eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 41/80

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2014
4180

Entre Soleil et Lumières: les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir. Introduction

2014
Kirsten Dickhaut
Jörn Steigerwald
PFSCL XLI, 80 (2014) Entre Soleil et Lumières : les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir 1 Introduction K IRSTEN D ICKHAUT (U NIVERSIT É DE G RAZ ) J ÖRN S TEIGERWALD (U NIVERSIT É DE P ADERBORN ) 1. Soleil et Lumières comme symboles Les contributions rassemblées dans ce volume se concentrent sur la question de la prolifération des signes du pouvoir au XVII e siècle et ont pour objectif de relever les effets produits par le pouvoir entre ‹ Soleil et Lumières ›. 2 1 Nous tenons à remercier Andreas Beyer, Directeur du Centre allemand d’histoire de l’art de Paris et son équipe pour leur accueil chaleureux lors du colloque qui s’est tenu en décembre 2009. L’idée de cette rencontre est née à l’occasion d’une collaboration antérieure avec Markus Castor, Directeur de Recherche au même Centre. Nous le remercions vivement pour tous les fructueux échanges. Nous remercions également tous ceux et toutes celles qui ont apporté leur contribution à ce volume ainsi que Maria del Carmen Dixon et Lucia Aschauer pour la mise en page et Rainer Zaiser pour avoir rassemblé toutes les contributions dans la revue Papers on French Seventeenth Century Literature. 2 L’intérêt porté à la lumière au XVII e siècle se manifeste dans la religion chrétienne et dans le mysticisme, dans la philosophie du néoplatonisme, en physique (miroir, perspective, optique) et dans les arts. Cf. à titre d’exemple : Campanella, La cité du soleil, 1623 ; Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, 1662 ; Leonhard Euler, « Réflexions sur les divers degrés de lumière du soleil et des autres corps célestes », Histoire de l’Académie royale des Sciences et des Belles-Lettres de Berlin, 1750 ; Rudolf Engler, Die Sonne als Symbol : der Schlüssel zu den Mysterien, Küsnacht, Helianthus, 1962 ; Jean-Pierre Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil. Mythologie et idéologie royale au Grand Siècle, Paris, Société d’Édition « Les Belles Lettres », 1986 ; Christophe Martin, « Eclipses du soleil, lumières de la raison : la nuit dans les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle », dans Dominique Bertrand (éd.), Penser la nuit (XV e -XVII e siècle), Paris, Champion, 2003, pp. 89-103 ; Frank Büttner, « Die Macht des Bildes über den Betrachter. Thesen zur Bildwahr- Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 8 Le soleil et la lumière sont, bien entendu, les conditions préalables à toute visibilité. Cependant, au-delà de tout conditionnement naturel, ils servent aussi de métaphores ou de symboles qui désignent deux époques successives de l’âge classique : la période de Louis XIV et le siècle des Lumières (cf. fig. 1). Les métaphores épistémologiques, le soleil et la lumière, nous donnent la possibilité d’analyser les manières d’être du pouvoir et ainsi de comprendre sa visibilité et son esthétique comme des effets du pouvoir. 3 La lumière, comme condition préalable à toute forme de visibilité et par ses effets puissants, se joint à une nécessité du contraste. Bien évidemment, ce qui est visible est seulement ce qui est mis à la lumière, donc ce qui se détache de l’ombre. Cette dépendance que Roger de Piles a relevée dans sa théorie sur la peinture, 4 structure tous les arts de différentes manières, alors que l’amalgame du sens métaphorique se joint quasiment toujours aux discours sur la lumière et sur l’ombre, comme l’a montré Ernst Gombrich. 5 Cette opposition entre lumière et ombre est sans aucun doute un des archénehmung, Optik und Perspektive im Übergang vom Mittelalter zur Frühen Neuzeit », dans Wulf Österreicher, Gerhard Regn (éds.), Autorität der Form - Autorisierung - institutionelle Autoritäten, Münster, LIT Verlag, 2003, pp. 17-36. 