eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Sorcières et sorcellerie dans les contes de Mirbeau

2018
Romain Enriquez
ldm43170-1710273
273 Dossier Romain Enriquez Sorcières et sorcellerie dans les contes de Mirbeau On ne compte plus les études portant sur la femme ensorceleuse, si typique de Mirbeau et de la fin de siècle, qu’elle prenne les traits de Méduse (Herzfeld 1992), de la sadique (Margat 2002), de la diabolique (Michel 2004) ou - ce qui revient souvent au même - de l’hystérique (Marquer 2005). En revanche, la ‚vraie‘ sorcière n’a jamais fait l’objet d’aucune étude dans les contes de Mirbeau, alors même qu’elle est par excellence un personnage de conte. Nous voudrions, pour cette fois, laisser de côté les Clara et les Clarisse, les Juliette et les Marguerite, les Clotilde et les Célestine, tous ces avatars majeurs ou mineurs de la femme fatale mirbellienne, pour aller droit à l’autre versant de la sorcellerie. De fait, on peut constater avec Gilbert Durand que la sorcière „polarise le développement imaginaire et mythique de deux régimes diamétralement opposés“ (Durand 2016: 412): la toujours belle et jeune d’un côté, la déjà vieille et laide de l’autre. Et ce dernier pôle est plus maudit que le premier, puisqu’il respire le mal sans dégager le parfum de la séduction. Asexualisé, il semble quasi asexuel: à l’inverse de La Sorcière (1862) de Michelet qui s’entend en écho à La Femme (1859), sorcière et sorcier peuvent s’y conjoindre en un seul archétype dont le genre n’est pas décisif; on voit même des sorcières emprunter des traits masculins. 1 Renonçant donc aux charmes de l’ensorcellement au féminin, nous proposons dans cet article un voyage en sorcellerie à travers une série de contes de Mirbeau parus entre 1885 et 1900. Quoiqu’ils aient été rebaptisés ‚cruels‘, leur cruauté émane moins des personnages de sorcière que de ceux qui les regardent comme tels, de sorte que les instigateurs des procès en sorcellerie se retrouvent eux-mêmes au centre du procès tenu par le conteur. Des êtres noirs bien pâles On peut d’abord se livrer à une rapide recension des sorciers et sorcières mentionnés dans les contes, ou plutôt de ceux qu’on appellera par provision les suspects de sorcellerie. Nous avons un homme qui vit seul avec des corneilles („Les corneilles“) et deux femmes qui vivent seules avec leurs chats („La folle“, 1892, et „La vieille aux chats“, 1900); puis nous croisons un rebouteux qui ressemble à un Charles Bovary chanceux („Le rebouteux“, 1887) et un médecin qui n’est sorcier que dans l’hallucination du patient („La chambre close“, 1882); enfin, nous trouvons un sorcier qui ne sait pas guérir („Rabalan“, 1886) et une sorcière qui se trompe dans sa prédiction („L’enfant“, 1885). À chacune de ces occurrences, la figure sorcier-sorcière est suivie d’un modalisateur, s’insère dans une analogie ou est accompagnée, comme dans „Rabalan“, par un style indirect libre à la Flaubert: „Le sorcier imposait les mains sur les malades; les malades donnaient une gifle au sorcier, et ils s’en retournaient guéris. Cela coûtait deux sous“ (Mirbeau 2000: I, 319). 274 Dossier Ceux que nous appelons les suspects de sorcellerie sont donc loin d’en être convaincus, aux deux sens du terme. Ils n’ont d’autre pouvoir que celui d’effaroucher les honnêtes gens, presque à leur insu, quand ce ne sont pas eux qui les craignent; ils ne brillent jamais par leur intelligence ou par des pouvoirs magiques; enfin, même leurs manies sont anodines et compréhensibles, comme celle de s’entourer d’animaux chez les vieilles qui supportent mal la solitude. Le métier de sorcier ressemble à un sacerdoce: les héros falots de „Rabalan“ 2 et du „Rebouteux“ abjurent bien vite leur peu de foi. C’est la marque des sorciers et sorcières de Mirbeau de ne jamais se désigner comme tels. Encore sont-ils soupçonnés de sorcellerie par des êtres tout aussi suspects. Que ce soit le docteur Bertram de „La chambre close“ qui, „comiquement coiffé d’une cornette de religieuse, enfourchait un cadavre tout nu, qui sautait à petits bonds, se cabrait, poussait des ruades“ (ibid.: I, 251), ou encore la femme de „La tête coupée“ (1885) dont le nez remue et dont le menton „a complètement disparu dans la bouche“ (ibid.: I, 291), le narrateur est un criminel et ses visions d’horreur tiennent de l’hallucination ou, comme a pu le montrer Robert Ziegler (Ziegler 2002), de la paranoïa. Autrement dit, ces visions de sorcière n’entrent dans le régime de la description naturaliste qu’au titre de réalités psychiques (cf. Enriquez, à paraître). En revanche, pour les suspects qu’accuse une majorité, l’accusation de sorcellerie est bien réelle, donnant à ces êtres maudits une importance accrue, mais qui s’avère toujours exagérée. Loin d’avoir choisi leur solitude, ils la subissent; à défaut d’être mi-hommes, mi-boucs, ils apparaissent comme les boucs émissaires de la communauté. Mi-hommes, mi-boucs émissaires Cette expression attestée dès le XVII e siècle est rare dans la période que nous étudions. Saint-Pol Roux écrit en novembre 1886 un poème intitulé „Le bouc“, qu’il dédicace à Richepin et qui sera publié isolément en volume en 1889. Toutefois, l’expression ‚bouc émissaire‘ est loin d’avoir le succès que lui assurera Frazer dans la troisième édition du Rameau d’or en 1913. Aussi bien ne la rencontre-t-on jamais dans le corpus fictionnel de Mirbeau. Il nous livre pourtant cette clé d’interprétation dès 1885 avec „Le crapaud“, véritable allégorie de l’émissaire, à l’image du poème de Tristan Corbière. 3 Le narrateur du „Crapaud“ fait preuve de compassion et d’humanité envers l’être qui serait le plus haï de la création, plus ignoble encore que le corbeau: il dégoûtera même les pensionnaires d’un asile dans „Un fou“ (1895). 4 On relève toutefois un paradoxe. Bien qu’il soit censé porter seul la culpabilité, il s’insère dans une sorte de communauté d’émissaires: „Notre histoire, me dit le crapaud, est pleine de choses lamentables et merveilleuses. On nous déteste, mais nous intriguons beaucoup les gens…“ Cette dernière antithèse retourne le complément d’objet „nous“ en sujet grammatical et permet reconquête affirmative de soi à l’intérieur d’une contre-société. 275 Dossier Le bouc émissaire intrigue donc: sa désignation répond à un étonnement initial, à une incapacité de comprendre, qui tient pour une large part à l’ignorance; elle n’est d’ailleurs pas universellement partagée. Ainsi, dans Le Calvaire (1886), quand le narrateur enfant s’évanouit à la vue d’un carreau noir, il n’y a que la bonne pour croire qu’il y a de la sorcellerie là-dessous: „C’est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante, yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé… C’est donc qu’il est sorcier! “ (Mirbeau 1886: 23). La mère, encore qu’elle soit „instinctivement portée vers le mystérieux et le fantastique“, ne lui prête pas foi, et l’épisode ne sera jamais clairement expliqué. Pareillement, dans L’Abbé Jules (1888), en dépit de la méfiance qu’ils vouent à l’oncle Jules, les parents du narrateur restent sourds aux élucubrations qui créent une légende noire autour de l’abbé: Il semblait que les arbres d’alentour, revêtaient des formes insolites, que les champs se soulevaient en ondulations menaçantes, et que les oiseaux, sur les branches, envoyaient aux passants, avec des regards cyniques de bossus, d’étranges chansons infernales. La bibliothèque, aussi, prenait, dans l’imagination populaire, affolée par les racontars des deux bonnes, des proportions et un caractère démoniaques. On se représentait mon oncle, vêtu ainsi qu’un sorcier, évoquer des sortilèges, tandis que ses livres, s’animant d’une vie sabbatique, glissaient comme des rats, miaulaient comme des chouettes, sautaient comme des crapauds, autour de lui. Chez nous, les choses n’apparaissaient pas avec cette poésie magique (Mirbeau 1888: 220). Le „nous“ englobe cette fois une contre-communauté d’esprits forts qui se distinguent de la rumeur populaire. Dans les contes, où les personnages sont moins nombreux, cette mise en doute de l’opinion est plutôt individuelle et incombe au narrateur - au risque de ne pas peser bien lourd, voire de survenir trop tard, comme dans „La folle“, pour qu’il soit plus qu’un témoin des faits. Surtout les personnages des contes n’ont pas, loin s’en faut, l’aura de l’abbé Jules; ils ne jouent pas un rôle aussi prépondérant dans l’histoire. Dès lors, que leur reproche-t-on et en quoi suscitent-ils l’effroi? D’abord, ce sont des étrangers: „Cela ne constitue-t-il pas, même pour un oiseau, le plus grand des crimes, tout au moins la plus ineffaçable des tares? “, raille le narrateur d’„Enfin, seul! “ (Mirbeau 2000: I, 240). La tentation est grande d’y voir une histoire de circonstance dictée par l’affaire Dreyfus, d’autant que Clemenceau évoque alors le „bouc émissaire du judaïsme“ sur qui „tous les crimes anciens se trouvent représentativement accumulés“ (Clemenceau 1899: 296). Il arrive que Mirbeau y fasse allusion aussi explicitement que dans „Enfin, seul! “ et bien sûr dans Le Journal d’une femme de chambre (1900). Pourtant, il convient d’en déduire l’inverse: Mirbeau a été dreyfusard parce que l’affaire Dreyfus répondait à une situation qu’il avait anticipée et décrite de longue date dans ses récits brefs. Prenons seulement trois exemples dans le corpus de contes. À la fin de „La vieille aux chats“, récit paru en 1900, on trouve certes mention du Petit Journal (Mirbeau 2000: I, 496), mais l’héroïne récupère les caractéristiques de „La folle“ en 1892. 