eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/79

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2013
4079

Le «grand dessein» de Louis XIII: l’Arioste, le Tasse et le ballet de cour (1617-1619)

2013
Marie-Claude Canova-Green
PFSCL XL, 79 (2013) Le « grand dessein » de Louis XIII : l’Arioste, le Tasse et le ballet de cour (1617-1619) M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN (G OLDSMITHS , U NIVERSITE DE L ONDRES ) De l’aveu même de son premier traducteur, le Roland furieux de l’Arioste constituait un répertoire d’allégories d’où « prendre & tirer l’utilité de la plaisante & recreative Poesie » 1 . Pour Blaise de Vigenère, traducteur, lui, du Tasse, la Jérusalem délivrée présentait comme en un miroir au public aristocratique et mondain les seules valeurs qu’il voulut bien reconnaître, l’héroïsme et l’amour 2 . Les deux œuvres italiennes avaient ainsi de quoi séduire et des poètes en mal d’inspiration et les seigneurs et nobles dames appelés à participer aux divertissements de la cour de France. De fait nombre de ballets, carrousels et autres récréations mirent en scène pendant des années les personnages et les épisodes les plus connus du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée 3 . Comme le constata le père Ménestrier dans son traité Des Ballets anciens et modernes : La conduite du Ballet peut être une espece de Roman, comme ceux des Amadis, des Chevaliers du Soleil, de Trimalcon, &c. C’est ce qui fait que l’Arioste a fourni un grand nombre de sujets de Ballets, dansez en France & en Italie depuis un siecle, parce que le dessein de son Poëme n’ayant point 1 Arioste, Roland furieux [1543]. Édition utilisée : Paris, Estienne Groulleau, 1555, n.p. 2 Tasse, « Epistre à Mademoiselle de Guise », La Hierusalem du S r Torquato Tasso, tr. Blaise de Vigenère, Paris, Abel Langelier, 1595, sig. ẽ. 3 Parmi les œuvres inspirées de l’Arioste à la cour, citons ainsi le Ballet de Monseigneur le duc de Vendôme (1610), le Ballet de la furie de Roland (1618), le Ballet de la nuit (1653), Les Plaisirs de l’île enchantée (1664), ainsi que l’opéra de Lully, Roland, et le carrousel des Galants Maures (1685) ; et pour celles inspirées du Tasse, le Ballet de la délivrance de Renaud (1617), le Ballet sur l’aventure de Tancrède en la forêt enchantée (1619), le Ballet des amours déguisés (1664) ou encore l’opéra d’Armide (1686). Marie-Claude Canova-Green 324 l’unité d’action que demande la Poësie narrative, il s’est proposé de décrire en vers tout ce qui peut servir naturellement de sujet aux Ballets, Mascarades, Carousels, & autres divertissemens 4 . Mais ce fut toutefois au prix d’une double trahison. La lecture qui en était faite continua d’être une lecture romanesque qui les mettait au rang des Amadis et autres compilations chevaleresques des XV e et XVI e siècles, et la fragmentation des poèmes en épisodes isolés, galants ou guerriers, selon un principe réducteur partagé par toutes les adaptations françaises de l’Arioste et du Tasse, s’en trouva encore accentuée du fait même des exigences scéniques du ballet de cour 5 . Aussi les deux ballets dansés au Louvre par le jeune Louis XIII à la veille comme au lendemain de sa prise du pouvoir personnel en avril 1617 ont-ils de quoi surprendre. Certes les deux œuvres continuaient de réduire la source italienne à des fragments, puisque le Ballet de la délivrance de Renaud (1617) reprenait, avec l’épisode des amours de Renaud et d’Armide, l’essentiel du chant XVI de la Jérusalem délivrée, tandis que le Ballet sur l’aventure de Tancrède en la forêt enchantée (1619) empruntait, lui, au chant XIII du même poème, mais sans opter pour autant pour la composition en discontinu propre au ballet à entrées. D’autre part, loin de s’inscrire dans la double casuistique du désir et de l’honneur caractéristique de la lecture française de l’épopée italienne 6 , l’alternance de moments guerriers et de moments galants sur la scène était mise au service d’une visée didactique servant non seulement un idéal moral, le sacrifice de l’amour à la gloire, mais aussi un dessein politique, la justification de l’action royale et la valorisation de la personne du monarque par le biais de la figure du roi libérateur. Paradoxalement c’est cette politisation même de l’allégorie, également présente dans le Ballet de la furie de Roland (1618), tiré, lui, de 4 Claude-François Ménestrier, Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre, Paris, René Guignard, 1682, p. 61. 