eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 40/79

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2013
4079

De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et celle du Tasse

2013
Jörn Steigerwald
PFSCL XL, 79 (2013) De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et celle du Tasse 1 J ÖRN STEIGERWALD (R UHR -U NIVERSITÄT B OCHUM ) En mai 1664, Louis XIV donna la première de ses grandes fêtes à Versailles sous le titre Les Plaisirs de l’île enchantée. Le divertissement royal, qui dura une semaine et qui était réservé au public noble de la Cour, marqua le début d’une mise en scène sans précédent du pouvoir royal et, par-delà, fonda l’esthétique galante. 2 Les Plaisirs établirent Versailles comme lieu de plaisir et de réjouissance en raison des nombreux divertissements que le roi offrit à la Cour, allant du carrousel à la course de bague, en passant par le théâtre, le ballet, le feu d’artifice, les collations et les promenades. 3 Parmi les Plaisirs, la représentation d’une histoire héroïque et chrétienne occupa une place centrale : le chevalier Roger et ses compagnons, interprétés personnellement par le roi et ses chevaliers, se libèrent de l’emprise de la magicienne Alcine et détruisent l’île magique. 1 La recherche nécessaire à la réalisation de cet article a été rendu possible grâce à une bourse Heisenberg de la DFG. 2 Voir Alain Viala, « De la galanterie comme stratégie littéraire », L’Esthétique galante : Discours sur les œuvres de M. Sarasin et autres textes de Paul Pelisson, textes réunis, présentés et annotés sous la direction d’Alain Viala par Emmanuelle Mortgat et Claudine Nédelec avec la collaboration de Marina Jean, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1990, pp. 13-46. Voir pour Les Plaisirs de l’île enchantée la thèse de doctorat de Marine Roussillon, Plaisir et pouvoir. Usages des récits chevaleresques à l’âge classique, Université Paris III, 2012. 3 Voir Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1981 et Edouard Pommier, « Versailles, l’image du souverain », Les lieux de mémoire, II, La Nation, 2, dir. Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1986, pp. 193-234 et Hélène Himelfarb, « Versailles, fonctions et légendes », ibid., pp. 235-292. Voir aussi dans ce contexte L’âge de la représentation : l’art du spectacle au XVII e siècle, dir. Rainer Zaiser, Tübingen, Narr, 2007. Jörn Steigerwald 234 En choisissant ce thème, le duc de Saint-Aignan se réfère à un des épisodes les plus connus de l’Orlando furioso de Ludovico Ariosto, et offre une histoire d’amour et de magie à ses spectateurs. Les Plaisirs mettent en avant le succès héroïque et chrétien du roi et de ses chevaliers. Louis XIV invite sa Cour à la représentation d’un rêve magique pour souligner la magnificence d’un roi chrétien qui remporte la victoire sur les tentations de la magie païenne. 4 Dans le même ordre d’idée, le feu d’artifice final abolit l’île d’Alcine comme lieu des plaisirs païens, tandis que le roi Louis XIV, déguisé en chevalier Roger, incarne le triptyque de l’éthique d’amour de la galanterie française : l’amour profane entre deux amants, l’amour souverain envers le roi et l’amour sacré envers Dieu. 5 Cependant, une connaissance approfondie de l’Orlando furioso n’est pas nécessaire pour comprendre que les Plaisirs de l’île enchantée sont plutôt inspirés par l’épisode d’Alcina de ce poème romanesque. 6 Les différences entre 4 Voir Marine Roussillon, « Amour chevaleresque, amour galant et discours politique de l'amour dans Les Plaisirs de l'île enchantée (1664) », Littératures classiques 69, Les Discours artistiques de l'amour à l'âge classique, automne 2009, pp. 65-78. 5 Voir Jörn Steigerwald, « Les arts et l'amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques 69, Les Discours artistiques de l'amour à l'âge classique, automne 2009, pp. 53-63. 6 A cause de la longue tradition de la recherche sur l’Orlando furioso et sur la Gerusalemme liberata, qui produisait des approches extensives et intensives, je ne nomme que quelques études majeures : Pio Rajna, Le fonti dell’Orlando furioso, Florence, Sansoni, 1876 (2006) ; Dieter Kremers, Der Rasende Roland des Ludovico Ariosto. Aufbau und Weltbild, Stuttgart, Kohlhammer, 1973 ; Roger Baillet, Le Monde poétique de l’Arioste. Essai d’interprétation du Roland furieux, Paris, L’Hérmes, 1977 ; Ruggero Maria Ruggieri, L’Umanesimo cavalleresco italiano da Dante a Ariosto, Naples, Fratelli Conte, 1977 ; Klaus W. Hempfer, Diskrepante Lektüren: die Orlando- Furioso-Rezeption im Cinquecento. Historische Rezeptionsforschung als Heuristik der Interpretation, Stuttgart, Steiner, 1987 ; Giorgio Bárberi Squarotti, Prospettive sul Furioso, Turin, Tirrenia Stampatori, 1988 ; Mario Santoro, Ariosto e il Rinascimento. Naples, Liguori, 1989 ; Sergio Zatti, Il Furioso fra epos e romanzo, Lucca, Pacini, 1990 ; Alexandre Doroslaï, Espaces réels et espaces imaginaires dans le Roland furieux, Paris Université de la Sorbonne Nouvelle, 1991 ; Alberto Casadei, Il percorso del Furioso, Bologna, Mulino, 1993 ; Michael Murrin, History and Warfare in Renaissance Epic, Chicago/ London, Chicago University Press, 1997 ; Julia M. Kisacky, Magic in Boiardo and Ariosto, New York, Lang, 2000 ; Jo Ann Cavallo, The Romance Epics of Boiardo, Ariosto and Tasso : From Public Duty to Private Pleasure, Toronto/ London, Toronto University Press, 2004 ; Stefano Jossa, Ariosto, Bologna, Mulino, 2009. Voir aussi les actes du colloque Ritterepik der Renaissance, Akten des deutsch-italienischen Kolloquiums Berlin 30.03.-02.04.1987, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner, 1989 ; Ludovico Ariosto / Torquato Tasso, dir. Giorgio Bárberi Squarotti, Sergio Zatti, Rome, Bulzoni, 2000 ; Donald Allen Beecher, Massimo Ciavolella, Roberto Fedi La querelle entre l’Arioste et le Tasse 235 le texte de l’Arioste et le divertissement du duc de saint Aignan sont plus que visibles. 7 Pour ne nommer que quelques exemples : 1° Les rôles d’Atalante et d’Atlas ne vont pas de pair : Dans l’épopée de l’Arioste, c’est Atalante qui enlève le chevalier Ruggiero pour qu’il soit transporté par l’Hippogriffe à l’île d’Alcina. Dans la représentation du duc de Saint-Aignan, Atlas est le sauveur de Roger. 2° C’est le chevalier Astolfo qui organise le combat contre la magicienne Alcina et ses troupes, et non Ruggiero. Ruggiero s’enfuit de l’île enchantée après avoir été libéré par la magicienne Melissa, tandis qu’Astolfo, lui aussi libéré par Melissa, va directement chez la sœur d’Alcina, la fée Logistilla, pour organiser la lutte contre Alcina. 3° L’épisode d’Alcina est intégré dans une série d’épreuves pour Ruggiero, finissant par la destruction du château magique d’Atalante par Astolfo et la réunion de Ruggiero et de Bradamante dans le chant XXII. Ruggiero s’y voit chaque fois confronté à la séduction d’une femme belle et attirante et, ce qui est le plus important, échoue lamentablement. Cependant, ces épreuves morales sont nécessaires pour que Ruggiero puisse se présenter en tant que noble chevalier et parfait amant à la fin de l’épopée. 8 4° La confrontation entre une culture païenne, personnifiée par la magicienne Alcina, et une culture chrétienne, représentée par Ruggiero, qui sert de base aux Plaisirs du duc de Saint-Aignan, ne se retrouve plus telle quelle dans l’Orlando furioso. Au moment où l’action en question se déroule, c’està-dire dans le chant VIII, Ruggiero se considère encore comme païen. C’est uniquement dans le chant XXXVI que Ruggiero apprend par Atalante qu’il est né chrétien, et il est baptisé par un ermite dans le chant XLI. (dir.), Ariosto Today. Contemporary perspectives, Toronto, Toronto University Press 2003. 7 Pour souligner cette différence je me réfère à la magicienne Alcine en parlant des Plaisirs de l’île enchantée pendant que j’utilise le nom italien d’Alcina, mais aussi les autres noms italiens des protagonistes en discutant l’épopée de l’Arioste. 8 Voir Jörn Steigerwald, « Amor cortigiano. Die Modellierung höfischer Liebe im rinascimentalen Epos (am Beispiel von Ariostos Orlando furioso) », Amor sacro e profano. Modelle und Modellierungen der Liebe in Literatur und Malerei der italienischen Renaissance, dir. idem / Valeska von Rosen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013, pp. 169-213. Jörn Steigerwald 236 5° La lutte entre les chevaliers chrétiens et païens culmine dans l’Orlando furioso en deux duels : le premier entre Rolando, Olivier et Brandimarte du côté des chrétiens et Agramante, Gradasso et Sobrin du côté des païens dans le chant XLI, et le second entre Ruggiero du côté chrétien et Rodomonte du côté païen dans le chant final, avec lequel le poème conclut. Le duc de Saint-Aignan invente ici une bataille entre les chevaliers chrétiens, guidés par Ruggiero, et païens. 6° La bataille des chevaliers chrétiens qui suivent volontairement leur roi contre les chevaliers païens, que le duc de Saint-Aignan met en scène pour le public de la Cour française transforme d’une manière évidente la situation initiale chez l’Arioste. C’est uniquement à la fin de l’histoire que les chevaliers s’unissent autour de Charlemagne, tandis qu’au début, ils suivent leurs goûts et surtout leurs désirs, même s’ils risquent par là consciemment l’échec du roi et par ce biais celui de la chrétienté toute entière. À cela s’ajoute le fait que selon la logique de représentation des Plaisirs de l’île enchantée, le spectateur pouvait s’imaginer sans problème qu’il s’agissait d’un divertissement inspiré par l’épisode d’Armida et Rinaldo de la Gerusalemme liberata du Tasse. 