eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Mirbeau, misogyne ou lecteur attentif?

2018
Nelly Sanchez
ldm43170-1710300
300 Dossier Nelly Sanchez Mirbeau, misogyne ou lecteur attentif? L’intitulé de ma contribution peut surprendre puisque l’emploi de la conjonction disjonctive ‚ou‘ a habituellement valeur de distinction entre des termes logiquement associables ou opposés de sens. Rien ne semble correspondre ici à un tel schéma puisque la misogynie et la lecture, particulièrement celle de romans signés par des femmes de lettres, ne sont généralement en rien opposables ou associables; sauf sans doute pour Octave Mirbeau. Comment celui-ci, en effet, pouvait-il être à la fois un virulent misogyne et un promoteur des romancières de son temps? Cette interrogation n’est pas nouvelle, le paradoxe avait déjà été mis en lumière par Pierre Michel, dans sa contribution „Octave Mirbeau: ‚gynécophobe‘ ou féministe? “ (1999). Mais s’agit-il vraiment d’une position contradictoire? Si l’on dépasse l’interprétation sainte-beuvienne de la production misogyne de Mirbeau, et si l’on procède à une lecture attentive de ses déclarations, une cohérence certaine se fait jour. Nous nous intéresserons surtout au compte-rendu qu’il fit de Lilith, pièce écrite par Remy de Gourmont en 1892. Cet article, paru sous pseudonyme, nous paraît essentiel pour bien comprendre quelle opinion Mirbeau se faisait des femmes. Octave Mirbeau, un gynécophobe dans une société misogyne… Nous ne remettrons pas en question le qualificatif de ‚misogyne‘ qui sied si bien à l’auteur du Jardin des supplices (1899) car l’image qu’il donne de la femme dans la plupart de ses romans est inquiétante, monstrueuse. Elles sont vampires, goules, à l’instar de Juliette Roux dans Le Calvaire (1886), et alimentent le fantasme fin-desiècle de la femme fatale. 1 Nous ne remettrons pas non plus en question celui de ‚gynécophobe‘ dont le taxa, fort tardivement certes, Léon Daudet, dans l’article qu’il lui consacra dans le Candide du 29 octobre 1936 et qui traduit la haine et la peur morbide, en même temps que de la fascination, que pouvaient inspirer les femmes à Octave Mirbeau. L’article „Gynécophobia: le cas Octave Mirbeau“ (Planchais 1997), ainsi que „Sexological Decadence: The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau“ (Apter 1998) sont éclairants sur les rapports que celui-ci a pu entretenir avec ce sexe que l’on disait ‚faible‘. Il est vrai que, au cours de sa vie sentimentale, Mirbeau tomba de Charybde en Scylla en passant des bras de la trop galante Judith Vimmer, qui lui inspira Le Calvaire (1886) - elle servit de modèle à Juliette Roux - à ceux de la très neurasthénique Alice Régnault. Sa vie conjugale avec cette ancienne comédienne et femme galante, reconvertie en chroniqueuse au Gaulois et en romancière, fut loin d’être paisible. Il est admis que, ne pouvant directement l’affronter, Mirbeau laissa éclater toute sa rage dans de violentes diatribes dont la première fut le compte-rendu de la pièce de théâtre de Remy de Gourmont, Lilith. Celui-ci parut, sous un pseudonyme ignoré de M me Mirbeau, dans Le Journal du 20 novembre 1892. On pourrait également citer la nouvelle Mémoire pour un avocat, publiée en 301 Dossier feuilleton dans Le Journal de 1894, qui relate longuement l’asservissement d’un homme par son épouse, ou encore ses „Propos galants sur les femmes“. Cet article, paru également dans Le Journal du 1er avril 1900, reprend cette réflexion, initialement parue dans son compte-rendu de Lilith, que tous les misogynes de la Belle Époque - et des siècles suivants - élevèrent au rang d’aphorisme: „La femme n’est pas un cerveau: elle est un sexe et c’est bien plus beau“ (Mirbeau 1900: 1). Il parvint tout de même à se venger, fantasmatiquement parlant, en écrivant Vieux ménages (1901), une comédie en un