276 Dossier „Paysage de foule“, également paru en 1900 et qui fait allusion à l’affaire Dreyfus, n’est que la deuxième version d’un conte du même nom qui date de 1894: il raconte un processus (ou un procès) similaire avec M. Rodiguet, à l’origine dénonciateur, mais qui finira arrêté par la police. Enfin, le conte qui a pour titre un point d’interrogation et qui décrit le Juif en sorcier moderne - „le nez crochu, la barbe en fourche, l’œil miteux“ (Mirbeau 2000: II, 275) - date aussi de 1894. Au demeurant, il brode sur un stéréotype qui hante tout le XIX e siècle depuis l’Ahasvérus (1833) d’Edgar Quinet. L’étranger n’est donc pas uniquement le juif; c’est le marginal, catégorie composite dans laquelle Pierre Michel range les fous et les vagabonds (Michel 2002), qui étaient activement pourchassés en ce dernier quart de siècle par le corps médical et les pouvoirs publics. 5 Aussi faut-il poursuivre l’enquête et se retourner contre ceux qui mettent à la marge cet être appelé sorcier ou sorcière. Là où Michelet accusait le christianisme d’avoir créé la sorcière, notamment en entretenant la hantise de la femme, Mirbeau reprend l’instruction du procès en un sens plus général: il n’établit pas de distinction de sexe ou de religion quant à l’identité du bouc émissaire, et il place au banc des accusés la foule accusatrice en tant que telle. Au lieu de répéter l’essai de Michelet, on pourrait dire qu’il en annonce un autre tout aussi célèbre, celui de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules (Le Bon 1895). La sorcière, c’est la foule Contrairement à un préjugé tenace, Gustave Le Bon n’est pas un précurseur mais un vulgarisateur de la psychologie des foules. Non seulement des médecins et des sociologues s’y étaient essayés 6 avec des arrière-pensées idéologiques contre la République, mais la littérature avait montré la voie. Nerval observait déjà dans sa nouvelle „Isis“, recueillie dans Les Filles du feu en 1854, qu’il „se mêle toujours à la foule en rumeur un élément hostile ou étranger qui conduit les choses au-delà des limites que le bon sens général aurait imposées“ (Nerval 1993: 514). Et comment ne pas penser aux Contes cruels (1883) de Villiers de l’Isle-Adam, tel „Vox populi“, qui condamne la bêtise et l’instabilité des foules? La foule n’est donc pas la somme des éléments qui la composent; elle porte en soi un ‚autre‘, un étranger qui l’aliène. C’est pourquoi, dans Le Horla (1887) de Maupassant, dont on sait que Mirbeau lui emprunte plusieurs titres de nouvelles, le jugement du narrateur sur la volatilité de la conscience politique du peuple (le 14 juillet, jour de la fête de la République) était astucieusement suivi par le compte rendu d’une séance d’hypnose (le 16 juillet). Mais revenons à notre auteur. On sait que la foule est un sujet d’écœurement pour le jeune Sébastien Roch: „La foule grossit, poussée là par un même instinct sauvage, car c’est maintenant une foule. Elle me paraît absolument hideuse“ (Mirbeau 1890: 295). Cet organisme social ressemble moins au pauvre crapaud du conte éponyme qu’à une araignée objectivement repoussante. Le seul récit où Mirbeau puise à la veine d’un Jérôme Bosch, sobrement intitulé „Conte“ (1886), décrit la marche triomphale de la Nouvelle année. Cette allégorie de la foule moderne est présentée 277 Dossier comme „une petite vieille, à la démarche de sorcière toute ratatinée, cassée en deux, et qui, péniblement, cheminait, s’aidant d’une faux comme d’un bâton“ (Mirbeau 2000: II, 211). Ainsi, dans les contes de Mirbeau, l’équivalent ou la transposition moderne des scènes de sabbat résiderait en ce qu’il appelle, en 1894 et en 1900, les „paysages de foule“. La foule est par essence corrompue, diabolique, malfaisante. Lorsque, dans „La peur de l’âne“ (1900), elle prend la défense de la bête maltraitée par un maître cruel, le conteur y voit l’exception qui confirme la règle: „Elle prenait parti pour le petit âne contre l’homme, car c’était, exceptionnellement, une bonne foule“ (ibid.: I, 490). L’espace d’un instant, la sorcière est redevenue bonne fée, comme elle pouvait l’être au Moyen Âge, où sa fonction d’accoucheuse ou de médecin pouvait être socialement acceptée (cf. Ehrenreich/ English 2015). Parmi la foule moderne, Mirbeau attaque en particulier l’institution médicale, qui a pris le relais du pouvoir religieux dans l’encadrement des individus à l’âge républicain. Ainsi n’y a-t-il plus de possédée du diable: la vieille aux chats est désormais une „monomaniaque des bêtes“ (Mirbeau 2000: I, 495), semblable au docteur Héraclius Gloss de Maupassant, et M. Rodiguet semble „en proie à une attaque d’épilepsie“ (ibid.: I, 411) dans le premier „Paysage de foule“. En conséquence, dans „La folle“, le sorcier en chef est le médecin, investi du pouvoir de faire interner les marginaux par un simple rapport 7 - en connivence avec le maire qui entend récupérer la maison de la pauvre femme. La pensée mirbellienne de la foule comme opérateur de sorcellerie trouve enfin à s’exprimer avec force dans son dernier roman, Dingo, qui, par une concordance étonnante, paraît la même année (1913) que „Le bouc émissaire“ de Frazer: Leurs petits malheurs de famille, leurs déceptions, leurs coups manqués, la baisse du foin, l’enchérissement du pétrole et du sucre, les paysans en rendaient responsable le pauvre Dingo, comme s’il n’avait pas assez de ses propres crimes. Il faut que les hommes, les paysans, surtout, qui sont toujours menés par l’idée de la divinité et qui n’admettent point la puissance et l’anonymat de l’élément, incarnent dans une figure haïe leurs mécomptes et leurs misères (Mirbeau 1913: 292). Mirbeau occupe une place singulière dans la littérature fin de siècle: il ne cherche pas dans la sorcellerie, comme Huysmans, une „compensation aux dégoûts de la vie quotidienne“, 8 pas plus qu’il ne partage les hantises horrifiques, mais au fond pleines de jouissance, d’un Léon Bloy (cf. Herzfeld 2010). La sorcière est pour lui une figure mythique qu’il est dangereux de conserver à l’âge moderne, fût-ce pour le goût du folklore: elle fait appel aux pires instincts d’une foule qui, pour le coup, est vraiment ensorcelée. C’est pourquoi l’on peut discerner, à travers ces contes d’apparence anodine, ce que Barthes entrevoyait dans La Sorcière de Michelet: „l’esquisse exacte d’une science nouvelle du social“ (Barthes 1964: 124). Le récit de fiction est, au même titre que l’essai, producteur de savoir au XIX e siècle. L’engagement de Mirbeau pour Dreyfus n’aura pas la même portée que celui de Zola, mais il 278 Dossier vient de plus loin, et notamment de son œuvre littéraire: en cela, le polémiste rencontre le conteur, comme l’intellectuel d’âge mûr ne fait qu’un avec l’enfant terrible. Barthes, Roland, Préface à La Sorcière [Jules Michelet] (1959), reprise dans Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, 112-124. Clemenceau, Georges, Vers la réparation, Paris, Stock, 1899. Dubourdieu, Victor-Charles, Automatisme ambulatoire de la dromomanie des dégénérés, Bordeaux, Cassignol, 1894. Durand, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 2016 [1960]. Ehrenreich, Barbara / English, Deirdre, Sorcières, sages-femmes et infirmières: une histoire des femmes soignantes, Paris, Cambourakis, 2015 [1976]. Enriquez, Romain, „Le Calvaire de Mirbeau, roman halluciné? Les paradoxes d’un réalisme psychique“, in: Les Paradoxes d’Octave Mirbeau, Paris, Classiques Garnier, à paraître. Herzfeld, Claude, La Figure de Méduse dans l’œuvre d’Octave Mirbeau, Paris, Nizet, 1992. —, „Mirbeau et Léon Bloy: convergences“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 17, 2010. Laborde, Jean-Baptiste, „Les hommes et les actes de l’insurrection de Paris devant la psychologie morbide“, in: Annales médico-psychologiques, t. VII, 1872. Le Bon, Gustave, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895. Margat, Claire, „Sade avec Darwin. À propos du roman d’Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices (1899)“, in: Analyse Freudienne Presse, 6, 2002. Marquer, Bertrand, „L’hystérie comme arme polémique dans L’Abbé Jules et Le Jardin des supplices“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 12, 2005. Michel, Pierre , „Octave Mirbeau et la marginalité“, in: Recherches sur l’imaginaire, 29, 2002, 93-103. —, „Mirbeau et Charcot: la vision du Diable“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 11, 2004, 53-67. Mirbeau, Octave, Le Calvaire, Paris, Ollendorff, 1886. —, L’Abbé Jules, Paris, Ollendorff, 1888. —, Sébastien Roch, Paris, Charpentier, 1890. —, Dingo, Paris, Fasquelle, 1913. —, Contes cruels, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres, 2000. Nerval, Gérard de, Les Filles du feu, in: id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. III, 1993. Sardina, Massimiliano, „Ti rendo il male! Rabalan, un racconto crudele di Octave Mirbeau“, in: Amedit, 33, 2017, 6-7. Taine, Hippolyte, Les Origines de la France contemporaine, Paris, Hachette, 1876. Tissié, Philippe, Les Aliénés voyageurs. Essai médico-physiologique, Paris, Doin, 1887. Ziegler, Robert, „Le naturalisme comme paranoïa chez Mirbeau“, in: French Forum, 2002, 27, 49-60. —, Satanism, Magic and Mysticismin Fin-de-siècle, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012. 1 Notamment dans „La Folle“ et „La Vieille aux chats“, dont on parlera plus loin. 2 Cf. à ce sujet Sardina 2017. Il présente le personnage de Rabalan comme „un povero diavolo cui l’intero paese ha affibbiato lo stigma di stregone“. 3 Le poème „Le Crapaud“ était paru dans le recueil Les Amours jaunes en 1873. 4 „Il faut pourtant demander qu’on ne nous serve plus de crapauds dans notre soupe“ (Mirbeau 2000: I, 180). 279 Dossier 5 Le premier psychiatre à s’y intéresser est probablement Philippe Tissié (Tissié 1887). Suit la thèse de Victor-Charles Dubourdieu (Dubourdieu 1894). Il doit le terme „dromomanie“ au docteur Régis, dont il fut l’un des étudiants à Bordeaux, mais en généralise la portée. Ce phénomène de dromomanie avait aussi été rapporté par Maupassant dans la nouvelle „La Nuit“ (1887). 6 Cf. Laborde 1872, et surtout le premier tome de Taine 1876. 7 La loi accordant aux aliénistes la prérogative de l’internement en asile avait été votée en 1838; les pouvoirs publics avaient consulté plusieurs aliénistes éminents, comme Esquirol. 8 Michel de Lézinier, Avec Huysmans. Promenades et souvenirs (cité par Ziegler 2012: 1). 280 Dossier Marie-Bernard Bat Octave Mirbeau et la statuomanie à la Belle Époque: „Nos grands hommes n’ont vraiment pas de chance posthume…“ „Nos grands hommes n’ont vraiment pas de chance posthume…“, tel est le jugement sans appel d’Octave Mirbeau dans l’article „Ce que c’est que la gloire“, consacré à la statue exécutée par Louis-Ernest Barrias à l’occasion des célébrations du centenaire de la naissance de Victor Hugo (Mirbeau 1901: 304). Cette prise de position est ancrée dans le débat contemporain d’une industrialisation de la sculpture liée au développement des statues commémoratives dans l’espace public. Si la statuomanie ne naît pas sous la Troisième République, elle atteint cependant son apogée sous ce régime démocratique, tant sur les plans idéologique que numérique. 1 En effet, cette République, encore jeune, est en quête de légitimité par la glorification des grands personnages de l’histoire de France et la diffusion d’un modèle social méritocratique bourgeois. Se met ainsi en place un processus de démocratisation des honneurs. Marianne, les hommes politiques républicains, les grands écrivains et les bienfaiteurs locaux font leur apparition dans un espace public progressivement laïcisé: ces statues se substituent ou font pendant, à Paris comme en province, aux calvaires et autres emblèmes religieux. Ces monuments sont donc le vecteur de valeurs à la fois idéologiques et patriotiques, particulièrement après la défaite de 1870. La représentation des grands hommes se doit de diffuser une certaine esthétique, mais se veut avant tout un hommage instructif, se faisant le relais concret des images des livres d’histoire. Charles Blanc, qui fut directeur des Beaux-Arts, théorise cette fonction didactique dans sa Grammaire des arts et du dessin, publiée en 1881. La dimension esthétique se trouve ainsi soumise à la visée didactique voire idéologique: La sculpture est un puissant moyen d’éducation publique, parce que ses créations éternisent parmi les hommes la présence d’une beauté supérieure dans les formes visibles et tangibles qui manifestent l’esprit. […] L’enfant même qui joue dans nos jardins au pied des statues se pénètre peu à peu, et sans en avoir conscience, de ces idées générales, qui sont les seules généreuses. Il gardera toute sa vie les premières impressions qu’auront produites sur sa jeune âme ces figures héroïques (Blanc 1881: 331 et 333). L’âge d’or de cette politique de décoration se situe plus particulièrement entre les années 1870 et 1914. Dans Paris, par exemple, cent cinquante statues sont érigées durant cette seule période, contre seulement vingt-six entre 1815 et 1870 (Sniter 2001: 263). Or, la fin du XIX e siècle et le début du XX e siècle, période durant laquelle Mirbeau écrit dans les journaux à grand tirage, constituent une période charnière paradoxale. 2 Maurice Agulhon souligne qu’alors „la pratique des glorifications monumentales est encore assez vivace pour exciter des passions, tandis que pourtant 281 Dossier elle est déjà assez étendue et vulgarisée pour susciter la dérision“ (Agulhon 1978: 158). L’écrivain anarchiste qu’est Octave Mirbeau pourrait se réjouir de la présence pour tous, dans l’espace public, d’œuvres d’art, la dimension esthétique de ces monuments étant revendiquée, nous l’avons vu, par Charles Blanc. Il ne peut cependant que déplorer la piètre qualité artistique de ces productions et la soumission de l’art à la dimension idéologique. L’écrivain-journaliste, dont la verve pamphlétaire n’est plus à démontrer, participe pleinement à cette entreprise iconoclaste dans des articles développant une réflexion plus générale sur les relations entre l’art et l’État. Si Mirbeau semble, tout d’abord, traiter par le mépris ces monuments commémoratifs, il entre cependant dans le débat en dénonçant le système des commissions d’attribution et l’esthétique académique de ces monuments de commande. Face à ces productions uniformisées, il défend enfin une nouvelle esthétique monumentale où l’art prime. Un silence relatif et sélectif Les articles de Mirbeau consacrés aux statues et monuments commémoratifs sont assez peu nombreux en regard de la production de l’époque. Dans la plupart de ses écrits, il n’aborde d’ailleurs que les mémoriaux consacrés aux grands écrivains ou aux artistes qu’il juge digne d’admiration. Il ne s’abaisse pas à évoquer les monuments dédiés aux hommes politiques ou aux événements historiques - exception faite de la Jeanne d’Arc de Frémiet, pour mieux la critiquer. L’art, même s’il ne doit pas être coupé de la réalité, ne saurait être instrumentalisé et transformé en outil de propagande. C’est donc le silence qui domine avant tout en cette matière. Pour que Mirbeau daigne mettre sa plume au service d’un monument commémoratif, il faut que le ‚grand homme‘ statufié, ainsi que l’artiste amené à l’immortaliser, soient dignes de son admiration. Il semble que cette double exigence ne se soit présentée qu’à trois reprises. Dans les deux premiers cas, il s’agit de défendre Rodin, artiste cher à Mirbeau: tout d’abord lors du refus de la statue de Victor Hugo, puis durant l’épineuse affaire de la statue de Balzac réalisée par le même Rodin. L’écrivainjournaliste reprend la plume pour défendre Maillol lors de l’attribution du monument commémoratif consacré à Zola. 3 Le meilleur exemple de ce silence évocateur est mis en scène, dans le récit de voyage intitulé La 628-E8, lors des pérégrinations mirbelliennes sur le site de Waterloo. Ce site est riche en monuments commémoratifs comme l’indique la notice du guide Baedeker de 1905. Ce guide touristique détaille avec force informations chiffrées les lieux et les étapes de la bataille. Les monuments qui ponctuent le champ de bataille y sont égrainés comme autant de stations épiques dédiées à la mémoire des héros des deux camps. Cette notice attire plus particulièrement l’attention du visiteur sur le monument de Gérôme dédié à L’Aigle blessé, dont le discours d’inauguration avait été assuré par Henry Houssaye le 18 juin 1904. 