eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/79

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2013
4079

Lectures françaises du système épique tassien: un enfer pavé de bonnes intentions?

2013
Anne-Elisabeth Spica
PFSCL XL, 79 (2013) Lectures françaises du système épique tassien : un enfer pavé de bonnes intentions ? A NNE -E LISABETH S PICA (U NIVERSITE DE L ORRAINE - É CRITURES ) À Arioste succéda Torquato Tasso, et choisit un sujet aussi religieux qu’héroïque. Je m’assure que vous m’avouerez que sa Jérusalem est l’ouvrage le plus riche et le plus achevé qui se soit vu depuis le siècle d’Auguste : et on peut dire qu’en cet excellent genre, Virgile est cause que Tasso n’est pas le premier et Tasso que Virgile n’est pas le seul. 1 Des poèmes modernes, c’est [la Jérusalem] qui est le plus selon l’art [...] soit par l’économie, soit par son style, [le Tasse] a désabusé le commun des hommes qui avaient cru les langues vulgaires incapables de soutenir la majesté de l’héroïque et seulement propres à la lyrique et à l’épique romanesque, qui est un genre de poésie sans art et qui tient de l’ignorance et de la faiblesse des siècles barbares. 2 Les principaux auteurs de la réflexion épique en France au XVII e siècle ont reconnu la prééminence du Tasse en matière de poème héroïque. Les traités suivent fidèlement l’ordre et la manière d’exposer les éléments de régulation épique (matière, forme et ornements) proposés par l’Italien dans ses Discours ; outre la lecture directe que l’on pouvait en avoir dans une France largement italophone, de larges extraits en français en sont proposés par 1 Guez de Balzac, Œuvres diverses, Discours 7, « sur une tragédie intitulée Herodes infanticida », éd. R. Zuber, Paris, Champion, 1995, p. 190. 2 Chapelain, cité par Chandler B. Beall, La Fortune du Tasse en France, Eugene, U. of Oregon and MLA, 1942, p. 83. Anne-Elisabeth Spica 308 Jean Baudoin en tête de sa traduction de la Jérusalem délivrée 3 et la longue paraphrase qu’en donne Georges de Scudéry au début d’Alaric va d’égal avec les réécritures topiques qui saturent les poèmes épiques français, à commencer par le même Alaric 4 . Si le romanzo italien est considéré comme un véritable et insurmontable « défi 5 » qu’il faut nécessairement tenir pour composer dans le genre poétique le plus relevé, dont la France doit se doter pour disposer d’une littérature nationale capable de rivaliser avec les modèles antérieurs 6 , la recette du succès s’impose : il conviendra d’identifier les règles de l’épopée, définies par Aristote, à partir de celles du Tasse. La démarche était logique : on sait combien les Français se sont inspirés, en termes de régulation, des réussites tassiennes tant en matière de théâtre 7 qu’en matière d’épopée 8 , quelque contraignante qu’ait pu être d’emblée cette régulation 9 . Sans contester le caractère sclérosant de ces règles 10 ni le semi-échec auprès du public de la création épique en France au XVII e siècle, nous 3 Sur la traduction du Tasse en France, voir Jean Balsamo, « L’Arioste et Le Tasse : des poètes italiens, leurs libraires et leurs lecteurs français », L’Arioste et Le Tasse en France au XVI e siècle, Cahiers Saulnier, 20 (2003), pp. 11-26. 4 Reinhold Reumann, G. de Scudéry als Epiker, Coburg, A. Rossteutscher, 1911. Sur l’héritage italien de la topique épique en France au XVII e siècle, voir les classiques Richard C. Sayce, The French Biblical epic in the XVII th century, Oxford, Clarendon, 1955 et David Maskell, The Historical Epic in France, 1500-1700, Oxford, Oxford U.P., 1973. 5 Jean-Marie Roulin, L’épopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, SVEC, 2005, p. 26. 6 Ce point est bien connu. On renverra simplement à la mise en perspective très claire de Bernard Magné, Crise de la littérature sous Louis XIV : humanisme et nationalisme, Lille-Paris, PUL-Champion, 1976, I, pp. 221-234. 7 C.B. Beall après H.C. Lancaster a résumé clairement tout le parti que les « réguliers » ont pu tirer des concepts tassiens, op. cit., pp. 57-79. 8 Joseph Cottaz, malgré tout ce que son travail peut avoir d’outrancier, a mis méthodiquement au jour la fascination des Français pour la théorisation du poème épique réalisée par le Tasse (L’influence des théories du Tasse sur l’épopée en France, Paris, Foulon, 1942, pp. 29-235). 9 Marolles en fait ironiquement état au début de son Traité du poème épique (1662). 10 Nous aimerions cependant souligner combien cette appréciation est nourrie, jusque récemment, par un implicite hérité de la réflexion sur l’épopée en général à la fin du XIX e siècle (qui plonge sans doute ses racines à son tour dans les différentes querelles autour d’Homère à l’échelle de l’Europe au XVIII e siècle), implicite dont témoigne exemplairement le livre de J. Cottaz : l’épopée, comme son nom l’indique, étant la manifestation d’une parole (epos) originelle dans sa pureté archaïque, elle ne peut que péricliter sous la contrainte et l’artifice des règles ; à ce Lectures françaises du système épique tassien 309 aimerions ici revenir sur les conditions d’un tel état de fait : les Français ne se sont pas montrés seulement « plus aristotéliciens 11 », mais aussi et surtout, sans doute, différemment aristotéliciens : à une lecture tassienne d’Aristote non sans platonisme, ils en ont substitué une autre, plus horacienne. Ce malentendu conduit à configurer un impossible modèle, dont on peut, nous semble-t-il, décliner les paradoxes selon plusieurs ensembles : une interprétation biaisée des concepts fondamentaux de la poétique ; une conception biaisée de l’épopée dans sa relation avec l’autre genre narratif concurrent, le roman ; un contexte de création lié à une situation politique et idéologique particulière. Comme Françoise Graziani l’a magistralement démontré, les théoriciens français n’ont pas compris la notion de « synthèse 12 » structurelle