eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/79

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2013
4079

De la comédie érudite à la comédie de salon: Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes)

2013
Jörn Steigerwald
PFSCL XL, 79 (2013) De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes) 1 JÖRN STEIGERWALD (R UHR -U NIVERSITÄT B OCHUM ) A priori, une approche ayant pour objectif de situer d’un point de vue esthétique Molière dans la dispute entre l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France paraît pour le moins surprenante sinon superflue, car il semble, à première vue, que le comédien, durant toute sa carrière, n’ait pris modèle ni sur l’un ni sur l’autre. Seule sa participation à la fête royale des Plaisirs de l’île enchantée en 1664 à Versailles suggère une certaine proximité avec l’Arioste dans la mesure où, pour le divertissement du roi, la mise en scène d’un épisode du Roland furieux de l’Arioste sert de cadre à la représentation de quatre comédies de Molière. Mais cette coïncidence rapprochant Molière de l’Arioste à l’occasion des Plaisirs montre davantage encore la distance qui sépare les deux auteurs, car elle met en relief la différence entre l’épopée chevaleresque de la Renaissance italienne et la naissance de la grande comédie à la Cour de France. Nous avons depuis longtemps l’habitude de considérer Molière comme le fondateur de la comédie classique, d’un genre donc qui reprend les règles dramatiques d’Aristote en respectant les trois unités et en organisant la pièce en cinq actes. 2 A cela s’ajoute que l’auteur épure pour ainsi dire la comédie, en éliminant de fait tous les éléments burlesques, en particulier toutes les figures de la comédie italienne - les figures de la commedia 1 La recherche nécessaire à la réalisation de cet article a été rendue possible grâce à une bourse Heisenberg de la DFG. 2 Suivant la conception de la comédie de Jean Chapelain (Lettres sur la Règle des Vingt-quatre heures) et de Guez de Balzac (Réponse a deux question, ou du caractère et de l’instruction de la comédie). Voir René Bray, La Formation de la doctrine classique, Paris, Hachette, 1927. Jörn Steigerwald 338 dell’arte inclues - et institue à la place une comédie de mœurs, voire de caractère qui présente alors au spectateur une obsession spécifique ou le défaut particulier d’un protagoniste dans le but de ridiculiser ce dernier. Cette manière de dénoncer le protagoniste sert alors de base à l’instruction implicite du public par le raisonneur : il s’oppose explicitement au caractère ridicule exposé sur scène en présentant son opinion de manière critique afin de corriger le protagoniste. En outre, Molière se présente lui-même, à travers ses comédies, comme auteur modèle de l’esthétique galante en offrant au public de « la cour et la ville » un divertissement du goût de celui-ci, divertissement portant, lui, sur la distinction, d’une part, et de l’autre sur les défauts du comportement. L’émergence de la comédie de salon peut être perçue comme la conséquence logique de cette intégration du théâtre comique dans la culture de la société de cour contemporaine. 3 D’où la dénomination de « Plaute et Térence de son siècle », attribuée à Molière par Jean Chapelain, notamment dans une lettre au professeur Ferrari de Padoue quelques mois après la mort du poète et dans laquelle il n’est nullement question de ‘l’Arioste ou du Tasse de son siècle’. 4 Néanmoins, ce fut le même Jean Chapelain qui parla de l’Arioste comme du Térence de son siècle à l’occasion de la « querelle des Suppositi » en ce que l’Arioste fonda la comédie moderne au début du XVI e siècle et développa, via ces pièces de théâtre, la conception de la comédie érudite. 5 Plus 3 Voir Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992; Alain Viala, « Les Signes Galants: A Historical Reevaluation of Galanterie“, Yale French Studies No. 92, Exploring the Conversible World: Text and Sociability from the Classical Age to the Enlightenment (1997), pp. 11-29 et Georges Forestier, avec Claude Bourqui, « Introduction », Molière, Œuvres complètes, éd. idem, Paris, Gallimard, 2010, tome I, pp. XI-LX. Toutes les citations des œuvres de Molière se réfèrent à cette édition. 4 Voir: « L’exercice de la profession de parler en public, s’il n’est modéré par prudence, attire ordinairement les fluxions sur la poitrine et enfin échauffe plus les poumons qu’il n’est besoin pour le rafraîchissement de la vie. Notre Molière, le Térence et le Plaute de notre siècle, en est péri au milieu de sa dernière action. Ménagés-vous, Monsieur, sur cet exercice et agissez plus à l’avenir de la main que de la voix. Vous et le public y trouverez mieux votre compte. » Jean Chapelain, Lettres, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880, t. II., p. 820. Chapelain ne fut ni le premier ni le seul à louer Molière en le comparant à Térence, Jean de La Fontaine se prêta plusieurs fois à cet exercice, de même que Bussy-Rabutin et le Père Rapin. 5 Sur la « querelle des Suppositi » voir Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France des origines jusqu’à la fin du XVIII e siècle, Paris, Éditions des Presses modernes, 1939, p. 39-40 et idem, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, p. 263-264. Voir également Zobeidah Youssef, Polémique et Les appropriations de l’Arioste par Molière 339 précisément, Chapelain fut à l’initiative de la « querelle des Suppositi » à l’Hôtel de Rambouillet en 1639 lors de laquelle on discuta des modèles à suivre, modèle italien de la comédie ou modèle espagnol, et des modèles à imiter, celui de l’Arioste ou celui de Lope de Vega. Dans cette dispute, Chapelain et Guez de Balzac prirent le parti de l’Arioste en argumentant que celui-ci suivait les traces de la Poétique d’Aristote, car, bien qu’il n’ait rien écrit sur la comédie, l’Arioste respecte le cadre poétologique de l’imitation théâtrale, et cela sur plusieurs niveaux : 1° il fait attention à respecter les trois unités, 2° il emploie, pour ses personnages, le registre de langue courant et 3° il se concentre sur la vie privée des bourgeois de son temps, qui sert d’espace social de la comédie et met en scène les habitudes et les valeurs de ses protagonistes. Ce faisant, l’Arioste non seulement adapte les pièces de Plaute et de Térence autrement, comme il le souligne lui-même dans les préfaces de ses comédies, mais il se présente aussi comme le Plaute et le Térence de son siècle. Et, fait plus important encore, il représente selon Chapelain et Balzac le modèle à suivre par les auteurs français de la comédie. La « querelle des Suppositi » aboutit donc à une conception française de la comédie érudite italienne visant à combiner la pratique sociale avec la pratique esthétique dans la représentation de la vie privée qui, elle, unirait l’imitation réglée de la nature (Chapelain) et la mise en scène d’une « médiocrité dorée » (Balzac). Ce regard sur la mise en scène de l’usage modéré de la pratique sociale et sur le respect des règles d’Aristote fait cependant abstraction de la conception de la comédie érudite de l’Arioste qui a pour intérêt principal la famille et le foyer et la problématisation des relations maison-parenté-sexualité. 6 Molière, de son côté, se réfère à la conception française de la comédie, littérature chez Guez de Balzac, Paris, Nizet, 1972, p. 188-211 ; Geogres Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français, Genève, Droz, 1988, p. 87-88: Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, p. 82-85 et Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste », Littératures classiques, Le temps des querelles, 2014 (à paraître). 