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2012
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Paysages de la théorie: Figures et configurations de l’espace et du mouvement dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé

2012
Ottmar Ette
ldm371450007
7 Dossier Ottmar Ette Paysages de la théorie: Figures et configurations de l’espace et du mouvement dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé Maryse Condé: paysages de la théorie Le roman Traversée de la Mangrove 1 publié en 1989, à la fin donc du court XX e siècle commencé en 1918, constitue sans conteste un grand moment littéraire dans l’œuvre de l’écrivain guadeloupéen Maryse Condé, et bien au-delà même des littératures caraïbes. L’auteur née en 1937 à Pointe-à-Pitre, avait quitté son île natale pour Paris en 1953 comme beaucoup d’habitants de l’ex-colonie française transformée en 1946 en département d’outre-mer, elle a passé de longues années dans différents pays d’Afrique et à nouveau en Europe, et est retournée en 1986 à la Guadeloupe, où elle assume régulièrement des postes d’enseignante invitée aux USA. Après une première série de romans se déroulant principalement en Afrique et consacrés aux relations culturelles afro-antillaises, Traversée de la Mangrove fait partie d’une deuxième phase dans l’œuvre romanesque de Condé qui se concentre depuis la parution de La vie scélérate en 1987 sur l’espace antillais. L’auteur guadeloupéen passa sa thèse de littérature comparée en 1973 à la Sorbonne et peut être désignée comme une poeta docta non seulement pour cette raison ou à cause de ses nombreuses publications de critique littéraire et de théorie de la culture, mais aussi en raison de ses immenses connaissances littéraires. Elle utilise dans Traversée de la Mangrove, contrairement à ses romans précédents, un procédé de concentration spatio-temporelle considérable. Le roman est clairement structuré et se divise en trois parties „Le serein“, „La nuit“ et „Le devantjour“, cependant la partie consacrée à la nuit se sous-divise en vingt chapitres titrés et représente donc en fait la partie principale. La première et la troisième partie présentent toutes les caractéristiques d’une exposition et d’un dénouement. La progression temporelle déjà esquissée dans cette structure comprend au niveau du contenu l’espace de temps entre le crépuscule et l’aube et au niveau quantitatif une étendue de 265 pages qui peuvent être lues en douze heures en lisant à une vitesse moyenne. 2 Ainsi le roman peut être lu entre le crépuscule et l’aube. La durée du récit (comprise comme durée de l’action) correspond à la durée de lecture. Cette unité de temps fondée sur une double esthétique de production et de réception se poursuit dans une unité de lieu. Les événements qui se déroulent à l’intérieur de cette espace de temps se situent à Rivière au Sel, un hameau de la Guadeloupe plutôt coupé du monde. On ne s’étonnera donc pas non plus que Maryse Condé s’en soit aussi tenue à l’unité d’action et prenne en compte la règle 8 Dossier des trois unités (aristotéliciennes) en vigueur dans la tragédie française classique du XVII e siècle. En tant que dramaturge, elle s’était déjà essayée avec succès à cette règle „classique“ comme le prouve sa pièce Pension Les Alizés 3 représentée à Pointe-à-Pitre le 14 avril 1988 et à Fort-de-France le 26 avril 1988. Ce n’est pas pour rien que ce texte est caractérisé déjà dans son sous-titre de Pièce en cinq tableaux, et par-là même en pièce de composition classique en cinq actes, et du point de vue de la focalisation du temps de l’espace et de l’action, il représente dans une certaine mesure un prologue à Traversée de la Mangrove. L’unité d’action est réalisée par le fait que la structure de base du contenu forme - pour citer un autre écrivain (circum-)caraïbe - une sorte de „Chronique d’une mort annoncée“. 4 A la différence de la Crónica de una muerte anunciada du Colombien Gabriel García Márquez parue en 1981, il ne s’agit pas dans Traversée de la Mangrove - comme la lectrice ou le lecteur de la première partie „Le serein“ pourrait le croire - d’une affaire de meurtre dont les circonstances précises seraient examinées et présentées sur le mode du roman policier. Dans le roman de Condé aussi, la mort est annoncée, pas cependant par l’effet d’écho d’une proclamation par les meurtriers eux-mêmes qui transforment les habitants d’une petite ville de province en complices, mais par un fatum qui frappe toujours mortellement et de manière mystérieuse dans la longue histoire de cette famille à laquelle appartient le personnage principal du roman, les descendants mâles à l’âge de cinquante ans. C’est pourquoi on ne peut pas analyser ni reconstruire dans tous ses détails la mort annoncée dont Francis Sancher lui-même informe les habitants du hameau et qui l’a rattrapé avant même, pour ainsi dire, que le rideau du récit se soit levé. Les raisons de la mort restent dans l’ombre et renvoient aux passages indéterminés (Unbestimmtheitsstellen) 5 que Maryse Condé a, en grand nombre, insérés dans son roman et qui forment au niveau du contenu ces lacunes irrégulières qui laissent au lecteur des possibilités d’interprétation très différentes. Structure romanesque et structure spatiale Au début du roman, le personnage principal est déjà mort. Par conséquent Traversée de la Mangrove commence par une rétrospective au cours de laquelle „Mademoiselle Léocadie Timothée, institutrice en retraite depuis une vingtaine d’années“ 6 se souvient des circonstances dans lesquelles elle tomba à sa grande frayeur sur le cadavre de Francis Sancher lors d’une balade nocturne. Pour la première fois cet homme, qui représente le personnage central du roman, est indiqué, personnage à la fois présent et absent: Pas de doute: c’était lui La face enfouie dans la boue grasse, les vêtements souillés, il était reconnaissable à sa carrure, et à sa tignasse bouclée poivre et sel. 7 9 Dossier Le visage de cet homme dont la dépouille a été exposée dans un cercueil à fenêtre vitrée et autour de laquelle se sont rassemblés beaucoup d’habitants de Rivière au Sel pour la veillée mortuaire cinq jours plus tard - des parallèles avec la résurrection du Christ sont ici indéniables - ce visage donc est tourné vers la terre, ne faisant déjà presque plus qu’un avec la terre, et cependant il est reconnaissable, identifiable à la forme de son corps, à la couleur de ses cheveux. Le destin annoncé par Francis Sancher lui-même s’est accompli sur son propre corps, sa silhouette sans visage renvoie par avance à ce passage où Vilma qui a fui son foyer et a cherché refuge chez Sancher, se souvient de leur première rencontre dans sa maison gardée par des dobermans et entourée de mystère. Francis était assis devant sa machine à écrire: - Tu vois, j’écris. Ne me