eJournals lendemains 34/134-135

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Narr Verlag Tübingen
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2009
34134-135

„La célébration d’une terre-mère“

2009
Alison Rice
ldm34134-1350101
101 L’Intertexte algérien Alison Rice „La célébration d’une terre-mère“. Albert Camus et l’Algérie dans les écrits des femmes La citation constituant notre titre est tirée d’un ouvrage récent, L’ombre d'un homme qui marche au soleil - Réflexions sur Albert Camus. Ecrites par la romancière et nouvelliste Maïssa Bey, ces réflexions sont à la fois „scientifiques“ et personnelles. L’auteur les a composées afin de les lire à haute voix au cœur de Paris, au Centre Pompidou, à l’occasion d’un colloque intitulé „Albert Camus et le mensonge“. C’est la fille de ce dernier qui, présente aux journées du colloque les 29 et 30 novembre 2002, est profondément touchée par ce discours, comme elle l’explique dans sa préface: „Car en écoutant Maïssa je retrouvais mon père. Pas un écrivain célèbre, non, mon père, un être humain avec sa solitude, son courage et ses déchirements. Et c’était une femme, algérienne, qui dans sa solitude et ses déchirements avait eu le courage d’une si lumineuse intelligence“. 1 Catherine Camus a également écrit des mots d’introduction à la plus récente publication du père, le livre posthume portant le titre, Le premier homme. Ce dernier ouvrage a attiré l’attention des lecteurs cherchant surtout à mieux connaître „l’être humain“ derrière l’œuvre impressionnante ainsi que son rapport à l’Algérie, pays de son enfance. Les représentations textuelles de la terre d’origine et de la mère d’Albert Camus ont trouvé leur place non seulement dans les commentaires de Maïssa Bey, mais aussi dans les écrits de deux autres femmes nées en Algérie, à savoir Christiane Chaulet Achour et Assia Djebar. Maïssa Bey vit et travaille encore en Algérie, tandis que Christiane Chaulet Achour vit en France où elle enseigne la littérature à l’Université de Cergy-Pontoise et Assia Djebar passe la majorité de son temps entre Paris et les Etats-Unis où elle est „Silver Professor“ à l’Université de New York (NYU). Toutes les trois considèrent le grand écrivain sous de nouveaux angles grâce à leurs différentes perspectives. En nous inspirant de ces perspectives, nous nous penchons dans cette étude sur les aspects autobiographiques du Premier homme qui montrent la position fragile de Camus par rapport au pays et à l’être chers dont il est à la fois proche et éloigné. Dans Albert Camus, Alger - titre dont la juxtaposition du nom de l’auteur et de la ville capitale en dit long sur le contenu -, Christiane Chaulet Achour nous livre une étude détaillée du rapport entre Camus et la terre de sa naissance. Chaulet Achour se concentre dans un premier temps sur L’Etranger avant de traiter des autres livres écrits par l’auteur en soulevant les détails importants sur le lieu d’origine qui peuplent son œuvre. Si la plupart des lecteurs n’ont pas toujours prêté attention à la signification de l’Algérie dans ces écrits, Chaulet Achour nous assure qu’„une 102 nouvelle lecture de Camus apprécie, analyse, savoure ce qu’il a offert puis l’intègre dans un dialogue avec d’autres textes algériens ou d’Algérie“. 2 Il existe, comme le montre cette lectrice dans son analyse érudite, de nombreux lecteurs nés sur le territoire algérien qui trouvent dans son écriture quelque chose de cette terre qui leur est commune: „l’écriture sensuellement liée au sol reste le jardin secret de nombre de lecteurs algériens qui retrouvent en Camus, un frère de terre“. 