion : écriture moderne, écriture baroque » p. 98 et mes remarques sur le libertinage de Sorel. 27 L’asile des fous. Francis Assaf 374 On connaît la dernière aventure ridicule d’Hortensius, la farce consistant à lui faire croire qu’il a été élu roi de Pologne ; comme cela, l’auteur fait passer le lecteur du roi (politiquement) impuissant mais vrai (Henri III) au roi de carnaval. Semblent assez évidentes à ce point les injures que le pédant a faites à ceux qui honorent le vrai savoir ; la honte suprême dans le cas d’Hortensius consiste peut-être dans le fait qu’il est inconscient de sa propre déchéance, même si elle fait rire les autres. Quelque quarante ans plus tard, en 1677, Charles Coypeau Dassoucy nous donne ses Avantures. C’est au chapitre VII du premier livre qu’il fait la rencontre d’un personnage encore plus bas, vulgaire et grossier qu’Hortensius ou même Sydias : Triboulet, dont le nom, rappelons-le, était celui du fou de François I er . Il doit en fait ce sobriquet aux écoliers du pays latin, qui le harcelaient et le faisaient passer pour un fou, sans doute à cause de son extravagance (797). Si Théophile ne nous dit rien du costume de Sydias ni Sorel de celui d’Hortensius, Dassoucy nous présente Triboulet comme un « cuistre engiponné », c’est-à-dire vêtu d’un gippon, tunique dont l’origine remonte au XIV e siècle et qui servait d’abord aux chevaliers, plus tard remplacée par le pourpoint. Curieusement, à l’article « cuistre » du Dictionnaire universel 28 , nous apprenons que c’est un « Valet de Pedans, ou de Prêtres, & de gens de College, qui leur sert à faire cuire leur viande 29 . ». Le cuistre, donc, est encore au-dessous du pédant et, de fait, Triboulet nous est d’emblée présenté comme un ivrogne, non pas forcément en action, comme Sydias, mais le visage constellé de bubons, « marques de son intempérance », dit Dassoucy (Libertins du XVII e siècle 797). Ajoutons à cela la paillardise et une sorte de tartufferie, que l’on peut voir dans la hargne avec laquelle Triboulet persécute Dassoucy, à qui il impute publiquement toutes sortes d’hérésie et d’impiété (Libertins du XVII e siècle 798-799) le traitant de homo sceleratus atque nefandus 30 , chose qu’on ne voit pas, en fait, chez son prédécesseur moliéresque. Joucla le reconnaît bien : « Triboulet n’est pas Tartuffe, dit-elle, mais il n’en est pas très éloigné non plus » (124). On tombera d’accord que la vilenie du premier peut s’apparenter à celle du second, mais on décèle chez Triboulet une méchanceté gratuite, une sorte 28 T. I (A-H), p. 585. 29 Dans le sens général d’aliments. 30 Scélérat et impie. Il est intéressant de noter que Molière emploie ce terme dans Tartuffe, en parlant du personnage éponyme, d’abord à l’Acte III, 4 (v. 1028), ensuite à III, 6 (V. 1076), puis dans la didascalie entre les vv. 1487 et 1488, et enfin à la dernière scène de l’Acte V (v. 1865). Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 375 de rage de nuire qui ne se voit chez l’autre qu’à partir du v. 1557 (IV, 7) 31 , et tout au long de l’Acte V, lorsque Tartuffe rappelle à Orgon que la maison est à lui. Je dirai donc que Joucla ne va pas assez loin : Triboulet est en fait pire que Tartuffe, si on peut s’imaginer pareille chose. La fulgurante tirade (Libertins du XVII e siècle 800-803) par laquelle Dassoucy expose à une pieuse assemblée la véritable nature du cuistre, mélange de pédanterie, d’hypocrisie et de bassesse, rétablit en sa faveur l’opinion de l’assistance. Je conclurai très brièvement en disant que la gradation axiologique que je discerne dans ces personnages est peut-être subjective, mais enfin, nous allons de Sydias, relativement inoffensif, à Hortensius, qui maltraite des enfants ou des adolescents, pour finir avec Triboulet, dont on peut dire que son savoir est encore plus dégradé que celui de ses prédécesseurs, alors que sa méchanceté dépasse de loin la leur. Encore que la question que pose mon titre soit purement oratoire, je dirai d’accord avec Joucla (124) que ce personnage inversé que représente le pédant, même l’odieux Triboulet, est en définitive comique, parce que, selon elle, «la seule forme de salut se trouve alors dans la connaissance » (124). Et quel personnage comique manifeste de l’honneur ? Lequel est à priser ? Sans vouloir compléter ce propos par un exposé oiseux sur le théâtre et le savoir, je rappellerai que, même si Molière n’avait pas choisi de donner à son archi-pédant le nom de Trissotin, celui-ci, comme ceux dont je viens de parler, n’en provoquerait pas moins à la fois le rire, et le mépris. 