3 Cf. Michel Foucault, « The Subject and Power », dans Hubert Dreyfus, Paul Rabinow, Michel Foucault. Beyond Structuralism and Hermeneutics, Chicago, University of Chicago Press, 1982, pp. 208-226 ; Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 1982 ; Louis Marin, Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005 et pour l’époque de la Renaissance Luisa Capodieci, Medicæa Medæa : art, astres et pouvoir à la cour de Catherine de Médicis, Genève, Droz, 2011. 4 Roger de Piles, Cours de Peinture par Principes composé par M. de Piles, Paris, chez Jacques Estienne, 1708, A Amsterdam et à Leipzig, chez Arkstée & Merkus, 1766 ; Victor Ginsburgh, Sheila Weyers, « Roger de Piles, Louis XIV et son académie : accord ou désaccord », Annales d’histoire de l’art et d’archéologie, 24 (2002), pp. 73- 90. 5 Ernst Gombrich, Schatten. Ihre Darstellung in der abendländischen Kunst, Berlin, Wagenbach, 2 2013. Fig. 1 : La quête de la Vérité, frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin, gravé par Bonaventure- Louis Prévost. Gravure à l’eau-forte et au burin. 1772. Introduction 9 types de la pensée humaine. Alors que la lumière représente l’amour divin, l’ombre incarne l’envie, le désir et la jalousie, sujets abondamment discutés par les moralistes, tels que Pascal ou La Bruyère. 6 Le prolongement des métaphores de la lumière dans les domaines religieux et moral semblent incontestables. C’est aussi la raison pour laquelle la lumière a toujours été associée à l’idée d’un être suprême, source du Bien et de la vie, tandis que la nuit et les ténèbres représentaient le Mal et le néant. 7 C’est pourquoi le savoir luit aussi sur le frontispice de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert avec une telle splendeur. Cependant, ce qui intéresse au-delà du tropisme biologique et religieux au sens strict du terme, c’est la lumière et son effet symbolique. C’est ainsi que le dossier qui suit se dédie à la configuration historique du pouvoir fondé par Louis XIV et se poursuit au siècle des Lumières. 8 En analysant les illusions et les effets produits par les stratégies du pouvoir des arts ainsi que leurs pratiques signifiantes, nous pourrons nous pencher sur l’appropriation des symboles initiée par le Roi Soleil qui décrit lui-même le choix du soleil comme emblème de sa royauté de la manière suivante : On choisit pour corps le Soleil, qui, selon les règles de cet art, est le plus noble de tous, et qui, par la qualité, par l’éclat qui l’environne, par la lumière qu’il communique aux autres astres qui lui composent comme une espèce de cour, par le partage égal et juste qu’il fait de cette même lumière à tous les divers climats du monde, par le bien qu’il fait en tous les lieux, produisant sans cesse de tous côtés de la vie, la joie et l’action, par son mouvement sans relâche, où il paraît néanmoins toujours tranquille, par cette course constante et invariable, dont il ne s’écarte et ne se détourne jamais, est assurément la plus vive et la plus belle image d’un grand monarque 9 . 6 Rudolf Behrens, Andreas Gipper, Viviane Mellinghoff-Bourgerie (éds.), Les « Pensées » de Pascal. Croisements d’anthropologie - Pascals « Pensées » im Geflecht der Anthropologie, Heidelberg, Winter, 2005. 7 Cf. Wolfgang Scheuerman, Licht und Liebe : Lichtmetapher und Metaphysik bei Marsilio Ficino, Hildesheim, Olms, 2000. 8 Cf. Marc Fumaroli, De Rome à Paris : peinture et pouvoirs aux XVII e et XVIII e siècles : de Rome à Paris, Paris, Éditions Faton, 2007 ; Nicolas Milovanovic, Alexandre Maral, Louis XIV. L’homme et le roi, Paris, Skira, 2009 ; Alexandre Maral, Le Roi- Soleil et Dieu, Paris, Perrin, 2012. 9 Mémoires de Louis XIV. Le métier du roi (1662), présentés et annotés par Jean Longnon, Tallandier, 2001, pp. 135-136. Voir aussi Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven/ London, YUP, 1982. Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 10 Le roi évoque l’autre soleil pour se décrire et se montrer (cf. fig. 2). C’est un acte permettant de se rendre éternel et naturel. Être en plein soleil et suivre son cours produit ainsi des effets agréables et esthétiques, comme l’évoque Louis XIV dans ses Mémoires. Les propos du roi font naître un double sens : vouloir partager cette vie agréable en plein soleil exige d’accepter entièrement le modèle et d’agir selon lui. Il détermine simultanément la manière de se comporter dans « une espèce de cour » tout comme il détermine le système normatif auquel elle va être soumise. Il suggère, par le recours au mythe du soleil, le retour à l’âge d’Or. Le soleil était un emblème des rois de France au moins depuis Charles V, et l’on se rappellera que Louis XIV était apparu en soleil quand il avait dansé Le ballet de la nuit en 1653. Sa manière de s’approprier ce mythe produit une nouvelle héroïsation et divination. Ce qui change avec appropriation par le Roi absolu est cependant le sens donné à ces métaphores de la lumière. 2. Les stratégies de la représentation Comme Michel Foucault l’a montré, l’interprétation du monde subit une transformation profonde au XVII e siècle. 10 Contrairement aux époques précédentes, le portrait servant à l’identification ne fonctionne plus : monde idéal et monde réel sont séparés. Le nouveau système se greffe sur une appropriation du symbole qui a recours aussi à l’astrologie divinatoire déjà discutée dans les controverses de la Renaissance italienne et française. Ainsi, Galilée estimait que le soleil était le médiateur entre la lumière et l’univers, un modèle qui est reflété par le culte ludovicien. La croyance aux astres, à 10 Cf. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Seuil, 1966. Fig. 2 : Anonyme, Le jeune Louis XIV en Soleil dans le Ballet royal de la nuit, 1653 © bpk | RMN | Bulloz. Introduction 11 l’astrologie, à l’hermétisme et au mysticisme a une influence importante durant l’âge classique. Les fêtes de la cour, comme par exemple les Plaisirs de l’île enchantée, font croire à un roi divin et portent à son paroxisme le prétendu vainqueur du système païen en le mettant en scène dans une allégorie païenne. 11 En choisissant comme référence le culte du soleil, Louis XIV dote ainsi le symbole d’une métaphysique à l’origine platonicienne et ficinienne, voire mystique. Il surpasse de cette manière tous ses prédécesseurs en s’appropriant ce mythe. Le portrait du Roi Soleil que Charles Le Brun peint et qu’André Félibien 12 décrit n’a plus la même fonction que chez les rois précédents. Ernst Kantorowicz et, après lui, Louis Marin 13 distinguent trois fonctions du portrait du Roi Soleil. 14 Par analogie, nous pouvons différencier trois dimensions du soleil et de la lumière que le roi s’approprie en même temps que les emblèmes de la souveraineté politique et de l’absolutisme. Ces fonctions domineront par le biais de la clarté, principe rhétorique par excellence de la doctrine classique jusqu’à la Révolution. 15 Il s’agit d’une représentation qui n’est pas celle du reflet, même si elle se reflète magistralement dans la galerie des glaces ou dans les eaux de Versailles. C’est un système apportant une nouvelle correspondance qui est 11 Voir aussi Marine Roussillon, Plaisir et pouvoir. Usages de l’imaginaire chevaleresque à l’âge classique, thèse Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2011. 12 Charles Le Brun, Louis XIV présentant son sceptre et son casque à Jésus-Christ, Musée de Lyon ; André Félibien, Relation de la fête de Versailles du dix-huitième juillet 1668, Paris, Pierre le Petit, 1668 ; Stefan Germer, Kunst, Macht, Diskurs. Die intellektuelle Karriere des André Félibien im Frankreich von Louis XIV, München, Fink, 1997; René Demoris: « Le corps royal et l’imaginaire au XVII e siècle: le portrait du Roy par Félibien », Revue des sciences humaines, 172/ 4 (1978), pp. 9-30 ; Maxime Préaud (éd.), Les effets du soleil. Almanachs du règne de Louis XIV, Paris, Louvre, 1995. 13 Jean-Pierre Cavaillé, « Secrets du pouvoir et pouvoir du secret dans quelques textes de Louis Marin », dans Frédéric Pousin, Sylvie Robic (éds.), Signes, histoires, fictions. Autour de Louis Marin, Paris, Editions Arguments, 2003, pp. 108-135. 14 Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1989 [1957] ; Ernst Kantorowicz, Le lever du roi, Paris, Bayard, 1963 ; Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 ; Carlo Ginzburg, « Représentation : le mot, l’idée, la chose », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 46/ 6 (1991), pp. 1219-1234; Thomas W. Gaehtgens, Nicole Hochner (éds.), L’image du roi de François 1 er à Louis XIV, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2006 ; Nicolas Milovanovic, « Le portrait du roi : Louis XIV dans le décor de la galerie des Glaces », dans La Galerie des Glaces. Histoire et restauration, Dijon, Faton, 2007, pp. 142-153. 