3 Maïssa Bey, dans le texte déjà mentionné, semble bien souscrire à l’idée de retrouver en Camus „un frère de terre“. Elle trouve une certaine complexité dans son écriture - et dans son être même - qui surgit de ce lieu précis où il a passé les années formatrices de sa vie: „C’est en cela que je me sens proche de l’homme. Dans les rapports qu’il entretient non pas avec les autres mais avec lui-même. Des rapports complexes, liés à une quête inlassable, non pas de la vérité que l’on sait multiforme mais d’une authenticité, de la vérité de son être, qu’on est le seul à pouvoir définir; surtout si elle s’inscrit dans un lieu qu’on pourrait dire marqué à jamais par les tragédies de son histoire, une terre ‘habitée par les dieux’ et qui n’en finit pas cependant de payer le prix d’une obscure malédiction“. 4 Ce lieu de naissance a formé Maïssa Bey tout comme il a formé Albert Camus: „il était d’abord et avant tout façonné par les drames et la démesure de la terre qui l’a vu naître, comme pour lui ôter jusqu’au goût de la solitude et des matins clairs de son pays. Son pays, qui est aussi le mien, l’Algérie“. 5 Le rapprochement qu’établit Maïssa Bey entre sa propre expérience et celle de l’écrivain dont elle parle dans ce texte intime semble en quelque sorte „naturel“, mais cela ne va pas forcément „de soi“ pour une femme née en Algérie de se pencher sur l’œuvre d’Albert Camus. Il faut attendre l’année 1995 pour qu’Assia Djebar prenne la parole à l’Université de Berkeley aux Etats-Unis pour évoquer une „rencontre“ inédite entre elle et l’écrivain avec qui elle partage „une terre natale commune“: 6 „Rencontre… chacun venant de son côté, l’homme, le ‘pied-noir’, l’enfant de Belcourt (avant tout le ‘premier homme’ s’avançant à la fois fictionnel et réel), moi, la femme arabe, sans voile, issue de Césarée si proche de Tipasa, mais surgissant malaisément, en ce début de l’année 1995, d’une écriture autobiographique…“. 7 Assia Djebar sait qu’elle est invitée pour s’adresser à ce public universitaire à cette occasion en tant que „femme algérienne“. Cette invitation sert comme motivation pour sa „venue“ à l’œuvre du lauréat du Prix Nobel en 1957: „Des heures après cette conférence, je compris que je m’étais assez longuement justifiée de n’avoir jamais, moi, Algérienne, prêté attention profonde à Camus, sinon en sachant cette fois que j’allais à l’autre bout de la terre, comme pour devoir, malgré moi, le rencontrer à travers ce roman inachevé, qui marque un renouvellement de son art romanesque“. 8 Il est significatif qu’Assia Djebar mentionne „ce roman inachevé“ dans ces explications, car il semble que ce texte de nature autobiographique ait ouvert la porte, en quelque sorte, aux lectures des „compatriotes“ de Camus, ou aux „moitié compatriotes“, selon la formule d’Assia Djebar. 9 C’est comme si ce „nouvel“ ouvrage intitulé Le premier homme (qui paraît en 1994 aux Editions Gallimard) nous décrivait un 103 rapport entre le personnage qu’est l’auteur et les éléments essentiels de son existence, rapport qui illumine toute son écriture. La lecture du Premier homme suscite une réaction profonde chez Assia Djebar, qui décrit l’expérience ainsi: „Moi devant ce livre ultime, tournant autour, le sondant, le traversant, l’encerclant et à la fois m’y enfonçant, jusqu’à son cœur, par de multiples et instinctives approches… je voudrais - comme je voudrais! - trouver un chemin droit qui pointe vers l’auteur, lui, homme vivant“. 10 La profondeur du texte camusien s’avère alléchante pour la lectrice qui l’aborde par toutes les manières dans une quête de l’être qui écrit. Elle souligne qu’on voit un autre Camus dans ce dernier livre, un Camus aperçu dans des ouvrages précédents mais qui surgit ici avec des qualités non „comprimées“: „Certes un ‘premier Camus’, entrevu autrefois dans ses textes de jeunesse, nous revient dans ce Premier Homme, avec la maîtrise et la souffrance à peine comprimée, et les luttes intérieures de la quarantaine“. 