eJournals lendemains 43/170-171

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Octave Mirbeau et la statuomanie à la Belle Époque: „Nos grands hommes n’ont vraiment pas de chance posthume…“

2018
Marie-Bernard Bat
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280 Dossier Marie-Bernard Bat Octave Mirbeau et la statuomanie à la Belle Époque: „Nos grands hommes n’ont vraiment pas de chance posthume…“ „Nos grands hommes n’ont vraiment pas de chance posthume…“, tel est le jugement sans appel d’Octave Mirbeau dans l’article „Ce que c’est que la gloire“, consacré à la statue exécutée par Louis-Ernest Barrias à l’occasion des célébrations du centenaire de la naissance de Victor Hugo (Mirbeau 1901: 304). Cette prise de position est ancrée dans le débat contemporain d’une industrialisation de la sculpture liée au développement des statues commémoratives dans l’espace public. Si la statuomanie ne naît pas sous la Troisième République, elle atteint cependant son apogée sous ce régime démocratique, tant sur les plans idéologique que numérique. 1 En effet, cette République, encore jeune, est en quête de légitimité par la glorification des grands personnages de l’histoire de France et la diffusion d’un modèle social méritocratique bourgeois. Se met ainsi en place un processus de démocratisation des honneurs. Marianne, les hommes politiques républicains, les grands écrivains et les bienfaiteurs locaux font leur apparition dans un espace public progressivement laïcisé: ces statues se substituent ou font pendant, à Paris comme en province, aux calvaires et autres emblèmes religieux. Ces monuments sont donc le vecteur de valeurs à la fois idéologiques et patriotiques, particulièrement après la défaite de 1870. La représentation des grands hommes se doit de diffuser une certaine esthétique, mais se veut avant tout un hommage instructif, se faisant le relais concret des images des livres d’histoire. Charles Blanc, qui fut directeur des Beaux-Arts, théorise cette fonction didactique dans sa Grammaire des arts et du dessin, publiée en 1881. La dimension esthétique se trouve ainsi soumise à la visée didactique voire idéologique: La sculpture est un puissant moyen d’éducation publique, parce que ses créations éternisent parmi les hommes la présence d’une beauté supérieure dans les formes visibles et tangibles qui manifestent l’esprit. […] L’enfant même qui joue dans nos jardins au pied des statues se pénètre peu à peu, et sans en avoir conscience, de ces idées générales, qui sont les seules généreuses. Il gardera toute sa vie les premières impressions qu’auront produites sur sa jeune âme ces figures héroïques (Blanc 1881: 331 et 333). L’âge d’or de cette politique de décoration se situe plus particulièrement entre les années 1870 et 1914. Dans Paris, par exemple, cent cinquante statues sont érigées durant cette seule période, contre seulement vingt-six entre 1815 et 1870 (Sniter 2001: 263). Or, la fin du XIX e siècle et le début du XX e siècle, période durant laquelle Mirbeau écrit dans les journaux à grand tirage, constituent une période charnière paradoxale. 2 Maurice Agulhon souligne qu’alors „la pratique des glorifications monumentales est encore assez vivace pour exciter des passions, tandis que pourtant 281 Dossier elle est déjà assez étendue et vulgarisée pour susciter la dérision“ (Agulhon 1978: 158). L’écrivain anarchiste qu’est Octave Mirbeau pourrait se réjouir de la présence pour tous, dans l’espace public, d’œuvres d’art, la dimension esthétique de ces monuments étant revendiquée, nous l’avons vu, par Charles Blanc. Il ne peut cependant que déplorer la piètre qualité artistique de ces productions et la soumission de l’art à la dimension idéologique. L’écrivain-journaliste, dont la verve pamphlétaire n’est plus à démontrer, participe pleinement à cette entreprise iconoclaste dans des articles développant une réflexion plus générale sur les relations entre l’art et l’État. Si Mirbeau semble, tout d’abord, traiter par le mépris ces monuments commémoratifs, il entre cependant