4 Or, dans La 628-E8, le récit de cette visite se limite à trois courts paragraphes (Mirbeau 1907a: 364sq.). Mirbeau, profondément antimilitariste et contempteur du nationalisme exacerbé à la 282 Dossier Déroulède, ne saurait louer „l’héroïsme de l’arrière garde“ que le lieu commémore, selon le Baedeker (Baedeker 1905: 69). Il va donc le traiter par le mépris et le silence. Jouant de l’intertextualité, il tire le bilan ironique de cette „absurde visite“. À la manière de Fabrice del Dongo, il n’a „rien vu“, si ce n’est „la morne plaine“ et quelques excursionnistes anglais en train d’échanger des cailloux (Mirbeau 1907a: 364). L’allusion ironique au célèbre vers de Victor Hugo faisant l’éloge de l’héroïsme des grognards se substitue à la description du monument de Gérôme qui est complètement occulté: aucune mention n’en est faite, pas même pour le critiquer. Seule subsiste une référence burlesque à Henry Houssaye, qui, échevelé, observe des corbeaux qu’il prend pour des aigles. Ce traitement en creux, par l’absence, détourne la fonction même du monument commémoratif qui est nié et introduit la critique indirecte du nationalisme et de l’empire, qu’il s’agisse de l’empire napoléonien ou de l’empire colonial français alors en expansion. Cependant quand Octave Mirbeau sort de son silence contempteur, c’est une nouvelle fois pour prôner l’indépendance de l’art et dénoncer l’incompétence des institutions en la matière. Dénonciation de la tyrannie des commissions d’attribution Mirbeau a toujours défendu les artistes indépendants contre les élèves de l’Académie et de l’Institut. Il a souvent fustigé la politique de patrimonialisation de l’État qui favorise l’entrée dans les collections des œuvres primées au Salon en raison de la forte proportion de membres de l’Académie siégeant dans les commissions chargées d’enrichir les collections nationales. 5 Mais la majorité des statues édifiées entre 1870 et 1914 a pour origine des initiatives privées. Des sociétés réunissant des citoyens désireux de rendre hommage à tel ou tel grand homme se créent dans le but d’obtenir un emplacement auprès des autorités publiques et de lever des fonds privés par le biais d’une souscription - et éventuellement d’obtenir une subvention de l’État ou de la commune. Il peut également s’agir de sociétés déjà existantes, comme la Société des Gens de Lettres, qui, en la personne d’Émile Zola, décide en 1891 de consacrer une statue à Balzac. Ces initiatives privées semblent jouir d’une plus grande indépendance et pourraient s’avérer fructueuses lorsqu’elles sont à l’initiative d’individus éclairés, comme cela pourrait être le cas de Zola qui a mené en son temps la bataille de l’impressionnisme au Salon officiel. Mais il n’en est rien, bien au contraire. Selon Mirbeau, l’hommage artistique se heurte, dans ce type particulier de monument, à une double dictature: celle de la démocratie, c’est-à-dire de l’opinion publique, et celle des commissions d’attribution des projets. C’est ce qu’il fustige dans un article consacré au refus de la statue de Victor Hugo exécutée par Rodin, publié dans Le Figaro le 10 août 1890: „Aujourd’hui, l’on est parvenu à suffrageuniversaliser l’art comme le reste. Un artiste, dans un temps de liberté, n’est plus libre de travailler suivant son génie. Il doit obéir aux commissions, aux sous-commissions, aux subdivisions des sous-commissions, et rien ne se fait sans elles“ (Mirbeau 1890: 399). 283 Dossier Ces commissions, qu’elles soient d’initiative publique ou privée, sont constituées, aux yeux de Mirbeau, de membres aussi nombreux que peu compétents, et ce alors même qu’ils sont de bonne foi. L’article intitulé „Sur la statue de Zola“ fait partager au lecteur le déroulement de la commission d’attribution du monument commémoratif consacré à l’auteur des Rougon-Macquart, commission à laquelle Mirbeau regrette rapidement, et amèrement, d’avoir siégé (Mirbeau 1904: 357-366). Il fait ici référence à l’initiative de Louis Havet, vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme, qui, en 1902, réunit un comité pour élever un monument au défenseur d’Alfred Dreyfus. Le comité élit à son tour une commission spéciale de quatorze membres, dont Mirbeau est l’un des trois vice-présidents. Après avoir ironisé sur le nombre de membres et leur complexe hiérarchie, il lui faut faire le constat que cette commission ne diffère pas des autres, malgré ses bonnes intentions: C’est […] le traditionnel privilège des commissions dites techniques, exécutives ou d’étude, qu’elles ignorent à peu près tout des questions soumises à leur compétence. Elles sont soigneusement recrutées parmi de très excellentes gens, dont le dévouement est absolu et touchant, dont les intentions sont très pures, mais qui ne sont au courant de rien, étant le plus souvent sans curiosité, et aussi étrangers qu’on peut l’être au mouvement de l’art contemporain. Pour éclairer et rassurer son jugement, pour affermir ses résolutions, la majorité d’une commission a toujours besoin de se référer à des opinions déjà exprimées, qui ont en quelque sorte force de loi, et qu’elle a pu lire dans les journaux et dans les revues de tout repos (ibid.: 357). Dans ces commissions règnent donc le bon goût bourgeois et le souci de la valeur sûre, tant sur les plans esthétique qu’économique. Il est avant tout demandé au praticien de savoir reproduire avec réalisme. Dans un tel contexte, Mirbeau ne parvient pas à imposer Maillol, car il ne peut assurer au principal contributeur que le sculpteur „saura faire une redingote“ à Zola (ibid.: 359). In fine, ces commissions s’avèrent plus prescriptives encore que l’Institut, car, étant le commanditaire, elles imposent ou tentent d’imposer leurs attentes à l’artiste, y compris lorsque celui-ci est d’un certain renom, comme Auguste Rodin. Mirbeau met ainsi sa plume au service de l’indépendance artistique du sculpteur face aux exigences du maire de Calais. Ce dernier avait commandé en janvier 1885 le groupe des Bourgeois de Calais pour commémorer l’épisode célèbre de l’histoire locale: la reddition de la ville le 3 août 1347, après onze mois de siège mené par Édouard III. Il s’agissait de célébrer l’acte sacrificiel de ces hommes offrant leur vie pour sauver celle de leurs concitoyens. Mais le comité est perturbé par le rejet des conventions esthétiques dans la maquette présentée par Rodin en juillet 1885 et émet des doutes. Rodin peut finalement exécuter son projet car la commission perd son moyen de pression financier: en 1886, la banque détenant le produit de la souscription fait faillite. Toutefois, une dernière discussion oppose le sculpteur à la mairie. Rodin envisage deux présentations possibles du groupe. Il s’agit soit de placer la sculpture sur un piédestal placé très haut permettant aux bourgeois de se dégager dans le ciel, soit de la placer à même le sol, sans piédestal. Quelques temps avant 284 Dossier l’inauguration des Bourgeois de Calais, Mirbeau se fait l’écho de cet enjeu dans un article du Journal le 2 juin 1895 intitulé „Sur Auguste Rodin“: Il me tarde de voir, en sa place choisie, ce monument incomparable, car la sculpture de M. Auguste Rodin a ceci de précieux que, les contours en étant savamment atmosphérés, elle double de beauté sous le ciel et dans la pleine lumière d’une place publique. J’espère aussi que la municipalité aura consenti aux désirs de l’artiste qui voulait pour son groupe une plateforme très basse, à peine élevée de quelques pieds au-dessus du sol et semblable, par l’absence d’architecture, à ces calvaires bretons d’un caractère si étrange et si puissant (Mirbeau 1895: 96-97). Pas plus la volonté de Rodin que le vœu de Mirbeau ne seront exaucés: la municipalité opte pour une solution médiane traditionnelle, un socle architecturé, peu élevé et entouré d’une grille. Elle ajoute également sur le monument une plaque à dimension pédagogique, surimposant à l’œuvre un discours historique et patriotique. Mais cette tyrannie bourgeoise n’est pas que l’apanage des commissions de mécènes ou des municipalités de province, elle règne aussi parmi les membres éclairés de la Société des Gens de Lettres, comme le montre le scandale de la statue de Balzac par Rodin. La querelle autour de cette commande devient le symbole de la défense de l’indépendance de l’artiste face au marché et aux commanditaires. Émile Zola, président de la Société des Gens de Lettres, lors de l’attribution du projet à Rodin, s’avère de plus en plus sceptique lorsque les recherches du sculpteur s’éloignent d’une approche mimétique et documentaire pour aller vers une esthétique de la déformation et de la suggestion, indexée sur celle de la Porte des Enfers (Gaudet 2012: 107-112). 