9 On y trouve la lutte des chevaliers chrétiens contre les chevaliers païens ainsi que la séduction de la magicienne Armida qui sert de base à la prise de prisonniers chrétiens, en particulier celle du héros Rinaldo et de sa libération par deux chevaliers chrétiens. Or, c’est bien dans l’épopée du Tasse que les chevaliers s’unissent autour de Godefroy de Bouillon pour reconquérir Jérusalem au nom de Dieu et pour la gloire de la chrétienté. D’où résulte le constat suivant : pour les Plaisirs de l’île enchantée, le duc de Saint-Aignan choisit un sujet inspiré par l’épisode d’Alcina de l’Orlando furioso en ce qui concerne la combinaison de l’amour et de la guerre. Mais il le met en scène selon les ‘règles’ du Tasse, c’est-à-dire en se basant sur l’idéal de la chevalerie chrétienne. En faisant cela, il ajoute non seulement une dimension politique importante à l’épisode d’Alcina, qui manque dans le texte de l’Arioste, mais se concentre aussi sur le pouvoir et la gloire du roi. Le duc de Saint-Aignan transforme complètement la scénographie de l’épopée de l’Arioste, qui vise à l’union des amours et des armes. 9 Voir Paolo Braghieri, « Desiderio e contagio : La reclusione di Rinaldo », Italica 53, 4, Tasso-Ariosto, (1976), pp. 429-452, Melinda J. Gough, « Tasso’s Enchantress, Tasso’s Captive Woman », Renaissance Quarterly 54, 2 (2001), pp. 523-552 et Giolio Colesanti, « Armida e l’ingiustizia degli dèi. Per l’esegesi e i modelli classici di Gerusalemme liberata XVI 58, vv. 7-8 », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici 57 (2006), pp. 137-181. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 237 Il est alors possible de considérer les Plaisirs de l’île enchantée comme la mise en scène d’une configuration triple de la galanterie : l’amour chevaleresque, l’amour galant et le discours politique. 10 A l’origine de la France galante se trouve par conséquent une éthique d’amour s’intégrant dans une conception politique qui vise au pouvoir providentiel du roi français et à sa légitimité statuaire, couronnée par la sanction divine. La France galante combine alors une dimension sociale de la galanterie avec une dimension politique, et met en scène toutes les deux dans une esthétique galante. Néanmoins, la question de savoir pourquoi on choisit l’épisode de l’Orlando furioso comme base de la première fête royale reste ouverte, d’autant plus que le divertissement renvoie davantage à la conception de la Gerusalemme liberata. S’y ajoute le fait que ces deux poèmes étaient considérés dès la fin du XVI e siècle comme des paradigmes de deux esthétiques antagonistes, c’est-à-dire depuis la querelle entre l’Arioste et le Tasse en Italie dans les années ‘80 et ‘90 du siècle précédent. La combinaison de ces deux esthétiques opposées dans les Plaisirs de l’île enchantée est en conséquence au moins surprenante. Mais les Plaisirs permettent aussi d’appréhender les disputes esthétiques françaises au XVII e siècle d’une nouvelle manière, car elles les situent dans leur contexte européen et élargissent le cadre de la discussion à plusieurs niveaux. Le cas de la fête royale des Plaisirs de l’île enchantée est par conséquent remarquable, car il met non seulement en évidence que la dispute entre l’Arioste et le Tasse dépasse les limites de l’épopée au XVII e siècle en France, mais il produit aussi une conception culturelle, la France galante, qui se base soit sur une des deux esthétiques soit sur les deux en même temps. Les appropriations des deux esthétiques vont alors de pair avec leurs transformations, de sorte que l’Arioste et le Tasse servent de points de repère dans le champ discursif de l’esthétique galante. Pour éclairer les antagonismes entre les esthétiques de l’Arioste et du Tasse, il s’agit dans un premier temps d’esquisser les donnés de la querelle à la fin du XVI e siècle, une querelle qui se concentre sur les conceptions des deux épopées, l’Orlando furioso et la Gerusalemme liberata. Dans un deuxième temps, le cadre de la querelle entre l’Arioste et le Tasse sera élargi à la dispute entre les deux esthétiques en incluant les autres œuvres des deux auteurs pour une description plus large : Pour cela, je me concentrerai sur la hiérarchie des genres et sur les formes de la réflexion poétique. Pour finir, j’analyserai le transfert culturel entre l’Italie et la France en distinguant plusieurs manières d’appropriation des esthétiques de l’Arioste et du Tasse en France au XVII e siècle. 10 Voir Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008. Jörn Steigerwald 238 1. La querelle entre l’Arioste et le Tasse au XVI e siècle en Italie La querelle entre l’Arioste et le Tasse connaît au moins deux étapes distinctes. Dans une première phase, celle-ci porte sur l’épopée de l’Arioste dès les années ‘50 jusqu’à la publication de la Gerusalemme liberata du Tasse en 1581. Une seconde phase oppose l’Arioste et le Tasse dès 1581 jusqu’à la fin du siècle. 11 Ce déroulement renvoie à un problème fondamental de la querelle, car les deux épopées servaient d’exemples pour discuter deux questions majeures de la poétique : 1° la question du respect des règles de la Poétique d’Aristote et 2° celle de l’imitation du modèle d’Énéide de Virgile. 12 Les deux questions résultaient notamment de la redécouverte et des interprétations de la Poétique d’Aristote au milieu du XVI e siècle. Dans la première phase, l’Orlando furioso était discuté en relation avec la Poétique d’Aristote. En revanche, dans la seconde phase, l’épopée de l’Arioste était comparée avec la Gerusalemme liberata du Tasse. La Poétique d’Aristote servait alors d’élément tertiaire dans la comparaison de l’Arioste et du Tasse. Les deux épopées étaient discutées en tant que telles, mais aussi en tant qu’exemple pour une lecture spécifique d’Aristote. À cette double orientation de la querelle vers Aristote et vers Virgile ou, pour être plus précis, vers l’exemplarité absolue ou relative des deux, vient s’ajouter un troisième enjeu : l’opposition entre les Anciens et les Modernes. Tandis que les défenseurs de l’Arioste plaidèrent pour une interprétation moderne de l’Aristote, les critiques de l’Arioste qui devinrent plus tard les défenseurs du Tasse soutinrent qu’il était absolument nécessaire de suivre les modèles idéaux de l’antiquité, au niveau de la théorie poétique tout 11 Je suis la reconstruction de Bernard Weinberg dans son étude classique A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance. 2 Vols., Chicago, University of Chicago Press, 1961 en accentuant les points majeurs de la querelle et non pas la chronologie. Pour la querelle entre l’Arioste et le Tasse voir « Part Two, Practical Criticism », « XIX, The Quarrel over Ariosto and Tasso » et « XX, The Quarrel over Ariosto and Tasso (concluded) », pp. 954-1073. Voir aussi Renaissance Transactions : Ariosto and Tasso, dir. Valeria Finucci, Durham, Duke University Press, 1999. 12 Voir pour la découverte de la Poétique d’Aristote Weinberg, History, Chapter IX- XIII, « The Tradition of Aristotle’s Poetics », pp. 349-714 et plus récemment Birgit Kappl, Die Poetik des Aristoteles in der Dichtungstheorie des Cinquecento, Berlin, de Gruyter, 2006. Sur l’exemplarité de Virgile, et non pas d’Homère, voir Gregor Vogt-Spira, « Ars oder ingenium ? Homer und Vergil als literarische Paradigmata », Literaturwissenschaftliches Jahrbuch, N.F., 35 (1994), pp. 9-31 et idem, « Warum Vergil statt Homer ? Der frühneuzeitliche Vorzugsstreit zwischen Homer und Vergil im Spannungsfeld von Autorität und Historisierung », POETICA 34 (2002), pp. 323-344. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 239 comme au niveau de la pratique esthétique. 13 Selon ces derniers, seule une imitation des exemples antiques pouvait être considérée comme une vraie imitation poétique. Alors que les défenseurs argumentaient pour une imitatio naturae qui se réfère à la culture du public contemporain, les défenseurs du Tasse optaient pour l’imitatio veterum dans le respect des idéaux des Anciens. 14 Cet antagonisme apparaît d’une manière évidente au niveau de la pratique esthétique si on compare les proèmes de l’Énéide, de l’Orlando furioso et de la Gerusalemme liberata. Je me concentre dans ce qui suit sur quatre points qui étaient déjà importants pour la querelle entre l’Arioste et le Tasse au XVI e siècle, mais qui deviennent fondamentaux pour la dispute entre les esthétiques de l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France, à savoir 1° sur le protagoniste de l’épopée, 2° sur les actions du protagoniste, 3° sur leur vraisemblance et 4° sur la fonction et le statut de la religion : Virgile : Énéide Arma virumque cano, Troiae qui primus ab oris Italiam, fato profugus, Laviniaque venit litora, multum ille et terris iactatus et alto vi superum saevae memorem Iunonis ob iram; multa quoque et bello passus, dum conderet urbem, inferretque deos Latio, genus unde Latinum, Albanique patres, atque altae moenia Romae. 15 Virgile ouvre son épopée sur un syntagme devenu célèbre - ’arma virumque’ -, qui associe l’homme - Enée - à ses armes, voire à ses actions héroïques. L’auteur souligne ainsi la relation entre le titre de l’épopée et son protagoniste, même si celui-ci ne figure pas dans le proème. Le syntagme ‘arma virumque’ rappelle au lecteur les actions du héros Énée dont parle l’Éneide. De plus, les actions du héros sont présentées comme des actions belliqueuses, mais elles sont intégrées dans une suite chronologique et géographique qui commence au moment de la chute de Troie et finit par la 13 Voir aussi Weinberg, History, pp. 988-990. 14 Sur l’imitatio veterum voir Maske und Mosaik. Poetik, Sprache, Wissen im 16. Jahrhundert, dir. Jan-Dirk Müller, Jörg Robert, Münster, LIT, 2007, surtout idem, « Poetik und Pluralisierung in der Frühen Neuzeit - eine Skizze », ibid., pp. 7-46. 