6 Voir sur la comédie érudite Douglas Radcliff-Umstead, The Birth of Modern Comedy in Renaissance Italy, Chicago, University of Chicago Press, 1969; Richard F. Hardin, « Encountering Plautus in the Renaissance. A Humanist Debate on Comedy », Renaissance Quarterly 60, 3 (2007), pp. 789-818; Esther Schomacher, « Haus- Ordnung. Der häusliche Raum in Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), Renaissancetheater: Italien und die europäische Rezeption, pp. 165-191, idem / Rudolf Behrens, « Semantische Subversionen städtischen und häuslichen Raums in der Komödie des Cinquecento », Elisabeth Tiller, Christoph Mayer (dir.), RaumErkundungen. Einblicke und Ausblicke, Heidelberg, Winter, 2011, pp. 89-124. Voir pour la relation familiale Jean-Louis Flandrin, Le sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil 1981 ; Jörn Steigerwald 340 formulée par Chapelain et Guez de Balzac, ainsi qu’à la conception italienne de la comédie érudite, présentée par l’Arioste : il met en scène une constellation comique basée sur un conflit familial et qui observe les règles poétiques d’Aristote. 7 Deux transformations importantes permettent de distinguer la comédie de Molière de la comédie érudite de l’Arioste : 1° L’action de la comédie érudite se déroule dans un lieu public et lie dans sa mise en scène le pouvoir du père de famille à celui du souverain. Chaque subversion du pouvoir familial - qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’extérieur - indique une crise du pouvoir souverain, et cela même si la comédie se concentre sur les actions déstabilisant le pouvoir du père de maison. Deux intrigues en particulier signalent aux spectateurs une crise à l’intérieur du foyer : soit que la fille de la famille sorte seule de la maison, ce qui, selon les règles familiales de l’époque, n’est pas permis, soit qu’un jeune homme tente de s’introduire dans le foyer afin de mettre le père et la fille dans une position délicate : il se place alors, d’une part, en position de successeur potentiel du père, dans l’ignorance de ce dernier, et, fait plus important encore, sans la permission justement de ce dernier. D’autre part, il prend la place du mari de la fille, sans pour autant être marié à elle - élément qui explique premièrement la discussion abordée en France à compter de la « querelle des Suppositi » quant au problème de l’obscénité des comédies de l’Arioste. À cela s’ajoute le fait que la comédie érudite vise à la restitution des pouvoirs - du père et du souverain - par l’acte du mariage entre l’intrus, à savoir le jeune homme, et la fille de la maison. La transgression sert alors non seulement à la restitution de l’ordre familial, mais aussi à la problématisation des questions touchant à la morale - familiale et publique. Molière, au contraire, transforme la scénographie de la comédie en remplaçant, dès L’École des maris, les lieux extérieurs par un espace à l’intérieur de la maison : la comédie de salon achève par conséquent l’évolution théâtrale de Molière basée sur la tradition de la comédie italienne de la Renaissance. 2° La crise de la maison est provoquée dans la comédie de l’Arioste par le jeune intrus et / ou la fille de la famille qui agissent selon leur volonté et leurs tempéraments et non selon l’ordre de la maison, personnifiée par le idem, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 et Daniela Frigo, Il Padre di famiglia. Governo della casa e il governo civile nella tradizione dell’« Economica » tra Cinque e Seicento, Rome, Bulzoni, 1985. 7 Voir aussi Claude Bourqui: « Le drame bourgeois au XVII e siècle: premières occurrences italiennes, première expérience française », Le Drame du XVII e à nos jours, dir. Philippe Baron, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2004, pp. 29-42 et Patrizia de Capitani, Du spectaculaire à l’intime : Un Siècle de commedia erudita en Italie et en France (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Champion, 2005. Les appropriations de l’Arioste par Molière 341 père. Dans la comédie de Molière, par contre, c’est le père même qui déstabilise le foyer familial, et non le couple amoureux. Celui qui se doit être le garant de l’ordre agit alors contre sa propre maison en tentant d’acquérir une double position, celle du père et celle de l’amant. Cette double orientation du père, stimulée par ses désirs et ses fantaisies de pouvoir absolu, engendre une situation paradoxale : ce n’est plus lui qui se porte garant pour la maison, mais le couple des jeunes amoureux. En outre, la transformation de la comédie érudite en une comédie de salon va de pair avec une certaine transformation historique : la « maison fermée » de la Renaissance est remplacée au cours du XVII e siècle par la « maison ouverte ». Cette « maison ouverte » ouvre ses portes à des gens venant de l’extérieur de la maison dans le but d’un échange social et, ce qui est plus important, elle veut atteindre, grâce à la présence desdites personnes, l’objectif de mettre en évidence le capital symbolique de la maison. La valeur des visiteurs sert alors à augmenter le capital de la maison qui se voit en concurrence avec d’autres maisons. De plus, la « maison ouverte » permet pour la première fois un échange entre hommes et femmes dans un même lieu fermé. C’est ainsi que la maison devient non seulement un lieu d’échange social, mais elle devient également un espace d’échange social entre les familles et plus spécifiquement encore entre les deux sexes. Cette transformation est visible aussi au niveau de l’architecture, car on trouve des salles dans la « maison ouverte » qui n’existaient pas quelques décennies plus tôt, comme, entre autres, le salon et l’entrée. 8 Par ailleurs, cette transformation de la maison modifie également la position du père de famille, forcé dorénavant de faire face au problème suivant : il lui faut (re)trouver sa place dans l’organisation nouvelle de sa maison, bien que ou plutôt parce que la « maison ouverte » n’est plus l’espace social qui symbolise le pouvoir absolu sur la famille. Molière ne se contente pas uniquement de montrer cette transformation historique de la maison. En mettant en scène la crise de la maison initiée et provoquée par le père de famille, il présente par là même sa réponse à la question du comment qu’implique cette transformation des règles de la vie familiale. Il problématise, par conséquent, la relève interne de la maison en opposant un père traditionaliste, représentant obsolète de la « maison fermée », à un couple amoureux et ‘moderne’ : un couple qui personnifie l’idéal 8 Voir Alexandre Gady, Les Hôtels particuliers de Paris, du Moyen Âge à la Belle Époque, Paris, Éditions Parigramme, 2008. Jörn Steigerwald 342 nouveau du couple marié, d’un couple donc qui associe amour et amitié dans son mariage et, de ce fait, dans la « maison ouverte ». 9 Il est nécessaire, afin de mettre en évidence l’appropriation de la comédie érudite par Molière, de clarifier la transformation dans ses comédies de la constellation maison-parenté-sexualité. Dans un premier temps, je me référerai pour ce faire à L’École des maris en analysant la relation entre les deux pères et leurs filles ainsi que la relation entre les filles et l’intrus masculin. Je m’intéresserai ensuite à L’École des femmes pour y décrire les problèmes de la sexualité et du mariage relatifs au protagoniste Agnès. Pour finir, je me pencherai sur La Critique de l’École des femmes qui allie une réflexion sur la sexualité par le biais de l’obscénité à la mise en scène de la nouvelle « maison ouverte », lieu qui devient alors lieu de la conversation et, indirectement donc, de la mise en scène de la galanterie. 1. L’École des maris 10 Jean Chapelain écrit sur sa Liste de quelques gens de Lettres français vivants en 1662 à propos de Molière : MOLIÈRE. - Il a connu le caractère du comique et l’exécute naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est inventée mais judicieusement. Sa morale est bonne et il n’a qu’à se garder de la scurilité. 11 L’éloge de Chapelain se fait, à première vue, assez discret, car il met en opposition la connaissance du comique et la bonne morale à la « scurilité », voire à la bouffonnerie. Cependant, il faut signaler deux niveaux distincts de 9 Voir aussi pour le contexte historique Maurice Daumas, La Tendresse amoureuse. XVI e -XVIII e siècles, Paris, Perrin 1996, et idem, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, A. Colin, 2004. 