eJournals Kodikas/Code 35/3-4

Kodikas/Code
0171-0834
2941-0835
Narr Verlag Tübingen
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2012
353-4

Voix, corps, respiration chez Delsarte: éléments du travail de l'acteur et du chanteur

2012
Franck Waille
Voix, corps, respiration chez Delsarte : éléments du travail de l’acteur et du chanteur De l’observation des signes à leur utilisation dans une pédagogie expressive Franck Waille Voice, Body, Breathing: Areas of Work for Actors or Singers. Delsarte was a singer and a teacher of singing and of declamation. After his death, his method had a great influence on the Western training for actors, but also in the birth of Modern Dance. Delsarte’s method closely connects the questions of the spoken or singing voice with the body and the physical movement. The roots of this approach are deeply rooted in Delsarte's own singing and acting experience. While studying at the Conservatory of Paris as a teenager, he discovered on his own the links between voice and gesture, and the possible translation of inner (e)motions by expressive movements. Later on, after he had lost his singing voice - a loss he declared to have been caused by bad teaching at the Conservatory - he used all these observations for a vocal re-education he managed to complete alone. Delsarte organized his experiences in a theoretical system in which all dimensions of human language and expression are intimately linked. This paper investigates how this perspective came into being and which practical working methods result for voice, body and breathing techniques. Delsarte entra de manière précoce à l’École royale de musique et de déclamation de Paris (conservatoire) grâce à ses qualités de chanteur, mais dû quitter l’établissement trois ans et demi plus tard à dix-huit ans, car sa voix « avait éprouvé une altération si grande qu’une extinction presque totale s’en était suivie » (AN, dossier Delsarte 1830, École royale, cote O1816, dossier 28). Il avait été jugé inapte à une quelconque carrière dans l’un des théâtres royaux, et pourtant il fut embauché comme chanteur et comédien dans trois théâtres jusqu’en 1832, puis eut non seulement de vrais succès d’estime dans le monde de la musique pour ses concerts annuels, mais aussi enseigna tout au long de sa vie le chant et la déclamation lyrique, autrement dit l’usage de la voix d’un point de vue expressif. La rééducation de son organe vocal qu’il fut obligé de faire lui-même, la médecine officielle s’étant déclarée incompétente à l’aider, s’appuie sur ses observations et découvertes antérieures sur les liens entre la voix et le geste, et fut aussi un élément déterminant de construction d’une pédagogie originale, dans laquelle la voix est intimement associée à une pratique corporelle expressive et au travail de la respiration. Si les témoignages directs sur cette pédagogie sont parcellaires, Delsarte ayant privilégié la transmission de maître à élève et non la rédaction d’une synthèse de ses enseignements, il est possible d’avoir un aperçu de la richesse et de la pertinence de cette pédagogie en recoupant des données transmises par certains de ses élèves et des informations découvertes dans les archives delsartiennes des deux côtés de l’Atlantique. K O D I K A S / C O D E Ars Semeiotica Volume 35 (2012) No. 3 - 4 Gunter Narr Verlag Tübingen Frank Waille 250 Chez Delsarte, pratique et théorie étant intimement liées, rappelons brièvement que son cadre théorique, d’abord issu de ses expériences et de ses observations, s’articule autour de la notion de Trinité venue de la théologie chrétienne et théologiquement définie comme l’union des contraires - autrement dit l’équilibre, l’unité, viendraient de rapports harmonieux entre trois termes, les deux premiers étant opposés l’un à l’autre, et le troisième en faisant la synthèse. L’âme, vue comme principe d’existence de l’être humain et donc comme matrice du corps, aurait une triple dimension : vitale, intellectuelle et spiritualo-émotive, celle-ci étant synthétique des deux autres. Cette approche anthropologique est fondamentale, car la pédagogie de Delsarte resitue toujours la pratique artistique dans une compréhension globale de l’être humain, l’expression artistique impliquant pour lui la totalité de la personne. Les trois grands types de langages correspondants sont la voix (ses mélodies), vitale ; le langage articulé, intellectuel ; et le langage gestuel, spiritualo-émotif, synthétique des deux autres. Les parties du corps correspondantes sont l’appareil vocal (vital), l’appareil buccal (intellectuel) et l’appareil moteur (spiritualo-émotif). Le geste, et le corps dans son ensemble (l’appareil moteur) sont, dans cette perspective, synthétiques par définition et concernent donc la voix et le langage articulé par association. En partant des expériences initiales de Delsarte, nous verrons comment il a élaboré une analyse de la voix et de la respiration appliquée à la voix et au geste, et exposerons des éléments de travail pratique de ces éléments. 1 De la voix au corps : expériences fondatrices et travail corporel associé Dans le processus delsartien de construction des connaissances, ce sont toujours des expériences qui sont premières. Ces expériences ensuite amènent des approfondissements de type théorique et débouchent sur des éléments de pédagogie artistique pratique. Si les recherches de Delsarte s’inscrivent dans un contexte culturel marqué par des préoccupations autour du geste et du langage du corps comme l’a montré Elena Randi (1996 : 85-96), c’est d’abord par les personnes qu’il rencontre, par les milieux qu’il côtoie et par les spectacles auxquels il assiste que Delsarte a pu être mis en contact avec cet environnement qui traverse les mondes des arts du spectacle vivant, de la littérature et de la médecine. L’exploration des liens entre la voix et le corps est marquée chez lui par deux grandes expériences déterminantes, toutes deux associées à la voix parlée. 