demande pas à quoi ça sert. D’ailleurs, je ne finirai jamais ce livre puisque, avant d’en avoir tracé la première ligne et de savoir ce que je vais y mettre de sang, de rires, de larmes, de peur, d’espoir, enfin de tout ce qui fait qu’un livre est un livre et non pas une dissertation de raseur, la tête à demi fêlée, j’en ai déjà trouvé le titre: „Traversée de la Mangrove“ J’ai haussé les épaules. - On ne traverse pas la mangrove. On s’empale sur les racines des palétuviers. On s’enterre et on étouffe dans la boue saumâtre. - C’est ça, c’est justement ça. 8 L’accomplissement du fatum n’est pas seulement relié à l’acte d’écriture par la récurrence du lexème „boue“, mais aussi par la présence des mangroves qui donnent aussi bien son titre au livre de Maryse Condé qu’à celui de Francis Sancher, ce dernier reliant en même temps l’acte d’écriture à la conscience de la finitude, à la certitude de la propre mort avant même d’avoir achevé d’écrire son livre. Peu importe que l’on considère le roman de Condé comme la suite ou le remplacement du projet de livre de Francis Sancher: Il s’inscrit dans une structure de dédoublement qui permet à l’écriture de devenir auto-réflexive par le reflet dans un autre, un alter ego masculin; et il s’inscrit aussi dans un champ sémantique à l’intérieur duquel l’écriture, la composition d’un livre est indissociablement liée au temps, à l’espace et à l’action - à l’expérience de la finitude de l’existence dans le symbole de la mort, à l’expérience de l’espace dans les interstices de la mangrove et à l’expérience du mouvement lors de l’essai de traverser la mangrove. Mais avant de nous consacrer à d’autres aspects de cette structuration déjà donnée de manière para-textuelle par le titre du roman, il est nécessaire de finir de faire ressortir dans ses grands traits la structure du roman de Condé. Car le souvenir de Léocadie Timothée par lequel le roman commence, mène à une structure dans laquelle dans vingt chapitres dix-neuf personnages du roman se souviennent du présent absent, du mort soumis à une autopsie qui ne révéla aucun indice d’un meurtre et qui est maintenant exposé; ils réfléchissent à leurs relations aussi bien avec Francis Sancher qu’avec les autres habitants du village. Le fait qu’en plus de Léocadie qui prend la parole non seulement dans la première, 9 mais aussi dans la deuxième partie du roman, la jeune Mira Lameaulnes 10 Dossier qui a mis au monde un enfant de Francis Sancher, ait le privilège de prendre deux fois la parole n’a pas seulement pour effet de faire légèrement dévier la structure du roman, 10 mais attribue à ces deux femmes une position particulière à l’intérieur de l’ensemble de l’action du roman. Toutes deux font très peur à Francis Sancher lors de leur première rencontre, il se voit en effet confronté en elles avec la mort (dans le texte la mort) qu’il attend; toutes deux trébuchent sur lui la nuit, la première rencontre entre Mira et Francis les amène à l’union physique, mèlant la vie et la mort, l’angoisse de la mort et l’envie de vivre; les deux femmes prétendent d’elles-mêmes - Léocadie aussi qui est plus qu’octogénaire - qu’elles ont été dans un certain sens (et dans un sens certainement très différent) maîtresses de Francis Sancher. D’un point de vue purement numérique, le dixième et le onzième chapitres entourent l’axe central à l’intérieur de la structure du roman essentiellement quoique - comme il a déjà été souligné - pas complètement symétrique, ces chapitres donc dans lesquels d’abord Léocadie Timothée prend la parole (pour la deuxième fois) et ensuite „Cyrille, le conteur“. Grâce au personnage de Léocadie, née avec le siècle, est représentée non seulement la biographie individuelle, marquée par l’appétit et l’inassouvissement sexuels, de la fondatrice de l’école de Rivière au Sel, mais en même temps aussi les aspects importants de l’histoire collective du XX e siècle avec les changements politiques, économiques sociaux et culturels de la Guadeloupe 11 comme avec un miroir ardent. Le conteur Cyrille représente de son côté la tradition culturelle orale des Antilles et il commence conformément aux conventions sa représentation, son entrée en scène dans le cadre des cérémonies funéraires par la formule standardisée „Yé krik, yé krak! “ 12 qui scelle le pacte entre le conteur et le spectateur. Le domaine du conteur est la nuit: il fait entendre la „parole de nuit“ 13 qui forme le cœur porteur des cultures orales pas seulement des Caraïbes francophones. En même temps il renvoie au fait que Maryse Condé ellemême situe la partie principale de son roman dans la nuit et a par conséquent intégré de manière tout à fait consciente la tradition de l’oralité (en même temps que d’autres éléments de culture populaire tels que les vignettes réparties ça et là) dans la création de son roman, création de culture écrite. Dans cette perspective Cyrille devient - à côté de l’historien local Emile Etienne et de Lucien Evariste qui se prend pour un romancier - un „narrateur“ supplémentaire dans lequel la genèse et l’acte de conter/ d’écrire se reflète de manière auto-réflexive dans l’autre. Comme Francis Sancher, ces personnages masculins ne réussissent pas ce que Maryse Condé réussit: écrire un roman (sur l’art de conter et par-là même sur la „parole de nuit“). Avec Cyrille et Léocadie, sont mis face à nous deux personnages centraux du roman opposés et même temps complémentaires: si l’un représente la force d’une culture orale de conteurs, l’autre, l’institutrice et directrice d’école à la retraite représente la force d’une institution de formation d’une culture écrite qui a pu, même à Rivière au Sel, s’imposer au cours du siècle; l’un désigne la présence de l’élément masculin, l’autre de l’élément féminin; si Cyrille est un conteur ambulant, 11 Dossier Léocadie est un personnage sédentaire dont les mouvements s’organisent principalement autour de l’école et de la maison. Mais tous deux incarnent aussi l’organisation binaire de l’espace qui est au centre de la diégèse du roman: l’espace intérieur et extérieur des cérémonies funéraires. Car la veillée a lieu dans cette maison „excentrique“ située un peu en dehors du hameau et gardée par deux cerbères, ces deux dobermans qui aimaient tant leur maître mais ne purent le protéger de la mort et qui, après le décès de celui-ci, ne sont plus nourris par les habitants du petit village de sorte qu’ils hurlent sans cesse „de faim et de désespoir“. 