10 Voir Deborah N. Losse, « Multiple Masks in L’École des maris », Romance Notes 12 (1970), pp. 142-148; Elida Maria Szarota, « Das Mündel. Vorbemerkungen zu Molière. - Isabelle in Molières L’École des maris (1661), Agnès in Molières L’École des femmes (1662) », idem, Stärke, dein Name sei Weib! , Berlin, New York, de Gruyter, 1987, pp. 137-142; Hartmut Stenzel, « Écriture comique et remise en ordre politique. Molière et le tournant de 1661 ou de L’École des maris à L’École des femmes », Ordre et contestation au temps des classiques, Tome I, édités par Roger Duchêne et Pierre Ronzeaud, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1992, pp. 87-98. 11 Jean Chapelain, « Liste de quelques gens de lettres français », idem, Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, 2007, p. 407. Les appropriations de l’Arioste par Molière 343 l’argumentation. La Liste de Chapelain n’a pas seulement une valeur critique, elle est aussi une pièce de l’échange entre Chapelain et le ministre Colbert au sujet de la fondation des futures académies, et plus précisément de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, fondée en 1663. De plus, Chapelain dirigeait à cette époque l’allocation des gratifications et celles-ci, prises en charge par Colbert, n’étaient pas attribuées sans contrepartie - comme le montrent Les Plaisirs de l’île enchantée. Exécuter naturellement le comique correspond alors à écrire une comédie selon le goût galant de l’époque. Les « scurilités », quant à elles, renvoient à un problème à éviter, car leur usage implique le risque de ne plus recevoir de gratifications et d’être exclu de la protection royale. Si l’on observe de plus près la situation de Molière en 1661, on remarque que l’opposition entre la bonne comédie et la bouffonnerie apparaît plus nettement. De retour à Paris, Molière met en scène en 1659 Les Précieuses ridicules, comédie en un acte, qui fut un grand succès pour lui. En 1660, il crée la comédie en un acte et en vers Sganarelle ou le Cocu imaginaire, laquelle est suivie, en 1661, de la comédie héroïque en cinq actes Dom Garcie de Navarre ou le Prince jaloux ainsi que de la comédie en trois actes et en vers L’École des maris. Nous le savons, ces trois comédies ont rencontré un succès différent : tandis que Sganarelle connaît à la Cour un succès remarquable tout à l’honneur de Molière, Dom Garcie représente un des plus grands échecs de sa carrière. L’École des maris, par contre, remporte un grand succès, à la Cour comme à la ville. Si l’on se penche, cependant, d’un point de vue critique, sur les trois comédies, on remarque facilement que celles-ci répondent à trois modèles distincts de la comédie. En prenant appui sur la distinction établie par Chapelain, nous pouvons différencier les types de comédie selon le schéma suivant : dans Sganarelle, Molière se réfère à la bouffonnerie ; à partir de Dom Garcie, il montre ses connaissances du caractère comique, sans pour autant mettre toujours celles-ci à exécution ; dans L’École des maris, Molière met en évidence ses connaissances du comique et l’application de celles-ci. Deux raisons peuvent expliquer la perspective de ‘Chapelain’ sur ces comédies : 1° Molière fait de Dom Garcie une comédie héroïque, en cela qu’il rapproche la comédie de la tragédie. D’où le fait que la comédie Dom Garcie est souvent perçue comme une tragi-comédie. De cette manière, Molière méprise le caractère comique et, chose pire encore, il transgresse les limites de la comédie en l’associant à la tragédie. 2° L’École des maris est la seule pièce des années 1660 et 1661 qui prenne modèle sur la comédie antique, et ce sur les Adelphes de Térence. En montant une pièce en trois actes et en vers, Molière respecte alors les règles Jörn Steigerwald 344 poétiques et imite, quant à sa comédie, le modèle antique. Il s’agit, selon Chapelain, de la seule comédie qui combine la pratique sociale et la pratique esthétique dans la représentation de la vie privée, car elle réussit à unir imitation réglée de la nature et mise en scène d’une « médiocrité dorée ». Il me semble, néanmoins, que Molière ne s’inspire pas seulement des Adelphes de Térence pour son École des maris, mais qu’il suit aussi les traces de l’Arioste. Il est question, ici, de la première comédie de l’Arioste, La Cassaria, elle-même inspirée, au sujet de l’éducation, des Adelphes de Térence. Ce qui unit la comédie de l’Arioste et celle de Molière c’est alors la comédie de Térence, leur modèle commun, qu’ils n’imitent pas au sens propre cependant. La mise en scène de la relation entre pères et fils, dans la pièce de Térence, le montre bien : Les Adelphes se concentrent sur les concepts antagonistes de Demea et Micio relatifs à l’éducation des deux frères Ctesipho et Aeschinus et sur les actions des quatre personnes, et en particulier des deux pères. Au centre de la pièce La Cassaria se trouvent Erofilo, fils de Crisobolo, et Coridoro, fils du pacha de Metellino. L’intrigue de l’histoire découle de la sévère éducation des pères qui essaient de garder le contrôle sur leurs fils, pour le bonheur de leur maison. L’action, en revanche, se concentre sur les deux fils : elle commence au moment où Crisobolo sort de la maison donnant ainsi à son fils la possibilité de réaliser ses projets d’amour. La pièce, L’École des maris, fait confronter sur un plan relationnel les deux frères, Sganarelle et Ariste, aux deux sœurs orphelines, Isabelle et Léonor. L’intrigue est basée sur l’antagonisme des différentes formes d’éducation reçues par les deux filles, tandis que l’action se déroule autour de la question du mariage des filles. Molière suit donc Térence en ce qui concerne la position dominante des pères dans l’intrigue et l’action, même s’il remplace les deux fils par deux filles. Mais il s’inspire aussi de l’Arioste quand il se concentre sur l’histoire d’amour entre Isabelle et Valère, son amant. De plus, les deux frères agissent en tant que pères de famille, protecteurs de leurs filles et, dans le cas de Sganarelle, mari futur d’Isabelle - d’où résulte non seulement la concurrence entre Sganarelle et Valère au niveau de l’action, mais aussi la mise en scène de la relation maison-parenté-sexualité au niveau de l’intrigue. Les appropriations de l’Arioste par Molière 345 De différentes manières, Molière oppose les deux frères, Sganarelle et Ariste, en faisant d’eux des pères de famille qui représentent deux concepts antagonistes de la maison. Sganarelle personnifie le modèle de la « maison fermée » sous tous ses angles : il bâtit sa maison à son goût et s’habille comme il lui plaît. 12 Ce qui lui importe, c’est de former les membres de sa maison selon ses règles. Au premier acte, deuxième scène, il décrit sa conception à son frère : Sganarelle Il me semble, et je le dis tout haut, Que sur un tel sujet, c’est parler comme il faut. Vous souffrez que la vôtre, aille leste et pimpante, Je le veux bien : qu’elle ait, et laquais, et suivante, J’y consens : qu’elle coure, aime l’oisiveté, Et soit des damoiseaux fleurée en liberté ; J’en suis fort satisfait ; mais j’entends que la mienne, Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne ; Que d’une serge honnête, elle ait son vêtement, Et ne porte le noir, qu’aux bons jours seulement. Qu’enfermée au logis en personne bien sage, Elle s’applique toute aux choses du ménage ; À recoudre mon linge aux heures de loisir, Ou bien à tricoter quelque bas par plaisir ; Qu’aux discours des muguets, elle ferme l’oreille, Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille. Enfin la chair est faible, et j’entends tous les bruits, Je ne veux point porter de cornes, si je puis, Et comme à m’épouser sa fortune l’appelle, Je prétends corps pour corps, pouvoir répondre d’elle. 13 12 Voir : « Sganarelle : ‘Quoi qu’il en soit, je suis attaché fortement / À ne démordre point de mon habillement : / Je veux une coiffure en dépit de la mode, / Sous qui toute ma tête ait un abri commode : / Un beau pourpoint bien long, et fermé comme il faut, / Qui pour bien digérer tienne l’estomac chaud ; / Un haut-dechausses fait justement pour ma cuisse, / Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice, / Ainsi qu’en ont usé sagement nos aïeux, / Et qui me trouve mal, n’a qu’à fermer les yeux’. » Molière, L’École des maris, I, 1, V. 65-74, p. 89. 