5 Je me permets de renvoyer ici à deux de mes articles, « De l’écrit à la scène : le chant XVI de la Gerusalemme liberata et le ballet de cour », dans The Influence of Italian Entertainments on Sixteenthand Seventeenth-Century Music Theatre in France, Savoy and England, éds Marie-Claude Canova-Green et Francesca Chiarelli, Lewiston-Queenston-Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2000, pp. 69-82, ainsi que « Romans et ballets de cour dans la France du Grand Siècle », dans Le Roman mis en scène, éds Catherine Douzou et Frank Greiner, Paris, Garnier, 2012, pp. 159- 174. 6 Pour plus de détails on se référera à l’étude de Jean Balsamo, Les Rencontres des Muses. Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève, Slatkine, 1992. L’Arioste, le Tasse et le ballet de cour 325 l’épisode central du poème de l’Arioste 7 , qui permettait aux deux ballets de renouer avec l’aspect héroïque de l’épopée et de l’épopée chrétienne en particulier, négligé dans la lecture romanesque habituelle de la Jérusalem délivrée en France. Le choix moral Avec l’épisode des amours de Renaud et d’Armide, le Ballet de la délivrance de Renaud 8 reprenait un thème déjà illustré en 1610 par le Ballet de Monseigneur le duc de Vendôme, dit encore Ballet d’Alcine, qui s’inspirait, lui, des chants VI et VII du Roland furieux de l’Arioste. Comme Alcine 9 , la magicienne Armide est une « figure de la féminité dangereuse et de l’éros mortel » 10 . Si Alcine incarne le désir excessif, les lascivetés qui « ont force de priver la persone, de toute forme humeine » 11 , Armide n’est autre que « la tentatione, che tende insidie alla potenza, ch’appetisce », c’est-à-dire la tentation qui tend des pièges à la concupiscence, comme l’indiquait l’Allégorie universelle publiée à la suite du texte de la Jérusalem délivrée dans l’édition ferraraise de 1581 12 . Et tandis que les fleurs, buissons, fontaines et autres agréments de son jardin enchanté, où Renaud est retenu prisonnier, symbolisent « i diletti del senso » 13 , les monstres qu’elle évoque dans sa rage marquent la profondeur de l’abîme dans lequel peut tomber l’homme qui consacre sa vie à la volupté et au plaisir. Si Renaud se laisse amollir par les délices de l’amour dans l’oubli total de ses devoirs de chevalier, les victimes d’Alcine se voient, elles, transformées en plantes, arbres ou rochers. 7 L’épisode de la furie de Roland occupe les chants XXIII et XXIV du poème, qui en comporte quarante-six. 8 Sur ce ballet, voir Mark Franko, « Jouer avec le feu : la subjectivité du roi dans La Délivrance de Renaud », dans La Jérusalem délivrée du Tasse. Poésie, musique, ballet, éd. Giovanni Careri, Paris, Klincksieck/ Musée du Louvre, 1999, pp. 161-171, ainsi que Giovanni Careri, Gestes d’amour et de guerre. La Jérusalem délivrée, images et affects (XVI e -XVIII e siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 2005. 9 Et, avant elle, Circé dans le Ballet comique de la Reine (1581), empruntée, elle, au chant X de L’Odyssée. 10 Marianne Closson, L’Imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la littérature fantastique, Genève, Droz, 2000, p. 83. 11 Arioste, L’Arioste francoes de Jean de Boessieres, Lyon, Thibaud Ancelin, 1580, p. 153. 12 Tasse, « Allegoria », Gierusalemme liberata, Ferrare, Vittorio Baldini, 1581, [sig. CC3v o ]. 13 Ibid., [sig. CC4r o ].