qu’est la fable (mythos) chez Aristote, alors même que le Tasse, lui, en a assimilé la substance : la disposition organique du sujet à travers le déroulé de son intrigue. Une fois mise en ordre et traité par le poète, une fois habillée par l’élocution, celle-ci [la matière, c’est à dire autorité de l’Histoire, vérité de la religion, liberté d’invention, propriété d’une époque bien choisie, grandeur des événements] devient fable, laquelle est non plus matière, mais forme et âme du poème ; et c’est ainsi que la conçoit Aristote 13 . Par ce moyen, tous les épisodes convergent en une unité supérieure, synthétique elle aussi, qui subsume la diversité des incidents 14 . Pour les théoriciens français - Chapelain, Rapin, Le Bossu, Le Moyne, mais on pourrait ajouter aussi bien Mambrun au premier chef, que Desmarets, Scudéry ou Le Laboureur -, la fable du poème héroïque réside dans l’invention de son sujet. « Le contresens commun consiste à prendre pour une définition de la nature de la fable ce qui n’en définit, chez Aristote, que titre, l’épopée en France, parce qu’elle imite le Tasse, constitue la manifestation suprême de cette mise à mort, qu’il convient de condamner rigoureusement. 11 Giorgetto Giorgi, « Épopée et roman dans les poétiques italiennes et françaises du genre narratif aux XVI e et XVII e siècles », Épopée et mémoire nationale au XVII e siècle, éd. Fr. Wild, Caen, PU Caen, 2011, p. 149 et note ad loc. 12 Aristote, Poét. 6, 50a5, « synthesis tôn pragmatôn », cf. 1, 47a9, « pôs dei synistasthai tous muthous », 7, 50b22, « tina dei tèn systasin einai tôn pragmatôn » (nous soulignons). 13 Discours du poème héroïque (désormais DPH), II, trad. Fr. Graziani, Paris, Aubier, 1996, p. 203. Voir aussi ibid., pp. 170-171, 177-203 et III, pp. 208-216. 14 Le Tasse, Discours de l’art poétique (désormais DAP), trad. Fr. Graziani cit., I, p. 78 et II, pp. 91 et 112-113. Anne-Elisabeth Spica 310 la fonction 15 ». Il engage une interprétation de la notion de vraisemblable différente de celle sur laquelle le Tasse fondait son système épique. La fable poétique est liée à la notion de vraisemblable et c’est l’articulation des deux qui engage la mimésis telle qu’Aristote la conçoit 16 . Ainsi l’explicite le Tasse : Le poète doit se demander si dans la matière qu’il choisit de traiter il ne trouve pas quelque événement qui, s’il s’était produit autrement, eût été plus merveilleux et plus vraisemblable [...] tous les faits qui seront dans ce cas, susceptibles de s’être déroulés autrement, qu’il les manie et remanie sans égard à la vérité et à l’Histoire, à sa guise, [...] mêlant vérité et fiction, mais de telle sorte que la vérité soit le fondement de la fable. (DPH, III, pp. 208-209) Le vraisemblable est chez lui, comme les lectures actuelles d’Aristote le suggèrent 17 , un vraisemblable interne, c’est-à-dire la nécessité combinatoire de la structure poétique de manière à créer son harmonie et son unité organique. Il ne s’agit pas de se demander si la matière du poème est le faux ou le vrai, ou si le vraisemblable est plutôt faux ou plutôt vrai (DPH, II, p. 171), mais de comprendre que la poésie est « fabricatrice d’idoles » (p. 172) parce qu’elle confectionne du probable démonstratif conçu comme la logique d’une forme (pp. 174-176). Le vraisemblable externe, c’est-à-dire la crédibilité de la fiction aux yeux du lecteur, lui est subordonné, car c’est sur le vraisemblable interne que les conditions de la persuasion peuvent se configurer, et c’est ainsi qu’il conduit au vrai supérieur que le lecteur peut ainsi contempler (pp. 177-178) : Aucune partie du poème ne peut donc être séparée du vraisemblable et, en somme, le vraisemblable n’est pas une des conditions requises pour rendre la poésie plus belle et mieux ornée, mais c’est la propriété même qui est intrinsèque à son essence, la chose nécessaire entre toutes dans chacune de ses parties (DPH, II, p. 183). 15 Fr. Graziani, « La poétique dans la fable : entre inventio et dispositio », XVII e Siècle n°182 (janvier-mars 1994), p. 91 ; divers exemples ad loc. En voici un autre complétant le corpus retenu par l’auteur : « l’Essence de la Poësie consistant beaucoup plus en l’agréable et ingenieuse invention de la matiere bien disposée, qu’en toutes ces sortes de choses differentes de celle-là [l’histoire]... » ([La Mesnardière,] Lettre du Sr du Rivage contenant quelques observations sur le poème épique et sur le Poeme de la Pucelle, Paris, A. Sommaville, 1656, p. 36). 16 Voir les commentaires de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot à Poét., 2, 48a9 dans leur édition de ce texte, Paris, Seuil, 1980 (et l’introduction p. 20). 17 Voir les commentaires de l’éd. cit. à Poét., 9, 51b9. Lectures françaises du système épique tassien 311 Cette conception « symbolique 18 » entre les composants de l’épopée subsumés par la dynamique fabuleuse et vraisemblable construit une esthétique qui prend en charge l’élévation du lecteur. C’est pourquoi le Tasse, dans un mouvement tout platonicien, peut affirmer que la finalité de l’épopée ne consiste pas dans l’utile, simple moyen, mais dans la délectation qu’il y a à admirer la beauté du vrai supérieur, conférant bonté à l’âme noble à qui l’épopée est destinée spécifiquement (DPH, I, pp. 148-153). En d’autres termes, comme Baudoin, Dalibray ou Corneille l’ont bien compris 19 , l’instruction que comporte nécessairement l’épopée repose moins sur l’enseignement moral que l’on en tire, littéral ou figuré dans une allégorie 20 , que sur la beauté d’une délectation intellectuelle à considérer cet ensemble poétique, dans les modulations harmoniques de sa variété, à la lumière de la forme du monde qu’il révèle 21 . C’est la perfection de la poésie qui constitue en elle-même le plus haut exercice moral, dans lequel l’éthique se subsume en esthétique, mieux : éthique et esthétique ne sont qu’une même et