1.1 Lien entre justesse du geste et couleur de la voix 1.1.1 La remarque de Deshayes La première rencontre faite par Delsarte entre la voix et le corps concerne le lien entre le geste - le langage corporel par excellence - et la voix parlée. Cette rencontre s’articule autour de la notion de justesse. Que ce soit dans ses notes ou en public, Delsarte reconnaît une dette envers un seul professeur du conservatoire, son maître de tenue théâtrale (cf. Waille 2011 : 862), André- Jean-Jacques Deshayes (1777-1846). Lors d’un cours, alors qu’il ne le voyait pas, celui-ci lui aurait déclaré, sans se retourner : « Ton geste est faux. Ton attitude n’est pas en harmonie avec ta phrase » (Delsarte s.d. 1, document 1, feuille 2). Aux questions de l’élève qui cherche à comprendre comment, sans l’avoir vu, le professeur avait pu percevoir l’inexactitude de son Voix, corps, respiration chez Delsarte 251 geste, il aurait répondu : « Mon ami, c’est que le geste donne sa couleur à la voix, il n’est donc pas difficile d’en distinguer la forme par l’inflexion » (ibid.). Cette remarque a été déterminante pour le cheminement artistique de Delsarte. Elle l’a amené à explorer les liens entre geste et voix, mais aussi à envisager ceux entre le geste et une qualité expressive particulière, la couleur de la voix dans le cas présent. De plus, elle fonde chez lui la conviction qu’il y a dans le geste la base d’une justesse expressive globale - dynamique qui a été également celle de Meyerhold plus tard et qui s’est traduite chez lui par le travail qu’il a appelé la biomécanique (cf. Barba, Savarese 2008 : 132). Elle induit un glissement de sens de la notion de justesse : si une note peut être juste ou fausse, il en serait de même pour le geste. Ce glissement a pu se faire chez l’élève qui, alors, ne prenait pas un cours de chant mais de tenue théâtrale (il devait probablement dire un texte). Dans les expériences de Delsarte, le travail de la voix, parlée ou chantée, est intimement associé à la question de l’expression par le corps et ses mouvements. Le geste devient alors objet de recherche pour ses fonctions pratiques - bien dire un texte, mais aussi bien chanter devient pour Delsarte synonyme d’avoir une présence corporelle particulière -, mais aussi objet de recherche en soi : s’il donne la qualité à la voix, c’est que le geste serait le vecteur d’une intériorité qu’il révèlerait. Il n’est pas anodin que le professeur qui l’a mis sur le chemin de l’exploration du geste ne soit ni un chanteur ni un comédien, mais bien un danseur et chorégraphe, l’un des plus célèbres maîtres du ballet romantique de son époque. Delsarte a été dirigé vers le langage du corps par un artiste chez lequel les questions du corps étaient centrales - en retour, ses propres enseignements sont allés vers le monde de la danse. 1.1.2 Le travail global d’harmonisation du corps La remarque de Desayes concernait l’harmonie entre la voix et le geste. Un des éléments marquants des enseignements corporels de Delsarte est le travail des rapports d’équilibre harmonique entre la tête, le torse et le bassin : pour qu’il puisse y avoir harmonie avec la voix, il faut déjà que le corps soit en harmonie interne. Cela est conçu comme un travail d’harmonisation psycho-corporelle, car chez Delsarte « à chaque fonction spirituelle répond une fonction du corps ; à chaque grande fonction du corps répond un acte spirituel » (Delsarte s.d. 2). Une des sources de cette pratique corporelle vient des analyses qu’il fit de la statuaire grecque antique : Frank Waille 252 Hermès dit « Hermès Richelieu » (musée du Louvre MR 272), et un exercice de Delsarte transmis par son élève Alfred Giraudet (1895 : planche XI, figure 91) Or tête, torse et bassin sont les parties du corps qui sont directement, d’un point de vue anatomique et physiologique, associés à la voix. Ce travail d’harmonisation psycho-corporelle a donc potentiellement un double effet sur la voix : d’une part en mobilisant mécaniquement les parties du corps concernées par la production du son ; d’autre part parce que le corps étant l’instrument par excellence du chanteur ou de l’acteur, son état d’harmonisation ou de déséquilibre a potentiellement une incidence sur la qualité de la voix. La remarque de Deshayes induit que la notion de justesse du geste est intimement associée à celle de qualité expressive, et qu’il y aurait des règles psycho-corporelles déterminant cette justesse expressive. La seconde expérience fondatrice vécue par Delsarte durant ses études au conservatoire a confirmé cette piste. Voix, corps, respiration chez Delsarte 253 1.2 Découverte de la rétroaction 1.2.1 Justesse inconsciente du geste et les trois grands ordres du mouvement C’est à l’occasion du travail d’un rôle pour ses cours d’art dramatique que Delsarte fait sa première découverte fondamentale sur le langage du corps, découverte lui permettant d’approfondir le chemin ouvert par la remarque de Deshayes. C’est par cette découverte qu’il a échappé au « système d’imitation asservissant » (Delsarte 1858a) qu’est pour lui l’enseignement du conservatoire : le langage du corps devient alors pour lui un chemin de liberté artistique basées sur des règles expressives mises à jour par l’observation. Il nomme l’épisode en question son « papa Dugrand », du nom du personnage retrouvé avec effusion par l’officier dont il étudiait le rôle (il s’agit d’une scène de Gaugiran-Nanteuil & Berton, 1806). Il éprouvait une grande difficulté à trouver l’attitude corporelle appropriée pour jouer cette scène de surprise joyeuse et ostentatoire, et ses professeurs « avaient perdu leur latin et se refusaient de guerre lasse à [lui] continuer leurs leçons sur [ce] sujet » (Porte, 1992 : 57). La solution lui est arrivée en surprenant un mouvement de son corps dans une situation semblable à celle qu’il étudiait, mais survenue dans son