acte mettant aux prises un vieil époux et sa femme obèse, infirme, laquelle se retrouve seule, abandonnée au moment du tomber du rideau. Ainsi justifiée et étayée, la gynécophobie de Mirbeau ne fait plus aucun doute. Mais les déboires de sa vie sentimentale n’expliquent pas à eux seuls cette haine prégnante à l’encontre de la Femme. Il reprend, illustre et alimente, en cette fin de siècle, l’angoisse grandissante du sexe masculin face aux velléités d’émancipation féminine. Ses œuvres relaient le discours apocalyptique qui se fait alors entendre et qui achève de réconcilier, au lendemain de l’Affaire Dreyfus, des intellectuels que tout semblait jusque-là opposer. Jules Vallès, Francis Sarcey, Jules Lemaître, Paul Souday, Hippolyte Taine, Edmond Rostand, Henry Bernstein, Gustave Bon, Georges Rodenbach, Paul Alexis, Jean Aicard, Anatole France… et bien d’autres, s’inquiètent de l’évolution de la place de la Femme dans une société qui se modernise. De par les fonctions nouvelles qu’elle ambitionne d’occuper, la Femme ne peut que se viriliser et perdre ainsi ses caractéristiques spécifiques, provoquant inévitablement une indifférenciation des sexes. La société y perdrait alors ses cadres, l’humanité ses assises; à long terme, c’est donc la survie de l’espèce qui est menacée. À court terme, cette subversion de l’ordre établi aboutirait à l’instauration d’une gynocratie. Au regard de ce scénario, on comprend pourquoi l’Homme s’effraie tant de voir la femme accéder à l’instruction puis au baccalauréat (en 1861, Julie-Victoire Daubié est la première à s’inscrire et à réussir l’examen), 2 réclamer le droit de vote, 3 prétendre à des professions qui jusque-là lui étaient interdites. Les femmes sont ainsi autorisées à étudier la médecine en 1868 puis à exercer, elles plaident et siègent dans les tribunaux à partir de 1900. Les femmes de lettres, ces ‚bas-bleus‘, sont de plus en plus présentes dans les journaux, publiant chroniques, feuilletons, et s’emparent du genre romanesque qui peine à se renouveler après l’échec du naturalisme. Pour se conforter dans l’idée que la femme est ‚le sexe faible‘, l’Homme recourt à la science et à la médecine puisque les textes de l’Eglise n’ont plus aucun crédit. On s’intéresse alors au cerveau et à l’appareil reproducteur féminins pour démontrer que la suprématie du Masculin se fonde sur „la supériorité constante du poids de l'encéphale“ (Knibiehler/ Fouquet 1983: 205) et que le féminin se définit par sa matrice. Refuser la maternité serait donc une aberration et ferait de toute femme la refusant une hystérique. Les pamphlets et les caricatures se multiplient; on vilipende les femmes qui se mêlent de littérature: Les Bas-Bleus (1878) de J. Barbey d’Aurevilly, tout comme Le Massacre des Amazones de Han Ryner, à la fin des années 1880, remportent un grand succès. Et l’on explique le talent de femmes de lettres comme George Sand, Judith Gautier, 302 Dossier Marie Nodier… par leur génie de l’imitation des littérateurs qu’elles fréquentent; Octave Uzanne développera longuement cette idée dans La Femme à Paris. Nos contemporaines (1893). Lilith ou les prémisses d’une réflexion féministe Les propos que publie Mirbeau, au fil de ses articles et comptes-rendus, se font donc fidèlement l’écho de cette profonde inquiétude masculine, de ces critiques misogynes et de ces pseudo-découvertes scientifiques. Le compte-rendu qu’il donna de Lilith, la pièce de Remy de Gourmont (1892), peut être considéré comme sa profession de foi de misogyne. L’intérêt que suscite Lilith dépasse en effet chez lui la simple curiosité littéraire; ce titre agit comme un véritable catalyseur de sa peur morbide des femmes. Il convient de rappeler que Lilith est l’une des nombreuses figures de la femme fatale qui hante l’imaginaire fin-de-siècle et alimente la misogynie ambiante. S’appuyant