réversible qualité de la fable sur laquelle se fonde l’essence de la poésie. Dans la perspective des théoriciens français de l’épopée, qui sont pour beaucoup les instigateurs de la « doctrine classique », la fable considérée du côté de l’invention étant la matière du poème épique, son vraisemblable est d’abord d’ordre externe : le lecteur est d’abord invité à croire, en fonction des effets de référentialité ou non de la fiction, ce qui s’y joue - y compris en matière d’événements merveilleux, c’est pourquoi, comme le Tasse l’a démontré précisément, le merveilleux chrétien, qui fait partie de l’univers de référence et de « croyance », à tous les sens du terme, est bien supérieur au merveilleux gréco-latin 22 . Voilà qui motive une autre réception, circonscrite aux cadres de l’adhésion rationnelle. Le lien est constitutif entre vraisemblance et utilité morale : la persuasion engagée par la créance doit conduire par le plaisir à l’instruction 23 . 18 Fr. Graziani, « La poétique dans la fable » cit., p. 85. 19 Fr. Graziani, « Sur le chemin du Tasse. La fidélité du traducteur selon Vigenère, Baudoin et Vion Dalibray », Cahiers Saulnier, 20 (2003), pp. 202-216, ici pp. 209- 214. 20 De fait, la promotion de l’allégorie dans la Jérusalem délivrée relève d’une stratégie de défense adoptée par le poète dans les années 1694. 21 Gabriella Bosco, « Le merveilleux apprivoisé. Pour une théorie de la délectation chez les épiques chrétiens du XVII e siècle », Plaisir de l’épopée, dir. Gisèle Mathieu Castellani, Vincennes, PU Vincennes, 2000, pp. 273-286. 22 DAP, II, pp. 183-185. 23 Sur la mise en place d’un tel lien entre persuasion et instruction, on verra avec intérêt les pages que Fabien Cavaillé consacre aux divergences entre « réguliers » et « irréguliers » au théâtre dans les années 1600-1630 (« Alexandre Hardy et le rêve perdu de la Renaissance. Spectacles violents, émotions et concorde civile au Anne-Elisabeth Spica 312 Quant à la raison qui fait que le vraisemblable plutôt que le vrai est assigné pour partage à la poésie épique ou dramatique, c’est que cet art ayant pour fin le plaisir utile, il y conduit bien plus facilement les hommes par le vraisemblable qui ne trouve point de résistance en eux, que par le vrai qui pourrait être si étrange et si incroyable qu’ils refuseraient de s’en laisser persuader et de suivre leur guide sur sa seule foy. 24 Les théoriciens français, tournant le dos à l’admiration d’ordre platonicien assignée par le Tasse à l’épopée parce qu’elle est le grand genre poétique, durcissent au nom de cette même éminence l’utilitarisme moral de la poésie épique qui n’est grande que parce qu’elle exacerbe l’utile dulci horacien. Si les deux notions sont indissociables - il ne peut y avoir de plaisir sans instruction, l’instruction n’existe pas sans plaisir 25 -, il apparaît que dans le cas de l’épopée, ils ont particulièrement exarcebé la primauté de l’instruction sur le plaisir. Alors que chez l’Italien, l’esthétique enveloppe l’éthique de l’écriture épique, pour les Français, l’éthique est la seule garantie de l’esthétique héroïque : les Auteurs d’un tel Ouvrage l’emportent, pour l’instruction, sur les Historiens et sur le commun des Philosophes. Car le but de ce Poëme est de former les Mœurs, et il y mene d’autant plus surement qu’il se sert de fictions charmantes, par lesquelles l’admiration, la curiosité, et le plaisir sont également excitées. Conduisant ainsi à l’utile par l’agréable, [...] les fictions de la Poësie, et sur tout celles de l’Epopée doivent nécessairement début du XVII e siècle », thèse Paris III, 2009, à paraître prochainement), qui offre un panorama très clair des enjeux poétiques en train de s’affronter : à la vertu symbolique des actions qui empêchent l’immersion du spectateur, pour l’inviter à considérer le spectacle dans sa mimésis fonctionnelle conduisant vers un vrai transcendant, s’oppose - et l’emporte - une lecture horatienne, largement portée par Chapelain, du spectacle auquel les spectateurs doivent adhérer grâce au respect des conditions de la vraisemblance pour se purger de leurs passions et, partant, s’élever moralement. 24 Chapelain, cité par W.A.P. Smit, La théorie de l’épopée en Europe ocidentale aux XVI e et XVII e siècles [1975], trad. P. Brachin, Paris, Lettres modernes, 1993, p. 38. Chapelain s’est déjà livré à la démonstration en règle de cette adéquation dans sa Lettre ou Discours à Favereau en préface de l’Adone de Marino. 25 « Il est certain que la vraye fin de la Poësie est l’Utilité, consistant en cette purgation susdite, mais qui ne s’obtient que par le seul Plaisir, comme par un passage forcé ; de façon que sans Plaisir il n’y a point de Poësie, et que plus le Plaisir se rencontre en elle plus elle est Poësie, et mieux acquiert son but qui est l’Utilité » (Chapelain, Lettre sur l’Adone cit., n.p.). Lectures françaises du système épique tassien 313 renfermer quelqu’instruction : c’est le moyen, me semble-t-il, d’en augmenter le prix et le plaisir qu’on trouve à les lire. 26 Le décri, de Chapelain à Boileau, englobe ainsi la véhémence du style épique, destinée à susciter l’admiration (DPH, IV-VI). Le « clinquant du Tasse » farde l’épopée comme une petite-maîtresse : « le Tasse qui est un beau génie, tient un peu du caractère des femmes coquettes, qui mettent du fard, quelque belles qu’elles soient ; sans prendre garde que l’artifice gâte en elles la nature, et qu’elles plairaient davantage, si elles avaient moins envie de plaire 27 ». La distorsion entre les deux conceptions du vraisemblable pèse aussi sur celles du merveilleux. Dans la Poétique 28 , cette notion est portée dans l’épopée à son degré le plus fort, « l’irrationnel ». Elle constitue « l’essence même du poème épique, son caractère distinctif 29 ». Chez le Tasse, parce que le vraisemblable manifeste le passage du particulier à l’universel, celui qui