quotidien : l’apparition impromptue de l’un de ses cousins venu lui rendre visite. Il constate que le mouvement de son corps est tout à l’inverse de ce qu’il imaginait : plutôt que de se tendre vers la personne qui est la cause d’une émotion agréable - ici la surprise joyeuse -, le haut du torse est porté vers l’arrière. C’est la découverte de ce qu’il a appelé la rétroaction. L’épisode décrit par Delsarte laisse deviner que la respiration joue un rôle dans la rétroaction, et qu’au mouvement de recul du haut du corps est associé une inspiration : plus celle-ci est forte et profonde, en fonction de l’intensité de l’émotion ressentie, plus le mouvement rétroactif est prononcé. Ajoutons qu’elle s’accompagne vraisemblablement d’une ouverture plus ou moins grande de la bouche, car selon Alain Berthoz, professeur de physiologie de la perception et de l’action au Collège de France, « la surprise, qui est ouverture sur le monde, est toujours accompagnée d’une ouverture de la bouche » (2003 : 49). La rétroaction mit Delsarte sur la voie de la découverte de trois grands types de mouvements qu’il a identifiés comme étant les bases dynamiques de tous les gestes : les mouvements excentriques, concentriques et normaux, qui sont selon lui « les trois ordres d’expression du corps, expressions vitales, intellectives et animiques » (Delsarte 1869). La rétroaction est identifiée comme la traduction corporelle de l’état concentrique, état de la personne qui est sous l’emprise d’une émotion (le « patient ») (cf. Delsarte 1858b). Du constat de la rétroaction, il a donc observé et déduit les deux autres états et les réactions corporelles correspondantes : son opposé, l’état excentrique, et la synthèse des deux, l’état normal. Ces trois états, ou trois grands ordres du mouvement, sont à la base d’une grande partie de sa pédagogie. 1.2.2 Traduction pratique Delsarte résumait l’essentiel de sa pédagogie expressive par ce qu’il appelait les tableaux d’accords de neuvième, dont voici le modèle théorique reprenant explicitement les trois grands ordres du mouvement : Frank Waille 254 Tableau théorique d’accord de neuvième dans L’art oratoire (Delsarte s.d. 4) (Courtesy of Dartmouth College Library) Appliquée à toutes les parties du corps, cette combinaison de base des trois grands ordres du mouvement permet de travailler les attitudes de manière fine, précise et infinie, les combinaisons pouvant être multipliées sans limite. Voici un exemple avec l’accord de neuvième de la main publié par Alfred Giraudet : Attitudes des mains (Giraudet, 1895 : planche XIX) Voix, corps, respiration chez Delsarte 255 1.2.3 Attitudes des jambes et lien avec la voix Parmi les attitudes des différentes parties du corps, il en est une qui intéresse directement et explicitement la voix. Elle fait partie des attitudes des jambes, que Delsarte désignait comme les attitudes de base, car formant la base corporelle et expressive de toute personne debout. Selon l’abbé Delaumosne, élève de Delsarte, « on obtient une voix plus forte en prenant son point d’appui […] à peu près sur la pointe des pieds, en prenant l’attitude de base que nous désignerons […] sous le terme de troisième » (1874 : 19). Cette troisième attitude des jambes est l’attitude de base la plus excentrique, que Delsarte décrit ainsi : La troisième attitude caractérise la véhémence dont elle est le type. Elle est l’attitude excentrique par excellence. Elle consiste à porter tout le poids du corps en avant et à tendre la jambe de derrière dans des proportions égales au degré d’avancement du torse. (Delsarte par Mackaye 1869/ 1870 : 3) Ce qui concerne donc la base de la présence corporelle se rapporterait ainsi directement la voix, quelle soit parlée ou chantée. Notons que les jambes étant caractérisées comme vitales par excellence dans le système de Delsarte, c’est à l’attitude des jambes la plus vitale - l’attitude excentrique - qu’est associée la force de la voix. Cela est lié à l’analyse du système vocal faite par Delsarte, elle-même découlant de sa troisième expérience fondatrice en matière de rapports entre corps et voix : sa rééducation vocale. 2 Rééducation vocale 1 : de la voix au travail de décomposition corporelle Pour mener sa rééducation, Delsarte choisit une méthode dynamique : « consult[er] [s]es sensations » (Porte 1992 : 163) alors qu’il chantait. Il s’est ainsi intuitivement « sensibilisé à la perception proprioceptive » (Lorelle 2003 : 211). En d’autres termes, il a développé une « sensibilité profonde » (Richard, Orsal : 267) (cf. Rigal 2002 : 293). Analysant le travail du chant comme une « gymnastique spéciale » (Porte 1992 : 160), il a posé une suite de raisonnements simples : s’il ressent de la douleur à l’exercice de cette gymnastique, c’est que celle-ci n’est pas adéquate à l’appareil corporel auquel elle s’applique ; le chant n’ayant aucune raison d’être par nature une violence pour l’organisme, c’est que la technique vocale qu’on lui a apprise est mauvaise ; il doit donc y avoir une autre manière de s’entraîner à chanter qui puisse être en harmonie avec le fonctionnement du corps ; celle-ci est à découvrir en excluant ce qui lui a été appris jusque-là. Cela pose les fondements de toute sa pédagogie corporelle : la technique qu’il recherche a un seul critère absolu de validité : sa conformité aux réalités anatomiques et physiologiques, autrement dit son respect des réalités corporelles. Car « ignorant l’anatomie des organes de l’émission vocale, l’enseignement académique était une mise en danger » (Lorelle 2003 : 209). L’indication du non-respect de ces réalités corporelles se trouve dans la douleur, « signalement ordinaire du mal qu’il faut éviter, et, ajoute-t-il, l’horreur qu’elle inspire à la nature est sans doute un enseignement providentiel qu’ont trop méconnu ceux qui poussaient incessamment à passer outre » (Porte 1992 : 160). Le point de départ de ses recherches et de son