sur la tradition talmudique et kabbalistique, Remy de Gourmont a mis en scène, dans son œuvre, la naissance de la première femme créée par Dieu, son bannissement de l’Éden et son désir inassouvi de posséder l’Homme qui lui a été refusé. La critique de Mirbeau, parue dans Le Journal du 20 novembre 1892, est curieusement bâtie: ses deux tiers sont occupés par des bribes de la pièce mêlées au résumé de certains passages, suivie de l’analyse de l’œuvre qui est expédiée en deux brefs paragraphes. La fin de l’article ne sera qu’une virulente invective contre les „rudes assauts des femmes“ 4 de son époque. Au regard de cette structure, l’évocation de Lilith ne semble être qu’un prétexte pour faire éclater sa haine contre les femmes. Aussi violents que puissent être ses propos, Mirbeau s’entoure de précautions pour les exprimer, ainsi signe-t-il „Jean Maure“ pour éviter, sans doute, toutes représailles conjugales. Ce n’est pas le seul masque auquel il a recouru. Sous couvert de compte-rendu, il brouille les instances narratives et, pour qui n’a pas connaissance de Lilith, il est difficile de savoir qui, l’auteur ou le critique, laisse alors entendre sa voix. Même s’il parle de „deux épisodes“, Mirbeau s’attache en vérité à trois moments de la Genèse: la création de l’Homme, les raisons de la création de Lilith et enfin la création de celle-ci. Sous sa plume, Jehova et l’homme sont en proie au même désœuvrement moral: Jehova, comme Adam, s’ennuie. Jehova créa l’Homme pour combler un vide dans sa création et, comme l’Homme désespérait de ne pouvoir satisfaire son „organe impérieux“ (Mirbeau 1892), Jehova façonna la femme. Un tel enchaînement suggère la responsabilité de l’homme dans son malheur, cette même responsabilité que Mirbeau souligna dans la réponse qu’il rédigea pour l’enquête du Gil Blas, „Les Défenseurs des femmes“. Dans les colonnes du 1 er février 1895, celui-ci expliquait que „M. Strindberg [avait] dû beaucoup souffrir de la femme. Il n’[était] pas le seul et c’[était] peut-être sa faute“. La création de Lilith, à partir des „déchets de la glaise qui servit à modeler l’homme“ (ibid.) est également une libre interprétation de l’écrit de R. de Gourmont car, sous sa plume, Jehova devient un démiurge inconséquent. Manquant de glaise pour façonner la tête de Lilith, „il puise dans le ventre où un trou se creuse, et avec 303 Dossier une poignée d’argile, donne à la femme le cerveau qu’il lui manquait“, „après avoir esquissé un geste qui peut signifier: ‚Ma foi! tant pis‘“ (ibid.). S’ensuit la seule véritable citation de Lilith, l’échange entre Jehova et sa créature qui réclame l’homme parce qu’elle a été créée „pour faire l’amour, n’est-ce pas? “ (ibid.). Devant l’impudeur et l’irrespect de cette première femme, Jehova lui refusera le roi de la création et l’enverra à Satan avec qui elle s’adonnera à la luxure. C’est d’ailleurs sur ce passage, „les litanies pollutionnelles que Lilith et Satan mêlent à leurs baisers maudits“ (ibid.) qu’Octave Mirbeau attirera l’attention du lecteur. Celui-ci n’évoque cependant à aucun moment Ève, la blonde compagne d’Adam qui sera responsable de sa chute et qui est présente dans Lilith, depuis sa création jusqu’à son éviction du Paradis. Ce silence, ce non-dit ne serait-il pas un autre moyen trouvé pour voiler le véritable sujet de son propos? On est tenté de le croire lorsque le critique, s’emportant contre les femmes et leurs velléités d’émancipation, achève sa critique au vitriol par cette prédiction: „Le jour où les femmes auront conquis ce qu’elles demandent, le jour où elles seront tout, sauf des femmes, c’en sera fait de l’équilibre de la vie humaine. Et Lilith reparaîtra, avec son ventre à jamais stérile, et souillé de vaines, de désolantes fornications“ (ibid.). Si Mirbeau menace ses semblables du retour de Lilith - identifiée ici à La Grande Prostituée de l’Apocalypse? -, qui est cette femme qui possède l’homme et „le domine et […] le torture“ (ibid.)