rend la poésie plus philosophique que l’histoire 30 , il a pour escorte son pendant le merveilleux (DAP, I, p. 78), qui permet de motiver l’admiration : de l’ordre du sublime, synthétisant les merveilles déployées au fur et à mesure des épisodes (anges, démons, interventions divines...), il contribue à accréditer l’équivalence entre beauté et bonté de la fable épique (DPH, II, pp. 186-187). L’interprétation du vraisemblable épique à la française vient possiblement biaiser, ici encore, les paramètres de théorisation. Le merveilleux n’est pas l’autre face du vraisemblable qu’il motive en retour, mais il entre en large dépendance de cette notion. Des auteurs comme Le Moyne et Desmarets, on le sait, défendent et utilisent très largement le merveilleux chrétien, en cela très proches du Tasse 31 . Pour autant, la collection de 26 Le Bossu, Traité du poème épique [1675], réimpression de l’édition de 1714 avec une introduction de Volker Kapp, Hamburg, H. Buske Verlag, 1981, « Discours » liminaire, iv-vii. 27 D. Bouhours, La Maniere de bien penser dans les ouvrages d’esprit [1687], 1705, éd. S. Guellouz, Toulouse, SLC, 1988, p. 238. 28 24, 60a12-13 : « Dei mèn en tais tragôdiais poiein to thaumaston, mallon d’entechetai en tè epopoia to alogon ». Sur la lecture de ce passage dans le contexte qui nous intéresse, voir Lionello Sozzi, « L’influence des épopées italiennes et le débat sur le merveilleux », Mélanges de littérature et d’histoire offerts à Georges Couton, Lyon, PU Lyon, 1981, pp. 61-73. 29 L. Sozzi, art. cit., p. 66. 30 Le fameux passage de la Poét. 9, 51a36-51b7 est constamment paraphrasé dans les passages des deux Discours touchant au vraisemblable. 31 Voir Anne Mantero, « Le Saint Louys de Le Moyne : raison épique et rationalité », Littératures classiques n o 25 (1995), pp. 283-298 et Pascale Thouvenin, « Une poétique jésuite épique ? Les traités des pères Mambrun, Le Moyne et Rapin dans le classicisme français », Épopée et mémoire nationale cit., p. 180 ; Marine Anne-Elisabeth Spica 314 merveilles rencontrées au fur et à mesure de la progression de l’intrigue, considérées dans leur inscription fictionnelle concrète et non pas dans la dynamique transcendante de la natura naturans de la fiction, sont soumises chez les théoriciens au même jugement de validation référentiel qui les rapporte à la « nature ». Le Bossu renonce même à suivre jusqu’au bout Aristote en la matière : Une chose pour être admirée, doit être dans une vrai-semblance qui la fasse concevoir, et qui la fasse croire. Nous n’admirons point ce que nous pensons actuellement n’avoir jamais été ; et les emportemens hors de toute mesure nous donnent cette pensée. Je ne sai néanmoins, si je ne donne point ici un peu trop à la raison, et à la vrai-semblance, contre le sentiment d’Aristote, qui les fait beaucoup plus céder au merveilleux. [...] Mais quoi que ce Philosophe ait pu dire, asseurement il n’a pas eu dessein de donner une pleine licence de pousser les choses plus loin que la vrai-semblance, et que la raison 32 . Si la foi chrétienne a ses raisons que la raison ne connaît pas car elles la dépassent, la raison du lecteur, quant à elle, a ses plaisirs qui ne peuvent concilier foi et raison que sur le principe de la morale. Philippe Sellier a mis naguère en lumière la « catégorie clé de l’esthétique classique : le merveilleux vraisemblable 33 », dont la première victime a bien été le merveilleux chrétien après les années 1670, en substituant la logique de la foi et du travestissement des vérités divines à celle du plaisir régulé de la fiction 34 . Ce merveilleux par essence « vraisemblable » pour rester dans les bornes de la créance du lecteur et de la nature recevable constitue une pièce maîtresse du dispositif poétique de la « doctrine classique », dans la mesure où il favorise l’union toute horacienne de l’utile et de l’agréable. Une épopée qui plairait d’abord, ou qui plairait seulement, se trouverait en dangereuse tengeance avec le roman. Roussillon, « Usages du merveilleux dans le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin », ibid., pp. 94-102. 32 Traité du poème épique, éd. cit., pp. 255-257. 33 C’est le titre de l’article publié dans La Mythologie au XVII e siècle, Marseille, CMR 17, 1982, pp. 43-48. 34 On connaît bien les arguments de Boileau ; La Mesnardière se moque sur ce point de la Pucelle (Lettre du sieur du Rivage cit., pp. 15-32). Voir B. Magné, op. cit. ; Reinhard Krüger, « Merveilleux païen ou merveilleux chrétien ? Le débat sur l’épopée française et la sécularisation du merveilleux au XVII e siècle », La Spiritualité/ l’épistolaire/ le merveilleux au Grand Siècle, Biblio 17 n° 145 (2003), pp. 289- 298. Lectures françaises du système épique tassien 315 Le Tasse, pour ses émules français, a renouvelé l’épopée en lui redonnant sa pureté aristotélicienne contre les romanzi monstrueux de Boiardo et de ses suiveurs. Ainsi Chapelain oppose-t-il l’Arioste au Tasse : L’Arioste, qui a publié son Orlando en 1539, encore qu’il fût très habile et très bon poète latin, ayant commencé un poème selon les règles qu’il connaissait, l’abandonna pour le roman, afin de seconder le goût du siècle et des princes qu’il servait, et y réussit admirablement, ayant pour l’invention beaucoup plus de génie que Le Tasse, quoique, depuis la Jérusalem de celui-ci, personne n’ait suivi l’Arioste, et qu’il se soit composé une grande multitude de poèmes héroïques sur les principes établis dans la Poétique d’Aristote. 