11 Assia Djebar ne peut parler de l’Algérie sans souligner que Saint Augustin était, lui aussi, originaire de la terre „algérienne“. Elle voit en lui un prédécesseur dont Les Confessions peuvent servir comme exemple pour l’expression autobiographique de Camus. En établissant un lien entre l’écriture de ces deux hommes, elle affirme entre parenthèses que les aspects personnels de la vie de Camus sont étroitement liés à la terre: „Son projet autobiographique (sa vie jusqu’à quarante ans, les siens, sa généalogie et, enveloppant tout cela d’un manteau puissant, la terre Algérie) lui paraît digne de ces grands devanciers…“. 12 Assia Djebar s’inspire elle-même de la vie et des écrits d’Augustin, comme elle l’explique: „Ardeur d’Augustin pour sa terre natale - la mienne, aussi -, cette sensualité, qu’il ne peut étouffer, ravive ma blessure qui tire le sang: cette lumière ‘tout à coup soustraite’ après lui, à des générations de femmes parquées, cantonnées, de plus en plus resserrées dans des ténèbres en plein jour, au nom de quelle tradition pourrie l’expliquer? “. 13 L’emploi de la métaphore de la lumière nous rappelle le titre des réflexions de Maïssa Bey, qui ne peut s’engager dans l’acte d’écriture sans évoquer la condition des femmes en Algérie depuis des générations: „Dois-je ajouter qu’être femme, algérienne de surcroît, objet de tant de clichés réducteurs, rend encore plus difficile mon intrusion dans ce qu’une autre femme écrivain du Maghreb désigne comme ‘le cercle des parlants’“. 14 Maïssa Bey montre beaucoup plus qu’une attitude humble lorsqu’elle exprime sa réticence à pénétrer dans un cercle où chacun a le droit de parler. Elle dévoile une réalité dans son pays où les femmes n’ont pas la possibilité de prendre la parole, encore moins la plume, et ceci depuis des années. En tant que femme qui vit encore en Algérie aujourd’hui, elle doit lutter contre les stéréotypes et les attentes qui planent autour d’elle; en tant qu’écrivain, Maïssa Bey attire l’attention sur les défis des femmes en Algérie de nos jours; en tant que lectrice, elle se penche surtout sur „des femmes, qui, discrètement, trop discrètement peut-être, traversent l’œuvre d’Albert Camus“. 15 C’est le personnage de la mère qui surgit avec la plus grande force dans cette œuvre, si nous lisons de près l’analyse de Maïssa Bey. Cette mère est tout naturellement la première à être nommée: „D’abord la mère. Car, précise Camus, ‘Tout homme est le premier homme, c’est pourquoi il se jette 104 aux pieds de sa mère’. Phrase qui à nos oreilles résonne étrangement, comme un écho lointain de cette sentence extraite d’un verset du Coran: ‘Le paradis est sous les pieds des mères’“. 16 Si la mère explique et justifie le titre du livre autobiographique, elle mérite un titre parallèle aux yeux de Maïssa Bey: „La première femme. ‘Desespérément aimée’“. 17 Cette mère n’est pas seulement aimée, elle n’est pas simplement admirée, elle est „vénérée, sacralisée“. 18 Maïssa Bey constate que dans L’envers et l’endroit, Albert Camus a peint le portrait d’une mère que la critique qualifie de „Silencieuse, comme figée dans une attente, comme statufiée“. 19 Il y a, selon cette analyse, une ressemblance entre celle-ci et la mère autobiographique du dernier ouvrage de l’écrivain: „C’est cette même mère que nous retrouvons dans ‘Le premier homme’ toujours murée dans le même silence, indéchiffrable“. 20 Assia Djebar, comme Maïssa Bey, semble fascinée par le silence, par le mutisme de cette mère, surtout parce que l’absence de parole lui rappelle les femmes de sa propre famille: „Et d’abord la mère de Camus, silencieuse; son mutisme, à l’orée même du génie de son fils, je le perçois aussi blanc, aussi lourd que le voile des femmes de ma famille“. 