15 À propos de la clarté cf. René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1974. Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 12 mis en place. Le soleil et la lumière sont ainsi des exemples paradigmatiques à la mesure de la réversibilité de l’expression : les arts 16 du pouvoir sont convertis en pouvoir de l’art. Le soleil et la lumière incarnent par là les emblèmes du pouvoir et montrent des effets puissants qui agissent de manière multiple. Le culte du soleil et de la lumière produit une combinaison épistémologique qui réunit les trois dimensions suivantes : • premièrement, par sa nature : le soleil et la lumière sont des symboles qui mettent en relief une évidence naturelle. Le système solaire qui remplace depuis peu tout l’imaginaire géocentrique par le modèle héliocentrique donne une dimension cosmique et naturelle au pouvoir. 17 De plus, le Roi Soleil profite du fait que les sciences s’intéressent aux effets de la lumière : ainsi Galilée, Descartes, Mersenne, Pascal et d’autres rendent hommage à travers leurs travaux à ce roi-dieu centre du nouveau monde héliocentrique ; • deuxièmement, par sa métaphoricité : le sens métaphorique du soleil et de la lumière souligne l’approche épistémologique. Le soleil et son pouvoir atteignent une structure symbiotique, donc quasi-naturelle et stabilisent le système politique en mettant en place un système de dépendance comparable et pour la cour et pour les arts d’une manière égalitaire et juste 18 ; • troisièmement, par son symbolisme : le pouvoir du soleil et le pouvoir de la lumière fonctionnent comme suppléants sacrés, donc comme symbole du pouvoir sacré, car le roi possède le don de guérir, de faire des miracles, et son portrait absorbe et incarne cette dimension sacrale à laquelle la cour rend hommage. 19 Le portrait du roi frappe par l’intensité de la lumière, des yeux et de l’esprit. La peinture elle-même est quasiment la lumière partout répandue. Le rythme de la vie est ainsi réglé par Louis. Le roi et le soleil se lèvent en même temps et l’analogie va bien au-delà d’une 16 Cf. Geneviève Bresc-Bautier, Xavier Dectot (éds.), Art ou politique ? Arcs, statues et colonnes de Paris, Paris, Action artistique de la ville de Paris, 1999. 17 Ernst Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Hamburg, Meiner, 2013. 18 Louis Marin, Le portrait du roi ; Jean-Marie Apostolidès, Le prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1985. 19 Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Gallimard, 1993. Introduction 13 simple comparaison, car le culte produit par le roi a été internalisé par les courtisans, comme Norbert Elias l’a montré. 20 Ces trois dimensions, le naturel, la métaphore et le symbole, façonnent un culte du soleil et un pouvoir des lumières qui dorénavant seront omniprésents dans tout le royaume français 21 et s’uniront pour faire croire au pouvoir magique du soleil. Ce qui est exposé à la lumière devient naturellement crédible. Racine décrit le phénomène ainsi : Dans l’histoire du Roi, tout vit, tout marche, tout est en action. Il ne faut que le suivre, si l’on peut, et le bien étudier lui seul. C’est un enchaînement continuel de faits merveilleux, que lui-même commence, que lui-même achève, aussi clairs, aussi intelligibles quand ils sont exécutés, qu’impénétrables avant l’exécution. En un mot, le miracle suit de près un autre miracle. 