travail sur la voix, c’est donc l’écoute de son corps, la prise en compte de ses sensations et le rejet de ce qui est à l’origine d’une violence envers soi. Ce simple positionnement est un choix culturel essentiel : non plus chercher à passer outre les signaux corporels, mais s’appuyer sur eux pour élaborer un travail artistique pertinent, fondé sur le respect des réalités corporelles Frank Waille 256 ou, pour reprendre les mots de Delsarte, « une doctrine artistique découlant à titre de conséquence logique d’un principe physiologique » (ibid. : 156). Respect et écoute du corps, bien-être et fluidité découlant d’une détente musculaire, tels sont les quatre éléments caractéristiques de la technique recherchée et élaborée par Delsarte. Chez lui, les recherches sur la rééducation de la voix sont donc l’origine et la matrice de toute sa pédagogie, en particulier de l’enseignement corporel. La rééducation vocale qu’il entreprend est entièrement le fruit de ses propres observations, de son intuition et de l’analyse de ses sensations lorsqu’il chante. 2.1 Technique du bel canto, fixité du larynx et détente corporelle La rééducation vocale de Delsarte s’est articulée autour de l’étude des lieux de résonance des sons, et surtout de l’observation et du contrôle des mouvements du larynx. Son référent est celui de la technique italienne du bel canto (cf. Gourret 1973 : 50), dans laquelle il note à la fois que « le larynx [est] visiblement plus bas » (Porte 1992 : 164-165) que dans la technique française de son époque, et que l’« émission est beaucoup plus ample et plus corsée » (ibid. : 164-165). Il affirme avoir été le premier à l’introduire en France (cf. Porte 1992 : 173-179 & Waille 2011 : chapitre 5), avant que le ténor Gilbert-Louis Duprez (1806-1896) ne la généralisa par ses succès de chanteur (Gourret 1973 : 49-52). Il remarque que « le larynx suit chez [lui] la marche du son, [qu’] il monte visiblement quand [il] fai[t] une gamme ascendante » (Porte 1992 : 160). À l’inverse, « les Italiens ont en chantant le larynx visiblement plus bas que nous » (ibid. : 164), et l’émission italienne « paraît être le résultat direct de cette position laryngée » (ibid. : 165). C’est donc l’attention sur la position du larynx qui est la source de sa rééducation vocale. Son travail a été de rendre cet appareil producteur du son indépendant du son qu’il produit, c’est-à-dire d’immobiliser son larynx, dont les mouvements sont repérables par ceux du cartilage thyroïde. L’idée de fixité pourrait laisser penser que pour y parvenir, il est nécessaire de produire un effort musculaire particulier. Or c’est précisément l’inverse qui est vrai : la tension musculaire est ce qui provoque les mouvements laryngés parallèlement à la marche du son. On trouve indiqué dans les comptes-rendus des cours de 1839 : Quand on fait un effort pour attirer ou pousser un corps résistant, le larynx remonte et par la contraction de toutes ses parties, produit un son rauque et guttural. (Delsarte 1839 : 4) Delsarte tire de son constat, vérifié chez lui et chez ses contemporains dans diverses situations, une loi qui ne concerne pas seulement le chant, mais le fonctionnement général du corps, comme il l’a observé par exemple chez un homme déchargeant une voiture : […] le larynx est dans ce mouvement total comme le thermomètre infaillible de la somme des efforts produits. (Porte 1992 : 171) La conséquence pratique de cette attention à la fixité du larynx est déjà de prendre en compte le corps pour le travail de la voix, ce qui aujourd’hui encore n’est pas toujours acquis (cf. Aslan 2003 : 62). C’est ensuite de privilégier un travail corporel basé sur la détente, la décontraction, le relâchement musculaire. Voix, corps, respiration chez Delsarte 257 2.2 Du larynx au travail de décomposition pour l’ensemble du corps Les observations de Delsarte sur le larynx associée aux efforts musculaires sont confirmées d’un point de vue anatomique par le fait que le cartilage thyroïde est intimement lié, par des ligaments puissants et par des muscles, à l’os hyoïde (ayant une forme en fer à cheval, il est positionné au-dessus du larynx, au sommet du cou). Or, l’ensemble des fascias du corps (tissus qui entourent les muscles) passe par cet os hyoïde (cf. Myers 2001), qui est donc sensible à l’activité musculaire de l’ensemble de la personne, et cela d’autant plus qu’il est le seul os à n’être articulé à aucun autre. Il est, par conséquent, extrêmement sensible aux pressions qui s’exercent sur lui, qui l’entraînent dans leur mouvement et qui, par conséquent, entraînent aussi le cartilage thyroïde. Dans le chant, le larynx ne peut rester stable lors de l’émission d’un son qu’à condition qu’il y ait dans le cou, mais aussi dans l’ensemble du corps, le maximum de détente musculaire. Delsarte établit que l’organe même de la production des sons est en lien direct avec l’ensemble du corps. Dès lors, cette « gymnastique spéciale » dont il parle n’est plus seulement à comprendre comme un travail concernant le seul appareil vocal, mais comme un travail concernant le corps dans son ensemble. En d’autres termes, l’instrument du chanteur n’est pas seulement son système phonatoire, mais tout son corps. Cela a débouché sur la conception d’une entrée préparatoire dans le travail expressif par ce que nous appelons aujourd’hui la détente ou relaxation, et que Delsarte nommait la décomposition. Dans cette décomposition, il s’agit de relâcher de manière précise et consciente chaque segment corporel à partir d’une articulation, ce qui pour le bras peut donner cela : Exemple de décomposition du bras (photographies : David Vernier) Le but premier de la décomposition est de libérer le corps des habitudes et des tensions acquises afin de le rendre le plus disponible et le plus expressif possible. Cette libération de l’acquis est comprise comme une possibilité de retrouver une authenticité expressive personnelle, et comme l’outil de base pour pouvoir la développer. Aussi, « chanteur à la voix brisé, Delsarte est devenu capable de guérir les dysphonies les plus graves, après avoir découvert l’unité du geste et de la voix » (Pradier 2000 : 157). La décomposition n’est qu’un élément du travail de cette unité du geste et de la voix. Par sa rééducation, Delsarte a également été mis devant la nécessité d’avoir une approche anatomique et physiologique précise, tant du système phonatoire que du système respiratoire. 