21 Tout comme les femmes de la tribu de sa mère dont Assia Djebar s’inspire souvent lorsqu’elle rédige ses textes en français, la mère d’Albert Camus est emmurée dans une sorte de silence: „J’improvise ensuite: sur la non-langue maternelle de Camus. Sa mère, presque muette, reste éternellement assise près de la fenêtre (ainsi ma tante maternelle si douce, installée à Belcourt, et qui psalmodie en ces instants mêmes, dans le chagrin ou la patience, des bribes de versets coraniques)“. 22 Assia Djebar se demande pourquoi cet ouvrage camusien en particulier l’intéresse tant et elle arrive à une conclusion étonnante: „Des heures après, me mettant au lit dans la même chambre, ces dernières nuits, désertée de mes ombres, je compris vaguement pourquoi j’avais été attirée par les derniers mots écrits d’un écrivain, alors qu’il courait vers sa mort. Par sa mère, morte six mois après lui à Belcourt, et pourtant toujours dans l’attente à sa fenêtre“. 23 Cette mère immobile, interdite, cloisonnée mais regardant vers l’extérieur, cette femme qui est entièrement tournée vers son fils parti mais dont le retour est promis, semble capter l’attention d’Assia Djebar et piquer son intérêt. Car la mère est effectivement figée dans une attente, séparée de son enfant pour toujours à la fin: „Six mois plus tard, la mère d’Albert sera inhumée tout à côté de sa mère, morte trois ans auparavant: deux dames, la vieille et terrible Espagnole et sa fille douce, la presque muette… Albert Camus repose presque en face d’elles, à Lourmarin, de l’autre côté de la mer“. 24 Cette séparation définitive entre mère et fils est d’autant plus poignante qu’il l’avait invitée à venir avec lui de l’autre côté de la Méditerranée, selon le récit du Premier homme: „C’était lui qui ne pouvait endurer ce visage pincé d’agonisante qu’elle avait eu soudain. ‘Viens avec moi en France’, lui dit-il, mais elle secouait la tête avec une tristesse résolue: ‘Oh! non, il fait froid là-bas. Maintenant je suis trop vieille. Je veux rester chez nous’“. 25 L’emploi du terme „chez nous“ dans Le premier homme est frappant parce que le personnage qui prononce ces mots est la mère, celle qui ne vient pas du pays 105 qu’elle habite, comme nous le rappelle Christiane Chaulet Achour en s’adressant au cas d’Albert Camus: „Naissance furtive d’un enfant d’émigrants“. 26 Le rapport entre la mère - l’immigrante - et la terre algérienne où se trouve le „chez nous“ dont elle parle est assez compliqué, car la mère souffre d’une sorte d’ignorance géographique élaborée dans Le premier homme: … sa mère, qui ne pouvait même pas avoir l’idée de l’histoire ni de la géographie, qui savait seulement qu’elle vivait sur de la terre près de la mer, que la France était de l’autre côté de cette mer qu’elle non plus n’avait jamais parcourue, la France étant d’ailleurs un lieu obscur perdu dans une nuit indécise où l’on abordait par un port appelé Marseille qu’elle imaginait comme le port d’Alger, où brillait une ville qu’on disait très belle et qui s’appelait Paris, où enfin se trouvait une région appelée l’Alsace dont venaient les parents de son mari qui avaient fui, il y avait longtemps de cela, devant des ennemis appelés Allemands pour s’installer en Algérie, région qu’il fallait reprendre aux mêmes ennemis, lesquels avaient toujours été méchants et cruels, particulièrement avec les Français, et sans raison aucune.27 N’ayant jamais mis le pied en France où réside son fils, la mère ne peut appeler ce pays lointain „chez nous“, ni „chez toi“, car la terre algérienne - le lieu où elle a donné naissance à Albert Camus - est la seule demeure imaginable pour elle. Elle conçoit ce pays dans des termes simples: il est question de la terre et de la mer et de la relation entre ces deux entités. Elle n’a pas une compréhension globale de la géographie et de l’histoire; tout cela reste obscur pour l’analphabète qu’est cette mère. C’est l’érudit fils qui exprime son amour pour cette mère dans les termes qui lui sont compréhensibles, choisissant de mettre en avant la terre et la mer, comme nous le voyons dans l’analyse de Maïssa Bey: „Mais Camus est un écrivain. Il dira ces mots, du moins il les écrira, et se cachant derrière un ‘anonymat géologique. Terre et mer’, il les dédiera à celle ‘qui ne pourra jamais lire ce livre’, à celle qui ne pourra jamais les entendre“. 