6 Il quitte cependant la présidence de la société sans lancer aucune procédure officielle, charge qui revient à son successeur Jean Aicard. Ne pouvant rompre le contrat avec l’artiste pour des raisons esthétiques, ce dernier fait valoir la date de livraison comme clause juridique afin de dégager la société de ce projet trop audacieux. À une époque marquée par l’intrusion des productions industrielles dans la sphère de la création artistique, la lenteur de conception de Rodin devient le symbole de l’affirmation du champ de l’art sur celui du commerce. Pour Mirbeau, comme pour les défenseurs du sculpteur, ce ne sont pas les lois du marché mais celles de la création qui doivent imposer leurs délais. Dans une chronique au titre évocateur, „Ante porcos“, fidèle à sa verve de polémiste, il caricature la position de la Société des Gens de Lettres pour mieux l’opposer au génie créateur: Deux, trois, quatre projets sont par lui exécutés, qui ne le satisfont pas entièrement. Il cherche encore. Ce qu’a été le prodige de son travail, seuls le savent vraiment ceux qui, jour par jour, étape par étape, ont assisté à la réalisation du monument le plus achevé, le plus puissant, le plus pathétique qu’il ait été donné à un artiste de créer! … Mais qu’est-ce que c’est que cet artiste qui ne crée pas un chef-d’œuvre du premier coup? … Alors, on le poursuit, on le harcèle, on ne lui laisse ni trêve, ni repos (Mirbeau 1898: 213). L’implication de Mirbeau ne se limite pas aux colonnes du Journal, afin de défendre la liberté esthétique sur les exigences des commanditaires. Il est l’un des signataires de la lettre de soutien à Rodin envoyée le 13 mai 1898 à la Société des Gens de 285 Dossier Lettres à l’initiative de Mathias Morhardt. Il participe également à la souscription visant à racheter la statue pour l’installer dans Paris - et il cherche lui-même parmi ses relations de potentiels souscripteurs. 7 De telles innovations esthétiques sont donc généralement vouées à l’échec. Par conséquent, ces œuvres de commande nécessitent moins le recours à un artiste qu’à un entrepreneur. C’est sous ce trait que Mirbeau fait la satire de Denys Puech dans le texte accompagnant la caricature de Léopold Braun du numéro de l’Assiette au beurre intitulé „Têtes de Turcs“ (Mirbeau/ Braun 1902: 1020): Source: gallica.bnf.fr Denys Puech Le sculpteur - si tant est que l’on puisse dire de M. Denys Puech qu’il sculpte quoi que ce soit - le plus occupé du monde. Il n’est pas possible qu’un seul homme puisse faire, à soi seul, tant de bustes et tant de portraits en pied. Cela suppose d’immenses usines avec un outillage perfectionné. Pour ne point manquer de matière première, songe à faire le trust du marbre et du bronze, et de la ressemblance aussi. On prête à ce hardi industriel de ne vendre plus ses portraits qu’au moins par demi, et - exceptionnellement - par quart de douzaine. Le lauréat du grand prix de Rome de 1884, ancien élève des Beaux-Arts de Paris sous l’égide de Falguière et Chapu, se voit rapidement confier de nombreuses commandes par l’État, comme le buste de Jules Ferry (1895), celui de Sainte-Beuve (1898) ou encore celui d’Émile Loubet (1901). Il incarne aux yeux de Mirbeau l’archétype de l’artiste académique. Il commence donc par lui refuser la qualité de sculpteur pour en faire un „hardi industriel“ et filer la métaphore de l’entrepreneur: Puech n’a pas un atelier mais „d’immenses usines“ et pratique „le trust du marbre et du bronze, et de la ressemblance aussi“. L’hyperbate relègue l’esthétique mimétique caractéristique des monuments commémoratifs de la Troisième République au rang 286 Dossier de matière première. Le dessin de Léopold Braun représente le portrait de Denys Puech flottant devant un fond noir orné d’une série d’ébauchoirs dont la démultiplication suggère sa production pléthorique de commandes d’État. Le dialogue du texte et de l’image en fait le fossoyeur d’un art devenu un produit industriel et commercial au service d’un discours idéologique. Si Mirbeau tourne systématiquement en dérision les statues dédiées aux hommes politiques, il interroge les enjeux esthétiques et éthiques de ces monuments commémoratifs lorsqu’ils sont supposés immortaliser le génie artistique. La promotion d’une nouvelle esthétique et une nouvelle éthique de l’art monumental Octave Mirbeau dénonce l’uniformité et l’artificialité de l’esthétique mimétique qui prévalent dans les monuments officiels, car elles véhiculent, selon lui, plus de clichés sur le grand homme représenté qu’elles ne parviennent à en traduire l’humanité et la force créatrice, a fortiori quand il s’agit d’un artiste. En effet, comme Maurice Agulhon l’a mis en lumière, le statufié du XIX e siècle présente plusieurs caractères permanents et quasiment communs, qui s’appliquent également aux représentations d’artistes: le personnage, le plus souvent debout, est „ressemblant“ et vêtu à la mode de son temps - d’où le débat sur la redingote de Zola dans l’article „Sur la statue de Zola“ (Mirbeau 1904: 358-361). Caractérisé par des attributs de son métier ou de sa notoriété, il est exhaussé sur un socle de pierre travaillée et souvent accompagné d’une inscription destinée à expliquer le monument. Il peut être accompagné d’allégories ou de personnages secondaires positionnés selon une structure pyramidale suggérant la grandeur et l’apothéose du grand homme représenté dans sa gloire (Agulhon 1978: 158-161). C’est l’uniformité et l’uniformisation de cette statuaire réaliste conventionnelle que Mirbeau dénonce dans „Die offizielle Kunst in Frankreich“ (Mirbeau 1907b: 434-446). Il y présente au lectorat allemand, non sans ironie et regard critique, les institutions artistiques et muséales françaises et les causes de leur immobilisme. Cet article, publié dans la revue März en mai 1907, a la particularité de proposer la reproduction de monuments commémoratifs inaugurés durant la décennie 1896-1906. Mirbeau propose tout d’abord six vignettes de petites tailles donnant à voir un florilège emblématique de la statuomanie de la Troisième République. Les monuments sélectionnés, de facture académique, sont tous dus à d’anciens élèves de l’École des Beaux-Arts et mettent en scène des allégories traditionnelles et très explicitement symboliques. 8 L’unité de style qui se dégage de ces sculptures semble illustrer par l’exemple les arguments développés dans l’article. Les artistes sont représentés soit en buste à la manière de la statuaire antique, soit dans des poses méditatives héritées de la tradition romantique. Ils sont accompagnés d’allégories féminines: Musset est escorté de la Muse des Nuits, tandis que Gounod est entouré de trois héroïnes de ses plus célèbres opéras, Juliette, Marguerite et Sapho. Ces monuments à la gloire des grands hommes qu’honore la République sont raillés dans le corps du 287 Dossier texte. Mirbeau imagine une scène équivoque entre Musset et la Muse qui le surplombe. Il suggère qu’Ambroise Thomas, en peignoir de bain, est tellement navré d’être ainsi portraituré pour l’éternité qu’il semble prêt à sauter dans le cours de la petite rivière que l’administration a improvisée en son honneur au pied de l’ensemble sculpté. La satire permet de souligner l’échec de ces œuvres à traduire la complexité de l’artiste. Sont ainsi remis en cause l’aspect composite de ces groupes - entre réalisme et allégorisation peu subtile - et le caractère réducteur et artificiel des allégories. Ce sont exactement les mêmes critiques qu’il adresse à la maquette de la statue de Zola dans une ekphrasis suivie d’une scène parodique imaginant Alexandre Charpentier et Constantin Meunier tentant de composer le monument commémoratif pour lequel Mirbeau n’a su imposer la candidature de Maillol. Meunier incarne l’esthétique réaliste conventionnelle et Charpentier la dimension allégorique de cette statuaire, tandis que leur impossible collaboration symbolise le caractère artificiel et inopérant de cet art composite: Le monument était tel. Un Émile Zola, debout, oratoire, dramatique, étriqué, en veston d’ouvrier, en pantalon tirebouchonné, un Zola sans noblesse et sans vie propre, où rien ne s’évoquait de cette