14 La veillée funéraire elle-même est composée de deux parties et s’organise en un espace intérieur où se rassemblent principalement les femmes autour de ce cadavre et un espace extérieur où Cyrille présente ses énigmes et histoires. Mais aussi la veillée funéraire elle-même est traditionnellement à la fois deuil et fête, prière et ivresse; là déroule une fête de la mort et de la vie. A partir de cet espace donc séparé en deux sur différents plans, naît une image complexe non seulement de Francis Sancher et des habitants de Rivière au Sel, mais aussi de l’archipel lui-même grâce aux efforts de mémoire individuels. Traversée de la Mangrove est un livre de mémoire dans lequel les souvenirs personnels forment une mémoire collective, sans cependant s’impliquer dans celle-ci. Ainsi naît à partir du dédoublement de l’espace intérieur et extérieur comme des boîtes gigognes chinoises une diégèse du roman dont la structure spatiale s’étend depuis le centre „vide“ (car sans vie) du cercueil jusqu’à la maison des Sancher d’abord et au microcosme du hameau qui est lié par Petit Bourg - un petit lieu de haute centralité - à Pointe à Pitre et s’ouvre sur une structuration de l’espace qui s’élargit continuellement et fait apparaître tout d’abord l’île double, puis les Antilles françaises et la Guyane, ensuite l’archipel des Caraïbes avec Cuba et Haïti, le pourtour côtier circum-caraïbe depuis la Tierra firme jusqu’à la Louisiane, et après le continent américain dans son ensemble, les relations avec l’Europe et la position particulière de l’ancienne puissance coloniale qu’est la France, mais aussi et enfin l’Afrique et - au moins à l’horizon - l’Inde (par exemple dans les rêves de Sylvestre Ramsaran d’un futur voyage en Inde.) Ainsi se déploie devant nos yeux, d’une manière tout aussi libre qu’en quelque sorte magique, l’image fascinante d’un monde vraiment globalisé et ceci à partir des souvenirs des protagonistes d’un petit village de Guadeloupe perdu, à première vue presque complètement coupé de ce monde au moyen duquel le procédé littéraire d’une restriction apparente qui est en vérité une concentration de l’espace, du temps et de l’action, tire sa force et sa fascination. Mouvement herméneutique et identité transitoire Traversée de la Mangrove présente une variété étonnante de différents types de mouvement. Grâce à l’exemple de Carmélien, nous pouvons connaître un type de mouvement qui a une signification particulièrement importante aussi bien dans la littérature que dans la réalité de l’archipel des Caraïbes et qu’il fait parcourir un 12 Dossier chemin partant du hameau ou village, passant par un centre de moindre importance et le chef-lieu de l’île et menant finalement à une grande ville européenne ou nord-américaine d’où souvent aucun chemin ne reconduit à l’île natale. 15 L’échec de ce cheminement si souvent tracé n’est pas seulement, dans le cas de Carmélien, symptomatique du roman de M. Condé - beaucoup d’autres personnages du roman, parmi eux Moïse et Désinor, sont confrontés à la tentation de ce chemin. On trouve certes dans Traversée de la Mangrove aussi bien des types de mouvement centrifuges que centripètes, cependant les premiers se transforment souvent de manière surprenante en mouvements centripètes (mouvements vus constamment depuis le point de vue de l’île natale). Il ne faut pas chercher les raisons de cela seulement dans le fait que le retour à la Guadeloupe de Maryse Condé après plus de trois décennies de séjour en Europe et en Afrique ait pu aider à favoriser une réflexion sur de tels types de mouvements, ce retour étant du moins provisoire et accompagné de fréquents séjours prolongés aux USA. Car on peut voir un motif beaucoup plus important dans le fait que la structure spatiale esquissée et la représentation qui lui est liée de la Guadeloupe en général et de Rivière au Sel en particulier appelle vraiment en tant que microcosme des mouvements centripètes qui font apparaître la Guadeloupe (en liaison avec certains effets secondaires xénophobes) comme un pays d’immigration, et ceci non seulement pour les Haïtiens et les Dominicains. La parole n’est pas donnée à ces habitants de l’île qui ont quitté Rivière au Sel et plus encore l’île elle-même. Néanmoins beaucoup de voix différentes des Caraïbes et de bien plus loin même sont représentées dans l’île de Traversée de la Mangrove. Comme dans un récit de voyage, on peut saisir chaque type de mouvement, incarné dans Traversée de la Mangrove par les personnages du roman, comme mouvements herméneutiques signifiants pour l’interprétation de l’ensemble du roman. 16 Que ce soient les modèles de mouvement herméneutique ou les personnages du roman eux-mêmes, ainsi que la structuration littéraire du roman dans son ensemble, certaines figures de base acquièrent une signification particulière. Une brève vue d’ensemble va nous permettre de nous familiariser avec cinq de ces figures. On trouve ainsi comme première figure de base distincte le mouvement circulaire tout aussi bien chez Carmélien Ramsaran que chez Emmanuel Pélagie qui suit le chemin du succès typique pour les Caraïbes, peut poursuivre sa carrière en Afrique, mais après son retour doit quitter son poste socialement considéré en raison de mesures disciplinaires politiques et est muté à Rivière au Sel. A l’aide de son exemple sont montrés les mécanismes d’aliénation engendrés par les modèles de carrière coloniaux ou néo-coloniaux. Mais on retrouve aussi une structure circulaire chez Francis Sancher dès que l’on ne se contente plus de considérer ses mouvements de déplacement individuels, mais prend en considération ceux de toute sa famille y compris ceux de son ancêtre qui avait vécu autrefois à la Guadeloupe. Le motif du retour à la Guadeloupe n’apparaît pas alors obligatoirement - comme cela semble être le cas dans le texte de la jaquette de La vie scélé- 13 Dossier rate au sujet de la propre vie de Maryse Condé - sur le mode d’une structure d’accomplissement et d’achèvement positif, mais peut signaler aussi l’échec, le rejet dans l’île ou la résignation face à un sort inéluctable. Et de fait, Francis interprète son retour sur les lieux du crime de ses ancêtres comme un aveu qu’il n’est plus possible de briser le cercle vicieux qui pèse sur les descendants mâles de sa famille et qu’il va être vaincu par cette structure circulaire fermée et sans issue. 