3 Rééducation vocale 2 : Anatomie et physiologie au service de la voix et de la respiration associées au geste Ses observations ont amené Delsarte à rechercher « une doctrine artistique découlant à titre de conséquence logique d’un principe physiologique » (Porte 1992 : 156). Cela l’a poussé à Frank Waille 258 étudier l’anatomie et la physiologie à l’École de médecine de Paris. Pour le chant, l’attention portée aux données anatomiques et physiologiques du système vocal est devenue l’un des axes centraux de son enseignement, comme en témoignent des « imitations de larynx - en carton - de plusieurs dimensions » (Arnaud 1882 : 203) présents dans le salon où il enseignait, dès 1831 (Porte 1992 : 156). S’il revendique « l’honneur d’avoir le premier sérieusement associé l’art à la science physionomique » (ibid.) à son époque, il écrit aussi « que l’usage des démonstrations anatomiques dans le chant est très ancien » (Delsarte s.d. 3). 3.1 Analyse delsartienne du système phonatoire (« appareil vocal ») L’appareil vocal correspond à la dimension vitale de l’âme pour Delsarte, ce qui fait écho à ses expériences : retrouver sa voix chantée fut une problématique vitale pour lui. Si sa rééducation vocale s’est articulée autour de la notion de fixité laryngienne, elle s’est appuyée sur une analyse systémique de l’ensemble du corps, et ne s’est pas centrée sur un élément isolé. Il relève le fait qu’à son époque on a voulu « expliquer la phonation par le larynx » (Porte 1992 : 100) - la conception du larynx comme seul élément anatomique responsable de la production du son prévaut alors, dans le monde médical (par exemple chez Bichat - 1801-1803 : I, p. xvij-xviij ; II, p. 363-412 -, dont le travail faisait autorité dans la première moitié du XIX e siècle), comme dans celui de l’enseignement du chant (cf. Gourret 1973 : 15). Son analyse systémique est trinitaire, selon son modèle théorique ; elle considère les poumons (connotés comme vitaux), le larynx (connoté comme intellectuel), et l’arrièrebouche (connotée comme spiritualo-émotive), ce qui lui fait affirmer : On a examiné le larynx comme la plupart du temps on examine l’homme : comme s’il n’était qu’un cerveau... On parle de l’esprit humain, mais on oublie le cœur, on oublie la vie, ce qui est grave. (Porte, 1992 : 101) Réduire la phonation au seul larynx, est donc associé pour lui à réduire l’être humain à sa partie intellectuelle. C’est aussi faire une mauvaise compréhension du phénomène de la production du son, et donc un mauvais travail de la voix pour le chanteur ou pour l’acteur. Jean Gourret indique que « tous les éléments, même les moins apparents, qui participent à la création de la voix, exercent leur influence. Il n’est pas possible d’isoler. Le mécanisme de la phonation est une affaire extrêmement complexe et ne s’explique pas par le fonctionnement d’un seul organe ou d’un seul de ses constituants » (1973 : 20), idée qui s’est progressivement imposée, puisque aujourd’hui l’utilisation de l’anatomie est courante dans l’enseignement du chant. Jean Gourret met en particulier en avant le rôle de la membrane muqueuse du larynx (20), déjà pris en compte par Delsarte dès ses premiers cours (cf. Delsarte 1839). Il insiste également sur l’importance du souffle, en lien avec cette membrane. En d’autres termes, il montre que la prise en compte des poumons par Delsarte est pertinente. Delsarte a été précurseur de cette approche du chant. Il lie très clairement sa vision générale de l’Homme à cette analyse du fonctionnement de l’un de ses appareils expressifs. Là est toute la logique interne de sa pédagogie : resituer toujours la pratique artistique dans une compréhension globale de l’être humain. Voix, corps, respiration chez Delsarte 259 3.2 Analyse de la respiration Dans sa vision systémique de l’appareil vocal, Delsarte insiste particulièrement sur le point de départ du processus de production du son : la respiration (il retrouve la grande préoccupation de l’art du chant du XVIII e siècle - cf. Gourret, 1973 : 71). Ainsi, pour lui « la respiration est le point le plus essentiel du chant. Toute l’énergie, toute la force du débit, tout l’aplomb du chant dépendent de la manière de respirer » (Delsarte s.d. 5). Il analyse cette respiration d’un point de vue rythmique et d’un point de vue physiologique. Rythmiquement, ses observations l’ont amené à considérer la respiration comme un processus ternaire et non binaire. Il a observé qu’entre l’inspiration et l’expiration, il y a un temps plus ou moins long de suspension, « un imperceptible moment d’arrêt » (Delsarte 1839 : 10) qui serait le troisième moment du processus respiratoire (élément qui ne semble pas être pris en compte actuellement dans les études physiologiques - cf. Aslan, 2003 : 55-59). Autrement dit, au cœur même de l’action de respirer, serait inscrite une pause, une non-action, un non-faire. Il analyse la respiration selon trois modèles possibles, d’après son modèle trinitaire : respiration diaphragmatique (vitale), respiration costale (intellective), et respiration normale (spiritualo-émotive). 