13 Molière, L’École des maris, I, 2, V. 110-128, p. 92. Voir aussi : « Sganarelle : ‘Mon Dieu, chacun raisonne, et fait comme il lui plaît. / Elles sont sans parents, et notre ami leur père, / Nous commit leur conduite à son heure dernière ; / Et nous chargeant tous deux, ou de les épouser, / Ou sur notre refus un jour d’en disposer, / Sur elles par contrat, nous sut dès leur enfance, / Et de père, et d’époux donner pleine puissance ; / D’élever celle-là, vous prîtes le souci, / Et moi je me chargeai Jörn Steigerwald 346 Sganarelle souligne sa conception de la maison à travers Isabelle puisque celle-ci « vi[t] à sa fantaisie ». 1° Il enferme Isabelle dans sa maison et ne la laisse jamais sortir seule. Aussi, il n’ouvre à personne d’autre les portes de sa maison, et surtout pas à des hommes. 2° Isabelle ne reçoit pas de formation ou même d’éducation au sens propre, elle doit se concentrer sur certaines tâches ménagères, la couture et le tricotage. Cependant, Sganarelle transgresse les limites du pouvoir paternel en se positionnant comme père et époux. En tant que père, il ordonne à Isabelle de se marier selon son goût à lui et se présente, en même temps, comme l’époux choisi par le père. En substituant sa position de père par celle d’époux, Sganarelle compte préserver ainsi son pouvoir familial, en cela que ces deux positions lui permettent, à son sens, de régner dans sa maison et de disposer, selon ses humeurs, de la femme de la maison. Une telle attitude, néanmoins, a des conséquences problématiques. Sganarelle se considère comme un représentant de la « maison fermée » de la Renaissance, tout en agissant contre les règles de cette maison. La « maison fermée » est fondée sur la distinction entre l’intérieur de la maison, réglé par la mère de la maison, et l’extérieur de la maison, représenté par le père de la maison. Ici, les parents s’unissent afin de garantir la préservation du foyer - d’où le peu d’importance prêté à l’amour dans le couple marié, c’est la famille qui compte et non l’individu. Le mariage inclut alors la sexualité en tant que garant de la généalogie, mais il marque aussi la distinction entre parents et enfants. Les enfants, et en particulier les filles, se doivent de rester à l’intérieur de l’enceinte paternelle jusqu’à ce qu’elles-mêmes deviennent femmes de foyer, voire même mères de foyer. Toutefois, et c’est là l’important, ce changement de position de la fille va de pair avec un mouvement spatial, car elle quitte la maison de sa famille pour rejoindre la maison d’une autre famille, au sein de laquelle elle acquiert sa nouvelle position de femme de famille. Sganarelle ne respecte pas en cela les règles de la « maison fermée », car il opte pour un mariage avec Isabelle. Il rejette ainsi sa position de père de famille ainsi que celle de sa fille Isabelle, fille de la maison : son devoir est de la marier avec quelqu’un d’autre, une personne d’une autre maison et non pas de la marier. Ariste, aussi, explique sa conception de la « maison ouverte » en parlant de sa fille : Ariste Mon frère, son discours ne doit que faire rire, Elle a quelque raison en ce qu’elle veut dire. du soin de celle-ci ; / Selon vos volontés vous gouvernez la vôtre, / Laissez-moi, je vous prie, à mon gré régir l’autre’. » Ibid, V. 98-108, p. 91. Les appropriations de l’Arioste par Molière 347 Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté, On le retient fort mal par tant d’austérité, Et les soins défiants, les verrous, et les grilles, Ne font pas la vertu des femmes, ni des filles, C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir, Non la sévérité que nous leur faisons voir. C’est une étrange chose à vous parler sans feinte, Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte ; En vain sur tous ses pas nous prétendons régner, Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner, Et je ne tiendrais moi, quelque soin qu’on se donne, Mon honneur guère sûr aux mains d’une personne ; À qui, dans les désirs qui pourraient l’assaillir, Il ne manquerait rien qu’un moyen de faillir. 14 La notion-clé à laquelle renvoie toute l’argumentation d’Ariste est la notion de ‘liberté’. Il souligne que c’est « d’un peu de liberté », dont une jeune femme « aime à jouir », car celle-ci n’a pas la position juridique d’une ‘femme libre’. 15 Ce « peu de liberté » ne résulte que de la permission du père de la maison et fait donc partie intégrante de la domination masculine de la maison. Cette liberté limitée, cependant, a des conséquences importantes pour la jeune femme, car elle a l’autorisation de sortir - même seule -, de rencontrer des personnes des deux sexes dans d’autres maisons, espaces sociaux autres, et de recevoir du monde chez elle. Ceci résulte d’une double et nouvelle orientation de la jeune femme. 1° En tant que membre d’une maison, elle se déplace dans un espace concret et agit dans un espace social. 2° En tant que femme et membre d’une famille elle problématise sa pratique sociale. 16 Cela signifie qu’elle n’est plus considérée comme une marchandise de ‘foire au mariage’ servant à unir deux familles. En revanche, elle est responsable de sa conduite et donc, indirectement, de son mariage. Par l’évocation de la sagesse, du cœur et des désirs de sa fille, Ariste met en relief, à plusieurs reprises, la responsabilité de la jeune femme. De plus, il lie la conduite de la femme à l’honneur de l’homme, car aucune contrainte 14 Molière, L’École des maris, I, 2, V. 163-178, p. 94. 15 Voir Les Pouvoirs féminins au XVII e siècle. XVII e siècle 144 (1984), surtout l’étude de Jean Portemer, « Réflexions sur les pouvoirs de la femme selon le droit français au XVII e siècle », pp. 189-202 et Christian Biet, « De la veuve joyeuse à l’individu autonome », XVII e siècle 187 (1995), pp. 307-330. 16 Voir Michel Foucault, « Usage des plaisirs et technologies du soi », idem, Dits et écrits II, 1976-1988, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1358-1380 et idem, « Introduction », idem, L’usage des plaisirs. Histoire de la sexualité II, Paris, Gallimard, 1984, pp. 9-45. Jörn Steigerwald 348 ne peut, selon lui, garantir l’honneur de la maison parentale si la femme ne s’en occupe consciemment et volontairement. La « maison ouverte » est donc construite sur plusieurs plans : sur le plan architectural, sur le plan des pratiques sociales, sur celui de l’espace social. Cette construction autorise ainsi des formes nouvelles du ‘doing gender’. 17 L’antagonisme entre les deux frères, Sganarelle et Ariste, encadre, de cette manière, l’intrigue et les actions de la comédie. Molière y oppose, d’une part, deux conceptions bien distinctes de la maison - « maison fermée » versus « maison ouverte » -, d’autre part, deux conceptions de l’éducation et, point le plus important, deux conceptions de la domination masculine. Il va plus loin encore dans sa conception du personnage de Sganarelle, père de famille déformé qui ne se retrouve ni dans le concept de « maison fermée » ni dans celui de « maison ouverte », car il méprise ces deux manières de pensée : il agit suivant son goût et ses désirs, n’ayant d’égard pour rien ni personne. Les allures mimétiques de Sganarelle, reprenant la figure traditionnelle du père de famille, sont motivées par l’idée du mariage de sa fille Isabelle, idée qui sert aussi d’intrigue initiale à la comédie dont l’action tourne autour de l’histoire d’amour entre Isabelle et Valère. Le comique de la pièce ressort, par conséquent de deux manières différentes : 1° Sganarelle se présente comme représentant déficitaire d’un modèle obsolète de la maison et se ridiculise volontairement en discutant avec Ariste. 