17 C’est pourquoi il ne peut que sembler logique qu’il engendre contre sa volonté deux fils avec Mira et Vilma, fils qui seront eux-mêmes exposés à ce cercle vicieux avec sa violence aveugle. Le fait d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant est un aspect important dans la mesure où à travers lui peuvent le cas échéant être intégrés dans le roman des types de mouvement à un niveau dépassant l’individu. Donc si nous considérons la configuration de l’identité de Sancher d’un point de vue généalogique, il se révèle que nous pouvons parler avec Edouard Glissant d’une identitéracine (ressentie certes comme une chute et une malchance) qui, en fin de compte, exige un retour aux racines (territoriales) de tout mal. Dans ce cas la filiation généalogique 18 exerce sur l’étranger une violence surhumaine dépassant donc aussi l’individu, violence à laquelle il doit finalement succomber et succombera. Car la naissance de l’individu se révèle ne pas être un début et une origine, mais renvoie seulement à une chaîne d’être humains passés, de corps passés qui se reproduisent en lui. C’est ainsi que le facteur et messager des dieux l’explique: Toi, tu crois que nous naissons le jour où nous naissons? Où nous atterrissons, gluants, les yeux bandés, entre les mains d’une sage-femme? Moi, je te dis que nous naissons bien avant cela. A peine la première gorgée d’air avalée, nous sommes déjà comptables de tous les péchés originels, de tous les péchés par action et par omission, de tous les péchés véniels et mortels, commis par des hommes et des femmes retournés depuis longtemps en poussière, mais qui laissent leurs crimes intacts en nous. J’ai cru que je pouvais échapper à la punition! Je n’y suis pas arrivé! Moïse avait dû le prendre dans ses bras comme l’enfant qu’il n’aurait jamais, et lui chanter une de ces berceuses que, dans le temps, Shawn lui chantait: La ro dan bwa Ti ni a jupa Peson pa savé ki sa ki adanye Sé an zombi kalanda Ki ka manjé...19 Les morts ne sont pas vraiment morts, car leurs souffrances, leurs péchés et crimes ramènent toujours - comme plusieurs enfants et parents peuvent aussi en faire eux-mêmes l’expérience - à la structure en cercle. Et pourtant l’espoir est toujours présent de pouvoir fuir cette structure circulaire, de pouvoir s’évader de son cercle que représente parfois l’île. Par conséquent ce ne sont ni Francis Sancher - mi-Christ, mi-zombie - ni ses paroles au sujet du retour, paroles habillées dans un vers de Saint-John Perse, que l’on retrouvera à la fin du livre, mais la ligne droite d’une évasion hors de la structure circulaire insulaire fermée, hors du 14 Dossier retour du toujours semblable, ligne qui n’est pas par hasard esquissée par une femme: Qui était-il en réalité cet homme qui avait choisi de mourir parmi eux? N’était-il pas un envoyé, le messager de quelque force surnaturelle? Ne l’avait-il pas répété encore et encore: „Je reviendrai chaque saison avec un oiseau vert et bavard sur le poing“? Alors, personne ne prêtait attention à ses paroles qui se perdaient dans le tumulte du rhum. Peut-être faudrait-il désormais guetter les lucarnes mouillées du ciel pour le voir réapparaître souverain et recueillir enfin le miel de sa sagesse? Comme certains se rapprochaient de la fenêtre pour guetter la couleur du devant-jour, ils virent se dessiner un arc-en-ciel et cela leur parut un signe que le défunt n’était en vérité pas ordinaire. Subrepticement, ils se signèrent. Secouant sa fatigue et voyant devant elle la route droite, belle et nue de sa vie, Dinah rouvrit le livre des psaumes et tous répondirent à sa voix. 20 Une deuxième figure de base du mouvement herméneutique dans l’espace est le mouvement pendulaire entre deux ou plusieurs lieux comme nous le découvrons à plusieurs reprises au niveau de la biographie de l’auteur - et même au moment où celle-ci est en train d’écrire le roman. Mira, forcé à une liaison incestueuse par son demi-frère Aristide, incarne sans doute le plus clairement cette figure dans son vaet-vient incessant entre la maison de son père qu’elle n’aime pas et le monde matriarcalo-aquatique chargé d’érotisme de la Ravine. En tant que chabine, „mulâtre blanche“, elle est elle-même, la belle jeune femme parfois proche de la folie dont tous les hommes de Rivière au Sel rêvent, un être qui oscille, un être des limites. L’oscillation entre les deux espaces opposés qui semble ne vouloir s’arrêter que brièvement dans la maison de Francis Sancher, souligne le processus de formation de l’identité qui se déroule dans une tension extrême et ne peut prendre pour Mira une direction nouvelle, émancipatrice qu’avec la mort de l’étranger. Un mouvement pendulaire entre la maison et l’école, comme celui qui marque le rythme de vie de Léocadie Timothée pendant des décennies, peut à vrai dire représenter l’ambivalence d’un processus de formation de l’identité dont la fixation définitive est devenue inéluctable au plus tard quand la directrice d’école pénètre dans l’appartement de Déodat Timodent et échoue quand son dernier essai de trouver un homme et ainsi, de son point de vue, un accomplissement en tant que femme. Son insomnie et ses promenades nocturnes au cours desquelles elle tombe sur le cadavre de l’étranger, mettent en évidence ce processus continuellement actif. Léocadie ne peut pas plus échapper au fait que la société lui attribue une identité qui s’exprime dans son ‘chemin de l’école’ qu’à son isolement et durcissement radicaux qu’elle constate elle-même en se regardant longuement dans le miroir après avoir échoué à essayer de s’évader dans une relation amoureuse: Quand je me réveillai le lendemain matin, je me regardai dans ma glace et je me vis encore plus laide, encore plus noire avec une expression que je ne me connaissais pas: un air méchant et dur, fermé comme une porte de prison. 21 Ici l’examen de son propre reflet nu mène à refaire une phase de miroir - au sens lacanien du terme - qui, à vrai dire, fixe prématurément le processus de formation 15 Dossier de l’identité et révèle ce processus comme achevé/ fermé et endurci par la présence de ce qui est étranger dans ce qui lui est propre. C’est pourquoi le mouvement pendulaire est lui-aussi une figure ambiguë qui représente non seulement le non-achèvement, la non-fermeture d’un processus vital, mais aussi la fermeture d’un espace-prison en quelque sorte. Le déplacement linéaire d’un point de départ à un point d’arrivée représente une troisième figure spatiale de base. Nous avions déjà vu en examinant la dernière phrase du roman que cette ligne peut représenter l’ouverture et la liberté, la ‘rectitude’ d’une décision. Un mouvement de déplacement linéaire est aussi déclenché par le mariage de Rosa, la mère de Vilma, avec Sylvestre Ramsaran, mariage négocié exclusivement par son père et son futur mari. Ici la ligne représente le processus de décision étranger. A sa plus complète surprise, son père lui avait un jour déclaré avec des paroles sèches: Sylvestre Ramsaran vient manger avec nous. Tu verras, c’est un bon bougre. Tu habiteras à Rivière au Sel. C’est loin, c’est en Basse-Terre. Mais tous les mois il t’emmènera nous voir et, aussi, vous passerez chaque Noël avec nous. 22 Mais les mouvements circulaires réguliers promis ne peuvent pas éliminer l’effet du voyage linéaire décidé de l’extérieur souligné par la séparation de l’île en deux espaces opposés. Le mouvement linéaire se révèle être à sens unique, comme domination sur l’espace de mouvement de Rosa tout autant que sur l’espace intérieur de son corps de femme: Arrivés à Rivière de Sel, il faisait noir. [...] Sylvestre m’a fait mal, il m’a déchirée. Quand le soleil s’est levé, j’ai couru sur la galerie et ce que j’ai vu m’a oppressée. Une masse d’un vert sombre d’arbres, de lianes, de parasites emmêlés avec çà et là les trouées plus claires des bananeraies. 