1) Respiration diaphragmatique (vitale) : Dans l’aspiration, l’air introduit dans la poitrine au moyen des muscles inspirateurs, après avoir dilaté et les poumons et le diaphragme qui prend une forme concave, et les muscles de l’abdomen qui par leur dilatation font prendre à celui-ci une forme convexe, l’air dis-je, est repoussé au dehors dans l’expiration par les muscles expirateurs qui, après un imperceptible moment d’arrêt, s’affaissent sur eux-mêmes, en donnant par là au ventre une forme concave, font remonter le diaphragme, lequel, par sa forme devenue convexe dans ce cas, agit sur les poumons pour les décharger de la masse d’air qu’ils contenaient. Dans la respiration diaphragmatique […], tous les mouvements sont en harmonie. Les poumons, le diaphragme, les muscles, tantôt suivent le même mouvement ascendant. De plus, la boîte osseuse ne bouge pas, il n’y a donc ni efforts, ni contraction, mais bien expansion, liberté, partant pas de fatigue. (Delsarte 1839 : 10) 2) Respiration costale (intellective) : Dans l’aspiration, les côtes s’affaissent sur les poumons : ceux-ci, bien que gênés dans leur dilatation réagissant sur le diaphragme, ce muscle prend nécessairement une forme concave contrariée par la forme aussi concave du ventre, et dans l’expiration, les côtes se dilatent ainsi que l’abdomen, pendant que le diaphragme et les poumons agissent d’une manière tout opposée. (Ibid.) Dans la respiration costale, nous voyons des mouvements contraires. Les poumons s’élargissent pendant que les côtes, en s’aplatissant, viennent les contrarier dans ce mouvement, le diaphragme s’abaisse pendant que les muscles du ventre remontent pour opérer avec lui une quasi-jonction, et réciproquement : il est facile alors de comprendre que s’il y a lutte entre les parties constitutives de l’appareil respiratoire, il y a contraction, et qu’ainsi, il y a gène et fatigue, même rétrécissement de la voix. (Ibid.) 3) Respiration normale (spiritualo-émotive). La respiration normale relève d’un équilibre entre respirations costale et diaphragmatique : elle emprunte les processus naturels et harmonieux de la respiration diaphragmatique, mais n’entraîne pas de gonflement marqué du ventre et s’accompagne d’un léger mouvement d’expansion de la cage thoracique : on peut observer généralement cela quand quelqu’un dort. Frank Waille 260 Pour chanter, Delsarte enseignait l’usage de la respiration diaphragmatique, vitale, ce qui correspond bien à sa caractérisation du chant comme expression vitale de l’être humain. Il rejetait la respiration costale (qui lui a été enseignée au conservatoire) car faite de mouvements contradictoires avec le fonctionnement naturel, ce qui induirait une série de problèmes vocaux. En revanche, la respiration diaphragmatique est « plus avantageuse pour le chanteur » (1839 : 10) car ses mouvements sont harmonieux puisque c’est ainsi que se fait naturellement l’acte respiratoire, et elle permet d’inspirer une plus grande quantité d’air, provoquant un léger gonflement du ventre. Il faut préciser que la respiration diaphragmatique concerne l’ensemble des poumons, et non uniquement le bas de ceux-ci : elle n’est donc pas équivalente à ce que nous appelons aujourd’hui la respiration basse, centrée plutôt sur le bas des poumons, et provoquant une grande excroissance du ventre. Alfred Giraudet, l’un de ses élèves, indique que cette respiration diaphragmatique, « adoptée depuis longtemps par la plupart des chanteurs, n’a pas seulement été dénommée par [Delsarte, mais que] l’observation lui en appartient en propre, de même que la division des phénomènes respiratoires. Et c’est bien après [lui] que les physiologistes, puis les professeurs de chant, ont reconnu les trois temps indiqués par lui : l’aspiration, le silence ou la pause, que Del Sarte appelait suspension, et l’expiration » (1895 : 5). 3.3 Respiration et geste La respiration qu’enseignait Delsarte porte l’attention sur la région du corps qui, dans la symbolique delsartienne, correspond à la partie la plus marquée spirituellement et émotivement, et donc qui est la plus directement associée à l’expression des sentiments. C’est la région du cœur et du plexus solaire, qui apparaît en jaune sur ce schéma de la division esthétique du corps (rouge : ce qui est vital, ; bleu ce qui est mental ; jaune ce qui est spiritualo-émotif) : Division esthétique du corps humain selon Delsarte Voix, corps, respiration chez Delsarte 261 Mais si la respiration diaphragmatique invite à une attention particulière au diaphragme, elle n’induit pas une attention exclusive sur cette seule partie du corps, et cette manière de respirer implique implicitement tout l’organisme. En effet, le mouvement respiratoire étant l’un des mouvements de base du corps, il se diffuse dans toutes les parties de celui-ci, et ceci d’autant plus que la respiration est profonde et que les mouvements du diaphragme ont un impact direct sur les masses viscérales et la colonne vertébrale. Alfred Giraudet indique que « la respiration et surtout l’aspiration, relativement au geste et à l’expression, mériteraient une longue et intéressante étude » et qu’« il y a là un principe d’une importance insoupçonnée » car « sans [la respiration] les gestes sont froids, banals [sic ! ], conventionnels et engendrent constamment des mouvements incohérents » (1895 : 118). Il donne ensuite une série de précisions succinctes : On peut dire, en général, que les bras ne doivent se mouvoir, dans le genre passionnel [comprendre ici « dans un geste expressif »], qu’entraînés par l’aspiration qui doit toujours précéder leur mouvement d’élévation. […] Après l’aspiration, il se produit un arrêt plus ou moins long que nous appelons Suspension. Dans ce cas, l’aspiration doit être ample et profonde, selon le degré qui convient au sentiment qui la détermine, mais toujours dans un rythme vif qui se caractérise par un soulèvement marqué des épaules. La suspension, alors, à elle seule, signifie l’attention, la réticence, l’appréhension et la surprise dans toutes ses variétés et est d’un emploi constant. (Ibid. : 118-119) Giraudet parle d’un soulèvement marqué des épaules, ce qui est contradictoire avec la description que fait Delsarte de la respiration diaphragmatique, dans