15 Virgilo, Eneide, édition bilingue, traduction de Luca Canali, introduction par Ettore Paratore, Milan, Mondadori, 1985, p. 2. « Je chante les combats et ce guerrier pieux / Qui, banni par le sort des champs de ses aïeux, / Et des bords phrygiens, conduit dans l’Ausonie / Aborda le premier aux champs de Lavinie. » L’Énéide, traduite en vers française par Jacques Delille, Paris, Michaud, ³1821, p. 71. Sur le proème de l’Énéide voir aussi Werner Suerbaum, Vergils Aeneis, Epos zwischen Geschichte und Gegenwart, Stuttgart, Reclam, 1999, pp. 15-45. Jörn Steigerwald 240 fondation de Latium, l’origine d’Alba et, surtout, de Rome. L’action historique d’Énée engendre des conséquences importantes pour le lecteur contemporain de Virgile, car c’est ce dernier qui fonda l’empire romain et qui est l’aïeul de Rome. Cependant, Virgile accentue plusieurs fois le destin d’Énée et son comportement héroïque envers les dieux : il s’oppose aux pouvoirs des dieux, ‘vi superum’ et à toutes les menaces de ses ennemis. Dans la deuxième stance, Virgile souligne le caractère exemplaire d’Énée en faisant de lui le modèle d’un homme pieu, qui devient par ce biais la personnification de la piété : c’est pourquoi il subit la colère de Junon, mais aussi pourquoi il emmène ses dieux de Troie à Latium et pourquoi il porte son père âgé sur ses épaules en s’enfuyant de la Troie enflammée. 16 La piété du protagoniste marque donc sa croyance et apparaît dans toutes ses actions morales, mais aussi dans les actions guerrières : Il obéit aux dieux, se sujette à leur volonté et fonde un empire nouveau en leur nom. Virgile représente par conséquent la grandeur du héros exemplaire dans ses actions illustres qui visent à une action héroïque, mais vraisemblable, et à un résultat magnifique, à savoir la fondation de Rome. Cette orientation vers l’action illustre d’un héros sublime change complètement à partir de l’épopée de l’Arioste : Ariosto : Orlando furioso Le donne, i cavallier, l’arme, gli amori, le cortesie, l’audaci imprese io canto, che furo al tempo che passaro i Mori d’Africa il mare, e in Francia nocquer tanto, seguendo l’ire e i giovenil furori d’Agramante lor re, che si diè vanto di vendicar la morte di Troiano sopra re Carlo imperator romano. 17 16 « Musa, mihi causes memore, quo numine laeso / quidve dolens regina deum tot volvere casus / insignem pietate virum, tot adire labores / impulerit.“ V. 8-11, p. 2. « Muse, raconte-moi ces grands événements ; / Dis pourquoi de Junon les fiers ressentiments / Poursuivant en tous lieux le malheureux Énée, / Troublèrent si longs-temps la haute destinée / d’un prince magnanime, humain, religieux. », Virgile, Énéide, p. 71. 17 Ludovico Ariosto, Orlando furioso, éd. Cesare Segre, Milan, Mondadori, 1976, p. 1. « Je chante les dames, les chevaliers, les armes, les amours, les courtoisies, les audacieuses entreprises qui furent au temps où les Maures passèrent la mer d’Afrique et firent tant de ravages en France, suivant la colère et les juvéniles fureurs d’Agramant leur roi, qui s’était vanté de venger la mort de Trojan sur le roi La querelle entre l’Arioste et le Tasse 241 L’Arioste transforme le proème de Virgile de plusieurs manières : 18 1° Il substitue la relation composée de deux termes de Virgile - ‘arma’ et ‘vir’ - à une relation de six termes, à savoir, ‘donne’, ‘cavallier’, ‘arme’, ‘amori’, cortesie’ et ‘audaci imprese’, c’est-à-dire dames, chevalier, armes, amours, courtoisies et audacieuses entreprises. 2° Il sépare l’épopée et le héros principal, ainsi que le héros et les actions illustres de l’épopée : Arioste accentue les actions des dames et des chevaliers et non les actions d’Orlando ou sa fureur. Le titre de l’épopée signale alors une concentration sur un sujet qui est en dehors du cadre du proème, car c’est seulement dans la deuxième stance que l’Arioste parle d’Orlando. 19 Les critiques de l’Arioste portent exactement sur cette séparation entre le titre de l’épopée et les actions illustrées, car elle est le signe, selon eux, d’une imitation défectueuse de Virgile par l’auteur italien. 3° En élargissant la relation à six termes, l’Arioste pose aussi les questions de savoir dans quelles manières les éléments sont liés entre eux et à quelle conception du poème vise cet enchaînement. En ce qui concerne l’épopée de Virgile, il est simple de répondre à ces questions : le poème présente un héros principal dans ses actions belliqueuses, donc toutes les actions, qui sont en dehors de ce cadre, sont exclues, surtout les histoires d’amour. L’épisode d’Énée et de Didon met en relief cette conception : elle sert d’épreuve morale à Énée de plusieurs manières. En abandonnant Didon, il se présente en tant que héros pieux, qui obéit à la volonté des dieux et en tant que héros, qui est conscient de son devoir. Dans l’épopée de l’Arioste, en revanche, la relation entre les six éléments n’est pas du tout fixe et stable. Pour ne donner que deux exemples : Charles, empereur romain. » L’Arioste, Roland furieux, traduction de Francisque Reynard, Paris, Lemerre, 1880, pp. 1-2. 18 Voir Mario Santoro, « Il Proemio, Nell’officina del narrante : gli esordi », idem, Ariosto e il Rinascimento, Naples, Liguori, 1989, pp. 25-50 et Jörn Steigerwald, « Amor cortigiano ». 19 « Dirò d’Orlando in un medesmo tratto / cosa non detta in prosa mai né in rima: / che per amor venne in furore e matto / d’uom che sì saggio era stimato prima ; » Ariosto, Orlando furioso, p. 1. « Je dirai de Roland, par la même occasion, des choses qui n’ont jamais été dites en prose ni en rime ; comment, par amour, il devint furieux et fou, d’homme qui auparavant avait été tenu pour si sage. » Arioste, Roland furieux, p. 2. Jörn Steigerwald 242 1° La parataxe des six éléments suggère au niveau syntactique une tripartition qui unit les dames et les chevaliers, les armes et les amours et les courtoisies et les entreprises audacieuses. Toutefois, le récit de l’épopée laisse apparaître qu’une telle différenciation interne est problématique. Bradamante et Marfisa sont les exemples les plus connus qui montrent que les actions illustres incluent les actions des femmes-guerrières. D’où résulte qu’il n’est pas possible de faire la différence entre les dames et les chevaliers, car quelques femmes sont aussi des chevaliers au sens propre. 20 De plus, Bradamante n’agit pas seulement comme une femme-guerrière, elle est aussi considérée comme une des plus belles femmes : Dans l’épisode qui se déroule dans le château de Tristan, elle participe à une compétition de beauté et obtient la première place. De plus, elle est, avec Ruggiero, à l’origine du lignage de la famille d’Este, à laquelle l’épopée est dédiée et dont le poème raconte l’origine mythique. 21 Au niveau sémantique, en revanche, il serait possible de combiner les dames, les amours et les courtoisies d’une part et les chevaliers, les armes et les entreprises audacieuses de l’autre. Mais une telle distinction néglige la relation intrinsèque entre les six éléments, relation qui est déjà accentuée par le chiasme « Le donne, i cavallier, l’arme, gli amori » du premier vers. Suivant le récit de l’Orlando furioso, un chevalier montre sa compétence dans sa pratique sociale en se présentant comme chevalier envers les dames, mais aussi en tant que guerrier envers ses ennemis. S’y ajoutent les deux derniers éléments de la première phrase, à savoir la courtoisie et les entreprises audacieuses qui forment un triptyque : le chevalier exemplaire est un parfait courtisan à la Cour, un amant courtois envers sa dame et un chevalier guerrier envers ses ennemis. La dame exemplaire de sa part honore ces vertus du chevalier et les complète de sa manière en se présentant comme une dame courtoise et aimable qui respecte sa position dans la société de cour - d’où résulte l’attraction de l’Arioste et de son Orlando furioso pour la galanterie française, car celle-ci 20 Voir Margaret Tomalin, « Bradamante and Marfisa : An Analysis of the ‘Guerriere’ of the Orlando furioso », The Modern Language Review 71, 3 (1976), pp. 540-552, Deanna Shemek, « Of Women, Knights, Arms and Love : The Querelle des Femmes in Ariostos’s Poem », Modern Language Notes 104, 1 (1989), Italian Issue, pp. 68-97 et idem, Ladies Errant. Wayward Women and the Social Order in Early Modern Italy, Durham, London, Duke University Press, 1998. 21 Voir Charles Ross, « Ariosto’s Fable of Power : Bradamante at the Rocca di Tristano », Italica 68, 2 (1991), pp. 15-175. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 243 vise à une éthique d’amour qui unit les actions courtoises et les actions d’amour. 22 2° L’histoire se déroule au temps de Charlemagne, juste après la mort du païen Trojano, qui a été tué par des chevaliers chrétiens. Cela provoque la colère du roi Agramante, qui ordonne par conséquent d’attaquer l’Europe chrétienne, ses souverains et ses chevaliers. 