23 La nature tropicale avec ses plantes et ses végétaux qui prolifèrent et se mêlent les uns les autres apparaît tout d’abord aux yeux de Rosa comme une prison de sorte qu’elle constate avec stupéfaction sa future immobilité (et l’absence d’issue à sa situation): „Bon Dieu, c’est là que je vais rester.“ 24 Même si Rosa établit par la suite une relation plus positive avec ce paysage et ses formations végétales, il lui a tout de même été imposé - sans qu’on ne lui en ait jamais demandé - une identité par un acte masculin double qui par un processus de déplacement linéaire illustre à la fois une sorte de transfert et de transformation. C’est seulement un mouvement double se superposant dans le temps, vers la maison de Francis Sancher qui lui offre la chance de remettre en mouvement cette identité apparemment fixée et figée une fois pour toute: si elle avait rendu visite à Francis Sancher dans sa maison et, pour la première fois, avait vu clair dans sa vie jusqu’à ce moment grâce à une discussion avec lui, sa deuxième visite dans cette maison de l’étranger maintenant mort, à l’occasion de la veillée mortuaire, lui inspire le souhait de mettre fin à la relation négative qu’elle entretenait depuis la naissance de Vilma avec sa fille, et de rechercher le contact humain et physique 25 avec Vilma. Encore une fois se 16 Dossier manifeste la force de l’étranger, même après sa mort, à libérer les choses de la raideur dans laquelle elles sont prises dans l’île. La quatrième figure de base est celle d’un mouvement en forme d’étoile que l’on peut observer le plus clairement chez Xantippe. Il avait volontiers échangé son mode de vie sédentaire contre une vie de nomade après qu’un incendie - dans un cadre que l’on peut lire comme un hommage au roman de Simone Schwarz-Bart Pluie et vent sur Télumée Miracle 26 - avait tué sa compagne Gracieuse et détruit tous ses biens de même que son bonheur. 27 Depuis lors le noir erre dans l’île aux arbres, plantes et hameaux de laquelle il donnait un nom dans une sorte de second acte créateur. En tant qu’exclu de la communauté, il observe les changements sociaux, économiques et culturels rapides de la Guadeloupe au cours du XX e siècle. Comme Léocadie, il est un témoin de ce siècle, cependant un autre monde, au-delà de la logique occidentale, un autre mode d’expression et de perception s’ouvrent à lui: Rivière de Sel, j’ai nommé ce lieu. Je connais toute son histoire. C’est sur les racines en béquilles de ses mapous lélé que la flaque de mon sang a séché. Car un crime s’est commis ici, ici même, dans les temps très anciens. Crime horrible dont l’odeur a empuanti les narines du Bon Dieu. Je sais où sont enterrés les corps des suppliciés. J’ai découvert leurs tombes sous la mousse et le lichen. J’ai gratté la terre, blanchi des conques de lambi et chaque soir dans le serein je viens là m’agenouiller à deux genoux. Personne n’a percé ce secret, enseveli dans l’oubli. Même pas lui qui court comme un cheval fou, flairant le vent, humant l’air. 28 Xantippe est déjà présent dans la première partie du roman, il apparaît à chaque instant dans les récits des habitants du village, observe également les participants à la veillée funèbre et clôt par ses souvenirs la partie principale du roman et par-là le long voyage au bout de la nuit. Il a trouvé dans l’endroit où, des siècles plus tôt le crime s’était produit - crime dont l’odeur n’a pas vraiment pu être perçue par Francis Sancher, mais qui émane à un tel point de son cadavre que Léocadie Timothée doit vomir - un lieu où ses déplacements fébriles le reconduisent toujours. A ses yeux les morts ne sont pas vraiment morts, même si pour lui le temps de la vengeance est passé. Comme le faisait remarquer Albert Flagie avec justesse, la cosmogonie antillaise et la problématique d’identité qui y est associée sont étroitement liées à cette présence des absents, à la présence des esclaves morts: „plus les morts [...] sont oubliés, plus ils sont présents et plus ils interpellent les vivants.“ 29 Xantippe a trouvé de nouvelles racines à sa propre identité dans les inextricables mangroves et lianes, lui qui est aussi proche de la folie que de la connaissance absolue et qui est pour cette raison un personnage redouté même par Francis Sancher. La fébrilité engendre un type de mouvement en étoile qui inquiète continuellement et se trouve ainsi proche du rôle de l’écrivain que revendique Maryse Condé: „N’est-ce pas le plus beau rôle d’un écrivain: inquiéter? “ 30 La cinquième et dernière figure de base de mouvement herméneutique qui doit être présentée ici est, au moins à première vue, de nature beaucoup plus diffuse et 17 Dossier concerne les déplacements et voyages discontinus, fragmentaires et caractérisés par des sauts suivis d’arrêts assez longs, mouvements qui ne se laissent pas ranger dans un modèle clair de mouvement avec un point de départ et un but. Si l’on observe Francis Sancher non pas sous une perspective généalogique, collective prenant en compte l’histoire de sa famille dans son ensemble, mais sous une perspective individuelle, alors ses changements de lieu ne forment plus un type de mouvement continu que l’on pourrait associer à l’une des figures de base nommées jusqu’à présent. Il ressort bien plus une image marquée par les sauts, les ruptures et les mouvements discontinus, rapides et franchissant de grandes distances, image dans laquelle les biographèmes individuels rassemblés par les personnages du roman dans leurs souvenirs de conversations et d’on-dit, permettent de discerner la naissance vraisemblablement en Colombie, les séjours dans différents pays du sous-continent sud-américain ainsi qu’aux Etats-Unis, des voyages et séjours à Cuba, en Europe et en Afrique. Ces biographèmes ne s’assemblent pas en une biographie. Les mouvements changeants servent toujours les fins de Sancher de développer une identité individuelle au-delà de celle généalogiquement tracée. Mais l’espoir d’une renaissance et d’une nouvelle genèse de la propre identité dans le Cuba révolutionnaire de Fidel Castro ne se réalise pas plus que le besoin maniaque de se mettre du côté des dépossédés et des opprimés lors de la guerre de libération en Angola et d’échapper ainsi à l’histoire de sa propre famille d’explorateur, de conquérants, de planteurs et d’exploiteurs. Comme dans la tragédie grecque, comme dans l’Orestie, le héros reste lié à son origine et poursuivi par les vengeresses des crimes de sang, les Erinyes, sans qu’un aréopage n’apparaisse. La double dénomination qui