laquelle « les poumons, le diaphragme, les muscles, […] suivent le même mouvement » et « la boîte osseuse ne bouge pas » (1839 : 10). Ce soulèvement marqué correspond plutôt à la respiration costale, que Delsarte rejette. Un soulèvement des épaules ne peut être envisagé que comme résultat de l’arrivée de l’air harmonieusement réparti dans l’ensemble des poumons (et non uniquement dans le haut de ceux-ci), provoquant un léger mouvement d’expansion du haut de la cage thoracique, et cela correspond plutôt à ce que Delsarte appelle la respiration normale. Dans ce cas-là, il n’est pas question de soulèvement marqué des épaules, mais d’un mouvement léger de celles-ci. Il y a lieu ici de mentionner une indication que Madeleine Delsarte, la dernière fille de Delsarte, donne précisément en lien avec l’utilisation de la respiration dans le geste : « plus les phénomènes sont imperceptibles, plus ils ont d’action sur les auditeurs » (Madeleine Delsarte s.d. : 69). Il nous semble plus juste de retenir la première explication de Giraudet : les bras sont « entraînés par l’aspiration qui doit toujours précéder leur mouvement d’élévation » (1895 : 118-119). Nous pouvons alors comprendre que l’aspiration ne se traduit pas par un exhaussement immédiat des épaules, mais est plutôt conçue comme l’initiatrice du mouvement, comme la source d’énergie qui va ensuite se déployer dans l’espace par le geste. En dehors de l’ambiguïté sur ce point, les indications transmises par Giraudet renseignent sur le lien entre respiration et mouvements des bras chez Delsarte, en montrant que les transmissions de mouvements à l’intérieur du membre supérieur peuvent trouver leur source dans l’inspiration (elle-même, par ailleurs, liée aux processus émotifs, comme le rappelle bien Giraudet en indiquant que l’amplitude de l’inspiration est fonction du « sentiment qui la détermine » - ibid.). Si nous suivons ses informations, le mouvement des bras, initié par l’inspiration, se poursuit sur la suspension et peut se finir sur l’expiration. La transmission du mouvement du torse aux membres est alors en accord avec les mouvements respiratoires qui, d’une certaine façon, se diffusent du thorax aux épaules puis aux membres. Cela est en Frank Waille 262 adéquation, pour le chant et la déclamation, avec l’idée delsartienne selon laquelle le geste précède la parole : le chant ou la parole se faisant sur l’expiration, le geste s’appuie sur l’inspiration et la suspension pour se déployer. Cela reste vrai pour le seul travail du geste, et c’est dans ce cadre-là que Giraudet en parle. Cette utilisation de la respiration dans le geste expressif peut aussi être appliquée au mouvement de « (re)composition » du bras. Dans le mouvement de recomposition, de redynamisation progressive du membre travaillé, l’inspiration peut être le point de départ de l’énergie se diffusant ensuite progressivement d’articulation en articulation : Exemple de mouvement de recomposition du bras (photographies : David Vernier) Le membre peut rester « recomposé » lors de la suspension et de l’expiration. Se crée une opposition entre les muscles qui se sont progressivement tendus et celui du diaphragme qui, d’abord contracté (sur l’inspiration), se relâche (c’est la remontée du diaphragme se détendant progressivement qui entraîne l’expiration - cf. Kapit, & Elson 1997 : planche 97). Nous avons alors à la fois, au niveau musculaire, un processus de tension (ou d’énergétisation) pour les muscles du bras, et un processus de détente progressive du diaphragme. Ces processus musculaires opposés et complémentaires peuvent donner au mouvement du bras une qualité « d’abandon de la volonté », de détente dans le mouvement ou, pour reprendre une expression de Delsarte, d’« union de la force à la suavité » (s.d. 6). Autrement dit, c’est un moyen concret pour acquérir une qualité gestuelle qu’il désigne comme l’idéale pour l’artiste. Enfin, la respiration est associée à ce que Ted Shawn, descendant de Delsarte dans le monde de la Modern Dance, appelle la « loi de l’extension ». L’inspiration se terminant par un temps de suspension selon les observations de Delsarte, c’est le temps durant lequel l’énergie du geste peut alors se déployer dans l’espace, ce qui peut se prolonger sur l’expiration et la suspension qui la suit. Shawn, pour illustrer la loi de l’extension, donne l’exemple du lancer d’un objet : quand le mouvement s’est physiquement arrêté, il se prolonge en quelque sorte dans l’espace sur l’apnée, c’est-à-dire, pour reprendre l’analyse de Delsarte, sur le temps de la suspension, qui peut être alors volontairement prolongée. La respiration est alors support de cette extension du mouvement. Conclusion : le choix d’une qualité esthétique, la « voie du cœur » La rééducation vocale de Delsarte s’est faite dans le prolongement de ses recherches et de ses découvertes sur le geste, et sur les liens de celui-ci avec la voix parlée. Si par ses expériences et ses observations il est arrivé à une approche systémique des réalités vocale, respiratoire et gestuelle en se basant sur l’anatomie et la physiologie, il ajoute une dimension purement expressive : le choix d’une esthétique, qu’il associe une découverte dénommée la « loi des proportions vocales » (Porte, 1992 : 76). Selon cette loi, il y a un lien entre nuances vocales et état intérieur, émotionnel, qui pourrait être ramené à deux réalités : le sentiment - qui Voix, corps, respiration chez Delsarte 263 renvoie au cœur, à l’amour -, et la passion, « qui pousse avec impétuosité vers son objet » (Delsarte s.d. 6) et qu’il a observé par exemple chez les enfants. Il constate que la voix s’adoucit en montant et se renforce en descendant quand elle est mue par les sentiments, alors qu’elle fait l’inverse avec la passion. Dans l’enseignement qu’on lui a donné, il s’agissait toujours de renforcer la voix avec le mouvement ascendant, donc d’être dans une dynamique