physionomie mobile, ardente, volontaire, timide, si conquérante et si fine, rusée et tendre, joviale et triste, enthousiaste et déçue, et qui semblait respirer la vie, toute la vie, avec une si forte passion. Derrière ce Zola, banal et pauvre, une Vérité nue étendait les mains. À droite, un mineur; à gauche une glèbe. L’intention était quelconque. On voit qu’elle ne dépassait pas la mentalité des artistes officiels. Et tout cela se groupait assez mal (Mirbeau 1907a: 359). Face à ce type codifié et institutionnalisé de sculpture, Mirbeau défend une nouvelle esthétique de la représentation du grand homme, et plus particulièrement de l’artiste, qui se concrétise dans les réalisations de Rodin: le refus de l’allégorie et la représentation de l’universel dans le particulier, la représentation de l’idée dans la forme et la matière. C’est cet art qu’il reconnaît et loue dans Les Bourgeois de Calais: „[p]our représenter la passion, la douleur, la pensée même, il n’a plus besoin de recourir à l’allégorie, cette tare des sculpteurs pauvres d’idées et de métier, il n’a besoin que de la forme. Et par la seule forme, il atteint à l’émotion totale“ (Mirbeau 1900: 261). En effet, les six personnages incarnent la variété des réactions humaines face à une mort annoncée, de la résignation au désespoir en passant par la confiance et l’abandon. Par ailleurs, Rodin apporte une innovation dans le genre du monument commémoratif en rompant avec la composition pyramidale traditionnelle, qui répondait au sentiment d'exaltation propre à la célébration officielle. A contrario, le sculpteur place tous les personnages au même niveau, comme un cortège en mouvement. Pour Mirbeau, dans cette composition, l’empathie et l’admiration devant la souffrance humaine universelle s’opposent à l’héroïsation patriotique du sacrifice et à la dimension didactique: „[i]l n’y a que des attitudes, des expressions, des états d’âme. Les bourgeois partent. Et le drame vous secoue de la nuque aux talons“ (Mirbeau 1895: 96). En ne privilégiant aucun personnage, Rodin oblige le spectateur à tourner autour du monument pour en apprécier tous les angles et toutes les nuances. En outre, en supprimant le piédestal, il modifie l’intégration du groupe dans 288 Dossier l’espace et par là sa réception: les bourgeois du Moyen Âge s’intègrent de plain-pied dans la communauté civique contemporaine, sans nulle inscription ou plaque explicative. 9 Dans le cas particulier de la représentation d’un autre artiste, Mirbeau s’appuie encore une fois sur les productions de Rodin, et plus particulièrement son Balzac, pour déterminer ce qui traduit le génie créateur. Ce n’est pas la ressemblance, le mimétisme mais l’interprétation du génie de l’artiste représenté par le génie du sculpteur: „il s’agit, pour l’artiste, non d’une ressemblance photographique, mais de quelque chose de plus grand, de plus vrai: d’une interprétation, l’interprétation humaine d’un génie par un autre génie“ (Mirbeau 1898: 212). Mirbeau apprécie particulièrement la dimension humaine et fraternelle des œuvres commémoratives de Rodin que son art de la synthèse et de la simplification des formes met en valeur. Si Zola s’est montré dubitatif lorsque Rodin s’est écarté des recherches naturalistes dans la conception de la statue de Balzac, Mirbeau a apprécié le travail de simplification opéré au fil des études du sculpteur: l’ample manteau enveloppe la figure et absorbe les détails au profit d’une forme concentrée culminant vers le visage. C’est en ces termes qu’il défend cette statue qui n’est pas seulement un hommage à Balzac mais aussi l’expression du ‚rêve‘ de Rodin: „La statue sera, en quelque sorte, la synthèse de l’œuvre formidable par l’homme; par la ligne grandiose et triomphale, par la forme belle et serrée, il faut arriver à exprimer l’apothéose de cette puissance douloureuse, tourmentée et dominatrice que fut Balzac“ (ibid.). Mais la trop grande humanité de ces œuvres ne saurait convenir à la solennité de l’hommage républicain, dont Mirbeau se méfie autant que des hommages religieux. C’est ce qui explique, selon lui, le refus du monument de Victor Hugo commandé à Rodin pour le Panthéon, sa dimension trop humaine ne s’accordant pas à la grandiloquence des lieux. Dans une lettre de juillet 1890 adressée au sculpteur, il ironise sur les attentes de la commission, avant de tourner en ridicule la production de Dalou, qui lui a été préférée: „Ils eussent voulu que vous représentiez Victor Hugo avec une tête d’ange, et brisant une plume sur une plaque d’airain” (Mirbeau 2009: 249). Mirbeau ne peut que se montrer critique face aux monuments commémoratifs de la Belle Époque. Pour l’écrivain anarchiste, la statuomanie ne véhicule que des valeurs contestables tant sur les plans idéologique qu’esthétique. Ses écrits défendant les monuments de Rodin révèlent cependant l’espoir de voir s’inscrire dans l’espace public de véritables chefs-d’œuvre, sublimant moins les grands hommes pour euxmêmes que pour la part d’humanité qu’ils incarnent à un plus haut degré. À cette condition, Paris et les villes de province pourraient se muer en musées démocratiques parce qu’accessibles à tous les citoyens. Agulhon, Maurice „La ‚statuomanie’ et l’histoire”, in: Ethnographie française, t. 8, 2-3, 1978, 145- 172. Baedeker, Karl, Manuel du voyageur. Belgique et Hollande, y compris le Luxembourg, Paris, Ollendorff‚ 1905. Blanc, Charles, Grammaire des arts et du dessin, 4 e ed., Paris, Renouard, 1881. 289 Dossier Gaudet, Guillaume, „Le Balzac de Rodin. Le ciseau et la plume“, in: Sociologie de l’Art, 2012, 1, 101-123. Mirbeau, Octave / Braun, Léopold, L’Assiette au beurre, 61, 31 mai 1902: „Têtes de Turcs“. Mirbeau, Octave, „Sur les commissions“, Le Figaro, 10 août 1890, in: id., Combats esthétiques, t. 1, Paris, Séguier, 1990, 399-404. —, „Sur Auguste Rodin“, Le Journal, 2 juin 1895, in: id., Combats esthétiques, t. 2, Paris, Séguier, 1993, 96-102. —, „Ante porcos“, Le Journal, 15 mai 1898, in: id., Combats esthétiques, t. 2, 212-217. —, „Ce que c’est que la gloire“, Le Journal, 8 décembre 1901, in: id., Combats esthétiques, t. 2, 304-307. —, „Sur la statue de Zola“, novembre 1904, in: id., Combats esthétiques, t. 2, 357-366. —, La 628-E8, in: Œuvre romanesque, t. 3, Paris, Buchet-Chastel, 2001 [1907]. —, „Die offizielle Kunst in Frankreich“, in: März, mai 1907, in: id., Combats esthétiques, t. 2, p. 434-446. —, Correspondance générale, t. 3, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009. Sniter, Christel, „La guerre des statues. La statuaire publique, un enjeu de violence symbolique“, in: Sociétés et représentations, 11, 2001, 263-286. Vaisse, Pierre, Deux façons d’écrire l’histoire. Le legs Caillebotte, Paris, Ophrys, 2014. 1 Maurice Agulhon rappelle que, dès le Second Empire, les travaux d’urbanisme du baron Haussmann ont dégagé des espaces qui rendent possible le développement de l’ornementation urbaine. Il s’agit tout aussi bien des places mises en valeur par les nouveaux axes de circulation et de perspective du Paris haussmannien - comme la place de l’Opéra ou la place des Pyramides, qui accueille la Jeanne d’Arc de Frémiet le 20 janvier 1874 - que du développement des jardins et espaces verts publics (Agulhon 1978: 145-172). 2 Mirbeau est chroniqueur pour Le Figaro, L’Écho de Paris, Le Gaulois ou encore Le Journal. 3 Les articles consacrés à la statue de Zola, écrits en novembre 1904 pour La Revue, ne sont cependant pas publiés (Mirbeau 1904: 357-372). Ces manuscrits, conservés dans les archives Durand-Ruel, ont cependant été remaniés et intégrés au récit de voyage La 628-E8, publié en 1907. 4 Henry Houssaye, critique et historien, a pour sujet de prédilection Napoléon Ier et l’Empire. Mirbeau lui a consacré un article parodique intitulé „ À Waterloo“. Il s’agit d’une interview imaginaire, publiée le 6 septembre 1896 dans Le Journal. 5 Pierre Vaisse a montré comment Octave Mirbeau a participé à créer durablement la légende noire entourant les institutions étatiques lors du legs Caillebotte (Vaisse 2014). 6 Pour plus de détails sur la dimension symbolique de cette querelle qui anime aussi bien le milieu artistique que littéraire, cf. Gaudet 2012: 101-123. 7 L’indépendance de l’artiste et son amitié pour Rodin primant, Mirbeau soutient encore Rodin lorsque ce dernier décide de garder le Balzac. Mirbeau n’hésite pas à lui écrire dans une lettre du début du mois de juin 1898: „Envoyez promener Morhardt: soyez calme et ne vous inquiétez plus“ (Mirbeau 2009: 430). 