nous rappelle d’ailleurs que Maryse Condé a aussi conservé son nom de plume après sa séparation d’avec l’acteur guinéen Mamadou Condé bien qu’elle ait acquis du point de vue du droit civil un nouveau nom par son remariage (et ici aussi le facteur doit être au courant), cette double dénomination donc peut nous indiquer qu’il découle pour Francis Sancher et Francisco Alvarez-Sanchez non seulement deux types de mouvement opposés (généalogique et individuel) qui mettent en relation de manière complètement différente les différents éléments de la structure spatiale de l’ensemble de la diégèse du roman et les mettent en même temps en mouvement. Elle devrait aussi attirer notre attention sur le fait que nous voyons réaliser simultanément les deux concepts d’identité nommés par Edouard Glissant dans ce personnage qu’il faudrait bien désigner lors d’une lecture biographique comme l’alter ego ‘transsexuel’ de l’écrivain guadeloupéen. Car Francisco alias Francis est lié tout autant à une identité-racine „lointainement fondée dans une vision, un mythe, de la création du monde“ 31 qu’à une identité-relation qui est étroitement liée non pas à un mythe de la création (ou un mythe de l’origine de tous les événements criminels), mais au „vécu conscient et contradictoire des contacts de cultures.“ 32 C’est sur cette expérience existentielle d’une pluralité culturelle que je vais me pencher dans la dernière partie. 18 Dossier Identité transculturelle et figuration transitoire Au centre de tous les souvenirs et récits se trouve la maison de Francis/ Francisco dans laquelle les participants à la veillée funèbre se retrouvent ensemble avec leur histoire et leurs perspectives tellement différentes. La variété de leur cheminement et de leur type de mouvement converge vers un point unique dans le temps dont l’extension temporelle correspond à la durée de la lecture. Ainsi les personnages du roman et les lecteurs se retrouvent ensemble dans cet endroit aussi dans Traversée de la Mangrove. Aussi centralisée que cette trame puisse paraître et aussi harmonieuses que les voix puissent se faire entendre dans la dernière phrase du roman, les différentes identités attribuées ne réussissent pas à s’assembler en une identité collective homogène et compacte. Chaque personne, chaque perspective apporte des définitions nouvelles et changeantes de ce qui fait cette communauté, cette société et cette Guadeloupe. Le résultat en est un réseau à focalisation multiple dans lequel tous sont liés à tous et où ni l’individu, ni certes la société non plus, ne peut ni percevoir clairement ni définir ce qui lui est propre et ce qui est étranger, ce qui appartient à soi et ce qui appartient à l’autre. Les limites entre le propre et l’étranger sont floues. Un processus de mélange a eu lieu que l’on ne peut cependant pas désigner comme processus de métissage, de mestizaje. Dans sa Mythologie du métissage, Roger Toumson a décrit de son point de vue le problème d’un processus de formation d’identité métissée: La base d’appui de l’idéologie du métissage demeure un concept du sujet par opposition du Même et de l’Autre. Se dire Métis, c’est se vouloir être un Autre du Même sans cesser d’être un Même de l’Autre, c’est vouloir fondre l’Autre en soi sans cesser d’être soi. L’idéologie du métissage implique une négation de l’altérité. Elle s’associe à une rhétorique de l’effusion, c’est-à-dire à une psychologie fusionnelle des rapports de conscience. 33 Dans Traversée de la Mangrove on ne trouve pas une telle psychologie fusionnelle que puisse envahir toutes les relations et mener à une identité continue, cohérente/ métissée (ou créole). En raison de ceci, ce n’est pas un hasard si Maryse Condé a - suivant en cela une tradition littéraire des Antilles - demandé à personne d’autre qu’à Patrick Chamoiseau d’être son premier lecteur, premier lecteur public donc. Dans sa lettre au co-auteur de l’Eloge de la Créolité et futur prix Goncourt, elle exprime l’espoir que de la „théorie de la créolité“ puisse découler une „lecture critique“ en perspective qui puisse mener à un dialogue indépendamment des „différentes conceptions de l’espace“ 34 . L’interlocuteur était bien choisi, ce n’est pas sans élégance que Chamoiseau s’est acquitté de cette tâche, et ainsi le dialogue avec la position de la créolité était établie de manière para-textuelle. Et de fait, Traversée de la Mangrove intègre la problématique d’une identité créole par exemple dans son personnage principal (mais aussi concernant beaucoup d’autres aspects d’une identité collective); mais elle ne laisse jamais celle-ci atteindre ce point virtuel où elle pourrait arriver à une fusion harmonieuse „équilibrée“. L’étranger ne s’épanouit pas dans la communauté de Rivière au Sel, il ne fait que 19 Dossier la traverser, modifie ses lignes de force et disparaît à nouveau. Ses enfants ne sont pas le fruit d’une fusion, mais d’un contact furtif favorisé par des intérêts passagers et une irrépressible envie de vivre. Là où la créolité est défini dans Eloge de la Créolité comme „l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol“ 35 , là où l’on parle de „véritables forgeries d’une humanité nouvelle“ 36 et finalement d’un „rougeoiement de ce magma“ 37 , dans laquelle le thème métaphorique du melting pot se mélange à celui du volcan, le volcan n’est pour Francis Sancher, alias Francisco Alvarez-Sanchez, que ce lieu à partir duquel l’apocalypse souhaitée pourrait avoir lieu, qui mettrait fin à tous les mouvements, à toutes les identités. Les personnages du roman sont face à face comme des étrangers, ils ne s’unissent pas les uns aux autres, mais découvrent qu’ils sont étrangers face aux autres et tout autant face à eux-mêmes. Julia Kristeva a essayé de préciser - presqu’en même temps que Maryse Condé, bien que dans une toute autre perspective - une telle problématique qui mène obligatoirement tout discours d’une identité cohérente à l’échec: Une communauté paradoxale est en train de surgir, faite d’étrangers qui s’acceptent dans la mesure où ils se reconnaissent étrangers eux-mêmes. La société multinationale serait ainsi le résultat d’un individualisme extrême, mais conscient de ses malaises et de ses limites, ne connaissant que d’irréductibles prêts-à-s’aider dans leur faiblesse, une faiblesse dont l’autre nom est notre étrangeté radicale. 