2° Son projet de mariage échoue lamentablement, parce qu’Isabelle ne respecte pas la volonté de son père en s’unissant avec Valère sans que Sganarelle ne le sache. De plus, Sganarelle, sans s’en rendre compte, sert d’intermédiaire entre Isabelle et Valère permettant ainsi au couple d’amoureux de communiquer par le biais même de sa personne. Les deux amoureux se déclarent ainsi leur amour et se marient en toute légitimité. Bref : Sganarelle, contre son gré - car il veut empêcher l’amour et le mariage des deux amants - leur finalement sert de porte-parole. Dans ce contexte, il est important de noter que la communication entre les amants Isabelle et Valère marque par ailleurs les limites de la maison car leur communication transgresse visiblement ces limites. Contrainte de rester dans la maison de Sganarelle, Isabelle a besoin de son père pour entrer en contact et pour dialoguer avec Valère. Valère, de son côté, n’a pas la permission d’y entrer. D’où la nécessité d’un tiers pour la communication des amants. Dans la comédie érudite, ce sont les serviteurs qui jouent le rôle 17 Voir sur la différence entre ‚doing gender’ et ‚staging gender’ Gabriele Brandstetter, « Staging Gender. Körperkonzepte in Kunst und Wissenschaft », KörperKonzepte/ concepts du corps. Interdisziplinäre Studien zur Geschlechterforschung, dir. Franziska Frei Gerlach et al., Münster, Berlin, Waxmann, 2003, pp. 25-46. Les appropriations de l’Arioste par Molière 349 de porte-paroles et qui organisent les actions des amoureux à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Ce sont les serviteurs qui ont la possibilité de se déplacer sans aucun danger aussi bien dans l’espace privé que dans l’espace public. Molière modifie cette configuration entièrement : c’est le père qui devient, sans le savoir, le tiers intermédiaire et qui facilite le mariage d’Isabelle et de Valère en la laissant, malgré lui, sortir de la maison. Le fait de sortir de l’enceinte de la maison devient alors un acte irréversible. En effet, Isabelle sort d’une maison pour entrer dans une autre, celle de Valère, pour s’y marier. Le mariage ne devance pas, mais fait suite donc à l’introduction du personnage d’Isabelle dans la maison. Restent trois points importants : 1° Dans la comédie érudite, c’est le père de famille qui règle le mariage entre le jeune homme et la jeune femme. Dans L’École des femmes, par contre, se sont les femmes qui organisent le mariage : Léonor demande Ariste en mariage ; Valère et Isabelle se marient en toute légitimité par le biais d’un notaire. Le pouvoir du souverain, représenté ici par le notaire, mais aussi par le commissaire, ne va plus de pair avec le pouvoir du père de famille, comme c’est le cas dans la comédie érudite. 2° En tant que père de famille, Sganarelle agit comme un premier représentant de la « volonté de savoir ». Non seulement qu’il réclame qu’Isabelle « vive à sa fantaisie », il exige aussi qu’elle lui avoue tout, en particulier ses désirs et ses amours. En la traitant comme une « bête d’aveu », Sganarelle essaie de consolider son pouvoir paternel et de contrôler la sexualité de la jeune femme. Toutefois, la volonté de savoir du père ne produit pas nécessairement la mise en discours du sexe. La volonté de savoir du père, en revanche, produit à travers ses prétentions ridicules le comique de la pièce. 18 18 Voir le dialogue suivant entre Sganarelle et Valère : « Sganarelle : ‘Elle, est-ce assez dit ? / Comme une fille honnête, et qui m’aime d’enfance, / Elle vient de m’en faire entière confidence ; / Et de plus m’a chargé de vous donner avis, / Que depuis que par vous, tous ses pas sont suivis ; / Son cœur qu’avec excès votre poursuite outrage, / N’a que trop de vos yeux entendu le langage ; / Que vos secrets désirs, lui sont assez connus, / Et que c’est vous donner des soucis superflus ; / De vouloir davantage expliquer une flamme, / Qui choque l’amitié que me garde son âme. Valère : ‘C’est elle, dites-vous, qui de sa part vous fait… ? ’ / Sganarelle : ‘Oui, vous venir donner cet avis franc, et net, / Et qu’ayant vu l’ardeur dont votre âme est blessée, / Elle vous eût plus tôt fait savoir sa pensée / Si son cœur avait eu dans son émotion, / À qui pouvoir donner cette commission ; / Mais qu’enfin les douleurs d’une contrainte extrême, / L’ont réduite à vouloir se servir de moi-même ; / Pour vous rendre averti, comme je vous ai dit, / Qu’à tout autre Jörn Steigerwald 350 3° Le mariage de Léonor et d’Ariste rappelle, quant à lui, davantage la fantaisie masculine d’un homme âgé que le modèle de la « maison ouverte ». La « maison ouverte » est semblable à la « maison fermée » du point de vue de la différence entre parents et enfants. Par conséquent, elle aspire à marier ses enfants à des maisons différentes - d’où le comique du personnage d’Ariste. Dans l’histoire, Léonor considère Ariste comme un mari idéal ; l’avenir, cependant, ne peut garantir la constance de cet idéal - le contraire est même plus (que) plausible. Or, Molière ne présente pas ici un modèle exemplaire de la « maison ouverte » en raison du mariage d’Ariste et de Léonor. L’École des maris met en relief les connaissances que Molière a du caractère comique ainsi que l’exécution naturelle de ses connaissances, même si, cependant, son concept de la « maison ouverte » reste à établir plus précisément dans La Critique de l’École des femmes et surtout dans Le Misanthrope. 19 que moi son cœur est interdit ; / Que vous avez assez joué de la prunelle, / Et que si vous avez tant soit peu de cervelle, / Vous prendrez d’autres soins, adieu jusqu’au revoir, / Voilà ce que j’avais, à vous faire savoir’. Molière, École des maris, II, 2, 410-434. 19 Voir Jörn Steigerwald, « Die Grenzen der Höflichkeit : Molières Le Misanthrophe. » Rhetorik. Ein internationales Jahrbuch 2012. Rhetorik und Höflichkeit, pp. 61-85 Les appropriations de l’Arioste par Molière 351 2. L’École des femmes 20 L’École des femmes est aujourd’hui considérée comme la première des grandes comédies de Molière en raison de son écriture en cinq actes et en vers intégrant quelques éléments de la farce. Molière prend pour sa pièce modèle sur la comédie antique, et en particulier sur la comédie de Térence et celle de Méandre, sans pour autant se référer explicitement à une pièce précise. On a beau nommer d’éventuelles sources : ces références soulignent davantage encore la différence entre la comédie de Molière et celles de ses prédécesseurs. Il est intéressant, dans ce contexte, de signaler donc que, par la mise en scène du triangle relationnel maison-parenté-sexualité, d’une part, et par l’organisation de l’intrigue, d’autre part, Molière fait référence aux comédies de l’Arioste : 1° L’intrigue résulte de l’absence du père de famille. Cette absence permet aux jeunes gens de se rencontrer, de tomber amoureux l’un de l’autre et de s’unir par le mariage - unissant par là L’École des femmes à La Cassaria. Chez l’Arioste, cependant, c’est le fils qui tire parti de la situation afin de s’introduire dans une maison autre que la sienne, de s’approcher de la femme aimée et de l’épouser. Chez Molière, c’est encore une fois la jeune femme qui, profitant de l’absence du père, fait entrer le jeune homme afin de faire sa connaissance. 20 Voir Renate Baader, « Religion und Preziosität in der École des femmes », Germanisch-Romanische Monatshefte 26 (1976), pp. 205-212; idem, Das Frauenbild im literarischen Frankreich: Vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988 ; Elisabeth Schulze-Witzenrath, « Sprachhandlung und hohe Komödie in Molières École des femmes », POETICA 10 (1978), pp. 154-187; Donna C. Stanton, « The Fiction of Préciosité and the Fear of Women », Yale French Studies 62 (1981), Feminist Readings: French Texts / American Contexts, pp. 107-134; Barbara Johnson, « Teaching Ignorance: L’École de femmes », Yale French Studies 63 (1982), The Pedagogical Imperative: Teaching as a Literary Genre, pp. 165-182; N.A. Peacock, « Verbal Costume in L’École des femmes », The Modern Language Review, Vol. 79, No. 3 (Jul., 1984), pp. 541-552; Deborah Steinberger, « Molière and the Domestication of French Comedy: Public and Private Space in L’Ecole des Femmes », Cahiers du Dix-Septième, 6, 2, (1996), pp. 131-139; Maryann Tebben, « Speaking of Women: Molière and Conversation at the Court of Louis XIV », Modern Language Studies 29, 2 (Autumn 1999), pp. 189-207; Martha M. Houle, « The Marriage Question, or, the Querelle des hommes in Rabelais, Molière and Boileau », Dalhousie French Studies 56 (Fall, 2001), S. 46-54 et Jörn Steigerwald, « Diskrepante Väterfiguren: Haus, Familie und Liebe in Molières École des femmes », Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 36, 1/ 2 (2012), pp. 25-47. Jörn Steigerwald 352 2° L’intrigue a pour base l’introduction d’un jeune homme, Horace, dans la maison d’Arnolphe, ainsi que les effets qui en résultent. Molière façonne sa comédie d’une manière chiastique quand on la compare à I Suppositi de l’Arioste : dans les deux cas, la position du jeune homme reste la même, ce sont les positions du père et de la fille qui changent. Dans la comédie de l’Arioste, la fille, aidée par sa servante, sort de la maison paternelle et annonce ainsi la crise à l’intérieur de la maison. 