8 Alexandre Falguière, professeur à l’École des Beaux-Arts et membre de l’Académie, est présent avec le monument d’Ambroise Thomas, inauguré en 1900. Son élève, Antonin Mercié, est à l’honneur avec le monument de Musset, achevé en 1900 et inauguré en 1906, et celui de Gounod terminé en 1903. Deux élèves de Jules Cavelier, professeur des Beaux- Arts de Paris, sont représentés: Henri Gauquié avec le monument de Watteau et Raoul 290 Dossier Verlet avec celui de Maupassant, datant tous deux de 1896. Louis Barrias ferme la marche avec l’ensemble consacré à Victor Hugo pour la célébration du centenaire de 1902. 9 Les Bourgeois de Calais sont actuellement visibles dans les jardins du musée Rodin sans piédestal, selon le vœu de Rodin. 291 Dossier Till R. Kuhnle Et si Nietzsche prenait l’automobile? Sur la route avec La 628-E8 Quelqu’un qui réussit - même un philosophe - cesse de penser… (Mirbeau 2003: 316) Un pas en avant [Vorschritt]: lorsque l’on vante le progrès - Fortschritt - on ne fait que vanter le mouvement et ceux qui ne nous font pas demeurer à la même place, - dans certains cas, on fait déjà beaucoup en faisant cela, en particulier lorsque l’on vit parmi les Égyptiens. Dans l’Europe mobile, cependant, où le mouvement (comme on dit) „va de soi“ - hélas! si du moins nous y entendions quelque chose! - je loue le pas en avant et ceux qui marchent en avant [den Vorschritt und die Vorschreitenden] - c’est-à-dire ceux qui se laissent sans cesse euxmêmes en arrière, et qui ne songent pas du tout à regarder si quelqu’un d’autre peut les suivre. „Partout où je m’arrête, je me trouve seul: pourquoi m’arrêterai-je! Le désert est grand! “ — tel est le sentiment de ces hommes qui vont de l’avant [so empfindet ein solcher Vorschreitender] (Nietzsche 1988a: 324) 1 . Dans ce passage tiré de Morgenröte (Aurore), Nietzsche entend répondre à travers un jeu de mots allemand à l’idéologie du progrès: au Fortschitt (progrès), il oppose l’idée du grand pas en avant, du Vorschritt. Le penseur s’en prend ainsi au concept eschatologique du progrès forgé au XVIII e siècle. Au XIX e siècle, ce concept donne lieu à une prophétie - à l’instar de celle entonnée par Victor Hugo dans La Légende des siècles (Hugo 1950: 727; cf. Kuhnle 2005a: 248) - annonçant le salut pour le nouveau siècle à venir. Toutefois, le XX e siècle résoudra les apories du siècle précédent, encore bercé par l’illusion d’un progrès à l’infini dans tous les domaines des sciences et notamment dans ceux concernant la production industrielle. En France, c’est l’expression ‚Belle Époque‘ qui résume au mieux ces apories devenues manifestes durant les trois dernières décennies du XIX e siècle: Paris, ville de lumières et de luxure, fait écran à une révolution industrielle qui mène inéluctablement à la dégradation de sa périphérie tandis que la bourgeoisie continue à se célébrer comme si elle vivait dans le meilleur des mondes possibles, après être passée du Second Empire à la Troisième République. En France, comme ailleurs, le progrès - Fortschritt - n’a donc pas su dépasser ses ombres pour effectuer ce grand pas en avant appelé Vorschritt. Pour donner une idée de comment devrait être la nature de l’homme qui va de l’avant (ein solcher Vorschreitender), Nietzsche rédigea son anti-évangile Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra). En déclarant que „l’homme est quelque chose qui doit être surmonté“ pour faire émerger le surhomme (Nietzsche 1988b: 14), l’orateur Zarathoustra annonce le seul et unique Vorschritt, ce grand pas en avant consistant à surmonter l’humain-trop-humain qui s’opposera à jamais à la perfectibilité de l’espèce. Le progrès (Fortschritt) en revanche est une grande illusion, 2 car tout en changeant à fond les conditions de la vie, il ne changera jamais l’homme. 292 Dossier Depuis la fin du XIX e siècle, l’automobile ne cesse de révolutionner la locomotion. Le résultat de cette révolution technologique qui, un quart de siècle plus tard, sera encore dépassée par l’aviation, c’est le triomphe de la vitesse. Ainsi, Octave Mirbeau écrit en 1907: „L’automobile, c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige“ (Mirbeau 2003: 51). En effet, dans son roman affublé, en guise de titre, du numéro d’une plaque d’immatriculation, La 628-E8, la voix narrative annonce sa fusion avec l’automobile en lançant des phrases comme „Je vais toujours, et, devant les glaces des magasins, je me surprends à regarder passer une image forcenée, une image de vertige et de vitesse: la mienne“ (ibid.: 57). Et peut-être Nietzsche aurait-il bien aimé cette exclamation de la voix narrative mirbellienne qui élève son moi au-dessus de cette humanité dont le moraliste allemand ne cessait de dénoncer la bassesse, notamment celle de ceux qui revendiquent la compassion et la charité: „Eh bien, quand je suis en automobile, entraîné par la vitesse, gagné par le vertige, tous ces sentiments humanitaires s’oblitèrent“ (ibid.: 293). Toutefois, en cultivant le ressentiment, cette voix paraît s’éloigner de Nietzsche: „je sens remuer en moi d’obscurs ferments de haine, je sens remuer, s’aigrir et monter en moi les lourds levains d’un stupide orgueil… C’est comme une détestable ivresse qui m’envahit…“ (ibid.). Mais, paraît-il, ce ressentiment n’est qu’un moment éphémère qui pousse l’automobiliste vers un état supérieur: „La chétive unité humaine que je suis disparaît pour faire place à une sorte d’être prodigieux, en qui s’incarnent - ah! ne riez pas, je vous en supplie - la Splendeur et la Force de l’Élément“ (ibid.). En effet, à travers ces propos, on croirait entendre Nietzsche exaltant l’homme supérieur. Cependant, le surhomme ne peut être conçu qu’à partir de l’homme. Cette aporie dans la pensée de Nietzsche - aporie dont celui-ci fut d’ailleurs bien conscient - se trouve résumée chez Gaston Bachelard: „Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme. On doit définir un homme par l’ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l’humaine condition“ (Bachelard 1942: 23). Par conséquent, Nietzsche constate que le surhomme ne peut être perçu que dans la perspective de la seule et unique „position anthropologique“ (Kuhnle 1999) qui est celle de l’homme dépouillé de l’humain-trop-humain. Vue de près, cette hypothèse porte toujours en elle sa propre remise en question puisque le génie de Nietzsche récuse toute affirmation. Pour la même raison, Mirbeau constate, à l’issue de son apologie de la Splendeur et de la Force „désormais incarnées par l’automobiliste“, qu’il s’agit là des manifestations d’une „mégalomanie cosmogonique“ (Mirbeau 2003: 293). À l’instar du penseur allemand philosophant à coups de marteau, Mirbeau fait valoir l’ironie pour mettre sa polémique à l’abri de toute récupération par le faux sérieux de l’idéologie. Mirbeau, lorsqu’il écrivit La 628-E8, était bien familier avec l’œuvre du philosophe allemand sans pour autant l’assimiler (cf. Guirlinger 2001). Conscient de la force de l’œuvre du chantre du surhomme, il se moque, dans son roman, des Allemands s’avérant peu dignes d’un Nietzsche ou d’un Goethe. De fait, la parution de La 628- E8 tombe dans une atmosphère bien propice à l’émergence d’une pensée vitaliste 293 Dossier se réclamant de Renan, de Bergson et, bien entendu, de Nietzsche. Les défenseurs de ce courant ont pour dénominateur commun l’effort de vouloir surmonter une culture bourgeoise, inapte à répondre aux défis de la modernité, bref la volonté de surmonter l’homme. Quand Mirbeau lance son road novel, les essais Réflexions sur la violence et Les Illusions du progrès de Georges Sorel sont en voie de parution; ils sortiront en 1908, comme les poèmes réunis par Jules Romains sous le titre La Vie unanime - et seront suivis, en 1909, par le premier Manifeste du futurisme de Marinetti. Ce dernier affirme que „la splendeur du monde s’est enrichie d'une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive... une automobile rugissante qui semble courir sur la mitraille est plus belle que la Victoire de Samothrace“ (Marinetti 2015: 89). L’automobile finit par se transformer en icône de ces années que nous proposons d’appeler les années joyeuses du surhomme. C’est dans cette perspective que nous intéresse la comparaison de Mirbeau-automobiliste avec Marinetti, à laquelle d’ailleurs Anne- Cécile Pottier-Thoby a consacré un bel article dans les Cahiers Mirbeau (Pottier- Thoby 2001). Mirbeau embarque la „chétive unité humaine“ dans cet engin émotif pour se transformer en homme nouveau: „ ̶ Carburateur… boîte de vitesse… boîte d’embrayage… magnéto… acier… acier… acier… acier… Et ce mot ‚trust… trust… trust…‘ qui vibrait, me chatouillait, m’agaçait l’oreille, comme un bourdonnement d’insecte: Pruut… Pruut… Pruut! …“ (Mirbeau 2003: 48). Mais à ses trousses se trouve déjà Marinetti, prêt à le doubler au volant de son Pégase, apparemment une Isotta Fraschini Tipo BN 30/ 40 HP (cf. Marinetti 2015: 2168): „Dieu véhément d’une race d’acier, Automobile ivre d’espace“ (Marinetti 1908: 169). Imbu des discours tenus dans La Légende des siècles sur le progrès et sur le vingtième siècle, Marinetti - qui dédie même un sonnet à Hugo (reproduit dans Lista 1977: 31) - lâche les „brides métalliques“ de son monstre „aux yeux de forge, / nourri de flamme et d’huiles minérales, affamé d’horizons et de proies sidérales“, pour déchaîner son „cœur aux teufs-teufs diaboliques“ (Marinetti 1908: 169). Et l’automobiliste se lance vers un absolu „Plus vite! ... encore plus vite! ... / Et sans répit, et sans repos! ... / Lâchez les freins! ... Vous ne pouvez? ... / Brisez-les donc! ... / Que le pouls du moteur centuple ses élans! / Hurrah! Plus de contact avec la terre immonde! ...