? Si ce n’est Lilith, c’est donc Ève… celle qu’il n’a pas mentionnée et qu’il ne nommera jamais. Le silence qui entoure ce personnage biblique est là encore un moyen de se dégager de toute responsabilité. Ainsi, pour lui, l’Homme n’a été jusque-là aux prises qu’avec Ève, dont le rôle est „celui de faire l’amour, c’est-à-dire de perpétuer l’espèce“ (ibid.). Elle est cette femme dont l’homme subit „l’inconscience, […] son insensibilité face à la souffrance, son incompréhensible mobilité, le soubresaut de ses humeurs, son absence totale de bonté, son absence de sens moral“ (ibid.). Ainsi lu, ce compte-rendu éclaire d’un nouveau jour la misogynie de Mirbeau. Celui-ci s’insurge donc contre les filles d’Ève qui, par caprice ou naïveté, entendent égaler l’Homme, „croyant, sans doute, qu’il suffit, pour devenir artiste, d’avoir été touché par la grâce de M. Gérôme ou de M. Eugène Guillaume“ (ibid.). La 3 e femme… Lilith et Ève… À travers ces deux figures féminines de la Création, Mirbeau s’en prend aux deux images archétypales de la Femme: la putain et la mère. Aucune d’elles ne trouve grâce à ses yeux, même s’il avoue préférer „ce qu’on appelle les prostituées, car elles sont, celles-là, dans l’harmonie de l’univers“ (ibid.). On pourrait également rapprocher de ces personnages bibliques un autre binôme tout aussi décevant: la stérile et lubrique Judith Vimmeret vs. la conjugale et neurasthénique Alice Régnault. Est-ce à dire que Mirbeau a déclaré la guerre à toute la gente féminine? On serait tenté de la croire si une lecture attentive du compte-rendu de Lilith révélait la présence des femmes de lettres, les femmes artistes, enfin ces „quelques femmes - exceptions très rares - (qui) ont pu donner, soit dans l’art, soit dans la littérature, 304 Dossier l’illusion d’une force créatrice. Mais ce sont, ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l’empreinte“ (ibid.). Si, à l’instar de ses contemporains, Mirbeau considère ces femmes comme des êtres contre-nature, il les distingue cependant des filles d’Ève suspectées de vouloir mener la société à sa perte. Elles occupent en effet une place à part dans son article, étant mentionnées comme une catégorie particulière. C’est dans son rapport avec ces femmes se mêlant de littérature ou d’art, tant dans ses œuvres que dans sa carrière littéraire, que le gynécophobe Mirbeau se démarque de ses semblables. Comment expliquer l’attention que ce dernier accorde à ces „monstres“, alors même que la nature féminine lui fait tant horreur? Sans doute parce que ces créatures, en se révoltant, entendent rompre avec cette „force cosmique d’élément, [cette] force invincible de destruction, comme la nature“ qu’elles portent en elles (Mirbeau 1899: 61). Ainsi s’achèverait cette „bataille éternelle des sexes“ (Mirbeau 1899: 25), évoquée dans Le Jardin des supplices, qui l’effraie tant. Ni Ève bêtement maternelle, ni Lilith bassement lubrique, ce nouveau type de femme paraît porteur de cette réconciliation entre les sexes à laquelle aspire Mirbeau. Libérée des impératifs de la chair et de la nécessité de perpétuer l’espèce, désormais tournée vers la Raison et la Culture, cette ‚femme nouvelle‘ apparaît comme l’instigatrice d’un ordre nouveau, fondé sur une relation Homme/ Femme plus pacifiée parce que plus intellectuelle. Si son rapport aux femmes est ainsi considéré, son engagement féministe perd sa dimension contradictoire. Pour gagner cette lutte contre la nature obscurantiste de la Femme, celui-ci n’a pas hésité, rappelons-le, à plaider, au début des années 1880, pour le divorce institué par la loi Naquet mais également pour une extension de cette loi jugée trop timorée. Le divorce par consentement