35 Que les académiciens de la Crusca, à Florence, aient condamné le Tasse contre l’Arioste ne peut que valider une telle certitude. On saisit ici un autre paradoxe de l’imitation épique du Tasse en France. Pour écrire une épopée, il faut, et telle est la nécessité générique qui se fait jour au fil des années 1620, la distinguer du romanzo tel que l’Arioste et ses défenseurs l’ont configuré, dans la mesure où celui-ci est rapidement assimilé au roman 36 ; or on ne s’y emploie qu’en suivant celui-là même qui pourtant a toujours défendu l’identité du romanzo et de l’épopée 37 . De fait, la proximité est étroite entre épopée et roman dans la France de la première modernité. D’une part, les théories du roman ont partie étroitement liée avec celles de l’épopée 38 et l’on a tôt fait de rapprocher, en contrepartie, l’épopée du roman 39 ; d’autre 35 Lettre de Chapelain à Rapin du 20 mars 1673, citée in Rapin, Réflexions sur la poétique en général et en particulier, éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 643. 36 Si Du Bellay, Ronsard ou Peletier conseillent au poète épique de lire des « romans » médiévaux ou italiens (Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France, des origines à la fin du XVIII e siècle, Paris, Les Presses modernes, 1939, p. 174), la nécessité d’opposer un genre à l’autre pour mettre en valeur l’épopée est claire chez Chapelain qui souligne dans sa Lettre sur l’Adone combien la nouveauté du poème de Marino, et sa qualité, consiste à se situer « entre deux extremités, de grande bonté, comme est le Poëme Heroïque, et de grande imperfection, comme est le Romant confus » (éd. cit., n.p.) 37 DAP, II, pp. 100-101 ; DPH, III, pp. 222-226. 38 Olivia Rosenthal, « Épopée et roman dans les discours théoriques en France (XVI e - XVII e siècles », Plaisir de l’épopée cit., pp. 173-188 ; Camille Esmein-Sarrazin, « Le rôle de l’épopée dans la théorie du roman au XVII e siècle. Exemplarité, concurrence et abandon de la poétique épique », Palimpestes épiques, réécritures et interférences génériques, éd. D. Boutet et C. Esmein-Sarrazin, Paris, PUPS, 2006, pp. 237- 257. 39 Ainsi Georges de Scudéry dans les préfaces d’Ibrahim et d’Alaric ou Desmarets de Saint-Sorlin dans celle de Clovis. Sur le caractère symptomatique de ces rapproche- Anne-Elisabeth Spica 316 part, le roman reste encore un genre dont la moralité est plus que douteuse, qui repose bien plus, voire trop sur la délectation que sur l’instruction 40 et qui de toute manière n’a pas grand-chose à voir avec une théorie des genres en forme, c’est-à-dire aristotélicienne ou horacienne. L’immoralité du roman engage avec elle la condamnation, bien qu’il soit en pratique impossible de s’en passer jusque dans l’épopée biblique 41 , des épisodes amoureux, d’autant plus que la délectation particulière que l’on trouve au poème du Tasse repose justement sur leur « mollesse 42 » et la grâce bien trop séduisante des personnages féminins, surtout quand ces femmes sont aussi des héroïnes. En inscrivant la distinction entre roman et épopée au cœur du système épique, les théoriciens français gauchissent un autre point de la théorie tassienne, celle de l’unité du poème, aidés encore en cela par l’assimilation de la fable et de l’invention du sujet, tout en conservant la formule aristotélicienne du primat de l’action dans la définition de la mimésis (Poét. 2, 48a1) : l’unité de la fable résultant de l’unité des épisodes qui font sa ments chez les auteurs qui ont pratiqué les deux genres, nous nous permettons de renvoyer à notre « l’illustration de l’épopée au regard de l’illustration du roman au XVII e siècle : des spécificités, une contiguïté ? », à paraître dans les Actes du colloque « Vers en images : l’iconographie de la poésie occidentale » (Rouen, 14- 16 octobre 2010, dir. Robert Kahn, Serge Linares et Christophe Martin). 40 Voir C. Esmein-Sarrazin, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008. 41 « il semble qu’elle [l’Histoire sainte] ait laissé la part qui devoit appartenir à la Poësie, laquelle ne laisse rien derriere, de ce que l’esprit peut desirer d’apprendre ; comme de sçavoir ce que devint l’amour du roi pour cette belle Vasthi » (Desmarets, préface d’Esther, poëme, Paris, J. Guignard, 1673 (n.p.p.) ; Coras justifie par l’argument de la vraisemblance poétique les amours inventées d’Adine et du roi de Ninive dans la préface de Jonas ou Ninive pénitente. Poëme sacré, Paris, Ch. Angot, 1663 et comble, lui aussi, les manques de l’Histoire sainte : « On diroit mesme que leur mariage [de Salmon et de Rahab] est une fin à laquelle ils n’ont pû arriver que par le moyen dont je me sers ; de sorte que je ne say si je n’ay point esté assés heureux pour trouver la verité, lors que je n’ay cherché que la vraysemblance » (préface de Josué ou la conquête de Canaan, en tête de ses Œuvres poétiques, Paris, Ch. Angot, 1665, n.p.). 42 « Loin de ces Amours, les cajoleries, les mignardises, et les mollesses, que le Tasse donne à son Renaud et à son Armide. Semblables choses sont pour les Amours vulgaires, pour les Amours des Colombes ; et les Amours heroïques sont des Amours d’aigles. » (Le Moyne, « Traité du Poëme héroïque », Saint Louys ou la couronne reconquise, Paris, Courbé, 1658, [ôiij]) ; cf. Rapin, Réflexions sur la poétique, éd. cit., p. 521. Chez le Tasse, l’amour est une manifestation de l’héroïsme, du fait de sa beauté : DPH, II, pp. 193-197. La Mesnardière et Mambrun condamnent avec force les héroïnes féminines, tandis que Desmarets et Scudéry, auteurs de romans, les défendent. Lectures françaises du système épique tassien 317 matière, elle repose donc nécessairement sur une seule intrigue principale, prise en charge par un seul héros. Les condamnations sont donc unanimes, outre celle de la variété monstrueuse du Roland furieux, qui blâment le schéma actanciel pourtant extrêmement efficace de la Jérusalem délivrée, celui du partage de l’action entre Godefroid le pieux et Renaud l’entreprenant, quand bien même Le Moyne eût réuni les deux faces dans le héros éponyme du saint Louys, une des rares épopées qui obtint une certaine estime, jusqu’à celle de Voltaire. Pierre Mambrun s’y acharne longuement dans sa Dissertatio, prenant le Tasse directement à partie ; La Mesnardière n’a pas de mots trop durs contre Chapelain qui distribue l’action entre Jeanne d’Arc et Dunois dans La Pucelle 43 . La constitution d’un arsenal de prescriptions afin de déterminer le plus finement possible les règles de l’excellence épique fait du poème héroïque le genre des doctes, mais au prix fort, car il s’agit alors de prendre le contrepied du goût du public pour « les Poëmes anciens de vicieuse conformation et les modernes Romans [c’est-à-dire les romans médiévaux et les romanzi sur le modèle de l’Arioste] dont, par sympathie d’imperfection, le sot populaire adore la folle tissure. 