dans le débat en dénonçant le système des commissions d’attribution et l’esthétique académique de ces monuments de commande. Face à ces productions uniformisées, il défend enfin une nouvelle esthétique monumentale où l’art prime. Un silence relatif et sélectif Les articles de Mirbeau consacrés aux statues et monuments commémoratifs sont assez peu nombreux en regard de la production de l’époque. Dans la plupart de ses écrits, il n’aborde d’ailleurs que les mémoriaux consacrés aux grands écrivains ou aux artistes qu’il juge digne d’admiration. Il ne s’abaisse pas à évoquer les monuments dédiés aux hommes politiques ou aux événements historiques - exception faite de la Jeanne d’Arc de Frémiet, pour mieux la critiquer. L’art, même s’il ne doit pas être coupé de la réalité, ne saurait être instrumentalisé et transformé en outil de propagande. C’est donc le silence qui domine avant tout en cette matière. Pour que Mirbeau daigne mettre sa plume au service d’un monument commémoratif, il faut que le ‚grand homme‘ statufié, ainsi que l’artiste amené à l’immortaliser, soient dignes de son admiration. Il semble que cette double exigence ne se soit présentée qu’à trois reprises. Dans les deux premiers cas, il s’agit de défendre Rodin, artiste cher à Mirbeau: tout d’abord lors du refus de la statue de Victor Hugo, puis durant l’épineuse affaire de la statue de Balzac réalisée par le même Rodin. L’écrivainjournaliste reprend la plume pour défendre Maillol lors de l’attribution du monument commémoratif consacré à Zola. 3 Le meilleur exemple de ce silence évocateur est mis en scène, dans le récit de voyage intitulé La 628-E8, lors des pérégrinations mirbelliennes sur le site de Waterloo. Ce site est riche en monuments commémoratifs comme l’indique la notice du guide Baedeker de 1905. Ce guide touristique détaille avec force informations chiffrées les lieux et les étapes de la bataille. Les monuments qui ponctuent le champ de bataille y sont égrainés comme autant de stations épiques dédiées à la mémoire des héros des deux camps. Cette notice attire plus particulièrement l’attention du visiteur sur le monument de Gérôme dédié à L’Aigle blessé, dont le discours d’inauguration avait été assuré par Henry Houssaye le 18 juin 1904. 4 Or, dans La 628-E8, le récit de cette visite se limite à trois courts paragraphes (Mirbeau 1907a: 364sq.). Mirbeau, profondément antimilitariste et contempteur du nationalisme exacerbé à la 282 Dossier Déroulède, ne saurait louer „l’héroïsme de l’arrière garde“ que le lieu commémore, selon le Baedeker (Baedeker 1905: 69). Il va donc le traiter par le mépris et le silence. Jouant de l’intertextualité, il tire le bilan ironique de cette „absurde visite“. À la manière de Fabrice del Dongo, il n’a „rien vu“, si ce n’est „la morne plaine“ et quelques excursionnistes anglais en train d’échanger des cailloux (Mirbeau 1907a: 364). L’allusion ironique au célèbre vers de Victor Hugo faisant l’éloge de l’héroïsme des grognards se substitue à la description du monument de Gérôme qui est complètement occulté: aucune mention n’en est faite, pas même pour le critiquer. Seule subsiste une référence burlesque à Henry Houssaye, qui, échevelé, observe des corbeaux qu’il prend pour des aigles. Ce traitement en creux, par l’absence, détourne la fonction même du monument commémoratif qui est nié et introduit la critique indirecte du nationalisme et de l’empire, qu’il s’agisse de l’empire napoléonien ou de l’empire colonial français alors en expansion. Cependant quand Octave Mirbeau sort de son silence contempteur, c’est une nouvelle fois pour prôner l’indépendance de l’art et dénoncer l’incompétence des institutions en la matière. Dénonciation de la tyrannie des commissions d’attribution Mirbeau a toujours défendu les artistes indépendants contre les élèves de l’Académie et de l’Institut. Il a souvent fustigé la politique de patrimonialisation de l’État qui favorise l’entrée dans les collections des œuvres primées au Salon en raison de la forte proportion de membres de l’Académie siégeant dans les commissions chargées d’enrichir les collections nationales. 