31 Tartuffe C’est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître : La maison m’appartient, je le ferai connaître, Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours, Pour me chercher querelle, à ces lâches détours, Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure, Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture, Venger le Ciel qu’on blesse, et faire repentir Ceux qui parlent ici de me faire sortir. Francis Assaf 376 APPENDICE Deuxième définition du pédant (Furetière : Dictionnaire universel. T. II (I-Z). Seconde édition, revue, corrigée et augmentée par Monsieur Basnage de Beauval 32 . La Haye et Rotterdam : Arnoud et Reinier Leers, 1702). P. 479. PEDANT, se dit aussi d’un sçavant mal poli, grossier, opiniâtre ; qui fait un mauvais usage des sciences ; qui les tourne mal, qui fait de mechantes critiques, & observations, comme font la plupart des gens de College. Un Pedant est un homme qui a plus de lecture que de bon sens. DAC (Dacier ? ). Les Pedans sont gens toujours armez de pointes, & de syllogismes ; qui ne respirent la dispute et la chicane, & qui poursuivent une proposition jusqu’aux dernieres bornes de la Logique. Ce sont gens rustiques, & mal polis, qui ne peuvent se reduire au sens commun, ni assujettir leur esprit à l’usage & à la coutume, & qui proposent leurs sentimens d’un ton de maître, & d’un air decisif. REFL (Réflexions ? ). Un Pedant est un homme qui raisonne peu, qui a un (sic) extrême fierté, qui n’a qu’une fausse érudition, qui fait parade de sa science, qui cite sans cesse quelque Auteur Grec, ou Latin, &c. MALEB (Malebranche). Pour bien dépeindre la sottise d’un Pedant, il faut le representer tournant toutes les conversations sur la science dont il est possedé. ST. EV. (St. Évremond). Ce Pedant avec son sçavoir enrouillé prend des manières hautaines & meprisantes, & regarde en pitié ceux qui sçavent moins de Grec & de Latin que lui. BELL ( ? ). Le Barbon de Balzac est un parfait Pedant, gâté par le Grec, & le Latin, & un fou à force de science & de raisonnemens, BOU (Bouhours ? ). Il y a aussi bien des Pedans à la Cour & dans la ville, que dans l’Université. Un Ambassadeur toûjours attentif aux bienseances, & aux formalitez, n’est qu’un Pedant politique. WICQ (Vicq ? ). Les vices d’un Pedant, sont d’être mal poli, féroce, chagrin, critique opiniâtre & de disputer sur tout avec acharnement. On a dit de Monsieur Costar 33 dont les manieres étoient assez polies, qu’il étoit le Pedant le plus galant, & le galant le plus pedant qu’on pût voir. MEN (Ménage). Il y a aussi des femmes pedantes, qui sont les sçavantes à la maniére du College. Il y a des Pedans de toutes robes, de 32 Henri Basnage de Beauval (1657-1710). 33 Pierre Costar (1603-1660) était un homme de lettres et un bel esprit. Voir l’article du Dictionnaire des Lettres françaises — XVII e siècle. P. 338. Révisé par Emmanuel Bury. Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 377 toutes conditions, de tous états. Ce sont des doctes ignorans. GON (Gonon 34 ? ) Un Pedant 35 enyvré de sa vaine science, Tout horrifié de Grec, tout bouffi d’arrogance, Et qui de mille Auteurs retenus mot pour mot Dans sa tête entassez n’ont souvent fait qu’un sot. BOI (Boileau 36 ) 34 Benoist Gonon (†1656). Célestin, auteur de nouvelles et de romans pieux. Voir l’article du Dictionnaire des Lettres françaises — XVII e siècle, p. 549. Révisé par Jean Serroy. 35 Françoise Escal, l’annotatrice de l’édition Pléiade, indique que Boileau a pu avoir en vue Ménage (1613-1392) ou La Ménardière (1610-1663). 36 Satire IV, vv. 5-8. In Œuvres complètes. Paris : Gallimard (Pléiade), 1966, p. 26. Francis Assaf 378 Ouvrages cités Assaf, Francis. « Francion : écriture moderne, écriture baroque. » Œuvres et critiques XXXII, 2 (2007) : 81-107. Assaf, Francis. « Francion : roman du travesti, travestissement du roman.” Cahiers du Dix-septième, XI, 1 (2006) : 147-160. Assaf, Francis. « Francion, une étude carnavalesque ». Littératures classiques No. 41 (Hiver 2001) : 85-95. Boileau-Despréaux, Nicolas. Œuvres complètes. Introduction par Antoine Adam. Textes établis et annotés par Françoise Escal. Paris : Gallimard (Pléiade), 1966. Dassoucy, Charles Coypeau. Avantures. In Libertins du XVII e siècle, T. I. Edition et notes de Jacques Prévot. Paris : Gallimard (Pléiade), 1998. Dictionnaire des Lettres françaises - XVII e siècle. Édition révisée sous la direction de Patrick Dandrey. Paris : Librairie Générale Française (Le Livre de Poche - Encyclopédies d’aujourd’hui), 1996. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. Seconde édition, revue, corrigée et augmentée par Monsieur Basnage de Beauval. La Haye et Rotterdam : Arnoud et Reinier Leers, 1702. Joucla, Véronique. « Fonction du latin du pédant au XVII e siècle, dans Francion de Sorel, La (sic) Première journée de Théophile de Viau, Le Gascon extravagant de Claireville et Les Aventures de D’Assoucy ». In Contacts culturels et échanges linguistiques au XVII e siècle en France. (Yves Giraud, éd). Biblio 17 - 106. Paris- Seattle-Tübingen : Papers on French Seventeenth-Century Literature, 1997, 111- 124. Molière. Le Tartuffe, ou l’imposteur. In Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Georges Couton. T. I. Paris : Gallimard (Pléiade), 1971. Royé, Jocelyn. « Boileau entre pédants et beaux esprits ». Papers on French Seventeenth-Century Literature. Vol . XXXI, N° 61 (2004) : 523-538. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion. In Romanciers du XVII e siècle. Introduction et notes d’Antoine Adam. Paris : Gallimard (Pléiade), 1973. Tallemant des Réaux, Gédéon. Historiettes. T. II. Paris : Alphonse Levavasseur, 1834. Viau, Théophile de. Première journée. In Libertins du XVII e siècle, T. I. Edition et notes de Jacques Prévot. Paris, Gallimard (Pléiade), 1998.