de passion et non de sentiment. Pour sa rééducation vocale, il a choisi l’inverse : la voie des sentiments, la voie du cœur. De sa problématique de rééducation vocale, Delsarte est passé à la définition d’une esthétique du chant ou de la déclamation. Malgré la faiblesse de sa voix, l’émotion manifestée par beaucoup de ses auditeurs témoigne qu’il y avait dans ses prestations une qualité et une force tout à fait particulières (cf. Waille, 2011 : 870 & 875). Et il déplora que ses premiers élèves, cédant à la mode de la virtuosité et de ce qu’il appelait « l’ut de poitrine » (Porte, 1992 : 177), devinrent grâce à l’utilisation de sa technique à l’italienne, « les plus formidables braillards de France » (ibid.). Cela est par ailleurs en cohérence avec la réhabilitation du corps dans le travail de la voix caractéristique de sa rééducation comme de sa pédagogie. En effet, depuis le début de la modernité occidentale, il y aurait eu un mouvement vers des esthétiques vocales aboutissant « avec l’opéra du XIX e siècle à une mise à distance, un retrait […] du corps proprement dit » et se traduisant par une « quête de l’aigu » (Aslan, 2003 : 66) que Delsarte a donc dénoncée. Le fait que cette problématique esthétique soit au centre de sa démarche de rééducation indique que pour lui, la recherche d’une certaine qualité dans la voix, d’un certain type d’expressivité, est directement agissant au niveau anatomique et physiologique : il y aurait dans le travail expressif fondé sur l’écoute des réalités humaines un aspect thérapeutique. Le travail de la voix ne peut alors pas être envisagé uniquement d’un point de vue mécanique, mais toujours en lien avec l’intériorité de l’exécutant. Abréviations AN : Archives Nationales, Paris (France) DC : (« François Alexandre Nicolas Delsarte Papers, Mss. 1301, Louisiana and Lower Mississippi Valley Collections, LSU Libraries, Baton Rouge, LA. », Louisiana State University, Baton Rouge, Louisiane, États- Unis d’Amérique [= Delsarte Collection] FAP : Fonds d’Alain Porte, 10 rue de la Mousselle, 77730 Citry FSB : Fonds de Serge Bouts, 24 rue Chazelles, 75017, Paris (France) PMF : The papers of the Mackaye Family, Baker Library, Special Collections, Dartmouth College, Hanover, New Hampshire, États-Unis d’Amérique Sources manuscrites Delsarte s.d. 1 : Pour comprendre toutes les ressources de l’art (DC, box 1a, folder OS 36c/ item 11) Delsarte s.d. 2 : DC, box 1, folder 36a/ items 9-14, document 3 Delsarte s.d. 3 : L’application de l’anatomie aux démonstrations vocales (FSB, carton jaune, dossier 1, document 4) Delsarte s.d. 4 : L’art oratoire, chapitre 9 (PMF, box 141 ML5 (141), folder 30 Delsarte s.d. 5 : DC, box 1, folder 23, document 7 Delsarte s.d. 6 : « La passion » (DC, box 9-10, folder OS 36a, document 3) Delsarte 1839 : École de Delsarte, École de chant morale et scientifique. Notes et compte-rendu de ses cours, 1839 (DC, box 11b, folder sans #) Delsarte 1858a : Cours de M. Delsarte aux Sociétés savantes, 1858. Cours 1, transcription dactylographiée (seule version aujourd’ui disponible) présente dans FAP Frank Waille 264 Delsarte 1858b : Cours de M. Delsarte aux Sociétés savantes, 1858. Cours 2, version manuscrite présente dans DC (box 12 b, folder 54) Delsarte 1869 : dictée de 1869 n° 1 (DC, box 3, folder 154, document 2) Delsarte par Mackaye 1869/ 1870 : Cahier de James Steele Mackaye alors qu’il étudiait avec Delsarte n° 12 (Notebook of Mackaye while studying with Delsarte) (DC, range 35) Madeleine Delsarte s.d. : Lorsque mon père demanda maman en mariage, en deux parties : première partie (manuscrit de 48 pages sur des feuilles volantes réunies dans un dossier cartonné rouge en possession de Mme Martine Bouts, Yport (Seine-Maritime, France) ; deuxième partie dans le FSB Bibliographie Arnaud, Angélique 1882 : François del Sarte, ses découvertes en esthétique, sa science, sa méthode, précédé de détails sur sa vie, sa famille, ses relations, son caractère, Paris, Ch. Delagrave Aslan, Odette (éd.) 2003 : Le corps en jeu, Paris, CNRS Éditions Barba, Eugenio et Nicola Savarese 2008 : L’Énergie qui danse, Montpellier : L’Entretemps Berthoz, Alain 2003 : La décision, Paris, Odile Jacob Bichat, Xavier 1801-1803 : Traité d’anatomie descriptive, Paris, Brosson & Gabon, 5 volumes Delaumosne, Abbé 1874 : Pratique de L’art Oratoire de Delsarte, Paris, Albanel Gaugiran-Nanteuil, M. (paroles), Berton, M. H. (musique) 1806 : Les Maris garçons, Paris, Barba Giraudet, Alfred 1895 : Mimique. Physionomie et Gestes. Méthode pratique D’après le système de F. Del Sarte pour servir à l’Expression des Sentiments par A. Giraudet, Paris, Ancienne Maison Quantin/ Librairies-Imprimeries Réunies Gourret, Jean 1973 : La technique du chant en France depuis le XVIIe siècle, Sens, Éditions I.C.C. Sens Kapit, Wynn & Elson, Lawrence M. 1997 : L’anatomie à colorier, Québec, Edisem/ Maloine Lorelle, Yves 2003 : Le corps, les rites et la scène, Paris, Amandier Myers, Thomas W. 2001 : Anatomy Trains: Myofascial Meridians for Manual and Movement Therapists, Philadelphia (Pennsylvania), Churchill Livingstone Porte, Alain 1992 : François Delsarte, une anthologie, Paris, IPMC Pradier, Jean-Marie 2000 : La scène et la fabrique des corps. Éthnoscénologie du spectacle vivant en Occident. V e siècle avant Jésus-Christ - XVIII e siècle, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux Randi, Elena 1996 : Il magistero perduto di Delsarte. Dalla Parigi romantica alla Modern dance, Padova, Esedra Richard, Daniel et Orsal, Didier 2007 : Neurophysiologie. Organisation et fonctionnement du système nerveux, Paris, Dunod Rigal, Robert 2002 : Motricité humaine. Fondement et applications pédagogiques. Tome 1. Neurophysiologie perceptive motrice, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec Waille, Franck 2011 : Corps, arts et spiritualité chez François Delsarte (1811-1871). Des interactions dynamiques, Lille, ANRT, 2 volumes