5 Mais la majorité des statues édifiées entre 1870 et 1914 a pour origine des initiatives privées. Des sociétés réunissant des citoyens désireux de rendre hommage à tel ou tel grand homme se créent dans le but d’obtenir un emplacement auprès des autorités publiques et de lever des fonds privés par le biais d’une souscription - et éventuellement d’obtenir une subvention de l’État ou de la commune. Il peut également s’agir de sociétés déjà existantes, comme la Société des Gens de Lettres, qui, en la personne d’Émile Zola, décide en 1891 de consacrer une statue à Balzac. Ces initiatives privées semblent jouir d’une plus grande indépendance et pourraient s’avérer fructueuses lorsqu’elles sont à l’initiative d’individus éclairés, comme cela pourrait être le cas de Zola qui a mené en son temps la bataille de l’impressionnisme au Salon officiel. Mais il n’en est rien, bien au contraire. Selon Mirbeau, l’hommage artistique se heurte, dans ce type particulier de monument, à une double dictature: celle de la démocratie, c’est-à-dire de l’opinion publique, et celle des commissions d’attribution des projets. C’est ce qu’il fustige dans un article consacré au refus de la statue de Victor Hugo exécutée par Rodin, publié dans Le Figaro le 10 août 1890: „Aujourd’hui, l’on est parvenu à suffrageuniversaliser l’art comme le reste. Un artiste, dans un temps de liberté, n’est plus libre de travailler suivant son génie. Il doit obéir aux commissions, aux sous-commissions, aux subdivisions des sous-commissions, et rien ne se fait sans elles“ (Mirbeau 1890: 399). 283 Dossier Ces commissions, qu’elles soient d’initiative publique ou privée, sont constituées, aux yeux de Mirbeau, de membres aussi nombreux que peu compétents, et ce alors même qu’ils sont de bonne foi. L’article intitulé „Sur la statue de Zola“ fait partager au lecteur le déroulement de la commission d’attribution du monument commémoratif consacré à l’auteur des Rougon-Macquart, commission à laquelle Mirbeau regrette rapidement, et amèrement, d’avoir siégé (Mirbeau 1904: 357-366). Il fait ici référence à l’initiative de Louis Havet, vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme, qui, en 1902, réunit un comité pour élever un monument au défenseur d’Alfred Dreyfus. Le comité élit à son tour une commission spéciale de quatorze membres, dont Mirbeau est l’un des trois vice-présidents. Après avoir ironisé sur le nombre de membres et leur complexe hiérarchie, il lui faut faire le constat que cette commission ne diffère pas des autres, malgré ses bonnes intentions: C’est […] le traditionnel privilège des commissions dites techniques, exécutives ou d’étude, qu’elles ignorent à peu près tout des questions soumises à leur compétence. Elles sont soigneusement recrutées parmi de très excellentes gens, dont le dévouement est absolu et touchant, dont les intentions sont très pures, mais qui ne sont au courant de rien, étant le plus souvent sans curiosité, et aussi étrangers qu’on peut l’être au mouvement de l’art contemporain. Pour éclairer et rassurer son jugement, pour affermir ses résolutions, la majorité d’une commission a toujours besoin de se référer à des opinions déjà exprimées, qui ont en quelque sorte force de loi, et qu’elle a pu lire dans les journaux et dans les revues de tout repos (ibid.: 357). Dans ces commissions règnent donc le bon goût bourgeois et le souci de la valeur sûre, tant sur les plans esthétique qu’économique. Il est avant tout demandé au praticien de savoir reproduire avec réalisme. Dans un tel contexte, Mirbeau ne parvient pas à imposer Maillol, car il ne peut assurer au principal contributeur que le sculpteur „saura faire une redingote“ à Zola (ibid.: 359). In fine, ces commissions s’avèrent plus prescriptives encore que l’Institut, car, étant le commanditaire, elles imposent ou tentent d’imposer leurs attentes à l’artiste, y compris lorsque celui-ci est d’un certain renom, comme Auguste Rodin. Mirbeau met ainsi sa plume au service de