44 » Car le « sot populaire », lui, a choisi, plutôt que les règles, le goût et la grâce pour plébisciter justement la fiction de plaisir, et non pas de raison, qui le « divertira 45 » au meilleur sens du terme ; Desmarets en était bien conscient lorsqu’il défendait, contre Mambrun 46 , une épopée en français dont les femmes seraient aussi les lectrices dans la Préface de Clovis. Les théoriciens rompent ainsi l’équilibre sur lequel le Tasse avait fondé la chimie de l’épopée : Par où j’entends parler de ces effets admirables, qu’on feint estre causez par Magie, tels que sont les anneaux, les escus enchantez, les cheveaux volans, les vaisseaux transformez en Nymphes, les Fantosmes entremeslez aux 43 Dissertatio peripatetica [1652], Opera poetica, La Flèche, G. Laboë, 1661, pp. 365- 371 ; Lettre du Sr du Rivage cit., p. 11. 44 Chapelain, Lettre sur l’Adone, éd. cit., n.p. 45 « Leur dessein [des auteurs de roman] n’ayant pas esté de travailler sur le Modele du Poëme, l’infraction de ses regles ne leur peut estre reprochée : qu’ils ont assez fait de garder celles du Roman, qui ne visant qu’au divertissement du Peuple, luy feroit mal passer le temps avec les scrupules de l’Unité, et les Superstitions de la Vray-semblance [...] Qu’on sçache donc que la Poesie Heroïque n’est pas de ces Basteleuses, qui n’ont autre chose à faire qu’à divertir les Passans, par des representations étranges, et des Figures monstrueuses » (Le Moyne, « Traité du Poëme héroïque » cit., îiij, v°-îv, v°) ; nous soulignons. 46 « Carebunt illi auctores altera laude, quam ambiunt ; aut dignitate Poematis, aut muliercularum gloria [...] majus operae pretium Latine, quam Gallice scribere » (Dissertatio peripatetica cit., pp. 462 et 463). Anne-Elisabeth Spica 318 combats, et ainsi des autres choses, dont un bon Escrivain doit assaisonner son Poëme, pour le mieux faire gouster, s’il a tant soit peu de jugement ; dautant qu’il arrive par là, qu’avec ce qu’il s’accommode au goust des hommes vulgaires, il contente par mesme moyen ceux qui se picquent le plus de sçavoir. 47 Les contradictions mises au jour au sein de l’intense régulation épique, au détriment de toute considération pratique - qui eût sans doute amené à la quasi-superposition des deux genres 48 , un peu en miroir de l’Italie aux XVII e et XVIII e siècles où la création épique l’emporte très largement sur la création romanesque -, interdisent de trouver dans le Tasse la confirmation aristotélicienne qu’on y cherchait : comment imiter une épopée dont les règles d’élaboration, loin de garantir le succès obtenu et de valider un modèle à reproduire, invitent au contraire à en prendre le contrepied pour restituer de « bonnes règles » à cet ensemble ? La logique viciée de cette réception est relayée par son contexte même : la France du XVII e siècle donne d’autres contenus à une autre série de composants épiques traités par Aristote et les Italiens : le statut de l’histoire et la figure du héros. Si l’on attendait dans la sphère littéraire le poète épique qui saurait écrire le chef d’œuvre que la grandeur littéraire nationale réclamait, on l’attendait aussi ardemment dans la sphère politique 49 : l’éloge de l’idéal royal et l’affirmation de la continuité monarchique en dépendait au premier chef, dans la mesure où l’épopée a pour fondement, depuis l’Iliade, l’unité d’une nation à travers l’éloge de son souverain. Ronsard le soulignait dans sa Préface de la Franciade ; les guerres de religion 50 , la longue stérilité d’Anne d’Autriche, puis la Fronde n’ont que trop rappelé l’actualité d’un tel positionnement et Voltaire ne fera pas feu d’un autre bois un siècle plus tard. Le Tasse a certes mis en valeur l’impératif épique de la grandeur prin- 47 DAP, trad. J. Baudoin, La Jerusalem de Torquato Tasso [1632], Paris, N. et J. de la Coste, 1648, p. 44 (repris dans les Emblèmes divers (1639), II, E. 71, p. 587). 48 C’est en ce sens que l’on peut entendre aussi l’interrogation de Marolles, qui désigne les romanzi ou l’Adone : « Quel mal y a-t-il de changer un peu, et de travailler à quelque chose de nouveau ? Pourquoy ne faut-il compter pour rien ceux qui ont cherché d’autres inventions ... » (Traité du poème épique cit., p. 38). 49 Jenõ U. Németh est l’un des premiers à en avoir mesuré l’importance pour les années 1650, dans un article cependant relativement confus (« La raison d’être d’un genre “avorté” : la théorie du poème héroïque sous l’Ancien Régime », Acta romanica III (1976), pp. 87-153). 