21 Dans la comédie de Molière, par contre, Arnolphe ne parvient pas à entrer dans sa maison car du fait que ses servants qui suivent ses préceptes à la lettre agissent contre sa volonté de père de famille. Toutefois, Molière transforme de différentes manières le modèle de l’Arioste, transformations visibles au regard de la mise en scène de la constellation maison-parenté-sexualité. L’École des maris, nous l’avons vu, se concentre sur l’antagonisme entre deux pères de famille qui personnifient deux modèles de la maison, fermée et ouverte. L’École des femmes, en revanche, a pour point de mire les deux maisons d’un seul père de famille. Cette construction de la double maison permet à Arnolphe de combiner « maison ouverte », maison réservée donc à la réception du public, et « maison fermée », maison servant à surveiller Agnès : 21 Voir : « Nutrice : ‘Nessuno appare; sì che esci, Polinesta, ne la via, dove ci potremo vedere intorno, e seremo certe almeno non essere da alcuno altro udite. Credo che in casa sino le lettiere e le casse e li usci abbino gli orecchi’. / Polinesta : ‘E bigoncioni e pentole l’hanno similmente’. / Nutrice : ‘Tu motteggi pure, ma ti serebbe, meglio, in fé di Dio, che tu fussi più cauta che non sei. Io t’ho detto mille volte che tu ti guardi parlare, che tu sia veduta, con Dulippo’. / Polinesta : ‘Perché, non vuoi tu ch’io gli parli così come faccio alli altri? ’ / Nutrice : ‘A questo “perché” t’ho risposto più volte; ma tu vuoi fare a tuo senno, e te e Dulipo e me precipitare a un tratto. / Polinesta - Maisì, gli è bene un gran pericolo! ’ / Nutrice : ‘Tu te ne avedrai. Ti dovrebbe pure essere a bastanza che per il mezzo mio vi trovate tutta la notte insieme: benché io il facci mal volentieri, e vorrei che l’animo tuo in più onorevole amore di questo si fussi occupato. Duolmi che, lasciando tanti nobilissimi giovini, che ti ariano amata e per moglie congiuntisi, tu ti abbi per amatore eletto un famiglio di tuo padre, dal quale non ne puoi se non vergogna attendere’. / Polinesta : ‘Chi n’è stato principio se non la nutrice mia? […]’. » Ludovico Ariosto, I Suppositi, idem, Commedie. La Cassaria / I Suppositi (in prosa), éd. Luigina Stefani, Milan, Mursia, 1997, I, 1, pp. 155-156. Voir aussi Molière, L’École des femmes, I, 2, V. 198-207, pp. 406-407. Les appropriations de l’Arioste par Molière 353 Arnolphe Chacun a sa méthode En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode ; Je me vois riche assez, pour pouvoir, que je crois, Choisir une moitié, qui tienne tout de moi, Et de qui la soumise, et pleine dépendance, N’ait à me reprocher aucun bien, ni naissance. Un air doux, et posé, parmi d’autres enfants, M’inspira de l’amour pour elle, dès quatre ans : Sa mère se trouvant de pauvreté pressée, De la lui demander il me vint la pensée, Et la bonne paysanne, apprenant mon désir, À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir. Dans un petit couvent, loin de toute pratique, Je la fis élever, selon ma politique, C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploierait, Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait. Dieu merci, le succès a suivi mon attente, Et grande, je l’ai vue à tel point innocente, Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait, Pour me faire une femme au gré de mon souhait. Je l’ai donc retirée ; et comme ma demeure À cent sortes de monde est ouverte à toute heure, Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir, Dans cette autre maison, où nul ne me vient voir ; Et pour ne point gâter sa bonté naturelle, Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle. Vous me direz pourquoi cette narration ? C’est pour vous rendre instruit de ma précaution. Le résultat de tout, est qu’en ami fidèle, Ce soir, je vous invite à souper avec elle : Je veux que vous puissiez un peu l’examiner, Et voir, si de mon choix on me doit condamner. 22 Arnolphe raconte à son ami Chrysalde l’histoire des ‘déménagements’ d’Agnès, dans laquelle il combine histoire d’amour et ‘maison’. Agnès lui « inspira de l’amour » quand il la vit la première fois chez sa mère à la campagne. Ce qui semble être à première vue un sentiment d’amour paternel se transforme, peu après, en sentiment amoureux d’amant : il s’imagine devenir l’amant d’Agnès quand celle-ci sera en âge de se marier. Ceci étant, il ne se pose pas la question de savoir - et ne se demande pas - si ses idées harmonisent avec les sentiments d’Agnès. Arnolphe, ainsi, déforme, en 22 Molière, L’École des femmes, I, 1, V. 123-154, pp. 403-404. Jörn Steigerwald 354 quelque sorte, dès sa première rencontre avec Agnès, le rapport parentésexualité en remplaçant l’amour paternel par l’amour sexuel. Mais Arnolphe va plus loin encore : il fait élever Agnès dans un couvent « selon [s]a politique », c’est-à-dire en « ordonnant quels soins on emploîrait pour la rendre idiote ». Le changement de maison - de la maison maternelle au couvent - est accompagné d’une transformation de position sociale, car Agnès est élevée par des religieuses dans un couvent aux dépens d’Arnolphe. Cependant, deux faits indiquent un processus continu de déformation : Agnès n’est pas élevée dans la maison de son père, parce que celui-ci se considère plus comme son futur amant que comme son père du moment. Intégrer la jeune fille dans la maison d’Arnolphe signifierait alors donner une position spécifique à Agnès, à savoir celle de la fille de la maison, ce qui va à l’encontre des idées d’Arnolphe. De plus, l’éducation d’Agnès est également digne d’attention, car Arnolphe ordonne de « la rendre idiote », c’est-àdire de lui inculquer une éducation qui la laisse dans une innocence complète. Plus précisément, Arnolphe ordonne qu’Agnès reçoive une éducation raisonnable pour tout ce qui relève du domaine de l’alphabétisation, des connaissances domestiques, et en particulier du ménage et de la religion chrétienne. Mais il interdit toute éducation sexuelle de la jeune fille afin que celle-ci reste « innocente » pour ce qui concerne les choses de l’amour et les désirs sexuels. Le deuxième déménagement d’Agnès a lieu après sa formation au couvent : elle se rend à la résidence d’Arnolphe, même si toutefois elle n’a pas encore accès à sa demeure principale. Cette introduction du personnage dans la deuxième maison d’Arnolphe met en évidence la déformation de la maison d’Arnolphe et, par conséquent, celle du père de famille. Les deux maisons lui servent à deux fins différentes : la maison officielle est « à cent sortes de monde […] ouverte à toute heure » tandis que l’autre maison est fermée à tout le monde excepté au père de famille. Ainsi, en divisant sa maison en deux bâtiments, dispose-t-il des deux concepts, celui de la « maison ouverte » et celui de la « maison fermée ». Par ailleurs, les deux bâtiments indiquent une double orientation d’Arnolphe : en ouvrant une maison au ‘monde’, il suit la mode de son temps, même si cette ouverture n’est pas à son goût. La deuxième maison lui permet, par contre, de réglementer sa maison selon ses idées et de régir, suivant ses désirs à lui, la sexualité d’Agnès. Bref, c’est la cohabitation qui marque la déformation de la maison aussi bien au niveau de la maison que de la parenté ou encore de la sexualité. L’intrigue commence juste avant le troisième déménagement d’Agnès qui la fait entrer finalement dans la « maison ouverte » d’Arnolphe et cela en tant que son épouse. L’invitation pour le souper envoyée par Chrysalde à Les appropriations de l’Arioste par Molière 355 Agnès et Arnolphe marque alors le début d’un dernier changement durant lequel elle se marie avec Arnolphe, devenant, par conséquent, un être sexuel, une femme de famille. Cependant, l’emménagement dans la maison ouverte d’Arnolphe ne se réalise pas, car Agnès fait la connaissance d’Horace, tombe amoureuse de lui et espère l’épouser. A la fin de la comédie, un troisième déménagement a tout de même lieu. Toutefois, il s’agit d’un emménagement vers la maison de la famille d’Horace. Ce déménagement, par ailleurs, montre la différence entre une maison déformée et une maison réglée : Arnolphe opère à la fois en tant que père de famille et en tant qu’amant, liant deux positions distinctes : celle du père et celle du fils. Oronte et Horace personnifient en revanche une maison réglée, car le père donne à son fils une femme en mariage afin de garantir la descendance familiale, et cela par leur union et, plus important encore, par leur amour. Molière problématise alors la relation entre maison, parenté et sexualité sur plusieurs niveaux : 1° sur le plan de la maison il marque le contraste entre les deux amis Arnolphe et Chrysalde dans la mesure où ils représentent chacun deux concepts de la maison bien différents. 