l’indépendance artistique du sculpteur face aux exigences du maire de Calais. Ce dernier avait commandé en janvier 1885 le groupe des Bourgeois de Calais pour commémorer l’épisode célèbre de l’histoire locale: la reddition de la ville le 3 août 1347, après onze mois de siège mené par Édouard III. Il s’agissait de célébrer l’acte sacrificiel de ces hommes offrant leur vie pour sauver celle de leurs concitoyens. Mais le comité est perturbé par le rejet des conventions esthétiques dans la maquette présentée par Rodin en juillet 1885 et émet des doutes. Rodin peut finalement exécuter son projet car la commission perd son moyen de pression financier: en 1886, la banque détenant le produit de la souscription fait faillite. Toutefois, une dernière discussion oppose le sculpteur à la mairie. Rodin envisage deux présentations possibles du groupe. Il s’agit soit de placer la sculpture sur un piédestal placé très haut permettant aux bourgeois de se dégager dans le ciel, soit de la placer à même le sol, sans piédestal. Quelques temps avant 284 Dossier l’inauguration des Bourgeois de Calais, Mirbeau se fait l’écho de cet enjeu dans un article du Journal le 2 juin 1895 intitulé „Sur Auguste Rodin“: Il me tarde de voir, en sa place choisie, ce monument incomparable, car la sculpture de M. Auguste Rodin a ceci de précieux que, les contours en étant savamment atmosphérés, elle double de beauté sous le ciel et dans la pleine lumière d’une place publique. J’espère aussi que la municipalité aura consenti aux désirs de l’artiste qui voulait pour son groupe une plateforme très basse, à peine élevée de quelques pieds au-dessus du sol et semblable, par l’absence d’architecture, à ces calvaires bretons d’un caractère si étrange et si puissant (Mirbeau 1895: 96-97). Pas plus la volonté de Rodin que le vœu de Mirbeau ne seront exaucés: la municipalité opte pour une solution médiane traditionnelle, un socle architecturé, peu élevé et entouré d’une grille. Elle ajoute également sur le monument une plaque à dimension pédagogique, surimposant à l’œuvre un discours historique et patriotique. Mais cette tyrannie bourgeoise n’est pas que l’apanage des commissions de mécènes ou des municipalités de province, elle règne aussi parmi les membres éclairés de la Société des Gens de Lettres, comme le montre le scandale de la statue de Balzac par Rodin. La querelle autour de cette commande devient le symbole de la défense de l’indépendance de l’artiste face au marché et aux commanditaires. Émile Zola, président de la Société des Gens de Lettres, lors de l’attribution du projet à Rodin, s’avère de plus en plus sceptique lorsque les recherches du sculpteur s’éloignent d’une approche mimétique et documentaire pour aller vers une esthétique de la déformation et de la suggestion, indexée sur celle de la Porte des Enfers (Gaudet 2012: 107-112). 6 Il quitte cependant la présidence de la société sans lancer aucune procédure officielle, charge qui revient à son successeur Jean Aicard. Ne pouvant rompre le contrat avec l’artiste pour des raisons esthétiques, ce dernier fait valoir la date de livraison comme clause juridique afin de dégager la société de ce projet trop audacieux. À une époque marquée par l’intrusion des productions industrielles dans la sphère de la création artistique, la lenteur de conception de Rodin devient le symbole de l’affirmation du champ de l’art sur celui du commerce. Pour Mirbeau, comme pour les défenseurs du sculpteur, ce ne sont pas les lois du marché mais celles de la création qui doivent imposer leurs délais. Dans une chronique au titre évocateur, „Ante porcos“, fidèle à sa verve de polémiste, il caricature la position de la Société des Gens de Lettres pour mieux l’opposer au génie créateur: Deux, trois, quatre projets sont par lui exécutés, qui ne le satisfont pas entièrement. Il cherche encore. Ce qu’a été le prodige de son travail, seuls le savent vraiment ceux qui, jour par jour, étape par étape, ont assisté à la réalisation du monument le plus achevé, le plus puissant, le plus pathétique qu’il