50 Sur les liens entre le traumatisme des guerres de religion et le regain massif de la production épique en France, voir Bruno Méniel, Renaissance de l’épopée : la poésie épique en France de 1572 à 1623, Genève, Droz, 2004 ; la concomitance de dates est elle aussi remarquable entre la fin de la Fronde et la production en rafale des « grandes » épopées françaises de 1554 à 1661. Lectures françaises du système épique tassien 319 cière à travers la grandeur du héros dans les Discorsi. Mais il ne s’agissait pas pour lui d’envisager l’éloge d’une nation qui tend à se projeter en modèle pour les autres. Chez lui, la noblesse des actions appelée par la configuration épique (DPH, II, p. 188) sert de miroir à une gloire princière personnelle, adossée à la filiation familiale, d’ordre quasi ascétique dans la mesure où elle relève de l’élévation individuelle vers le beau et le bon que lui proposent les figures héroïques (DPH, I, pp. 141-142). Les poétiques françaises du poème héroïque soulignent cet impératif bien plus longuement que leur émule italienne. Non seulement il préside au choix du personnage (Clovis, Charles Martel, Charlemagne, Saint Louis, la Pucelle d’Orléans...), mais il justifie aussi l’éminence du poète épique parmi les autres professionnels des Lettres, chargé de cette tâche infiniment grave. [La finalité du poème héroïque est] d’apprendre aux Roys l’art de régner, c’est le plus noble et le plus important de tous les Ouvrages de l’Esprit. On ne peut avoir une trop grande capacité pour l’entreprendre, ny une trop longue vie pour l’achever. Toutes les Sciences y doivent entrer en extraits adoucis et purifiez : et l’art de faire semblables extraits est une Chimie connuë de peu de personnes. Les hautes Idées, et les Images magnifiques qui sont des Patrons qu’on ne trouve pas en toute sorte d’atelier, y doivent servir de Modeles. L’Esprit Heroïque, qui est le plus fort et le plus élevé de tous les Esprits, doit estre l’Appareilleur, et l’Intendant de la besongne [...] Quoy que puissent dire les Admirateurs des Anciens, et les Flateurs des Modernes, les exemples de ces grands Hommes nous font bien voir, que le Poëte parfait est encore à naistre, aussi bien que le Prince parfait, et le parfait Capitaine. 51 Seul le plus noble poète pourra chanter le plus noble roi envisagé comme l’idéal en train de s’incarner dans la personne de Louis XIV, pour lui donner l’art de régner le plus dignement configuré : l’épopée, dans la France des années 1650, se voit investie de la redoutable tâche de modéliser le monarque parfait appelé hic et nunc à exercer le pouvoir. Les deux dédicaces au roi successivement écrites par Desmarets en tête de l’édition de 1657, puis de 1673 du Clovis témoignent exemplairement de cette adéquation entre le poème épique et la gloire magniludovicienne ; tandis que la première trace le projet d’un règne dont la grandeur se règlera idéalement sur celui de Clovis, fondateur de la France chrétienne et de la succession royale, la seconde fait du poème le miroir fidèle de Louis « le Grand », et lui seul : 51 Le Moyne, « Traité du Poëme heroïque » cit., âiij, v°-âiiij. Le Traité s’achève sur cet argument. Voir Anne Mantero, « Saint Louys et « l’art de régner », Œuvres et Critiques, n° 35/ 2 (2010), pp. 77-90. Anne-Elisabeth Spica 320 On verra que comme Vostre Majesté dans la fleur de son âge, est arrivée à la plus éclatante et à la plus haute gloire où Prince soit jamais monté : aussi ai-je mis dans la plus grande perfection qu’il m’a esté possible, l’ouvrage où je voulois placer ces merveilles. Non seulement elle s’y verra dépeinte en plusieurs endroits, mais elle connoistra que tout l’ouvrage mesme lui est consacré, et est tout fait pour elle : et chacun jugera qu’estant le Poëme Heroïque de la France Chrestienne, il vous appartient à titre aussi légitime que la France mesme. Cette corrélation particulière durcit, de fait, l’importance donnée à l’adjectif qualifiant le genre. Le poème héroïque est consacré exclusivement aux exploits guerriers dont un roi combattant sera le plus noble héros ; à ce titre, Le Laboureur fermait déjà la porte à l’épopée sacrée en 1643 dans les « Sentimens de l’autheur sur la poesie Chrestiennne et Prophane » en tête de sa Magdelaine penitente : Ce genre [...] publie la gloire des grands hommes, blasme les mœurs vicieuses, et eslevant l’esprit de son lecteur à la contemplation de la vertu, la luy fait premierement aimer et l’oblige apres par une douce violence d’en pratiquer les actions. [...] Homere a le premier entre les Epiques ouvert cette carriere et l’on pourroit dire que Virgile l’a fermée, tant il s’est rendu inimitable. [...] S’il est du devoir d’un bon François d’appliquer ses estudes au dessein de publier les belles actions que ses Heros ont faites en leur vie, il est du devoir d’un bon Chrestien de consacrer ses veilles au Seigneur pour celebrer les merveilles qu’il a faites en sa mort. (n.p.) Un héros aussi tassien que le saint Louis de Le Moyne, à la fois monarque, saint et souffrant, plus passif comme Godefroid, qu’actif comme Renaud, ne pouvait qu’appeler les foudres du P. Mambrun. D’autre part, elle modifie radicalement le processus allégorique. La préface du Clovis de 1673 le montre encore : ce n’est plus le héros épique qui est proposé en modèle à son royal lecteur, c’est Louis XIV qui sert de patron à ses miroirs en fiction. Quand bien même le merveilleux chrétien instruit une politique royale chrétienne, c’est elle qui en définitive régit la fiction. Si le personnage d’Alaric permettait à Georges de Scudéry de révéler habilement l’heureuse conversion de Christine de Suède au catholicisme, Charlemagne, chez Le Laboureur, disparaît derrière la véritable leçon d’un événement politique contemporain : J’ay creu que les Souverains de Rome oubliant quelquesfois les bienfaits et la protection qu’ils ont receuë de la France, il seroit à propos de leur en rafraischir la memoire par mon Poëme, et de faire voir comme c’est à bon titre que nos Roys portent celuy de Tres-Chrestiens, ayant toûjours esté les plus fermes defenseurs tant des Papes que de l’Eglise [...] Oüy, je croy que je ne pouvois gueres trouver de saison plus propre ; et je me suis imaginé Lectures françaises du système épique tassien 321 qu’il feroit assez beau voir dans mes vers toute la France aller vers Charlemagne, vanger dans la Rome de son siecle un horrible assassinat commis en la personne du Pape, tandis que la Rome de nôtre temps avoit à excuser envers la mesme France, et un Roy non moins puissant ny moins glorieux, un attentat presque aussi étrange, commis en la personne de leur Ambassadeur. Autour de la figure glorieuse du roi de France dans