22 Le modèle chrétien s’approprie la magie païenne, qui devient la formule omniprésente permettant de décrire les effets du pouvoir des arts. Cette magie ensorcelle maintenant les spectateurs de la cour et fait naître une œuvre d’art totale qui se crée dans les jeux de miroirs, les feux d’artifice, les effets de l’architecture et les peintures trompeuses et triomphantes. Les arts rendent tout possible et font croire à la mise en scène. Et il y en a d’autres : les fêtes, les jeux d’illusion dans l’eau et la galerie des glaces, le parc des machines pour le théâtre et les jeux de perspectives dans les jardins, tout cela crée les merveilles ludoviciennes et couvrent les stratégies de légitimation, qui, elles, visent aussi à cacher les problèmes politiques et à faire resplendir l’État absolu qui se construit avec Versailles : le lieu qui deviendra le centre de ce système solaire sur terre. Que le jardin de Versailles profite de cette mise en scène et donne l’occasion aux arts de collaborer entre eux pour se surpasser n’est qu’un aspect du paraître artistique et esthétique. Mais depuis que l’Académie royale de la Peinture et 20 Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie, Darmstadt, Luchterhand, 1969. 21 Alain Boureau, « Les enseignements absolutistes de Saint Louis (1610-1630) », dans La Monarchie absolutiste et l’histoire. Théories du pouvoir, propagandes monarchiques et mythologies nationales, Actes du colloque, Paris, Presses de l’Université de la Sorbonne, 1986, pp. 79-97. 22 Discours de M. Racine, en réponse à ceux de M. Thomas Corneille, reçu à la place de M. Pierre Corneille son frère, et de M. Bergeret, reçu à la place de M. de Cordemoy, le 2 janvier 1685. Éloge de Pierre Corneille. http: / / www.academie-francaise.fr/ reponseau-discours-de-reception-de-thomas-corneille (8.10.2013). Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 14 de la Sculpture 23 a ouvert ses portes et manifeste sa présence, le système panégyrique est autrement structuré, comme on le sait, et comme en témoignent Molière, Perrault, La Fontaine et bien d’autres dans leurs propos. Beaucoup de ces effets potentiels résultèrent cependant entre autre de la réception des arts italiens en France, de Léonard, Bernini et Marino par exemple et de l’axe Rome-Paris, très important aussi pour les Académiciens. 24 Ce sont tous des effets d’un pouvoir qui brille grâce aux jeux de lumière produits par les arts. Dans un monde, dirigé par le soleil, il peut ainsi sembler évident que le paraître devient plus important que l’être, que l’illusion devient l’effet recherché par tous les arts. Ainsi, les stratégies intermédiales visent à évoquer des passions pour former une cour qui devient le lieu où le roi peut enfin rayonner. Il a permis à la cour de prendre une forme cosmo-géométrique. 3. Les signes de pouvoir et le pouvoir des signes Versailles devint de cette manière le lieu central et le point culminant de la représentation du pouvoir ludovicien qui fit lui-même proliférer les signes de pouvoir et qui releva en même temps les effets produits par le pouvoir royal. Ces stratégies du pouvoir des arts déterminent ainsi la manière d’être des artistes du roi ainsi que de chaque sujet du roi vivant à la cour. Leur comportement nous permet de reconstruire le système normatif auquel les règles de la production artistique appartiennent. Cependant, ce système normatif des manières d’être et de la production artistique avait été créé par des sujets du roi, c’est-à-dire par des individus qui avaient établi consciemment un système normatif au nom du roi. Les artistes ont ainsi préparé le terrain de la représentation du roi et ils ont aussi fabriqué le Roi Soleil en construisant son portrait. Il s’ensuit que la visibilité des signes du pouvoir sert à des stratégies rendant le pouvoir éternellement légitime, tout en mettant aussi en évidence l’interdépendance des signes du pouvoir et des pratiques sociales et esthétiques qui produisent ces signes volontairement. 25 23 Jacqueline Lichtenstein, Christian Michel (éds.), Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, Paris, Ecole des Beaux-Arts, Tome I, vol. 1 & 2, Tome 2, vol. 1 & 2, 2006-2008. 