ait été donné à un artiste de créer! … Mais qu’est-ce que c’est que cet artiste qui ne crée pas un chef-d’œuvre du premier coup? … Alors, on le poursuit, on le harcèle, on ne lui laisse ni trêve, ni repos (Mirbeau 1898: 213). L’implication de Mirbeau ne se limite pas aux colonnes du Journal, afin de défendre la liberté esthétique sur les exigences des commanditaires. Il est l’un des signataires de la lettre de soutien à Rodin envoyée le 13 mai 1898 à la Société des Gens de 285 Dossier Lettres à l’initiative de Mathias Morhardt. Il participe également à la souscription visant à racheter la statue pour l’installer dans Paris - et il cherche lui-même parmi ses relations de potentiels souscripteurs. 7 De telles innovations esthétiques sont donc généralement vouées à l’échec. Par conséquent, ces œuvres de commande nécessitent moins le recours à un artiste qu’à un entrepreneur. C’est sous ce trait que Mirbeau fait la satire de Denys Puech dans le texte accompagnant la caricature de Léopold Braun du numéro de l’Assiette au beurre intitulé „Têtes de Turcs“ (Mirbeau/ Braun 1902: 1020): Source: gallica.bnf.fr Denys Puech Le sculpteur - si tant est que l’on puisse dire de M. Denys Puech qu’il sculpte quoi que ce soit - le plus occupé du monde. Il n’est pas possible qu’un seul homme puisse faire, à soi seul, tant de bustes et tant de portraits en pied. Cela suppose d’immenses usines avec un outillage perfectionné. Pour ne point manquer de matière première, songe à faire le trust du marbre et du bronze, et de la ressemblance aussi. On prête à ce hardi industriel de ne vendre plus ses portraits qu’au moins par demi, et - exceptionnellement - par quart de douzaine. Le lauréat du grand prix de Rome de 1884, ancien élève des Beaux-Arts de Paris sous l’égide de Falguière et Chapu, se voit rapidement confier de nombreuses commandes par l’État, comme le buste de Jules Ferry (1895), celui de Sainte-Beuve (1898) ou encore celui d’Émile Loubet (1901). Il incarne aux yeux de Mirbeau l’archétype de l’artiste académique. Il commence donc par lui refuser la qualité de sculpteur pour en faire un „hardi industriel“ et filer la métaphore de l’entrepreneur: Puech n’a pas un atelier mais „d’immenses usines“ et pratique „le trust du marbre et du bronze, et de la ressemblance aussi“. L’hyperbate relègue l’esthétique mimétique caractéristique des monuments commémoratifs de la Troisième République au rang 286 Dossier de matière première. Le dessin de Léopold Braun représente le portrait de Denys Puech flottant devant un fond noir orné d’une série d’ébauchoirs dont la démultiplication suggère sa production pléthorique de commandes d’État. Le dialogue du texte et de l’image en fait le fossoyeur d’un art devenu un produit industriel et commercial au service d’un discours idéologique. Si Mirbeau tourne systématiquement en dérision les statues dédiées aux hommes politiques, il interroge les enjeux esthétiques et éthiques de ces monuments commémoratifs lorsqu’ils sont supposés immortaliser le génie artistique. La promotion d’une nouvelle esthétique et une nouvelle éthique de l’art monumental Octave Mirbeau dénonce l’uniformité et l’artificialité de l’esthétique mimétique qui prévalent dans les monuments officiels, car elles véhiculent, selon lui, plus de clichés sur le grand homme représenté qu’elles ne parviennent à en traduire l’humanité et la force créatrice, a fortiori quand il s’agit d’un artiste. En effet, comme Maurice Agulhon l’a mis en lumière, le statufié du XIX e siècle présente plusieurs caractères permanents et quasiment communs, qui s’appliquent également aux représentations d’artistes: le personnage, le plus souvent debout, est „ressemblant“ et vêtu à la mode de son temps - d’où le débat sur la redingote de Zola dans l’article „Sur la statue de Zola“ (Mirbeau 1904: 358-361). Caractérisé par des attributs de son métier ou de sa notoriété, il est exhaussé sur un socle de pierre travaillée et souvent accompagné d’une inscription destinée à expliquer le monument. Il peut être accompagné d’allégories ou de