2° sur le plan de la parenté, Molière met en opposition le père de famille Arnolphe et Oronte, père d’Horace, et Enrique, père d’Agnès, en bien distinguant, d’un côté, un père qui veut épouser sa fille et, de l’autre, un père qui veut marier sa fille au fils d’un autre père. 3° au niveau de la sexualité, Molière confronte le personnage d’Arnolphe à celui d’Horace, tous deux maris potentiels d’Agnès : alors que le premier n’a pour dessein que de préserver son honneur et sa maison, le deuxième, quant à lui, s’intéresse véritablement à Agnès, l’aime de tout son cœur et espère pouvoir l’épouser. Il nous reste un dernier point important à aborder, à savoir le rapport sexualité-obscénité. 23 L’obscénité des Suppositi de l’Arioste résulte de l’introduction du personnage d’Erostrato dans la maison de Damone. Erostrato y travaille comme servant de Damone après avoir échangé son rôle avec son serviteur Dulippo. La raison de cet échange des rôles est Polinesta, la fille de la maison, de qui Erostrato est tombé amoureux. L’acte d’introduction du personnage d’Erostrato dans la maison renvoie par conséquent à l’acte de la 23 Voir aussi Joan DeJean, The Reinvention of Obscenity. Sex, Lies, and Tabloids in Early Modern France, Chicago, University of Chicago Press, 2002, chapitre 3, « Two-Letter Words : Molière’s École des femmes and Obscenity Made Modern », pp. 84-121 et Michel Jeanneret, Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Seuil, 2003, chapitre 11. « Molière: ‘Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir? ’ », pp. 277-301. Jörn Steigerwald 356 pénétration de la fille sans que cela soit énoncé sur scène. Toujours est-il que, chaque fois qu’un personnage annonce la présence d’Erostrato dans la maison, il fait, du même coup, référence à la liaison intime entre Erostrato et Polinesta - ce qui explique la sévère réaction du père de Polinesta qui fait capturer Erostrato lorsqu’il apprend qu’il est l’amant de sa fille. Molière, pour sa part, met explicitement en relief le problème de l’obscénité en confrontant Arnolphe et Agnès l’un à l’autre à travers la relation de celle-ci avec Horace : Agnès. Oh tant ! Il me prenait et les mains et les bras, Et de me les baiser il n’était jamais las. Arnolphe. Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ? (La voyant interdite.) Ouf ! Agnès. bonjour Hé ! il m’a... Arnolphe. Quoi ? Agnès. Pris... Arnolphe. Euh ! Agnès. Le... Arnolphe. Plaît-il ? Agnès. Je n’ose, Et vous vous fâcherez peut-être contre moi. Arnolphe. Non. Agnès. Si fait. Arnolphe. Mon Dieu, non ! Agnès. Jurez donc votre foi. Arnolphe. Ma foi, soit. Agnès. Il m’a pris... Vous serez en colère. Arnolphe. Non. Agnès. Si. Arnolphe. Non, non, non, non. Diantre, que de mystère ! Qu’est-ce qu’il vous a pris ? Agnès. Il... Arnolphe, à part. Je souffre en damné. Agnès. Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné. À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre. Arnolphe, reprenant haleine. Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras. Agnès. Comment ? est-ce qu’on fait d’autres choses ? 24 La volonté de savoir d’Arnolphe n’a pas pour effet de produire une mise en discours du sexe dans cette scène, bien au contraire : au lieu de faire 24 Molière, L’École des femmes, II, V, 569-582, p. 426-428. Les appropriations de l’Arioste par Molière 357 d’Agnès son sujet en l’objectivant à travers son récit sur sa sexualité, il lui donne la possibilité de se problématiser elle-même en tant qu’individu. Mieux encore, les rôles d’interrogateur et de celui qui est interrogé se retrouvent intervertis à la fin, si bien qu’Arnolphe n’apprend rien du degré d’intimité unissant Agnès et Horace. Par-dessus tout, il se voit confronté à la curiosité de son interlocutrice qui est avide de savoir ces « autres choses » faisables dans une telle situation. La scène, cependant, montre clairement au spectateur les effets de l’éducation d’Agnès, à savoir son innocence. En demandant à Agnès si Horace lui a pris « quelque autre chose », hormis les mains et les bras, Arnolphe exprime, d’une part, sa crainte d’être fait cocu avant le mariage. D’autre part, il insiste sur la possibilité, voire la probabilité, sur laquelle aboutit une situation si intime : l’acte intime. L’innocence d’Agnès, mais aussi sa vertu - et bien entendu également celle d’Horace - restreignent néanmoins l’intimité des amoureux. La seule personne à transgresser ces limites, c’est Arnolphe qui désire savoir si Horace a pris « quelque autre chose ». Par hasard cependant, Horace a pris quelque chose appartenant à Agnès, le ruban qu’Arnolphe lui avait offert. Cette prise du ruban signifie pour Horace qu’Agnès est favorable à une union avec lui. Aussi cette possession de l’objet est-elle pour Arnolphe le signal qu’Horace a pris non seulement son ruban, mais aussi sa position d’amant. Néanmoins, l’acte du ruban ne renvoie pas à un acte intime entre les amants, malgré les craintes d’Arnolphe. L’obscénité ne résulte pas de la relation intime entre la fille de la maison et son amant, comme c’est le cas des Suppositi, mais bien de la relation intime entre le père de famille et sa fille. De par son insistance quant à la possibilité-probabilité d’un acte sexuel et de par sa demande pressante et incessante quant à la ‘prise’ de « quelque autre chose », Arnolphe enfreint volontairement les limites de la bienséance et donc les limites de ce qui se dit en public. L’École des femmes met en scène la relation entre maison, parenté et sexualité à travers la déformation de la maison d’Arnolphe. Molière souligne de nouveau la désuétude du concept de la « maison fermée » dans une société contemporaine qui se tourne vers la « maison ouverte ». De plus, à travers le couple d’Agnès et Horace, il précise la disposition de la sexualité vis-à-vis de la parenté, car ces deux personnages, justement, personnifient les idéaux de la galanterie française - c’est-à-dire l’éthique d’amour - et se portent ainsi garant du nouveau modèle de la « maison ouverte ». La « maison ouverte », toutefois, reste encore à venir, car seule la maison ‘déformée’ d’Arnolphe, et non celle du couple amoureux, est ici mise en scène. Jörn Steigerwald 358 3. La Critique de l’École des femmes 25 Nous avons l’habitude de considérer La Critique de l’École des femmes comme la première des comédies de salon de Molière et comme la première pièce à débattre d’une autre comédie. A ces considérations s’ajoute le fait que Molière, dans la Critique, disqualifie, d’une part, ses adversaires, et que, d’autre part, il définit son public. La première mise en scène de la Critique en juin 1663 au Palais-Royal met en relief cette double orientation : la représentation de L’École des femmes est suivie de celle de La Critique de l’École des femmes ; Molière réunit ainsi comédie de mœurs et critique théâtrale. Pourtant, si l’on se penche plus attentivement sur la Critique de Molière, inspirée des comédies de l’Arioste, on aperçoit un enchaînement assez remarquable. L’Arioste n’a pas écrit de comédie qui aurait pour objet de débattre d’une pièce ; les prologues de ses comédies, cependant, sont dès le début consacrés au débat. Il y définit son public, comme par exemple dans le prologue de La Lena, discute des critiques de ses pièces précédentes, comme dans le prologue de I Suppositi ou de Il Negromante, et met en relief sa conception de la comédie et de la représentation théâtrale. Il lie ainsi la pratique esthétique à la réflexion critique, s’attardant par là sur la « poiesis », c’est-à-dire sur une pratique esthétique guidée par la théorie. 