24 Cf. Fumaroli, De Rome à Paris, op. cit. 25 Voir aussi Jörn Steigerwald, « Soziale und ästhetische Praxis der höfischen Fest- Kultur », dans Soziale und ästhetische Praxis der Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. Kirsten Dickhaut, idem, Birgit Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp.17-30. Introduction 15 Cela mène à une différence heuristique, à savoir la différence entre les signes de pouvoir et le pouvoir des signes. Nous considérons un signe de pouvoir comme un signe qu’on choisit volontairement pour mettre en relief le pouvoir de quelqu’un, c’est-à-dire comme un signe qui fonctionne comme un suppléant de quelqu’un. Le portrait du roi que Louis Marin a analysé d’une manière fascinante peut être considéré comme l’exemple parfait d’un signe de pouvoir du siècle de Louis le Grand, car il présente de manière évidente le pouvoir royal par la représentation visible du roi. Par contre, le pouvoir des signes consiste dans le choix volontaire d’un signe par son porteur sans qu’il sache consciemment ce qu’il a choisi et surtout pourquoi il a choisi ce signe. Cette différence nous permet donc de distinguer d’un côté le pouvoir des signes selon leurs formes de présentation, à savoir la visibilité du signe de pouvoir et l’apparence du pouvoir du signe et de différencier d’un autre côté entre la pratique sociale et la pratique esthétique. 26 Les formes de la présentation constituent donc les deux côtés d’une médaille, dont l’un montre le portrait du roi et l’autre le portrait de la société de cour de Louis XIV, fabriqué dans la pratique sociale et esthétique des sujets du roi. Pour mettre en évidence cette constellation, il convient sans doute de reprendre brièvement quelques données bien connues mais fondamentales sur la conception de la pratique sociale à cette époque. Au siècle de Louis le Grand émerge pour la première fois un système de distinction qui se base sur les pratiques sociales des sujets et qui permet à ces derniers de se positionner dans l’espace social. Les pratiques sociales sont donc à mettre en relation avec un habitus spécifique du sujet qui le mène à choisir, selon Pierre Bourdieu, volontairement, mais inconsciemment une certaine pratique ainsi qu’un objet spécifique de la vie quotidienne. 27 Pour donner un exemple : le goût naturel du galant homme et de la galante dame pour une chose ainsi que la grâce naturelle qu’ils montrent dans toutes leurs actions fait seulement apparaître leur capital symbolique dans leurs pratiques et sert ainsi de base à une culture des apparences dont ils sont les porteurs et les sujets en même temps. 28 De plus, le galant homme et la galante dame, en tant que sujets du roi, c’est-à-dire en tant que membres de la société de cour, sont dans l’obligation de se présenter à la 26 Voir par exemple Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement (XVII e -XVIII e siècle), Paris, Fayard, 1989. 27 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. 28 Voir Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres Conversations (1653-1684). Pour une étude de l’archive galant, éd. Delphine Denis, Paris, Champion 1998 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001. Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 16 cour et de représenter la cour. La pratique distinguée d’un sujet ne montre pas seulement qu’il appartient à une culture des apparences, mais il augmente par son apparence personnelle aussi le capital symbolique de la société de cour. 29 Ce qui est vrai pour les pratiques sociales l’est encore plus pour les pratiques esthétiques : le choix d’une musique pour une soirée galante ou l’ordonnance de feux d’artifice pour les hôtes ne mettent pas seulement en relief le goût distingué de celui qui choisit ou ordonne, mais révèlent aussi son capital culturel, voire symbolique. La culture des apparences unit donc la pratique sociale et la pratique esthétique, mais elle dévoile aussi la différence entre une économie de statut de la société de cour et une économie financière de la bourgeoisie de cette époque. De plus, la culture des apparences met en évidence la différence entre deux stratégies qui servent toutes les deux à fabriquer un signe spécifique du pouvoir royal, à savoir la différence entre une stratégie qui produit directement des signes de pouvoir et une stratégie qui montre indirectement le pouvoir des signes en les intégrant dans une culture ludovicienne des apparences. Tandis que la première stratégie est plutôt liée aux institutions fondées par le roi, à partir de l’Académie française en passant par l’Académie royale de la Peinture et de la Sculpture jusqu’à l’Académie des Sciences, la deuxième stratégie émerge dans la société de cour de Louis XIV et produit ici une culture des apparences qui est en relation directe avec le roi comme premier courtisan de son royaume, mais qui ne se concentre pas sur lui, bien au contraire. 