28 Le parcours géographique et familial d’Albert Camus est résumé de la façon suivante dans Ces voix qui m’assiègent d’Assia Djebar: „Albert Camus, né à Belcourt, dans une pauvreté qui le griffe de tuberculose, d’une mère espagnole; puis, comme tous ceux de ma race, orphelin très tôt de père, il s’est aveuglé de soleil. Il y épuise sa jeunesse, en garde l’insolence et la lucidité sombre, pour partir à son tour définitivement au nord“. 29 Il est significatif que la métaphore du soleil soit présente dans les remarques d’Assia Djebar, car les questions de luminosité sont pertinentes à l’œuvre et à la vie d’Albert Camus à plusieurs égards. Assia Djebar souligne le départ définitif pour le nord sans doute en partie pour des raisons personnelles, car ce mouvement ressemble à celui qu’elle a effectué en quittant pour de bon la terre algérienne afin de vivre en France et aux USA. Maïssa Bey nous fait comprendre que, malgré la distance que sépare Albert Camus de sa terre d’origine, ce lieu reste avec l’écrivain. Selon cette critique, le pays de naissance est l’inspiration et le contenu même de tout ce qu’il écrit: „Il y a, et cela est considéré comme la substance même de son œuvre, la célébration d’une terre-mère, d’une 106 terre noyée sous ce soleil qui souvent, dans ‘un éblouissement obscur’, aveugle et façonne des hommes qui peuvent être à la fois austères et outranciers“. 30 Le premier homme est un texte qui contient tout un lexique associé à la mer et à la terre d’origine, ainsi qu’au soleil aveuglant algérien, comme nous le voyons dans ce passage: „Mais il s’était évadé, il respirait, sur le grand dos de la mer, il respirait par vagues, sous le grand balancement du soleil, il pouvait enfin dormir et revenir à l’enfance dont il n’avait jamais guéri, à ce secret de lumière, de pauvreté chaleureuse qui l’avait aidé à vivre et à tout vaincre“. 31 Non seulement le protagoniste principal n’a „jamais guéri“ de l’enfance, mais le retour au pays natal est un événement réjouissant qui est raconté dans des termes qui rappellent l’enfance: „Jacques dormait à moitié, le cœur serré d’une sorte d’angoisse heureuse à l’idée de revoir Alger et la petite maison pauvre des faubourgs. C’était ainsi chaque fois qu’il quittait Paris pour l’Afrique, une jubilation sourde, le cœur s’élargissant, la satisfaction de qui vient de réussir une bonne évasion et qui rit en pensant à la tête des gardiens“. 32 La personne vers qui se dirige Jacques Cormery lors de son arrivée sur le continent africain est la mère. Chérie et adorée, elle est toujours jeune en dépit du temps qui passe: „Elle était là, avec ses cheveux toujours abondants mais devenus blancs depuis des années, encore droite cependant malgré ses soixantedouze ans, on lui aurait donné dix ans de moins à cause de son extrême minceur et de sa vigueur encore apparente, et il en était ainsi de toute la famille, tribu de maigres à l’allure nonchalante et dont l’énergie était infatigable, sur qui la vieillesse semblait n’avoir pas de prise“. 