23 L’Orlando furioso met en scène la lutte des chevaliers chrétiens qui s’unissent autour de Charlemagne et les chevaliers païens qui suivent Agramante. En faisant cela, l’Arioste ajoute une dimension chrétienne à son esquisse du chevalier exemplaire et précise une autre dimension : le parfait chevalier suit volontiers son souverain dans les combats - à cause de son amour souverain - comme il combat tous les ennemis de la religion chrétienne - à cause de son amour sacré. L’Arioste modélise ainsi le parfait galant homme avant la lettre, qui se constitue, lui aussi, par ses amours de Dieu, du roi et de la dame aimée. Néanmoins, en incluant Charlemagne dans son épopée, l’Arioste élargit le poème de plusieurs histoires secondaires, car Roland est seulement un chevalier parmi d’autres dont parle ce texte. À ceci s’ajoute que l’Orlando furioso raconte deux histoires majeures, à savoir l’histoire de la fureur de Roland et l’histoire de la fondation du lignage de la famille d’Este par Bradamante et Ruggiero. De plus, l’Arioste situe les actions illustres en dehors de toute vraisemblance historique, c’est-à-dire dans un cadre dans lequel règnent le merveilleux et la magie. La religion y joue aussi son rôle, mais elle n’est pas au centre de l’épopée. La fureur d’Orlando montre bien l’importance de la religion, car elle est le résultat de son amour pour la païenne Angelica, mais elle ne domine pas les actions de l’épopée. 22 Voir Jörn Steigerwald, « Amor cortigiano », idem, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011 et surtout idem, « Galante Liebe », Liebessemantik. Repräsentationen menschlicher Affekte in Texten und Bildern von 1500 bis 1800 in Italien und Frankreich, dir. Kirsten Dickhaut, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013 (à paraître). 23 Il me semble important de mentionner que l’Arioste se réfère nominalement à l’Odysée d’Homère en parlant de Trojano, même s’il marque en même temps la différence entre la ville de Troie et le chevalier Trojano. Voir : « Muse, contez-moi les aventures de cet homme prudent, qui, après avoir ruiné la ville de Troie, batie par la main des Dieux, fut errant plusieurs années en divers pays, visita les villes de différens peuples, et s’instruisit de leurs costumes et de leurs mœurs. » L’Odyssée d’Homère, traduite par Mme Dacier, Paris, Delalain, 1818, pp. 3, 5. S’y ajoute que les chevaliers de l’Orlando furioso suivent - de leur manière - le modèle de l’Ulysse en ce qui concerne leurs errements et leurs tourments. Voir aussi Richard H. Lansing, « Ariosto’s Orlando furioso and the Homeric Model », Comparative Literature 24, 4 (1987), pp. 311-325. Jörn Steigerwald 244 Pour conclure, les défenseurs de l’Arioste le considèrent comme le fondateur de l’épique romanesque : il actualise les règles de la Poétique d’Aristote en les adaptant aux exigences de son public, qui préférait le ‘delectare’ au ‘prodesse’. Les critiques de l’Arioste, quant à eux, soulignent qu’il transgresse les règles d’Aristote ainsi que le modèle de Virgile de toutes les manières possibles. Le résultat de la querelle était qu’on considérait l’Orlando furioso comme l’exemple - positif ou négatif selon le point de vue - de la poésie romanesque. L’épopée combine les actions illustres avec des histoires d’amour dans une narration, riche en merveilleux et en magie, qui vise à une éthique d’amour de la société de cour - la galanterie française est à venir. L’antagonisme entre l’Arioste et le Tasse émerge clairement si on compare le proème de la Gerusalemme liberata avec celui de l’Énéide et de l’Orlando furioso : Tasso : Gerusalemme liberata Canto l’arme pietose, e ‘l Capitano Che ‘l gran sepolcro liberò di Cristo. Molto egli oprò col senno e con la mano ; Molto soffrì nel glorioso acquisto : E invan l’Inferno a lui s’oppose; e invano s’armò d’Asia e di Libia il popol misto : Chè ‘l Ciel gli diè favore, e sotto ai santi Segni ridusse i suoi compagni erranti. 24 Il est évident que le Tasse suit ici les traces de Virgile et s’oppose par ce biais à l’Arioste : le « Canto l’arme pietose, e ‘l Capitano » du premier vers 24 Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, éd. Lanfranco Caretti, Milan, Mondadori, 1976, p. 3. « Je chante les combats et ce chef magnanime, / Qui d’un joug odieux sut affranchir Solime ; / Qui, de la piété ranimant le flambeau, / Du Fils de l’Éternel délivra le tombeau. / En vain les habitans du ténébreux rivage / Contre ses Bataillons empoloyent leur rage ; / En vain, pour s’opposer à ses vastes projets, / Et l’Asie et l’Afrique armèrent leurs sujets : / Sous les saints étendards, la puissance immortelle / Réunit ses guerriers et seconda leur zèle. » Voir aussi Sergio Zatti, L’uniforme cristiano e il multiforme pagano. Saggio sulla Gerusalemme liberata, Milan, Il Saggiatore, 1983 ; Paul Larivaille, Poesia e ideologia. Lettura della Gerusalemme liberata, Naples, Liguori 1987, Stefano Jossa, La fondazione di un genere. Il poema eroico tra Ariosto e Tasso, Rome, Carocci, 2002, Jo Ann Cavallo, The Romance Epics of Boiardo, Ariosto, and Tasso: From Public Duty to Private Pleasure, Toronto and Buffalo, The University of Toronto Press, 2004, Sergio Zatti, The Quest for Epic : From Ariosto to Tasso, Toronto, Toronto University Press, 2006. Voir aussi dans ce contexte Torquato Tasso e la cultura estenese, 3 Vols., dir. Gianni Venturi, Florence, Olschki, 1999. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 245 reprend la formule de l’« arma virumque » de Virgile en ponctuant la dimension chrétienne de l’épopée. 25 Au lieu des armes, le Tasse avance les « arme pietose », à savoir des ‘armes compatissantes’. Il accentue ainsi la relation entre les armes et l’homme d’une nouvelle manière en subordonnant le chef, « il capitano », aux armes. Il souligne cette subordination au niveau syntactique en mettant la virgule après les « arme pietose », ce qui distingue visiblement les deux éléments. De plus, le deuxième vers accentue le fait que l’épopée présente la libération du sépulcre de Jésus Christ à Jérusalem, de manière à ce que cette action devient le centre et le but du poème. Les actions du chef, c’est-à-dire de Godefroy de Bouillon, sont des actions illustres, car il délibère Jérusalem et la tombe de Jésus Christ. Mais ces actions attirent l’intérêt du lecteur en raison de leur but : la libération du sépulcre. Le titre de l’épopée, la Gerusalemme liberata, la Jérusalem délivrée, obtient ainsi son sens dès le deuxième vers, alors que le premier vers sert d’introduction au thème de l’épopée. D’un côté, le Tasse actualise la formule de Virgile, mais de l’autre côté, il remplit la formule avec un autre sens en se focalisant sur un autre but de la narration : au lieu de la fondation de Rome, il raconte l’histoire de la reconquête de Jérusalem en tant que toto pro pars du sépulcre de Jésus Christ. L’homme et l’œuvre vont alors de pair pour la gloire de Dieu - au ciel et sur terre. S’y ajoute le fait que le Tasse met en scène les événements de la première croisade, ce qui souligne la vraisemblance historique du récit d’une part et met en relief la différence entre l’épopée du Tasse et celle de l’Arioste d’autre part. Au lieu d’une histoire saturée de merveilleux et de magie, le Tasse s’oriente vers un épisode important de l’histoire de l’Europe chrétienne, à savoir l’histoire de la première croisade. De plus, l’action historique de Godefroy a produit des suites importantes pour le lecteur contemporain, à cause de l’analogie entre la première croisade et la contreréforme catholique. Le Tasse situe consciemment son épopée héroïque dans ce contexte en racontant la victoire des chevaliers chrétiens sur leurs ennemis païens. 26 Toutes les histoires d’amour sont donc exclues de l’épopée si elles ne servent pas à montrer la victoire de l’amour sacré sur l’amour profane ou à mettre en relief la gloire de la religion chrétienne. L’amour entre Rinaldo et Armida peut être considéré comme un exemple de la première 25 En faisant cela, le Tasso se réfère aussi au proème de l’Iliade. Voir Daniel Javitch, « Tasso’s Critique and Incorporation of Chivalric Romance : His Transformation of Achilles in the Gerusalemme liberata », International Journal of the Classical Tradition 13, 4 (2007), pp. 515-527. 26 Il vaut bien faire aussi référence au conflit entre l’Italie et les Musulmanes qui s’acheva juste quelques ans avant la publication de l’épopée par la bataille de Lepanto en 1571. Jörn Steigerwald 246 facture, tandis que l’amour entre Tancredi et Clorinda sert d’exemple pour la deuxième. 27 La concentration sur un sujet religieux, à savoir la libération de Jérusalem, produit aussi des conséquences au niveau de la poétique, qui émergent dans la première stance. En opposant l’« Inferno » et le « Cielo » et en se référant aux « Santi Segni » le Tasse indique une dimension spécifique de son poème : le « merveilleux chrétien » 28 - d’où résulte une tension, sinon une contradiction, entre la vraisemblance historique et le merveilleux chrétien. C’est exactement cette contradiction qui sert de base à la discussion sur l’esthétique du Tasse au XVII e siècle en France en particulier, mais aussi à beaucoup d’autres disputes esthétiques, qui s’orientaient - consciemment ou non - au Tasse et à son épopée : les épopées françaises du XVII e siècle, comme la Jeanne d’Arc de Chapelain ou l’Alaric de Georges de Scudéry peuvent servir d’exemples, chacun de sa manière. Or, la discussion sur le merveilleux chrétien dépasse les limites de ce genre et domine dans plusieurs champs. 29 Les Plaisirs de l’île enchantée révèlent les limites de l’esthétique du Tasse : suivant le modèle du Tasse, les chevaliers auraient du s’unir dans les Plaisirs autour du roi pour défendre les idéaux de la religion chrétienne en luttant contre la magicienne païenne, c’est-à-dire que le roi se présente en tant que chevalier exemplaire de l’Église catholique et sert avec ses armes les intérêts du catholicisme. Mais une telle conception des Plaisirs n’aurait pas été selon le goût du roi ni selon le goût galant du public de la Cour, qui privilégie les plaisirs honnêtes et modérés. Le Tasse présente à travers son épopée une esthétique qui met en évidence l’imitation des exemples antiques et le respect des règles de la Poétique d’Aristote. Seuls les miracles de Jésus Christ et des Saints permettent des exceptions à cette règle, car ils sont logiquement intégrés dans le poème chrétien et par ce biais dans l’esthétique du Tasse : ils rendent 27 Voir aussi Julia M. Cozzarelli, « Torquato Tasso and the Furore of Love, War, and Madness », Italica 84, 2/ 3 (2007), pp. 173-186. 