personnages secondaires positionnés selon une structure pyramidale suggérant la grandeur et l’apothéose du grand homme représenté dans sa gloire (Agulhon 1978: 158-161). C’est l’uniformité et l’uniformisation de cette statuaire réaliste conventionnelle que Mirbeau dénonce dans „Die offizielle Kunst in Frankreich“ (Mirbeau 1907b: 434-446). Il y présente au lectorat allemand, non sans ironie et regard critique, les institutions artistiques et muséales françaises et les causes de leur immobilisme. Cet article, publié dans la revue März en mai 1907, a la particularité de proposer la reproduction de monuments commémoratifs inaugurés durant la décennie 1896-1906. Mirbeau propose tout d’abord six vignettes de petites tailles donnant à voir un florilège emblématique de la statuomanie de la Troisième République. Les monuments sélectionnés, de facture académique, sont tous dus à d’anciens élèves de l’École des Beaux-Arts et mettent en scène des allégories traditionnelles et très explicitement symboliques. 8 L’unité de style qui se dégage de ces sculptures semble illustrer par l’exemple les arguments développés dans l’article. Les artistes sont représentés soit en buste à la manière de la statuaire antique, soit dans des poses méditatives héritées de la tradition romantique. Ils sont accompagnés d’allégories féminines: Musset est escorté de la Muse des Nuits, tandis que Gounod est entouré de trois héroïnes de ses plus célèbres opéras, Juliette, Marguerite et Sapho. Ces monuments à la gloire des grands hommes qu’honore la République sont raillés dans le corps du 287 Dossier texte. Mirbeau imagine une scène équivoque entre Musset et la Muse qui le surplombe. Il suggère qu’Ambroise Thomas, en peignoir de bain, est tellement navré d’être ainsi portraituré pour l’éternité qu’il semble prêt à sauter dans le cours de la petite rivière que l’administration a improvisée en son honneur au pied de l’ensemble sculpté. La satire permet de souligner l’échec de ces œuvres à traduire la complexité de l’artiste. Sont ainsi remis en cause l’aspect composite de ces groupes - entre réalisme et allégorisation peu subtile - et le caractère réducteur et artificiel des allégories. Ce sont exactement les mêmes critiques qu’il adresse à la maquette de la statue de Zola dans une ekphrasis suivie d’une scène parodique imaginant Alexandre Charpentier et Constantin Meunier tentant de composer le monument commémoratif pour lequel Mirbeau n’a su imposer la candidature de Maillol. Meunier incarne l’esthétique réaliste conventionnelle et Charpentier la dimension allégorique de cette statuaire, tandis que leur impossible collaboration symbolise le caractère artificiel et inopérant de cet art composite: Le monument était tel. Un Émile Zola, debout, oratoire, dramatique, étriqué, en veston d’ouvrier, en pantalon tirebouchonné, un Zola sans noblesse et sans vie propre, où rien ne s’évoquait de cette physionomie mobile, ardente, volontaire, timide, si conquérante et si fine, rusée et tendre, joviale et triste, enthousiaste et déçue, et qui semblait respirer la vie, toute la vie, avec une si forte passion. Derrière ce Zola, banal et pauvre, une Vérité nue étendait les mains. À droite, un mineur; à gauche une glèbe. L’intention était quelconque. On voit qu’elle ne dépassait pas la mentalité des artistes officiels. Et tout cela se groupait assez mal (Mirbeau 1907a: 359). Face à ce type codifié et institutionnalisé de sculpture, Mirbeau défend une nouvelle esthétique de la représentation du grand homme, et plus particulièrement de l’artiste, qui se concrétise dans les réalisations de Rodin: le refus de l’allégorie et la représentation de l’universel dans le particulier, la représentation de l’idée dans la forme et la matière. C’est cet art qu’il reconnaît et loue dans Les Bourgeois de Calais: „[p]our représenter la passion, la douleur, la pensée même, il n’a plus besoin de recourir à l’allégorie, cette tare des sculpteurs pauvres d’idées et de métier, il n’a besoin que de la forme. Et par la seule forme, il atteint à l’émotion