33 La scène des retrouvailles entre le fils et la mère déborde d’émotion et de tendresse: Quand il arriva devant la porte, sa mère l’ouvrait et se jetait dans ses bras. Et là, comme chaque fois qu’ils se retrouvaient, elle l’embrassait deux ou trois fois, le serrant contre elle de toutes ses forces, et il sentait contre ses bras les côtes, les os durs et saillants des épaules un peu tremblantes, tandis qu’il respirait la douce odeur de sa peau qui lui rappelait cet endroit, sous la pomme d’Adam, entre les deux tendons jugulaires, qu’il n’osait plus embrasser chez elle, mais qu’il aimait respirer et caresser étant enfant et les rares fois où elle le prenait sur ses genoux et où il faisait semblant de s’endormir, le nez dans ce petit creux qui avait pour lui l’odeur, trop rare dans sa vie d’enfant, de la tendresse.34 (68) Le corps de la mère est comme un pays, s’ouvrant au fils qui revient s’y retrouver. Il semble explorer ce corps maternel dans ce passage comme un aventurier qui découvre un nouveau coin de la planète ou comme un géographe examine la terre. Comme s’il était un amant dans les bras de son amoureuse, l’homme contemple chaque aspect de la chair qu’il serre contre lui, cette chair trop peu sentie lorsqu’il était petit et sans appui, sans père dans un pays qui n’était pas vraiment „le sien“. Dans son étude sur Camus et l’Algérie, Christiane Chaulet Achour cite les commentaires de Maria Casarès, tels qu’ils sont transcrits dans un entretien publié dans la revue Lire en juin 1996: Nous avons en commun, avec Marguerite Duras, d’avoir été élevées dans les colonies, et dans la dissimulation de la condition indigène. Mais j’ai plus d’affinités avec Albert Camus. La lecture de son roman inachevé, Le premier homme, m’a bouleversée. Quand le petit 107 Jacques, né en Algérie, demande à sa mère: ‘Maman, qu’est-ce que c’est la patrie? ’ et qu’elle lui répond: ‘je ne sais pas. Non’, c’est toute l’obligation de se faire par soi-même, d’être son premier homme, le constructeur de sa propre conscience qu’il exprime.35 Encore une autre lectrice d’Albert Camus exprime ici l’émotion qui l’habite lorsqu’elle aborde le dernier livre de l’écrivain. La terre et la mère figurent dans la citation choisie comme elles sont au cœur de l’ouvrage autobiographique. L’ignorance de la mère, son incapacité de répondre à son enfant, sont touchantes, surtout que la question posée ici est lourde de signification précisément à cause d’une terre particulière et d’une mère particulière, à cause du pays précis et de la famille unique de ce garçon. Christiane Chaulet Achour nous indique la complexité de cette définition de „patrie“ en étudiant le fait que, dans Le premier homme, „les personnages évoqués sont tous désignés par leur origine ethnique, non par leurs noms… Ce choix montre la diversité ethnique de l’Algérie et l’obscurité de l’origine: le fils de l’anonyme naît, furtivement, dans un coin perdu de la terre du Maghreb“. 36 La mère, qui comprend très peu à la situation géopolitique dans ce „coin perdu“ où elle a donné naissance au futur grand écrivain, reste interloquée lorsqu’il s’agit d’une définition de la patrie. Sans doute il est plus facile de célébrer une „terre-mère“, en harmonie avec notre titre, que de chanter les louanges d’une „patrie“. Dans le passage du Premier homme cité ci-dessus qui décrit la réunion du fils et sa mère, cette dernière pourrait servir comme métaphore pour le pays, le pays étant toujours conjugué au féminin, comme nous le rappelle Assia Djebar dans Le blanc de l’Algérie: „pourquoi toujours ‘ma mère’, ma sœur, ma maîtresse, ma concubine, mon esclave Algérie? “. 37 La femme écrivain qui pose cette question rhétorique aimerait bien qu’on puisse concevoir le pays autrement: „Camus, vieil homme: cela paraît aussi peu imaginable que la métaphore Algérie, en adulte sage, apaisé, tourné enfin vers la vie, la vie ordinaire… Ainsi, l’Algérie en homme, en homme de paix, dans une dignité rétablie est-ce pensable? “. 