28 Voir aussi V. Stanley Benfell, « Tasso’s God : Narrative Authority in the Gerusalemme liberata », Modern Philology 97, 2 (1999), pp. 173-194 et Tobias Gregory, « Tasso’s God : Divine Action in Gerusalemme liberata », Renaissance Quarterly 55, 2 (2002), pp. 559-595. 29 Voir aussi Epopée et mémoire nationale au XVII e siècle. Actes du colloque tenu à l’université de Caen (12-13 mars 2009), dir. Francine Wild, Caen, Presses universitaires de Caen, 2011. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 247 compte de la grandeur et de la gloire de Dieu par le « merveilleux chrétien ». 30 Pour conclure, on peut retenir qu’au XVI e siècle en Italie, la querelle entre l’Arioste et le Tasse se concentre sur la question de savoir ce qu’est l’imitation. Les défenseurs de l’Arioste plaidaient pour une imitatio naturae, une imitation de la nature de l’homme qui respecte la tradition, certes, mais qui reflète surtout les attentes du public contemporain. L’Arioste respecte ces exigences dans l’Orlando furioso et il pose aussi les bases pour une nouvelle orientation de la littérature : il met l’accent sur la magie et le merveilleux en tant qu’éléments fondamentaux d’une fiction au sens moderne. À cela s’ajoute le soin porté à la dimension rhétorique de la narration : 1° en montrant sa compétence de ‘mettre sous les yeux’ du lecteur des images fictionnelles ; 2° en mettant en scène des portraits fictifs et 3° en utilisant d’autres formes de l’ekphrasis. L’Arioste transforme par conséquent l’épopée héroïque en une épopée romanesque qui permet une évolution double du « roman », à savoir la naissance du roman en tant que genre au XVII e siècle et le récit d’une histoire d’amour. 31 Or, les digressions et les histoires multipliées dans l’Orlando furioso ne peuvent pas être considérées comme des errements de l’auteur ou de l’épopée. Au contraire : les histoires permettent la présen- 30 Ce problème émerge aussi au niveau de la conception de l’allégorie. Voir Robert L. Montgomery Jr., « Allegory and the Incredible Fable : The Italian View from Dante to Tasso », Papers of the Modern Language Association 81, 1 (1966), pp. 45-55 et Lawrence F. Rhu, « From Aristotle to Allegory : Young Tasso’s Evolving Vision of the Gerusalemme liberata », Italica 65, 2, (1988), pp. 111-130. Voir aussi David Quint, « Political Allegory in the Gerusalemme liberata », Renaissance Quarterly 43, 4 (1990), pp. 1-26. 31 Voir la définition du ‘roman’ dans le Dictionnaire universel : « Maintenant il ne signifie que les livres fabuleux qui contiennent des Histoires d’amour & de Chevaleries, inventées pour divertir & occuper des faineants. Heliodor a fait autrefois le Roman de Théagene & Clariclée. Depuis on a fait divers Romans de Chevalerie, comme Amadis de Gaule en XXIV Volumes, de Palmerin d’Olive & Palmerin d’Angleterre, de Charlemagne, de douze Pairs, du Roy Artus & autres, dont il y a une agrèable Critique dans Dom Quichot. Ces Romans ont commencé de se mettre en vogue sous le regne de Philippe le Bel. Nos Modernes ont fait des Romans polis & instructifs, comme l’Astrée de d’Urfé, le Cyrus & Clélie de Mademoiselle de Scuderi, Le Polexandre de Gomberville, la Cassandre & la Cleopatre de la Calprenede, &c. Les Poëmes fabuleux se mettent aussi au rang des Romans, comme l’Eneïde & l’Iliade. Le Roman de la Rose est un Roman en vers. Le Roland de l’Arioste est un Roman. Et en un mot, toutes les histoires fabuleuses ou peu vraisemblable passent pour des Romans. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Tome III, La Haye / Rotterdam, Arnout & Reiner Leers, 1690, s.p. Jörn Steigerwald 248 tation d’un tableau d’histoires d’armes et d’amours, qui mettent en relief par le biais de la justice poétique les pratiques sociales exemplaires des chevaliers nobles et des dames courtoises. Les défenseurs du Tasse attaquaient l’Arioste en raison de cette orientation dite ‘moderne’. Pour eux, la vraie imitation consiste en une imitatio veterum, une imitation des auteurs anciens, qui respecte leur exemplarité et celle des leurs œuvres. Écrire une épopée signifie alors de suivre les traces de l’Énéide de Virgile, sachant qu’une telle imitation permet toutefois des modifications importantes. Cela apparaît clairement si on regarde les titres des deux épopées et l’hiérarchie de la narration : alors qu’Énée est au centre de l’Énéide, Godefroy de Bouillon n’est que l’acteur principal de la libération de Jérusalem, qui est au centre de l’épopée. De plus, l’Arioste et le Tasse partagent l’opinion selon laquelle l’histoire et la narration de leurs épopées doivent être intégrées dans un cadre métaphysique : ils respectent tous les deux les préceptes de la religion chrétienne, voire catholique. Ce qui les différencie, c’est le statut de la religion dans l’épopée. Pour l’Arioste, la religion chrétienne encadre les histoires d’amour et d’armes et les configure dans une relation triple, unissant l’amour sacré et les deux formes de l’amour profane, à savoir l’amour pour la dame aimée et l’amour pour le souverain. En revanche, pour le Tasse, l’histoire des armes piteuses oriente l’épopée vers la gloire de la religion catholique. Cela exclut toutes les histoires d’amours et oppose aussi implicitement les histoires d’armes et les histoires d’amours. Selon la Gerusalemme liberata du Tasse, l’amour profane renvoie surtout à la tentation de l’homme. La querelle entre l’Arioste et le Tasse traitait par conséquent aussi la question de savoir si l’art sert à l’édification de l’homme chrétien selon les préceptes de la religion chrétienne (Tasse) ou s’il permet au public de la Cour de s’amuser d’une manière civilisée (Arioste). Dans le deuxième cas, l’auteur instruit son public par une didactique immanente en racontant des exemples de personnages idéaux, mais aussi de personnages négatifs. Les deux sortes d’histoires mettent en scène, chacune à sa manière, des règles de conduite. Cette question de l’utilité de la littérature déploie toute son importance dans la dispute entre l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France, dans une société de « la cour et [de] la ville » qui se considère comme le centre de la France galante. Il reste un dernier point important : si on regarde la situation à la Cour de Marie de Médicis, c’est-à-dire à la Cour française au début du XVII e siècle, on reconnaît facilement que les défenseurs de l’Arioste ont triomphé dans la querelle entre l’Arioste et le Tasse. De plus, on remarque que l’esthétique de La querelle entre l’Arioste et le Tasse 249 l’Arioste a été transformée par Giovan Battista Marino, à savoir le cavalier Marin, d’une manière frappante. Le proème de son épopée L’Adone, publié en 1623 à Paris et à Venise, le montre bien : Marino : L’Adone Io chiamo te, per cui si volge e move la più benigna e mansueta sfera, santa madre d’Amor, figlia di Giove, bella dea d’Amatunta e di Citera ; te, la cui stella, ond’ogni grazia piove, dela notte e del giorno è messaggiera ; te, lo cui raggio lucido e fecondo serena il cielo ed innamora il mondo, tu dar puoi sola altrui godere in terra di pacifico stato ozio sereno. 32 À première vue, le proème commence en reprenant le troisième élément de la formule de Virgile, « arma virumque cano », en se focalisant sur le « cano », « je chante ». Le « io chiamo te » souligne deux fois l’importance du je-narrateur, car il met en relief le « je », ce qui n’est pas nécessaire selon les règles grammaticales de l’Italien. Cependant, en parlant de la « santa madre d’Amor », de la sainte mère d’Amour, le narrateur change complètement la perspective. Il ne présente plus le récit d’un héros et de ses armes - compatissantes ou non - mais une histoire d’amour au sens propre et au sens métaphorique. Si on regarde l’histoire de L’Adone, il vaut mieux parler au moins de deux histoires d’amour, à savoir l’histoire d’amour entre Vénus et Adonis et celle entre Amour et Psyché. De plus, les deux histoires opposent deux formes d’amour. L’histoire de l’amour voluptueux et immodéré entre Vénus et Adonis finit d’une manière tragique par la mort de ce dernier. Mais elle est aussi initiée par un désir cruel, car Amour se venge d’une action de sa mère en la faisant s’éprendre d’Adonis. L’histoire d’amour de Psyché et d’Amour accentue en revanche la modération et le plaisir 32 Giovan Battista Marino, L’Adone, éd. par Giovanni Pozzi, Milan, Adelphi, ²2010, p. 49. Voir aussi C. Colombo, Cultura e tradizione nell’Adone di Giovan Battista Marino, Padoue, Antenore, 1967, Francesco Guardiani (éd.), The Sense of Marino : Literature, Fine Arts, and Music of the Italian Baroque, New York, Legas, 1994 et Emilio Russo (éd.), Marino e il Barocco, da Napoli a Parigi, Alessandria, Dell’Orso, 2009. Voir aussi Jörn Steigerwald : « ‘Meraviglioso Adone‘, Das Wunderbare als Lizenz episch-didaktischer Dichtung bei Giovan Battista Marino », Erosionen der Rhetorik ? Ambiguitäts- und Umsemantisierungsstrategien in den Künsten der Frühen Neuzeit, dir. Valeska von Rosen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2012 et idem, « La galanterie des dieux antiques : Chapelain critique de l’Adone du cavalier Marin », Littératures classiques, 77 (2012), La galanteries des Anciens, pp. 281-295. Jörn Steigerwald 250 honnête des amants. Or, c’est Amour lui-même qui raconte cette histoire à Adonis dans le chant IV et qui contraste par ce biais les deux histoires d’amour. L’Adone du cavalier Marin suit alors les traces de l’Orlando furioso de l’Arioste en accentuant l’amour, mais il transforme à nouveau la conception du poème romanesque en l’orientant vers un poème d’amour, ou, selon la formule de Jean Chapelain, en écrivant un « poème de paix ». 