26 La Critique de l’École des femmes reste alors la première comédie à débattre d’une autre pièce ; néanmoins, elle suit également les traces de l’Arioste et de ses réflexions sur la « poiesis » de la comédie. Cependant, le rapport entre Molière et l’Arioste va plus loin. Il devient plus évident encore au regard de la constellation maison-parenté-sexualité, car La Critique de l’École des femmes est la première comédie à présenter un modèle positif de la « maison ouverte ». L’École des maris de même que L’École des femmes se concentrent sur le père déformé d’une « maison fermée » en tant que protagoniste et en tant qu’espace social - ceci explique alors que le modèle positif de la « maison ouverte » n’apparaît, dans les comédies, qu’en arrière-plan. La maison d’Uranie et d’Élise, par contre, présente pour la première fois une « maison ouverte » au premier plan. Elle est un lieu concret et un espace social, les portes y sont ouvertes aux gens des 25 Voir David Lee Rubin, « Image, argument, and esthetics in La Critique de L’École des femmes », Romance Notes XV (1973), Suppl. 1, pp. 98-107 et Bobra Ballin Goldsmith, « Molières ‚Défense et Illustration’: La Critique de l’École des femmes », The French Review 50 (1977), pp 688-697. Voir aussi Georges Forestier, Claude Bourqui, « Notice », Molière, Œuvres complètes, I, p. 1368-1378. 26 Voir Poiesis. Praktiken der Kreativität in den Künsten der Frühen Neuzeit, dir. David Nelting, Valeska von Rosen, Jörn Steigerwald, Zürich, diaphanes, 2013 (à paraître). Les appropriations de l’Arioste par Molière 359 deux sexes provenant de l’extérieur de la maison et désireux de s’échanger aussi bien socialement que culturellement Le statut d’Uranie et d’Élise, en outre, n’est pas clair. Toutefois, elles incarnent ce qu’Ariste entend par « aime[r] à jouir d’un peu de liberté » en parlant de jeunes femmes. Ni Uranie ni Élise ne sont assurément des « femme[s] libre[s] » au sens juridique du XVII e siècle, mais elles agissent toutes deux plus ou moins librement dans leur maison et dans leur pratique sociale : elle reçoivent du monde, discutent avec des hommes et des femmes et se problématisent à travers ces conversations. Le rapport maison-parenté dans la Critique est orienté par conséquent, non seulement vers la « maison ouverte », mais il met en évidence également une certaine liberté de la femme, ce que reflète bien dans la maison l’absence d’un père de famille. Néanmoins, les pratiques sociales des deux sœurs montrent aussi qu’elles s’intègrent volontairement et inconsciemment dans la « domination masculine » de la maison comme en témoignent les attitudes différentes qu’elles prennent selon que leur interlocuteur est un homme ou une femme. Un dernier point essentiel : qu’en est-il de l’obscénité ? Ou plus précisément, comment se présente l’obscénité, comment est-elle mise en œuvre ? Dans la troisième scène, Climène, Uranie et Élise, les trois dames, discutent du problème de l’obscénité : CLIMÈNE: Enfin il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant d’y voir les choses. URANIE: Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n’y est pas. CLIMÈNE: Ah! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux. URANIE: Et moi, je ne demeure pas d’accord de cela. CLIMÈNE: Quoi? la pudeur n’est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l’endroit dont nous parlons? URANIE: Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure, et non pas elle, puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on lui a pris. CLIMÈNE: Ah! ruban tant qu’il vous plaira; mais ce le, où elle s’arrête, n’est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce le d’étranges pensées. Ce le scandalise furieusement; et, quoi que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l’insolence de ce le. ÉLISE: Il est vrai, ma cousine, je suis pour Madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point, et vous avez tort de défendre ce le. CLIMÈNE: Il a une obscénité qui n’est pas supportable. ÉLISE: Comment dites-vous ce mot-là, Madame? CLIMÈNE: Obscénité, Madame. Jörn Steigerwald 360 ÉLISE: Ah! mon Dieu! obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire; mais je le trouve le plus joli du monde. 27 La dispute entre Climène et les deux sœurs aborde, au début, la question du visible dans la comédie et, de ce fait, celle des choses que l’on voit même quand elles ne sont pas présentées sur scène. Selon Climène, le spectateur, et surtout la spectatrice, est contraint(e) de voir des « saletés » qui blessent, de toute évidence, la pudeur. Uranie la contredit en soulignant qu’Agnès « ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête », d’où résulte que « l’ordure » que perçoit la spectatrice vient alors d’elle-même et non pas d’Agnès. Le dialogue entre les deux jeunes femmes est important, car il ajoute à la conversation entre Arnolphe et Agnès dans L’École des femmes une dimension pour le moins remarquable. Arnolphe veut connaître le degré d’intimité de la relation entre Agnès et Horace. D’où l’insistance d’Arnolphe sur ce quelque chose qu’Horace a pris à Agnès et sa persistance à vouloir savoir de quoi il s’agit. Son discours met implicitement en mots la possibilité d’un acte intime entre Horace et Agnès. La discussion entre Climène et Uranie, par contre, ne renvoie pas à Arnolphe, mais à Agnès, ce qui explique le changement de perspective. Dans la comédie I Suppositi de l’Arioste, c’est l’acte sexuel qui constitue le problème de l’obscénité, car il s’oppose à la règle de la bienséance. Dans L’École des femmes, parce que la relation entre les deux amants demeure innocente, c’est uniquement dans le discours d’Arnolphe que l’acte sexuel apparaît. L’obscénité, s’il en est, est produite par le discours d’Arnolphe et sa volonté de savoir. Dans La Critique de l’École des femmes, en revanche, tout le monde sait que l’acte sexuel n’a pas eu lieu. Cependant, il est question d’obscénité, car Agnès donne à son interlocuteur de même qu’au spectateur le moyen, par la propre imagination, de remplir le vide laissé par l’article « le ». L’obscénité vise par conséquent à mettre en évidence deux problèmes différents : 1° elle distingue la sexualité autorisée à l’intérieur de la maison de celle située en dehors de l’enceinte ‘maison’. 2° elle appuie la différence entre le concept de l’acte sexuel et le concept de la sexualité. La bienséance ne permet pas de parler de l’acte sexuel en public, et surtout pas sur scène. Néanmoins, il est possible de parler du rapport entre maison et sexualité dans la discussion concernant les problèmes du mariage ; il s’agit alors d’une sexualité intégrée dans le mariage et encadrée par la maison. Dernier point important : dans le discours des personnages, le problème de l’obscénité résulte de la sexualité de la femme et non de celle de l’homme du fait que les dames mettent l’accent sur le discours d’Agnès, c’est-à-dire sur la 27 Molière, La Critique de L’École des femmes, III, pp. 493-494. Les appropriations de l’Arioste par Molière 361 structure elliptique du « le » et non sur le discours d’Arnolphe ou sur la possible séduction d’Horace. La « domination masculine » apparaît également, et en particulier, dans la question de l’obscénité. Les trois comédies, L’École des maris, L’École des femmes et La Critique de l’École des femmes mettent en relief, chacune à sa manière, que Molière ne fut pas seulement le « Térence de son siècle », mais qu’il fut aussi « l’Arioste de son siècle ». De fait, il reprend la constellation maison-parenté-sexualité, s’approprie le modèle de la comédie érudite et la transforme en une comédie de salon. Si l’imitation de l’Arioste a pour base l’adaptation d’un modèle antique à la culture contemporaine, alors Molière réussit remarquablement cet ouvrage, car de là naît une nouvelle comédie de maison : la comédie de salon.