30 Pour conclure, nous voudrions attirer l’attention sur un dernier point qui découle de cette différence, à savoir la différence entre stratégies du pouvoir et tactiques des sujets. Selon l’argumentation de Michel de Certeau, on pourrait dire que le portrait du roi doit être considéré comme une représentation idéale, mais aussi idéalisée du roi, qui met en relief la 29 Madeleine de Scudéry met en relief ce problème dans le prologue de Célinte, nouvelle première. Voir Jörn Steigerwald, « Madeleine de Scudérys dialogische Inszenierung von Festbeschreibung oder : Möglichkeiten sozialer Praxis im Theaterstaat von Louis XIV », dans Soziale und ästhetische Praxis der Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. Kirsten Dickhaut, idem, Birgit Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp. 215-233. 30 Voir Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008 et Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011. Introduction 17 stratégie du roi pour produire des signes visibles du pouvoir royal. 31 Mais il y a une assez grande différence entre la stratégie royale de production de signes de pouvoir et l’utilisation d’un tel signe. Les tactiques des utilisateurs peuvent être en accord, mais aussi en désaccord avec les stratégies préalables, car dans la pratique quotidienne les deux formes sont également possibles. 32 Néanmoins, il nous semble trop simple de faire juste la différence entre une stratégie qui sert à fabriquer un signe de pouvoir et la tactique de l’usager du signe, qui transforme le signe de pouvoir dans sa pratique en signe vide sinon en signe de résistance. Une tactique peut servir à une telle transformation, mais elle peut aussi montrer l’incompétence de celui qui utilise le signe de pouvoir dans sa pratique sociale. A cela s’ajoute la possibilité qui combine à la fois la tactique des usagers et la stratégie du pouvoir. Une culture des apparences se fonde, nous l’avons déjà dit, sur la pratique exemplaire du sujet, mais elle met aussi en relief la différence entre ceux qui ont une compétence parfaite et un goût distingué et ceux qui n’en ont pas et qui ne font voir, par conséquent, que des formes de mimétisme de la pratique idéale. Le galant homme connaît par exemple une forme concrète de mimétisme, à savoir celle de l’homme galant, mais il se distingue aussi de l’honnête homme par sa nature noble, ce qui révèle au moins une double différence entre une pratique exemplaire et une imitation imparfaite de la même pratique sociale ou esthétique. Un tel mimétisme peut donc déstabiliser le pouvoir en subvertissant volontairement et consciemment un signe de pouvoir royal d’un côté, comme dans une satire, mais il stabilise d’un autre côté le système de la distinction et, par ce biais, la culture des apparences de la société de cour. En fin de compte, un tel mimétisme peut aussi servir dans une mise en scène théâtrale à amuser la société de cour et à plaire au roi. La représentation d’une tactique présente ainsi la possibilité de mettre en relief et le pouvoir du signe dans la culture des apparences et le signe du pouvoir royal dans sa représentation artistique. 31 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. 32 Voir par exemple Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV ; Hendrik Ziegler, Der Sonnenkönig und seine Feinde. Die Bildpropaganda Ludwigs XIV. in der Kritik, Petersberg, Imhof, 2010. Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 18 Illustrations Fig. 1 : La quête de la Vérité, frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin, gravé par Bonaventure-Louis Prévost. Gravure à l’eau-forte et au burin. 1772. Fig. 2 : Anonyme, Le jeune Louis XIV en Soleil dans le Ballet royal de la nuit de Jean-Baptiste Lully, 1653 ; Aquarelle, haut 27 cm, large 17,8 cm, legs à la Bibliothèque nationale en 1868 ; © bpk | RMN - Grand Palais | Bulloz.