33 Il me semble ici remarquable que l’interprétation de l’Adone par Jean Chapelain mette en relief que le cavalier Marin respecte les règles de la Poétique d’Aristote, même s’il invente un genre nouveau, à savoir le « poème de paix ». Ce poème ne se réfère à aucune tradition - ancienne ou moderne -, mais il s’intègre parfaitement, si on croit Chapelain, dans le système poétologique du philosophe grec. 34 Cependant, l’épopée L’Adone n’est pas seulement le poème le plus long de l’histoire littéraire d’Italie, il est aussi l’opus magnum du cavalier Marin, par lequel celui-ci voulait montrer sa supériorité par rapport aux poètes de tous temps. Ce qui est le plus important dans le contexte de la dispute entre l’Arioste et le Tasse, c’est que Marin met en scène sa conception de l’imitation dans l’épopée. En faisant cela, il suit à nouveau le modèle de l’Arioste : 1° il décrit la nature de l’homme dans toutes ses dimensions. 2° il donne un fil rouge au lecteur qui lui sert de guide pour différencier les diverses conduites morales et pour comprendre à travers cela la morale des histoires d’amours. 3° il intègre la réflexion poétique dans l’épopée et accentue la poiesis, à savoir une pratique poétique 33 « Cela résolu de la sorte, posé, comme il est, que le poème d’Adonis soit introduit d’une action faite en paix, accompagnée des circonstances de la paix, et qui n’a troubles que ceux que la paix peut recevoir en elle ni d’enrichissement que ceux que la paix peut bailler, il est clair, étant nouveau, qu’il est de la seconde espèce, le poète ayant trouvé par lui une chose nouvelle dans une autre qui était déjà trouvée, c’est-à-dire ayant trouvé dans l’épopée outre l’héroïque, qui est un poème de guerre déjà trouvé, cet autre-ci, qui est un poème de paix non encore trouvé, et cela d’autant que les poètes, alléchés jusqu’ici par la grandeur de sujet des guerres, comme plus susceptible de diverses rencontres et d’accident inopinés avec des conséquences plus notables, et ambitieux de s’acquérir du nom dans la description de ce qui, comme la guerre, est de plus grand entre les actions humaines, se sont jetés si avidement et d’un si commun accord sur cette espèce du poème qu’ils semblent avoir ignoré que l’on en pût traiter un de l’autre opposée.“ Jean Chapelain : « Lettre ou Discours de Monsieur Chapelain à Monsieur Favereau Conseiller du Roi en sa Cour des Aides, portant son opinion sur le poème d’Adonis du Chevalier Marino », Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, 2007, pp. 185-221, pp. 190- 191. 34 Voir Steigerwald, « La galanterie des dieux antiques ». La querelle entre l’Arioste et le Tasse 251 guidée par une théorie de l’imitation. De plus, en narrant l’histoire d’amour entre Vénus et Adonis, le cavalier Marin situe les actions de son « poème de paix » en dehors de tout cadre religieux, ce qui lui permet de décrire des scènes obscènes. De plus, ces descriptions provoquaient des critiques à propos du libertinage du poème. L’Adone démontre au lecteur que la galanterie vise à la belle et bonne galanterie qui se base sur une éthique d’amour, mais que la galanterie intègre aussi le danger du libertinage érotique - d’où résultent entre autres les attaques des dévots contre la galanterie et la critique des galants envers leurs formes de mimétisme. Or, L’Adone du cavalier Marin transgresse aussi les limites d’une imitatio naturae au sens propre, car il met en scène une forme d’imitation qui vise à la « superatio ». 35 L’épopée marinesque devient ainsi - au moins selon son auteur - l’épopée absolue et par ce biais l’œuvre inimitable : il intègre toutes les possibilités de la pratique esthétique ainsi que toutes les dimensions de la nature - de l’homme, du cosmos, etc. Une telle estime de soi et de son œuvre attire facilement la critique des dévots ainsi que celle des défenseurs du Tasse qui plaidaient pour l’imitation des anciens et pour le respect de la religion chrétienne. Ce n’est pas la seule raison pourquoi une grande partie des auteurs français du XVII e siècle préféraient s’orienter vers le modèle du Tasse en ce qui concerne l’écriture de l’épopée, mais probablement une des raisons majeures. S’y ajoute le fait que l’esthétique galante vise à la modération de la pratique sociale et esthétique. Imiter l’esthétique du cavalier Marin implique alors le risque de perdre la bienveillance du public, comme il est p.ex. arrivé à Jean de La Fontaine avec Les amours de Psyché et du Cupidon, en raison de sa prétention d’être un poète supérieur. 36 35 Le cavalier Marin réflechit sur les formes diverses de l’imitation dans sa lettre à Claudio Achilini qui sert de préface à La Sampogna (1619) en parlant de la différence entre ‘tradurre, imitare, rubare’, c’est-à-dire entre traduire, imiter et voler. Voir Michele Dell’Ambrogio : « Tradurre, imitare, rubare : appunti sugli Epitalami del Marino », Forme e vicende. Per Giovanni Pozzi, dir. Ottavio Besomi, Padua, Antenore, 1988, pp. 269-293, David Nelting, Frühneuzeitliche Pluralisierung im Spiegel italienischer Bukolik, Tübingen, Narr, 2007, surtout le chapitre « Tradurre, imitare, rubare. Die Sampogna als Programmschrift für eine Dichtung substanzfreier meraviglia », pp. 234-245, Bruno Porcelli, Le misure della fabbrica. Studi sull Adone del Marino e sulla Fiera del Buonarotti, Milan, Marzorati, 1980, surtout le chapitre II : « Amore e Psiche da Apuleio al Marino », pp. 43-64 et Jörn Steigerwald, « Amors Gedenken an Psyche. Die novelletta in Giambattista Marinos Adone », Geschichte - Erinnerung - Ästhetik. Tagung zum 65. Geburtstag von Dietmar Rieger, dir. Kirsten Dickhaut, Stephanie Wodianka, Tübingen, Narr, 2010, pp. 175-194. 36 Voir Jörn Steigerwald, « ‚J’ai suivi le goût de mon siècle’ : Les amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine entre self-fashioning et interprétation de la réalité », Jörn Steigerwald 252 L’imitation de l’Arioste par le cavalier Marin souligne alors les limites de l’esthétique de l’Arioste. 37 En revanche, imiter l’Arioste et / où le Tasse signale que le poète respecte les règles de l’imitation, même s’il s’agit de deux manières complètement différentes de l’imitation : l’imitation moderne de la nature de l’homme dans toutes ses dimensions s’oppose consciemment et explicitement à l’imitation chrétienne des auteurs et des œuvres antiques. Papers on French Seventeenth Century Literature XXXVIII (2011), La cour et la ville, pp. 391-407. 37 Voir aussi la lettre de Jean Chapelain au Père Rapin : « Mon Révérend Père, vous pardonnerés, s’il vous plaist, à plus d’une affaire pressée qui m’a occupé depuis six jours, si j’ay tardé tout ce temps là à me donner l’honneur de vous respondre sur les questions de vostre billet. Il ne m’a point paru par mes lectures des sçavans italiens que j’ay assés feuilletés qu’Aristote, pour le regard de sa Poëtique, fust connu par les poëtes fameux de delà les Monts avant le siècle précédent de 1500, encore que la langue grecque y fust desja en vogue par le refuge que trouvèrent les habiles Grecs qui eschappèrent en 1460 de la prise de Constantinople. Le premier poëte italien qui fit voir que l’Art poëtique ne luy estoit pas nouveau fut Gio. Giorg. Trissino dans son poëme de l’Italia liberata da’Gotti, sous les pontificats de Léon X et de Clément VII, imité en grande partie à l’Iliade d’Homère, mais qui ne fust heureusement suyvi que par le Tasse fils, quoyqu’un Oliviero l’eust tenté dans son Alemana, tant les esprits estoient prévenus de la poësie romanesque de Pulci, du Bojardo et de l’Ariosto. Cependant, les habiles s’appliquèrent à commenter le petit ouvrage de la Poëtique d’Aristote. […]. Pour le Pétrarque, encore qu’il ait fait, il y a plus de 300 ans, un poème épique latin qu’il appelle Africa, il a fait néantmoins sans avoir jamais connu les règles, et beaucoup moins le Dante, il y a près de 400 ans, dans son poëme si estimé à Florence bizzarrement intitulé Comedie. L’Ariosto qui a publié son Orlando en 1530, encore qu’il fust très habile et très bon poëte latin, ayant commencé un poème selon les règles qu’il connoissoit, l’abandonna pour le roman afin de seconder le goust du siècle et des princes qu’il servoit et y réussit admirablement, ayant pour l’invention beaucoup plus de génie que le Tasse, quoyque, depuis la Hierusalem de celuy-cy, personne n’ayt suyvy l’Arioste et qu’il se soit composé une grande multitude de poëmes héroïque sur les principes établis dans la Poëtique d’Aristote. Le Dante n’a pas seulement le soupçon du poëme épique qui consiste tout dans l’action. Son ouvrage est un voyage en songe plein de satyre et de matière morale et chrestienne avec beaucoup de doctrine et de beaux vers. / Quant au Marin, il estoit fort ignorant et n’avoit que l’imagination belle pour le détail des pensées et l’expression pure, nombreuse et claire pour le lyrique principalement. Il ne pensa à l’art qu’après avoir achévé son grand poëme de L’Adone, ce qui les désesperoit quand il fut obligé de le publier et qui le fit me conjurer de la secourit, ce que je fis à sa consolation par la préface que vous avés veüe. » Jean Chapelain, Lettres, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880, t. II., p. 814-816. Lettre DLXX, XX mars 1673. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 253 2. La configuration des deux esthétiques La réception de l’Arioste et du Tasse en France au XVI e siècle signale que les deux épopées avaient une grande importance, mais qu’elles n’étaient pas toujours au centre de l’intérêt. 38 Les comédies de l’Arioste connaissaient un grand succès en Italie comme en France, de la même manière que le drame bucolique Aminta du Tasse attirait l’attention d’un large public des deux côtés des Alpes. L’ensemble des œuvres de l’Arioste et du Tasse, à savoir les pièces de théâtre, les satires, les dialogues etc., permettent d’esquisser plus précisément le cadre de la dispute entre les deux esthétiques en France au XVII e siècle. En me référant au modèle antique de la « roue de Virgile », j’aimerais décrire quelques différences entre les conceptions esthétiques des deux auteurs. 39 Selon la « roue de Virgile », on distingue trois niveaux de style qui vont de pair avec trois genres narratifs, ordonné selon l’hiérarchie suivante : L’Énéide domine l’ordre en tant qu’épopée, car elle se concentre sur un « miles dominans », un guerrier dominant, et le met en scène en utilisant le « stylus gravis » voire le « stylus sublimes ». En deuxième place se trouve la Georgica, la Géorgique, qui raconte les histoires d’un « agricola », d’un paysan ou d’un laboureur, en employant le « stylus mediocrus », le style moyen pour la présentation. En dernière place se situe la Bucolica, la Bucolique, qui représente un berger par le « stylus humilis », le style humble ou simple. En considérant les deux épopées italiens, une première différence entre les deux esthétiques émerge : Le Tasse suit le modèle de Virgile par son Gerusalemme liberata en ce qui concerne le protagoniste et ses attributs, mais aussi en utilisant le style sublime et élevé. L’Arioste, en revanche, applique le style moyen à l’Orlando furioso, et non pas le style sublime. Il met ainsi en scène des protagonistes ‘moyens’, c’est-à-dire des protagonistes qui montrent que les êtres humains peuvent être des personnages avec des défauts, qui commettent des erreurs et qui errent par conséquent sur terre. En faisant cela, l’Arioste invente d’un côté le poème romanesque, tout en refusant de s’approprier le modèle de Virgile. S’y ajoute le fait que l’Arioste met en scène l’idéal de l’usage modéré des passions et des pratiques sociales en 38 Voir l’étude classique d’Alexandre Cioranescu, Arioste en France, Paris, Publications de l’école roumaine en France, 1939 et L’Arioste et le Tasse en France au XVI e siècle. Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre, Paris, Rue d’Ulm, 2003. 39 Voir Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique », Communications 16, (1970), pp. 172-223, p. 187. Voir aussi Weinberg, History, Chapitre XIII, « The Tradition of Aristotle’s Poetics : V. Theory of Genres », pp. 635-714. Jörn Steigerwald 254 employant le style moyen - d’où résulte la possibilité d’adapter l’esthétique de l’Arioste à l’esthétique galante, qui vise, elle aussi, à l’usage modéré. La différence entre l’Arioste et le Tasse émerge d’autant plus, si on regarde leurs pièces de théâtre. Le Tasse est connu pour deux œuvres, à savoir la pastorale Aminta (1583) et la tragédie Il Re Torrismondo (1587). Tous deux s’intègrent d’une manière exemplaire dans le schéma de la « roue de Virgile » : la tragédie y obtient la première place, alors que la pastorale y prend la deuxième place. De plus, le Tasse ouvre, avec le Re Torrismondo, la voie à une conception de la tragédie qui se concentre sur la famille comme centre de l’action et de l’intrigue. 40 L’action se déroule autour de la question de savoir ce qui distingue le roi en tant que souverain et en tant qu’être moral. Elle met en scène la relation entre généalogie, maison et pouvoir. Cette conception de la tragédie fait fortune au XVII e siècle en France, si on considère, pour ne nommer que quelques exemples célèbres, Horace de Pierre Corneille ou Britannicus de Jean Racine. 41 L’Aminta, quant à elle, représente une « favola boschereccia », une fable bosqueresque qui combine des éléments tragiques avec des éléments comiques dans un espace bucolique. 42 D’où résulte une double orientation : elle s’apparente, au niveau des genres, à la tragicomédie, qui fit également fortune dans la première moitié du XVII e siècle en France. Au niveau des pastorales, elle fait partie de la vogue de la littérature d’Arcadie autour de 1600, même si les exemples les plus connus à l’époque étaient probablement le Pastor fido de Guarini et surtout, mais plus tard, L’Astrée d’Honoré d’Urfé. En revanche, toutes les pièces de théâtre de l’Arioste sont des comédies. Pour être plus précis, l’Arioste est le fondateur de la comédie moderne, car c’est lui qui invente la comédie érudite. Ce modèle de la comédie se réfère 40 Voir Louise George Clubb, « The Arts of Genre : Torrismondo and Hamlet », English Literary History 47, 4 (1980), pp. 657-669 et Roberto Bigazzi, « La dibattuta storia di Torrismondo », Modern Language Notes 98, 1, Italian Issue (1983), pp. 70-86. 41 Voir la première préface de Britannicus : « Il ne s’agit point dans ma tragédie des affaires du dehors. Néron est ici dans son particulier et dans sa famille. Et ils me dispenseront de leur rapporter tous les passages qui pourraient bien aisément leur prouver que je n’ai point de réparation à lui faure. » Jean Racine, « Première préface », Théâtre complet de Racine, I, éd. André Stegmann, Paris, GF, 1964, p. 297. 42 Voir Louise George Clubb, « The Making of the Pastoral Play », Petrarch to Pirandello. Studies in Italian Literature in Honour of Beatrice Corrigan, dir. J. A. Molinaro, Toronto 1973, pp. 45-72, E. Fenzi, « Il potere, la morte, l’amore. Note sull’Aminta di Torquato Tasso », L’immagine riflessa 3 (1979), pp. 167-248, Patricia Oster, « Transparenz und Trübung in Arkadien. Der Schleier in Tassos Aminta », Compar(a)ison 2 (1993), pp. 65-86, David Nelting, Frühneuzeitliche Pluralisierung im Spiegel italienischer Bukolik. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 255 explicitement à la comédie de Plaute et de Térence en l’actualisant. 43 C’est pourquoi il désigne dans les préfaces de ces comédies, La Cassaria (1508) et I Suppositi (1509) ses pièces comme des comédies nouvelles. 44 Trois éléments sont d’une grande importance pour la comédie érudite et à travers cela pour la dispute quant à l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France : 1° La relation entre maison, parenté et sexualité encadre les actions des personnages. L’intrigue se base sur la volonté d’un jeune homme de s’introduire dans une maison étrangère à cause de la fille de la famille, sans que le père le sache. D’où résulte le problème de l’obscénité des comédies, car elle lie l’intrusion dans la maison avec l’acte de la pénétration de la fille par le jeune homme. 45 Ce problème se pose d’autant plus dans une société qui insiste sur l’importance de la bienséance au théâtre ainsi que dans la pratique sociale, ce qui émerge clairement dans la « querelle des Suppositi » à l’Hôtel de Rambouillet en 1639 comme dans la « querelle de l’École des femmes » au début des années ‘60, qui reflètent, chacune à sa manière, l’habitus de « la cour et la ville ». 46 2° L’analogie entre le père de la maison et le souverain en tant que monarque constitutionnel. L’action de la comédie se déroule en dehors de la maison, c’est-à-dire en public, dans le territoire dominé par le monarque. L’effet rétrograde est que chaque subversion du pouvoir du père de famille signale une déstabilisation du pouvoir du monarque. C’est pourquoi la fin 43 Voir Douglas Radcliff-Umstead, The Birth of Modern Comedy in Renaissance Italy, Chicago : University of Chicago Press, 1969 ; C.P. Brand, « The Renaissance of Comedy : The Achievement of Italian « Commedia Erudita », The Modern Language Review 90, 4 (1995), pp. XXIX-XLII, Richard F. Hardin : « Encountering Plautus in the Renaissance. A Humanist Debate on Comedy », Renaissance Quarterly 60, 3 (2007), pp. 789-818 et Patrizia de Capitani, Du spectaculaire à l’intime : Un Siècle de commedia erudita en Italie et en France (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Champion, 2005. 44 L’Arioste met en relief la nouveauté spécifique de ses comédies dans les prologues de La Cassaria et des Suppositi en les nommant « nuova commedia ». L. Ariosto, Commedie. La Cassaria, I Suppositi, éd. L. Stefani, Milan, Mursia, 1997, p. 153. 45 Voir Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), Renaissancetheater : Italien und die europäische Rezeption, pp. 165-191, idem, Rudolf Behrens, « Semantische Subversionen städtischen und häuslichen Raums in der Komödie des Cinquecento », RaumErkundungen. Einblicke und Ausblicke, dir. Elisabeth Tiller, Christoph Mayer, Heidelberg, Winter, 2011, pp. 89-124. 46 Voir Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste », Littératures classiques, Temps de querelles, 2013 (à paraître). Jörn Steigerwald 256 ainsi que le but de la comédie érudite consiste en la régulation des intempéries de la maison familiale et de la maison royale - une constellation qui déploie toute son importance dans Le Tartuffe et dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, pour ne nommer que deux exemples célèbres. 