totale“ (Mirbeau 1900: 261). En effet, les six personnages incarnent la variété des réactions humaines face à une mort annoncée, de la résignation au désespoir en passant par la confiance et l’abandon. Par ailleurs, Rodin apporte une innovation dans le genre du monument commémoratif en rompant avec la composition pyramidale traditionnelle, qui répondait au sentiment d'exaltation propre à la célébration officielle. A contrario, le sculpteur place tous les personnages au même niveau, comme un cortège en mouvement. Pour Mirbeau, dans cette composition, l’empathie et l’admiration devant la souffrance humaine universelle s’opposent à l’héroïsation patriotique du sacrifice et à la dimension didactique: „[i]l n’y a que des attitudes, des expressions, des états d’âme. Les bourgeois partent. Et le drame vous secoue de la nuque aux talons“ (Mirbeau 1895: 96). En ne privilégiant aucun personnage, Rodin oblige le spectateur à tourner autour du monument pour en apprécier tous les angles et toutes les nuances. En outre, en supprimant le piédestal, il modifie l’intégration du groupe dans 288 Dossier l’espace et par là sa réception: les bourgeois du Moyen Âge s’intègrent de plain-pied dans la communauté civique contemporaine, sans nulle inscription ou plaque explicative. 9 Dans le cas particulier de la représentation d’un autre artiste, Mirbeau s’appuie encore une fois sur les productions de Rodin, et plus particulièrement son Balzac, pour déterminer ce qui traduit le génie créateur. Ce n’est pas la ressemblance, le mimétisme mais l’interprétation du génie de l’artiste représenté par le génie du sculpteur: „il s’agit, pour l’artiste, non d’une ressemblance photographique, mais de quelque chose de plus grand, de plus vrai: d’une interprétation, l’interprétation humaine d’un génie par un autre génie“ (Mirbeau 1898: 212). Mirbeau apprécie particulièrement la dimension humaine et fraternelle des œuvres commémoratives de Rodin que son art de la synthèse et de la simplification des formes met en valeur. Si Zola s’est montré dubitatif lorsque Rodin s’est écarté des recherches naturalistes dans la conception de la statue de Balzac, Mirbeau a apprécié le travail de simplification opéré au fil des études du sculpteur: l’ample manteau enveloppe la figure et absorbe les détails au profit d’une forme concentrée culminant vers le visage. C’est en ces termes qu’il défend cette statue qui n’est pas seulement un hommage à Balzac mais aussi l’expression du ‚rêve‘ de Rodin: „La statue sera, en quelque sorte, la synthèse de l’œuvre formidable par l’homme; par la ligne grandiose et triomphale, par la forme belle et serrée, il faut arriver à exprimer l’apothéose de cette puissance douloureuse, tourmentée et dominatrice que fut Balzac“ (ibid.). Mais la trop grande humanité de ces œuvres ne saurait convenir à la solennité de l’hommage républicain, dont Mirbeau se méfie autant que des hommages religieux. C’est ce qui explique, selon lui, le refus du monument de Victor Hugo commandé à Rodin pour le Panthéon, sa dimension trop humaine ne s’accordant pas à la grandiloquence des lieux. Dans une lettre de juillet 1890 adressée au sculpteur, il ironise sur les attentes de la commission, avant de tourner en ridicule la production de Dalou, qui lui a été préférée: „Ils eussent voulu que vous représentiez Victor Hugo avec une tête d’ange, et brisant une plume sur une plaque d’airain” (Mirbeau 2009: 249). Mirbeau ne peut que se montrer critique face aux monuments commémoratifs de la Belle Époque. Pour l’écrivain anarchiste, la statuomanie ne véhicule que des valeurs contestables tant sur les plans idéologique qu’esthétique. Ses écrits défendant les monuments de Rodin révèlent cependant l’espoir de voir s’inscrire dans l’espace public de véritables chefs-d’œuvre, sublimant moins les grands hommes pour euxmêmes que pour la part d’humanité qu’ils incarnent à un plus haut degré. À cette condition, Paris et les villes de province pourraient se muer en musées démocratiques parce qu’accessibles à tous les citoyens. Agulhon, Maurice „La ‚statuomanie’ et l’histoire”, in: Ethnographie française, t. 8, 2-3, 1978, 145- 172. Baedeker, Karl, Manuel du voyageur. Belgique et Hollande, y compris le Luxembourg, Paris, Ollendorff‚ 1905. Blanc, Charles, Grammaire des arts et du dessin, 4 e ed., Paris, Renouard, 1881. 