mutuel n’était pas reconnu, et il fallait prouver qu’il y avait eu faute pour que le divorce fût prononcé. Il milita contre le mariage forcé et revendiqua le droit pour les femmes aux études… Il fut aussi l’un des tous premiers à avoir défendu le droit à l’avortement et ce, dès 1890, afin que les femmes puissent disposer de leur corps et maîtriser leur fécondité à un moment où la France, en compétition avec l’Allemagne, s’inquiète de sa dénatalité. Nous retrouvons des échos de ce combat dans L’Amour de la femme vénale, cet essai sans doute rédigé en 1912, qui est une réflexion sur la condition de la prostituée. Mirbeau y revendique, au nom de la femme, „la liberté pour étudier, cultiver son esprit, réfléchir librement, décider d’elle-même“ et surtout „remplacer le duel entre les sexes par un contrat sincère et digne“ (Mirbeau 1994: 79sq.). Cette promotion de la ‚femme nouvelle‘ explique également qu’il se soit fait le héraut de femmes dont le talent est ignoré, mal jugé. On ne peut penser qu’à Berthe Morisot, Eva Gonzalès, Mary Cassatt, Camille Claudel, cette „révolte de la nature“ (Mirbeau 1895: 1) dont il proclama par trois fois le génie, ou encore à la journaliste Séverine qui a réussi à briser „les chaînes que la nature a mises à l’esprit de la femme“ (Mirbeau 1894). Il avait eu l’occasion de s’entretenir avec elle lors du procès d’Alfred Dreyfus à Rennes en août 1899. Celui-ci fut également attentif à la produc- 305 Dossier tion romanesque de ses consœurs de lettres, côtoyant celles qui, comme lui, réfléchissaient à la nécessaire évolution de la condition féminine. On ne peut ainsi ignorer Georges de Peyrebrune, auteure de Victoire la rouge (1883), un roman relatant l’exploitation d’une fille de ferme, dont on trouve des échos dans Le Journal d’une femme de chambre et dans le conte Les Abandonnés (juillet 1890). Cette romancière, d’inspiration naturaliste, dépeignit également les exactions dont étaient victimes les femmes qui entendaient vivre librement dans deux romans Une décadente (1886) et Le Roman d’un bas-bleu (1892). En 1896, elle donnait La Margotte, un roman retraçant l’émancipation d’une cantatrice; ce roman sera réédité plus tard sous le titre Le Réveil d’Ève. C’est cette même démarche qui l’amena, dans L’Humanité du 11 septembre 1904, à encenser Anna de Noailles lorsqu’elle publia La Nouvelle Espérance (1903). D’inspiration nietzschéenne, ce roman retrace les tentatives de Sabine, son personnage principal, pour dépasser les contradictions de la condition féminine et être aimée. Un autre membre du jury Vie Heureuse s’attira sa sympathie, Lucie Delarue-Mardrus, l’épouse du Dr Mardrus, traducteur des Contes des Mille et Une Nuits et collaborateur de Mirbeau à La Revue Blanche. Poétesse, romancière, elle donna notamment en 1908 Marie, fille-mère retraçant le calvaire d’une mère célibataire. C’est sans doute une des plus longues amitiés que Mirbeau entretint avec une femme de lettres. Les journaux de l’époque, dont Le Gil Blas du 23 avril 1914, nous apprennent que, bien que très malade, il se rendit au vernissage de celle-ci quand elle exposa ses premières peintures. Un dernier nom doit être mentionné avant de clore cette liste non exhaustive des femmes de lettres que côtoya Mirbeau, celui de Marguerite Audoux. Ayant lu son roman autobiographique Marie-Claire, il lui trouva un éditeur, rédigea une vibrante préface et intercéda en sa faveur pour qu’elle obtienne le prix Vie Heureuse en 1910. Sur les détails de cette relation intellectuelle, nous renvoyons aux travaux de Bernard-Marie Garreau, notamment à Marguerite Audoux, la couturière des lettres (1991). Aussi confus qu’il soit, le compte-rendu que Mirbeau donna de Lilith est à considérer comme un texte important pour comprendre son attitude, souvent jugée paradoxale, face au ‚sexe faible‘. Si les Ève et