l’histoire contemporaine s’opère au sein de l’épopée le même retournement que celui qui affecte la mythologie antique dans les décors versaillais : la seule merveille, c’est finalement le roi régnant 52 . Voilà qui, à nouveau, ne pouvait que biaiser les liens entre merveilleux et vraisemblable. L’histoire n’est plus à loisir falsifiable et le merveilleux chrétien n’est pas seulement impie, il est d’abord, pris selon les manifestations privilégiées par le Tasse, celles des sorciers et d’autres démons, profondément ridicule 53 . Le seul modèle épique que l’on puisse réellement suivre, en fin de compte, c’est le modèle virgilien, mis systématiquement en avant par les poéticiens français. Ludivine Goupillaud en a bien retracé les méandres de la préférence, et sans doute faut-il ajouter aux raisons alléguées de l’insuccès épique en France 54 la suivante : il permet de faire sauter le maillon indispensable au genre, mais impensable dans le cadre d’une généricité à la française de l’épopée, qu’est la Jérusalem délivrée. Voilà qui nous semble révélateur, en fin de compte, d’un phénomène profond, lié à l’invention en France d’une « littérature 55 » nationale. L’épopée en effet se trouve sur la ligne d’un partage de plus en plus net entre les « bonnes » et les « belles » lettres, et c’est sans doute parce qu’elle n’entre ni 52 Voir B. Magné, op. cit. ; Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, A. Michel, 1999. Nous prenons encore la liberté de renvoyer à notre « Les rêveries du promeneur enchanté: Symbole et allégorie dans le premier Versailles de Louis XIV », XVII e Siècle, n° 184 (1994), pp. 537-559. 53 Sur le ridicule inhérent à ce merveilleux, voir [La Mesnardière,] Lettre cit., p. 16- 27. Sur les problèmes structurels, outre la bibliographie d’usage, voir la réflexion de Florence Dumora, « Somnium ex machina : songe épique et merveilleux chrétien », Plaisir de l’épopée cit., pp. 136-148. 54 De l’or de Virgile aux ors de Versailles : métamorphoses de l’épopée dans la seconde moitié du XVII e siècle en France, Genève, Droz, 2005, pp. 265-298 : l’excellence de l’Énéide tiendrait à la maîtrise d’une langue arrivée à son point d’apogée, tandis que la maîtrise d’un français « littéraire » n’aurait pas encore été acquise à la fin du XVII e siècle. Il nous paraît difficile de souscrire à l’idée d’un manque de maîtrise de la langue littéraire à la période donnée, hors du cadre particulier des propos de Mambrun ou des défenseurs du latin pendant la querelle des Inscriptions. 55 Cf. Philippe Caron, Des belles lettres à la littérature: une archéologie des signes du savoir profane en langue française, 1680-1760, Louvain/ Paris, Peeters, 1992. Anne-Elisabeth Spica 322 tout à fait d’un côté, ni tout à fait d’un autre qu’elle devient hors-jeu pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer. Telle que la configurait le Tasse, elle tend à proposer un poème total, une geste universelle et unifiée ; en cela, elle passe outre le partage entre fiction structurale et invention ornée ; entre délectation plaisante et instruction à haute teneur morale ; entre poésie chrétienne et profane 56 ... en d’autres termes, elle invite à tenir ensemble aussi bien ce qui entre de plain pied dans le champ des belles lettres en pleine constitution, que ce qui en est progressivement exclu (philosophie et théologie). Engageant une vision platonicienne de l’acte littéraire 57 contre une vision aristotélicienne et horatienne d’une instruction où prime finalement le plaisir, toujours hors des règles qu’on lui assigne, comme en témoigne l’inflation d’un discours critique exponentiel, l’épopée se trouvait en France, entre 1640 et 1670, en fait et en droit, à contrecourant du goût et de la norme que le « classicisme » était en train d’instruire. Loin d’être une case vide 58 , elle relève de la case impossible à remplir, de l’ordre de l’oxymore générique, car impossible à créer selon les règles mêmes que l’on s’est fixées ad hoc. Cette logique monstrueuse était autant inattaquable qu’inéluctable. Les Français avaient en l’occurrence la tête trop épique. 56 On trouvera dans l’Advis au Lecteur du Sr Lesfarges en tête de son David, poëme heroïque (Paris, Lamy, 1660) la vision la plus radicale de cette séparation en matière d’épopée : « Et parce qu’ils [les argumens de l’Histoire sacrée] ne doivent pas estre traitez comme ces matieres communes et profanes, je ne crois pas que tu trouves estrange que je me sois éloigné des reigles de cét art qui apprend à feindre et à mentir impunément. Il est vray que je luy ay donné le nom de Poëme, par ce que je n’ay pas voulu en inventer un nouveau, ny le faire remarquer par une inscription bizarre et inconnuë. Outre ce que j’ay creu, et quoi que ce mot de Poëme presuppose une fiction ingenieuse et agreable, je ne pouvois pourtant me dispenser de m’en servir dans celuy-cy, afin de ne pas blesser une verité dont la creance est le premier fondement de nostre foy : De sorte que dans le titre de ce livre, j’ay mieux aymé faillir contre les methodes de l’art que contre les principes de la Religion. » 57 « Le but où doit tendre le veritable Poëte est de ravir ; il ne fait que la moitié de son devoir s’il delecte simplement ; il faut qu’il fasse violence à l’esprit de son auditeur et qu’il le porte malgré luy jusqu’a [sic] l’admiration » (Le Laboureur, « Sentimens » cit., eij, v°-eiij.) On rapprochera cette position des Nouvelles réflexions sur l’art poétique de B. Lamy (1678), telles que les commente Chr. Noille- Clauzade dans L’éloquence du sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, Champion, 2007, pp. 220-227 ; il n’est alors pas étonnant que les lecteurs du Télémaque, dans une telle perspective, y voient une épopée. 58 Cf. Siegbert Himmelsbach, L’épopée, ou la « case vide » : la réflexion poétologique dans l’épopée nationale en France, Tübingen, Narr, 1988.