38 Assia Djebar affirme que, même si l’écrivain avait terminé ce livre, tout ne serait pas éclairci: „et Camus, eh bien, Camus l’Algérien aurait terminé son roman Le premier homme, et d’autres mystères, pour lui, pour nous, se seraient obscurcis…“ (122). Il est convenable que ce livre reste dans son état incomplet, car il reflète ainsi la terre d’origine, selon Christiane Chaulet Achour: „Autobiographie inachevée dans un pays qui n’en finit pas de naître et de se chercher, oscillant, avec une égale obstination, entre la vie et la mort“. 39 Ce livre a tant touché, tant impressionné ces femmes d’Algérie parce qu’il constitue si bien et avec tant d’éclat „une célébration d’une ‘terre-mère’“ chérie par toutes les trois dans leur cœur et dans leur écriture. Chacune, à sa manière, a dédié sa vie aux expressions textuelles de cette terre d’origine - et de la mère. Pour chacune, où qu’elle soit, ces thèmes restent présents et pertinents, voire au centre même de leur profession et de leur foi. 1 Catherine Camus, „Préface“, Maïssa Bey. L’ombre d’un homme qui marchait au soleil. Réflexions sur Albert Camus, Montpellier, Editions Chèvre-Feuille étoilée, 2004, 7-8. 108 2 Christiane Chaulet Achour, Albert Camus, Alger. L’Etranger et autres récits, Paris: Séguier, 1999, 187. 3 Ibid., 177. 4 Maïssa Bey, L’ombre d’un homme qui marchait au soleil, op. cit., 25. 5 Ibid., 24. 6 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris: Albin Michel, 1999, 224. 7 Ibid., 225. 8 Assia Djebar, Le blanc de l’Algérie, Paris: Albin Michel, 1996, 31. 9 „Camus, mon presque compatriote ou moitié compatriote par la terre et l’espace d’enfance“, Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, op. cit., 226. 10 Ibid., 226. 11 Ibid., 231. 12 Ibid.. 13 Ibid., 223. 14 Maïssa Bey, L’ombre d’un homme qui marchait au soleil, op. cit., 33. 15 Ibid., 43. 16 Ibid., 44. 17 Ibid.. 18 Ibid., 45. 19 Ibid.. 20 Ibid.. 21 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, op. cit., 219. 22 Assia Djebar, Le blanc de l’Algérie, op. cit., 31. 23 Ibid.. 24 Albert Camus, Le premier homme, Paris: Gallimard (folio), 1994, 105. 25 Ibid., 89. 26 Christiane Chaulet Achour, Albert Camus, Alger, op. cit., 205. 27 Albert Camus, Le premier homme, op. cit., 79-80. 28 Maïssa Bey, L’ombre d’un homme qui marchait au soleil, op. cit., 47. 29 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, op. cit., 221. 30 Maïssa Bey, L’ombre d’un homme qui marchait au soleil, op. cit., 42. C’est moi qui souligne. 31 Albert Camus, Le premier homme, 53. 32 Ibid.. 33 Ibid., 68. 34 Ibid.. 35 Christiane Chaulet Achour, Albert Camus, Alger, op. cit., note 35, 195. 36 Ibid., 204-205. 37 Assia Djebar, Le blanc de l’Algérie, op. cit., 120-121. 38 Ibid., 120. 39 Christiane Chaulet Achour, Albert Camus, Alger, op. cit., 204. Resümee: Alison Rice, „Die Verherrlichung einer Mutter Erde“. Albert Camus und Algerien. Das Zitat meines Titels ist dem rezenten Werk L’ombre d’un homme qui marche au soleil - Réflexions sur Albert Camus (Der Schatten eines Mannes, der in der Sonne geht - Reflexionen über Albert Camus) (2004) entnommen, das die algerische Schriftstellerin Maïssa Bey geschrieben hat. Wie diese Schriftstellerin widme ich mich in meinem Artikel der textuellen Repräsentation der „Mutter Erde“, der algerischen Erde und der algerischen Mutter im Werk von Albert Camus. Mein Hauptaugenmerk gilt dem Ersten Menschen, um die autobiographischen Aspekte herauszuarbeiten, die die fragile Position Camus in Hinblick auf das geliebte Land und den geliebten Menschen aufzeigen, denen er sowohl nah wie fern ist. Bei dieser Lektüre inspirieren mich vor allem die Schriften von zeitgenössischen, in Algerien geborenen Frauen, von Maïssa Bey bis Christiane Chaulet Achour und Assia Djebar, die diesen algerischen Schriftsteller aufgrund ihrer unterschiedlichen Perspektiven aus neuen Blickwinkeln betrachten.