les Lilith qui hantent alors la société finde-siècle l’effraient, il considère, au contraire, d’un œil bienveillant toutes les femmes artistes, intellectuelles, les seules capables d’établir de nouvelles relations Homme/ Femme, plus pacifiées. Cette recherche et la promotion de cette ‚femme nouvelle‘ tournée vers l’Art et la Littérature expliquerait des personnages aussi atypiques que Madeleine (Les Mauvais bergers, 1897), Clara (Le Jardin des supplices, 1899), Célestine (Le Journal d’une femme de chambre, 1900) ou la très avant-gardiste Germaine Lechat (Les Affaires sont les affaires, 1903), présentée comme „une intellectuelle“ qui doit son émancipation „aux sales livres“, qui ont pu surprendre sous sa plume. Octave Mirbeau n’est cependant pas le seul à avoir tenu un discours ambigu où se mêlent féminisme et misogynie. Deux femmes de lettres peuvent être citées: Rachilde, romancière décadente dont nombre de personnages étaient des femmes fatales et qui, en 1928, publia un essai intitulé Pourquoi je ne suis pas féministe, 306 Dossier dans lequel elle fustigeait les femmes, leur reprochant leur futilité, leur inculture… Nous pourrions également citer Renée Vivien, poétesse qui tâcha de ressusciter l’œuvre et le génie de Sappho; celle-ci écrivait au sujet de la Femme: „l’éducation qu’on lui donne est insuffisante, […] c’est l’éducation seule qui l’a rendue souvent frivole, souvent incapable de comprendre les grandes choses“ (Tarn 1893). 5 D’autres intellectuels pourraient être mentionnés mais ces exemples suffisent pour comprendre qu’Octave Mirbeau, à l’instar de certains de ses contemporains, pressentait que la Femme devait évoluer si l’on voulait éviter une guerre des sexes et conserver un certain équilibre social. Apter, Emily, „Sexological Decadence: The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau“, in: Asti Hustvedt (ed.), The Decadent Reader -Fiction, Fantasy and Perversion from Fin-de-siècle, New York, Zone Books, 1998, 962-978. Grenaud, Céline, „Le Monstre féminin dans les romans de Mirbeau“, in: Laure Himy-Piéri (ed.), Octave Mirbeau: Passions et anathèmes, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2007, 57- 67. Knibiehler, Yvonne / Fouquet, Catherine, La Femme et les médecins, Paris, Hachette, 1983. Michel, Pierre, „Octave Mirbeau: ‚gynécophobe‘ ou féministe? “, in: Christine Bard (ed.), Un Siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, 103-118. Mirbeau, Octave, „Lilith“, in: Le Journal, 20 novembre 1892 (en ligne: https: / / www.scribd.com/ doc/ 2356926/ Octave-Mirbeau-Lilith, dernière consultation: 20 novembre 2018). —, „Séverine“, in: Le Journal, 9 décembre 1894. —, „Cà et là“, in: Le Journal, 12 mai 1895. —, Le Jardin des supplices, Paris, Fasquelle, 1899. —, L’Amour de la femme vénale, Paris, Indigo, 1994. Planchais, Jean-Luc, „Gynécophobia: le cas Octave Mirbeau“, in: Les Cahiers Octave Mirbeau, 4, 1997, 190-196. Sanchez, Nelly, „Lilith, la première femme désespérée“, in: Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, 3, 2014, 67-79. —, „Victoire la Rouge: source méconnue du Journal d’une femme de chambre“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 13, 2006, 113-126. Tarn, Pauline, Ma vie et mes idées, juillet 1893, BNF fonds Salomon Reinach. 1 Sur le féminin dans les romans d’Octave Mirbeau, cf. Grenaud 2007. 2 En 1801, Sylvain Maréchal fit circuler le projet d’une Loi visant la défense d’apprendre à lire aux femmes. 3 Hubertine Auclert, première militante féministe, avait fondé le premier groupe suffragiste en 1876, Le Droit des femmes. Il faut savoir que de 1885 à 1893, des campagnes suffragistes avaient été menées, aboutissant à des candidatures féminines lors d’élections municipales. 4 Toutes les citations de l’article „Lilith“ sont indiquées (L). 5 Renée Vivien est le pseudonyme de Pauline M. Tarn.