289 Dossier Gaudet, Guillaume, „Le Balzac de Rodin. Le ciseau et la plume“, in: Sociologie de l’Art, 2012, 1, 101-123. Mirbeau, Octave / Braun, Léopold, L’Assiette au beurre, 61, 31 mai 1902: „Têtes de Turcs“. Mirbeau, Octave, „Sur les commissions“, Le Figaro, 10 août 1890, in: id., Combats esthétiques, t. 1, Paris, Séguier, 1990, 399-404. —, „Sur Auguste Rodin“, Le Journal, 2 juin 1895, in: id., Combats esthétiques, t. 2, Paris, Séguier, 1993, 96-102. —, „Ante porcos“, Le Journal, 15 mai 1898, in: id., Combats esthétiques, t. 2, 212-217. —, „Ce que c’est que la gloire“, Le Journal, 8 décembre 1901, in: id., Combats esthétiques, t. 2, 304-307. —, „Sur la statue de Zola“, novembre 1904, in: id., Combats esthétiques, t. 2, 357-366. —, La 628-E8, in: Œuvre romanesque, t. 3, Paris, Buchet-Chastel, 2001 [1907]. —, „Die offizielle Kunst in Frankreich“, in: März, mai 1907, in: id., Combats esthétiques, t. 2, p. 434-446. —, Correspondance générale, t. 3, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009. Sniter, Christel, „La guerre des statues. La statuaire publique, un enjeu de violence symbolique“, in: Sociétés et représentations, 11, 2001, 263-286. Vaisse, Pierre, Deux façons d’écrire l’histoire. Le legs Caillebotte, Paris, Ophrys, 2014. 1 Maurice Agulhon rappelle que, dès le Second Empire, les travaux d’urbanisme du baron Haussmann ont dégagé des espaces qui rendent possible le développement de l’ornementation urbaine. Il s’agit tout aussi bien des places mises en valeur par les nouveaux axes de circulation et de perspective du Paris haussmannien - comme la place de l’Opéra ou la place des Pyramides, qui accueille la Jeanne d’Arc de Frémiet le 20 janvier 1874 - que du développement des jardins et espaces verts publics (Agulhon 1978: 145-172). 2 Mirbeau est chroniqueur pour Le Figaro, L’Écho de Paris, Le Gaulois ou encore Le Journal. 3 Les articles consacrés à la statue de Zola, écrits en novembre 1904 pour La Revue, ne sont cependant pas publiés (Mirbeau 1904: 357-372). Ces manuscrits, conservés dans les archives Durand-Ruel, ont cependant été remaniés et intégrés au récit de voyage La 628-E8, publié en 1907. 4 Henry Houssaye, critique et historien, a pour sujet de prédilection Napoléon Ier et l’Empire. Mirbeau lui a consacré un article parodique intitulé „ À Waterloo“. Il s’agit d’une interview imaginaire, publiée le 6 septembre 1896 dans Le Journal. 5 Pierre Vaisse a montré comment Octave Mirbeau a participé à créer durablement la légende noire entourant les institutions étatiques lors du legs Caillebotte (Vaisse 2014). 6 Pour plus de détails sur la dimension symbolique de cette querelle qui anime aussi bien le milieu artistique que littéraire, cf. Gaudet 2012: 101-123. 7 L’indépendance de l’artiste et son amitié pour Rodin primant, Mirbeau soutient encore Rodin lorsque ce dernier décide de garder le Balzac. Mirbeau n’hésite pas à lui écrire dans une lettre du début du mois de juin 1898: „Envoyez promener Morhardt: soyez calme et ne vous inquiétez plus“ (Mirbeau 2009: 430). 8 Alexandre Falguière, professeur à l’École des Beaux-Arts et membre de l’Académie, est présent avec le monument d’Ambroise Thomas, inauguré en 1900. Son élève, Antonin Mercié, est à l’honneur avec le monument de Musset, achevé en 1900 et inauguré en 1906, et celui de Gounod terminé en 1903. Deux élèves de Jules Cavelier, professeur des Beaux- Arts de Paris, sont représentés: Henri Gauquié avec le monument de Watteau et Raoul 290 Dossier Verlet avec celui de Maupassant, datant tous deux de 1896. Louis Barrias ferme la marche avec l’ensemble consacré à Victor Hugo pour la célébration du centenaire de 1902. 9 Les Bourgeois de Calais sont actuellement visibles dans les jardins du musée Rodin sans piédestal, selon le vœu de Rodin.