38 Traversée de la Mangrove peut tout à fait être lu comme un dialogue avec la créolité, cependant Maryse Condé a, ici comme en d’autres cas, évité de se laisser accaparer par certaines théories. Le roman est, ce me semble, beaucoup plus proche de l’approche, dans maints points de vue, (beaucoup) plus radicale d’Edouard Glissant, telle que celui-ci l’a développée en 1981 dans Le discours antillais et continuée en 1990 dans Poétique de la Relation en un dialogue critique avec la créolité. La conception spatiale des Antilles de Glissant est à la fois relationnelle et américaine, bien que cette dernière précision ne soit pas à réduire seulement à l’espace des Etats-Unis, erreur linguistique commise pas seulement en Europe: Qu’est-ce que les Antilles en effet? Une multi-relation. Nous le ressentons tous, nous l’exprimons sous toutes sortes de formes occultées ou caricaturales, ou nous le nions farouchement. Mais nous éprouvons bien que cette mer est là en nous avec sa charge d’îles enfin découvertes. La mer des Antilles n’est pas le lac des Etats-Unis. C’est l’estuaire des Amériques. 39 La mer des Antilles est mise en relation non seulement avec l’Amérique des Etats Unis, mais globalement avec les Amériques du Nouveau Monde. Francis/ Francisco lie, malgré ses voyages à travers le monde, les Antilles Françaises à l’archipel des Caraïbes, à Cuba et Haïti, ainsi qu’au monde sud-américain et (certes dans une moindre mesure) nord-américain. Plus encore: les mouvements des personnages du roman montrent clairement, lorsqu’on les analyse, que la diégèse étendue, presque mondiale, déploie son réseau de beaucoup le plus dense dans 20 Dossier l’hémisphère américaine. A la croisée des hémisphères, un rôle tout particulier est attribué ici à Cuba en tant qu’île des Caraïbes aspirant à jouer un rôle politique au plan mondial. De nombreuses relations existent encore avec l’Europe, mais la France elle-même, en tant qu’ancien pouvoir colonial, pour la libération de laquelle Déodat Timodent avait illégalement engagé des Antillais pour les champs de bataille en Europe, est bizarrement repoussée à l’arrière-plan, malgré toutes les relations économiques et culturelles qui dans le texte aussi sont évidentes. En comparaison avec les romans précédents de Maryse Condé, la distance par rapport au continent africain a tellement augmenté que Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau peuvent affirmer avec raison dans leurs Lettres créoles d’histoire culturelle et littéraire „qu’avec Maryse Condé, le miroir africain dans lequel se regardaient maints intellectuels antillais s’est brisé. Un rapport plus adulte, plus détaché et plus en adéquation avec le réel s’est fait jour.“ 40 André Breton écrivait en 1924 dans son Manifeste du surréalisme: „Il fallut que Colomb partît avec des fous pour découvrir l’Amérique. Et voyez comme cette folie a pris corps, et duré.“ 41 Le résultat de cet „acte de folie“ est un monde des Antilles marqué par l’Europe qui, au cours du XX e siècle, a cherché, sous le signe de l’afrocubanismo et de la négritude, ses racines en Afrique sous l’influence de l’anthropologue cubain Fernando Ortiz ou du poète et intellectuel martiniquais Aimé Césaire qui n’a pas été sans être influencé par le surréalisme de Breton. Au moins depuis la fin des années soixante-dix du siècle dernier, on peut remarquer que dans la partie francophone des Caraïbes aussi, les relations littéraires et culturelles se déplacent visiblement de plus en plus vers l’archipel américain et vers l’ensemble du continent américain. Il serait trop naïf de ramener ceci à un phénomène d’„américanisation“ au sens d’un „cola-colonialisme“. Traversée de la Mangrove donne à cette orientation, à cette conscience des horizons 42 sa nouvelle dimension américaine sans pour autant que la conception d’une identité bien établie s’y rattache. Certes, les dépendances coloniales, néo-coloniales et post-coloniales ont aussi peu disparues que les esquisses précédentes d’identité monolithique et/ ou métissée, signifiantes pour l’histoire de la culture, de la littérature et des mentalités. Ce que Maryse Condé a mis en tête de son livre La Civilisation du Bossale est toujours valable: „Toute l’Histoire des Antilles se situe sous le signe de la dépendance. Le peuple antillais est peut-être le seul qui n’ait pas choisi le lieu de sa résidence, mais à qui il a été imposé.“ 43 Il se peut que ceci explique pourquoi les modèles de mouvement aient une telle signification dans la littérature antillaise au-delà de certaines territorialisations, et pourquoi la question „Où allons-nous“ ait une valeur cruciale 44 pour la société antillaise. Avec Traversée de la Mangrove, l’écrivain guadeloupéen a réussi à créer un texte ‘mangrovéen’ qui non seulement entrelace les borderlands terrestres et maritimes, œcoméniques et an-œcoméniques, mais qui réussit à résister à la tentation d’une rhétorique fusionnelle, sans toutefois abandonner l’ambition de travailler de manière dynamique les processus de formation d’identité individuels 21 Dossier aussi bien que collectifs. Il faudra étudier ailleurs ces filiations philosophiques et théoriques qui relient la croissance proliférante et rhizomatique de cette mangrove textuelle en particulier à la Poétique de la Relation d’Edouard Glissant ainsi qu’au Rhizome 45 de Gilles Deleuze et Félix Guattari. La métaphore du mouvement dans le titre du roman de Maryse Condé indique de manière indubitable qu’il ne s’agit pas ici d’une identité fondée sur la territorialité (sur l’insularité même), ni d’un dialogue avec d’autres cultures partant de l’assurance de la propre culture, mais d’une traversée et retraversée, d’une identité transitoire et peut-être plus encore transculturelle - dans le cas où ce mot se révèlerait apte à couvrir et mettre en lumière un processus de constitution se déroulant de manière complexe et multi-focale, dynamique et paradoxale. Un tel processus serait transculturel dans la mesure où il n’est plus relié à une ‘propre’ position dans son mouvement ininterrompu et cependant pas obligatoirement continu à travers différentes cultures, position à partir de laquelle le dialogue avec les autres cultures serait engagé. Peut-être est-il temps aujourd’hui d’avoir recours moins au champ sémantique de l’identité qu’à celui de la performance et plus encore à celui d’une rhétorique du corps. Alors ce texte dans lequel on remarque à travers sa structure, son unité de lieu, de temps et d’action ainsi qu’à travers la prépondérance des dialogues que l’auteur s’est intensément penché sur les problèmes de théâtre, ce texte donc offrirait l’exemple conçu de manière tout simplement chorégraphique d’une mise en scène de personnages qui se comportent non pas comme soutenus et définis par une identité, mais de manière relationnelle et dynamique. Francisco et Francis se révèlent alors comme des figurations transitoires 46 dont les mouvements - comme leurs noms eux-mêmes - ne se recouvrent que partiellement et ne permettent plus de leur attribuer une identité cohérente et continue. Ils se trouvent au-delà d’une rhétorique fusionnelle. En tant que con-figuration de l’étranger par rapport à soimême, ils peuvent revendiquer une validité bien au-delà de l’espace caraïbe. Ainsi Traversée de la Mangrove constitue bien moins une esquisse d’identité - même transitoire- que la dynamisation au niveau de la technique du roman de ce que Julia Kristeva, en 1988, a formulé d’une façon programmatique sur la première page de son livre Etrangers à nous-mêmes: Etrangement, l’étranger nous habite: il est la face cachée de notre identité, l’espace qui ruine notre demeure, le temps où s’abîment l’entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même. Symptôme qui rend précisément le „nous“ problématique, peut-être impossible, l’étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence et s’achève lorsque nous nous reconnaissons tous étrangers, rebelles aux liens et aux communautés. 