47 3° L’Arioste insiste dans les préfaces de ses comédies sur le fait qu’elles sont des fictions, même si elles semblent être des histoires vraisemblables. Il met l’accent sur sa capacité de présenter une illusion au sens propre, c’est-à-dire de charmer le public et la scène présentée au théâtre. La magie et le charme de la comédie vont ici de pair, et servent au XVII e siècle de base conceptuelle à des pièces comme L’illusion comique de Pierre Corneille ou La princesse d’Élide de Molière. Reste un dernier point important, qui résulte de la réactualisation de Plaute et de Térence par l’Arioste : être le Térence de son siècle signifie au XVII e siècle aussi être - consciemment ou non - le successeur de l’Arioste. Pour finir, j’aimerais opposer les satires de l’Arioste et les dialogues et discours du Tasse. Le Tasse s’intéresse dans ses dialogues aux questions de l’amour, de la famille, du statut de la femme etc., en suivant le modèle du dialogue platonicien. Cela veut dire que le dialogue se concentre sur un interlocuteur dominant et savant qui explique aux autres participants de la conversation le sujet de toutes les manières possibles. De ce modèle résulte des dialogues renvoyant à une didactique explicite qui définit le sujet, élucide le problème immanent et donne finalement les règles à suivre. 48 La représentation de soi des personnages sert alors dans le dialogue à esquisser les règles et les limites d’une pratique sociale. L’Arioste, quant à lui, se présente dans ses satires comme un sujet, vivant à la Cour et écrivant pour un public de la Cour et de la ville, qui réfléchit aux exigences de son espace social et aux possibilités de se problématiser en tant qu’individu. Il s’agit par conséquent d’une problématisation 47 Voir Rudolf Behrens « La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique. Une constellation de la ‘comédie érudite’ italienne et ses échos chez Molière (Le Tartuffe) », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXXVIII, 75, 2011, pp. 427-440. 48 Voir p.ex. Gerhard Regn, « Negierter Dialog und kontingente Verbindlichkeit : Zum epistemologischen Index von Torquato Tassos Padre di famiglia », Der Dialog im Diskursfeld seiner Zeit - von der Antike bis zur Aufklärung, dir. Klaus W. Hempfer, Anita Traninger, Stuttgart, Steiner, 2010, pp. 191-205. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 257 de soi qui vise à un self-fashioning de l’auteur. 49 S’y ajoute le fait que les satires ne renvoient pas à une didactique explicite, mais préfèrent par contre la modélisation du sujet dans son espace social et dans son champ professionnel - d’où résulte que l’Arioste présente une didactique implicite à travers la réflexion des exemples divers. Reste une dernière différence fondamentale entre les deux esthétiques qui sert de guide pour la dispute quant à l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France, à savoir la différence entre poiesis et théorie poétique. L’Arioste ne fournit pas une théorie de la littérature en général ou une de l’épopée, de la satire etc. en particulier. Le Tasse, en revanche, écrit les Discorsi dell’arte poetica (1587) ou les Discorsi del poema eroico (1594), où il oppose consciemment la Gerusalemme liberata à l’Orlando furioso au niveau de la pratique esthétique et donne aussi son interprétation de l’épopée au niveau de la théorie poétique. C’est-à-dire que le Tasse fait explicitement la différence entre la pratique esthétique et la théorie poétique. L’Arioste, quant à lui, intègre la réflexion poétique dans ses œuvres, soit dans les préfaces de ses comédies, soit dans les digressions de son épopée, et vise ainsi à la poiesis en tant que pratique esthétique guidée par la théorie. 50 Cet antagonisme entre poiesis et théorie poétique marque la querelle entre l’Arioste et le Tasse au XVI e siècle en Italie, mais elle caractérise aussi la dispute quant à ces deux auteurs au XVII e siècle en France. Les querelles sur le roman, le petit roman ou la nouvelle des années ‘50 jusqu’aux années ‘70, c’est-à-dire dès la publication des Nouvelles françaises de Segrais, se déroulent dans ce champ de dispute. 51 Pour ne donner que deux exemples : Madeleine de Scudéry et Mme de Villedieu suivent les traces de l’Arioste en intégrant la réflexion poétique dans le roman, comme le fait la première dans Clélie, histoire romaine ou dans Célinte, nouvelle première, et la dernière dans la préface de Cléonice, roman galant, nouvelle. En revanche, Segrais et Huet s’y opposent en combinant la pratique esthétique des nouvelles du premier exemple avec la théorie poétique du dernier, c’est-à-dire en les unissant et en les distinguant en même temps. 49 Voir Ulrich Schulz-Buschhaus, « Bilder des Ich in der Dichtung des Cinquecento (Berni - Bembo - Ariost) », Italienische Studien 9 (1986), pp. 47-49. 50 Voir Poiesis. Praktiken der Kreativität in den Künsten der Frühen Neuzeit, dir. David Nelting, Jörn Steigerwald, Valeska von Rosen, Zürich, diaphanes, 2013 (à paraître). 51 Voir Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, éd. par Camille Esmein, Paris, Champion, 2004 et idem, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion 2008. Jörn Steigerwald 258 En fin de compte, la dispute quant à l’Arioste et le Tasse se déroule d’une part sur le niveau de la pratique esthétique ainsi que sur celui de la théorie esthétique, concernant la conception et l’hiérarchie des genres. D’autre part, elle se focalise sur les diverses formes de la présentation de soi dans la littérature et à travers cela sur deux conceptions de la didactique, l’une implicite et l’autre explicite. S’y ajoute une orientation différente envers la religion chrétienne qui sert de cadre pour la présentation d’une réalité fictionnelle dans les œuvres de l’Arioste, tandis qu’elle domine et structure la représentation de la réalité historique dans les œuvres du Tasse. Les esthétiques de l’Arioste et du Tasse sont construites comme modèles esthétiques dans une première phase à la fin du XVI e siècle en Italie. Dans une deuxième phase, les deux esthétiques sont appropriées en France au XVII e siècle dans le cadre de la fabrication d’un modèle français, à savoir celui de l’esthétique galante. En résumé, on peut retenir les différences suivantes : l’esthétique de l’Arioste met en relation amour, courtoisie et héroïsme civilisé pour promouvoir le plaisir et la civilisation de la société de cour. L’esthétique du Tasse valorise, au contraire, la croyance chrétienne et le héros en armes qui défend sa patrie et sa foi. La mise en scène de la magie qui unit les deux esthétiques souligne également la différence fondamentale entre les deux : chez l’Arioste, la magie permet de souligner la capacité du récit, et plus largement de toute pratique esthétique, à charmer le lecteur / spectateur. Chez le Tasse, ce sont les dangers que courent la foi chrétienne en général et le croyant en particulier qui sont mis en avant. L’exemple de l’allégorie le montre bien : elle permet à Arioste de jouer avec les attentes des lecteurs tandis que le Tasse propose de rétablir une lecture allégorique du monde. 3. Les appropriations de l’Arioste et du Tasse Reste une dernière question, celle de savoir comment on peut appliquer les deux esthétiques venant du XVI e siècle italien au XVII e siècle français. Car le devenir de ces deux esthétiques antagonistes au XVII e siècle en France ne relève pas seulement d’une réception au sens propre du terme, mais aussi en tant que transfert culturel d’appropriations diverses. Ces appropriations seront l’objet central du dossier. Elles sont analysées à quatre niveaux : • La réception, c’est-à-dire l’édition, la traduction, même partielle, et les pratiques de lecture des textes de l’Arioste et du Tasse dans la France du XVII e siècle, et l’insertion de ces éditions et traductions dans des contextes polémiques, p.ex. celui des rivalités éditoriales La querelle entre l’Arioste et le Tasse 259 entre libraires lyonnais et parisiens au début du siècle à la querelle des anciens et des modernes pour les éditions des années 1680. • Les différentes adaptations des deux esthétiques, par exemple dans les querelles autour de la poésie épique ou de la comédie. La question de la pertinence des modèles de l’Arioste ou du Tasse s’est ainsi posée pour la poésie épique, la comédie, mais aussi pour le dialogue ou la satire. Les adaptations des deux modèles sont par conséquent souvent liées à la construction polémique des genres littéraires (querelle sur L’Adone, querelle sur les Suppositi etc.). Mais elles sont aussi en relation avec les tentatives de production d’une esthétique nationale, par exemple dans les écrits du père Le Moyne, de Chapelain et d’autres. • Les transformations des deux esthétiques, qui utilisent l’un ou l’autre des modèles italiens comme référence dans le cadre de l’invention d’une esthétique française présentée comme nouvelle et originale. Il s’agit d’une intégration complète des anciennes esthétiques dans une nouvelle esthétique nationale. Ainsi, les Plaisirs de l’île enchantée renvoient encore à l’épisode d’Alcine de L’Orlando furioso, mais se présentent surtout comme l’acte fondateur de l’esthétique officielle de la cour de Louis XIV. On pourra aussi considérer les transformations des épopées en romans ou ‘l’invention’ d’une nouvelle comédie par Molière : dans ces différents cas, les modèles du Tasse et de l’Arioste sont de plus en plus effacés. • Enfin, la « modernisation » des deux esthétiques : pendant la querelle des Anciens et des Modernes ou les débats sur l’opéra, mais aussi dans d’autres contextes polémiques, l’Arioste et le Tasse sont utilisés comme des valeurs plus que comme des modèles. Les mentionner suffit à se positionner dans un camp ou à porter un jugement, sans que cela aille de pair avec une référence précise. La mention des modèles est détachée de tout contenu. Néanmoins, il faut le dire, le dossier ouvre la discussion sur le statut et la valeur des esthétiques de l’Arioste et du Tasse en France au XVII e et invite à la discussion de cette approche et, bien sûr, de ses résultats.