47 La dimension exemplaire de ces con-figurations de l’étranger en soi-même consiste à vrai dire chez Maryse Condé en ceci qu’elle se rebelle certes contre la communauté, mais renforce en même temps les liens, les nombreuses relations et formes de communication, de telle sorte que l’étranger en nous-mêmes ne peut pas se figer en identité du même face à l’étranger. Traduction Sylvie Mutet 22 Dossier 1 Condé, Maryse: Traversée de la Mangrove. Roman. Paris: Mercure de France 1989. 2 Une lecture enregistrée que je possède a une durée de onze heures et demie. 3 Condé, Maryse: Pension Les Alizés. Pièce en cinq tableaux. Paris: Mercure de France 1988. 4 García Márquez, Gabriel: Crónica de una muerte anunciada. Barcelona: Bruguera 1981. 5 Cf. à ce propos par exemple Iser, Wolfgang: Die Appellstruktur der Texte [ainsi que] Der Lesevorgang. In: Warning, Rainer (ed.): Rezeptionsästhetik. Theorie und Praxis. München: Fink 2 1979, 228-252 ainsi que 253-276. 6 Condé, Maryse: Traversée de la Mangrove, op. cit., 11. 7 Ibid., 12. 8 Ibid., 202 sq. 9 Les paroles de Léocadie sont certes reliées à une voie de narrateur qui en fin de compte signale la quasi-disparition du narrateur omniscient. 10 Il faut voir cela comme une première indication du fait que les structures absolument symétriques sont contrecarrées. 11 Cf. à propos de cet aspect, Piriou, Jean-Pierre: Modernité et tradition dans „Traversée de la mangrove“. In: L’Œuvre de Maryse Condé. A propos d’une écrivaine politiquement incorrecte. Actes du colloque sur l’œuvre de Maryse Condé, organisé par le Salon du Livre de la ville de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), 14-18 mars 1995. Paris-Montréal: L’Harmattan 1996, 115-125. 12 Condé, Maryse: Traversée de la Mangrove, op. cit., 161. 13 Cf. à propos du développement de cet expression choisie avec bonheur par l’écrivain et critique Berthène Juminer qui est né en 1927 en Guyane française et a grandi en partie en Guadeloupe: „La parole de nuit.“ In: Ludwig, Ralph (ed.): Ecrire la «parole de nuit», op.cit., 131-149; ainsi que l’„Introduction“ à ce volume par Ralph Ludwig (op.cit., 13-25) qui traite remarquablement du rapport entre oralité et scripturalité. 14 Condé, Maryse: Traversée de la Mangrove, op. cit., 25. 15 Cf. à ce propos Sánchez, Yvette: „Passagers en transit vers la terre promise“. Migration in der inselkaribischen Prosa. In: Ette, Ottmar/ Ludwig, Ralph (eds.): Littératures caribéennes - une mosaïque culturelle, op. cit., 36-43. 16 Cf. à ce propos Ette, Ottmar: „Est-ce que l’on sait où l’on va? “ Dimensionen, Orte und Bewegungsmuster des Reiseberichts. In: Bernecker, Walther L./ Krömer, Gertrut (eds.): Die Wiederentdeckung Lateinamerikas. Die Erfahrung des Subkontinents in Reiseberichten des 19. Jahrhunderts. Frankfurt am Main: Vervuert 1997, 29-78, en particulier 59-73. 17 „Si je suis venu ici, c’est pour en finir. Boucler la boucle. Tirer le trait final, tu comprends. Revenir à la case départ et tout arrêter.“ Condé, Maryse: Traversée de la Mangrove, op. cit., 115. 18 Glissant parle à propos de cette identité en racine ou enracinée de „la violence cachée d’une filiation qui découle avec rigueur de cet épisode fondateur“; cf. Glissant, Edouard: Poétique de la Relation, op.cit., 158. Chez Francis Sancher, l’épisode créatrice devient finalement un mythe créateur car il n’est plus jamais possible d’élucider tout à fait les circonstances du crime originel. 19 „Là-haut dans les bois / Il y a un ajoupa / Personne ne sait qui y habite / C’est un zombie kalanda / Qui mange...“ Condé, Maryse: Traversée de la Mangrove, op. cit., 42 sq. 20 Ibid., 265. 21 Ibid., 155. 22 Ibid., 170. 23 Dossier 23 Ibid., 171. 24 Ibid., 172. 25 Ibid., 182. 26 Dans La parole des femmes (op. cit.), Maryse Condé apporte la plus grande attention à ce roman de la femme de lettre guadeloupéenne qui depuis longtemps est devenu un classique de la littérature antillaise. 27 Condé, Maryse: Traversée de la Mangrove, op. cit., 257. 28 Ibid., 259. 29 Cf. Flagie, Albert: Cosmogonie Antillaise et Identité. In: Kremser, Manfred (éd.): Ay BoBo - Afro-karibische Religionen. Afro-Caribbean Religions. Zweite internationale Tagung der Gesellschaft für Karibikforschung Wien 1990. Vol. I: Kulte/ Cults. Vienne: WUV Universitätsverlag 1996, 44. Flagie décrit clairement cet état des morts qui ne sont pas morts en parlant de „morts en stand by“ (46). 30 Condé, Maryse: La parole des femmes, op.cit., 77. 31 Glissant, Edouard: Poétique de la Relation, op. cit., 157. 32 Ibid., 158. 33 Toumson, Roger: Mythologie du métissage, op. cit., 260. 34 Cité d’après la traduction anglaise dans Chamoiseau, Patrick: Reflections on Maryse Condé’s «Traversée de la Mangrove». In: Callaloo XIV, 2 (1991), 389 sqq. 35 Bernabé, Jean/ Chamoiseau, Patrick/ Confiant, Raphaël: Eloge de la Créolité, op. cit., 26. 36 Ibid. 37 Ibid., 27. 38 Kristeva, Julia: Etrangers à nous-mêmes. Paris: Gallimard 1988, 290. 39 Glissant, Edouard: Le discours antillais. Paris: Seuil 1981, 249. 40 Chamoiseau, Patrick/ Confiant, Raphaël: Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature. Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane 1635-1975. Paris: Hatier 1991, 152. 41 Breton, André: Manifeste du surréalisme. In (id.): Œuvres complètes. Vol. I. Edition établie par Marguerite Bonnet avec, pour ce volume, la collaboration de Philippe Bernier, Etienne-Alain Hubert et José Pierre. Paris: Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) 1988, 313. 42 Cf. Juminer, Berthène: La parole de nuit, op.cit., 133. 43 Condé, Maryse: La Civilisation du Bossale. Réflexions sur la littérature orale de la Guadeloupe et de la Martinique. Paris: L’Harmattan 1978, 5. 44 Cf. Juminer, Berthène: La parole de nuit, op.cit., 143. 45 Deleuze, Gilles/ Guattari, Félix: Rhizome. Introduction. Paris: Les Editions de Minuit 1976. 46 Tout à fait dans le sens de cette „figuration métaphorique“ dont Jean Starobinski parlait dans son Portrait de l’artiste en saltimbanque. Genève - Paris: Editions d’Art Albert Skira- Flammarion 1983, 39. 47 Kristeva, Julia: Etrangers à nous-mêmes, op. cit., 9.