“ (ibid.: 172). Au volant, l’homme se surmonte en affirmant ce constat établi dans le Manifeste du futurisme: „Nous vivons déjà dans l’absolu puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente“ (Marinetti 2017: 89). L’automobiliste de Mirbeau s’approche encore plus du surhomme: „Alors, étant l’Élément, étant le Vent, la Tempête, étant la Foudre, vous devez concevoir avec quel mépris, du haut de mon automobile, je considère l’humanité… que dis-je? … l’Univers soumis à ma Toute-Puissance? “ (Mirbeau 2003: 293). Une fois de plus, il est difficile de ne pas penser ici à Zarathustras Vorrede (Prologue de Zarathoustra), où l’orateur évoque le „die grosse Verachtung“ („le grand mépris“, Nietzsche 1988b: 15). L’automobiliste montre donc un mépris noble, exigeant qu’on lui fraye la route: 294 Dossier „Puisque je suis l’Élément, je n’admets pas, je ne peux pas admettre que le moindre obstacle se dresse devant le caprice de mes évolutions“ (Mirbeau 2003: 293). Or, l’automobiliste peut fonder ce sentiment de toute-puissance sur un discours qui désormais ne demande plus aucune justification: „Et non seulement je suis l’Élément, m’affirme l’Automobile-Club, c’est-à-dire la belle Force aveugle et brutale qui ravage et détruit, mais je suis aussi le Progrès, me suggère le Touring-Club“ (Mirbeau 2003: 293). Autrement dit, le progrès, c’est „la Force organisatrice et conquérante“ (ibid.: 293) qui envahit le monde. La parole de l’institution, à savoir celle des clubs des automobilistes, qui fait autorité, affirme l’idéologie, autrement dit: la „fausse conscience éclairée“ (Sloterdijk 1983: 37) du cynique des temps modernes dont Peter Sloterdijk a dressé le portrait. Poussée par la „conscience malheureuse dans sa version modernisée“ (ibid.), ce cynique est amené à ses déductions logiques et infaillibles, comme celles qu’on trouve dans La 628-E8 pour s’élever au-dessus des autres: „Il ne faut pas que leur stupidité m’empêche d’accomplir ma mission de Progrès… Je leur donnerai le bonheur, malgré eux; je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde! ... - Place! Place au Progrès! Place au Bonheur! “ (Mirbeau 2003: 294). Un autre automobiliste, que La 628-E8 croise lors de son périple, pousse ce cynisme à son comble après avoir causé un accident lors duquel a été renversé et tué un enfant: Ne vous désolez pas, ma brave femme. Sans doute, ce qui arrive est fâcheux, et, peut-être, eût-il mieux valu que je n’eusse pas tué votre enfant… Je compatis donc à votre douleur… J’y ai d’ailleurs quelque mérite, car, étant assuré, l’aventure, pour moi, est sans importance et sans dommage… Réfléchissez, ma brave femme. Un progrès ne s’établit jamais dans le monde, sans qu’il en coûte quelques vies humaines… […]. Il est bien évident, n’est-ce pas? … que l’automobilisme est un progrès, peut-être le plus grand progrès de ces temps admirables? … Alors, élevez votre âme au-dessus de ces vulgaires contingences. S’il a tué votre fille, dites-vous que l’automobilisme fait vivre, rien qu’en France, deux cent mille ouvriers… deux cent mille ouvriers, entendez-vous? … Et l’avenir? ... Songez à l’avenir, ma brave femme! (Mirbeau 2003: 295) Ce qui est dévoilé ici, c’est le caractère creux et idéologique d’un discours qui, face à des enjeux d’ordre purement économique, vante le progrès comme une force salvatrice, comme une loi irréfutable et de l’Histoire et de la Nature, comme un principe auquel il faut se soumettre d’une manière héroïque. Un tel surhomme imbu de l’amor fati de la modernité, ce n’est certainement pas celui de Nietzsche, mais celui de Marinetti, celui donc qui accueille corps et âme „les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes“ (Marinetti 2015: 90). L’apologie de la vitesse chez les futuristes demande une soumission inconditionnée à leurs idées. Comme tous les auteurs de manifestes d’avant-garde, Marinetti cherche à imposer une discursivité totalisatrice qui, très vite, se dévoile comme étant totalitaire. D’ailleurs, une telle tendance à soumettre les arts à une discursivité qui finit par les violer, a déjà été diagnostiquée par Nietzsche dans les discours esthétiques de son époque (cf. Kuhnle 2005b). 295 Dossier De toute façon, les paroles de Zarathoustra consacrées au surhomme n’ont rien d’un manifeste, mais elles offrent une suite de paraboles invitant à mettre en question toute position acquise, misant sur la polémique et l’ironie. Il en est de même quand Mirbeau fait déclarer à son narrateur: „Mais je ne m’arrête pas… je ne m’arrête nulle part…“ (Mirbeau 2003: 58). Celui-ci ne garde que des souvenirs vagues de son périple: „… Et puis rien… rien que des choses qui glissent… qui fuient… qui tournoient comme des ondes… et se balancent comme des vagues…“ (ibid.). Mais avant d’en conclure à une soumission inconditionnée au sérieux de la dromocratie (Virilio 1977) telle qu’elle a été vantée par Marinetti, il vaut mieux écouter Mirbeau: Il faut bien le dire […] l’automobilisme est donc une maladie, une maladie mentale. Et cette maladie s’appelle d’un nom très joli: la vitesse. […] Non pas la vitesse mécanique qui emporte la machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse, en quelque sorte névropathique, qui emporte l’homme à travers toutes ses actions et ses distractions… Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs… Son cerveau est une piste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent, à raison de cent kilomètres à l’heure (Mirbeau 2003: 294sq.). Toutefois, il s’agit ici d’une maladie qui apporte un remède à d’autres maladies: „Par bonheur, il n’est pas de mélancolie dont ne triomphe l’ardent plaisir de la vitesse…“ (ibid.: 198). Cette maladie qui en guérit une autre, c’est un topos qu’on trouve bien chez Nietzsche: il s’agit de la grande maladie en tant que valeur. Son Zarathoustra envoie ses disciples sur la haute mer; ils doivent prendre le large afin de s’exposer au grand mal de mer („die grosse Seekrankheit“, Nietzsche 1988b: 267), la nausée qui nous prend quand nous perdons tout repère, qui entraîne le grand dépouillement de nous-mêmes (cf. Kuhnle 1999). Or, c’est ce dépouillement qui rend libre. Et cette liberté transforme la vitesse en un instrument qui nous permet de changer d’endroit pour échapper à nos ennuis. Ainsi constate le narrateur de Mirbeau: „Je suis libre de moi, de mon temps. … Rien ne me retient ici; rien ne me presse là-bas“ (Mirbeau 2003: 55). À ce moment seulement, nous sommes de vrais convalescents (Genesende) occupant une position supérieure. Celle-ci permet un autre rapport aux affections: la douleur, le vertige, le dégoût… se transforment en sources de volupté et de connaissance. Les disciples de Zarathoustra au grand large agissent en pleine connaissance du risque de naufrage qu’ils encourent et dont ils conjurent le danger, contrairement à „l’esthétique et la morale du spectateur“ (cf. Blumenberg 1993: 28, 1994: 34) d’une bourgeoisie imbue de la pensée idéaliste. Le moi lyrique de Marinetti, lâchant les freins au volant de son Pégase, s’avère bien digne de ces disciples du grand orateur de Nietzsche… Ceux-ci ne cherchent, une fois le naufrage survenu, aucune explication, aucune justification; au contraire, ils sont prêts à suivre leur maître et à se replonger dans la cohue, la mêlée des éléments - ins Getümmel (cf. Blumenberg 1993: 22, 1994: 26). Or, du chevalier futuriste conduisant son Pégase, on n’apprend que son exaltation, son extase… sa jubilation. Mais, au moment de l’accident apparemment tant souhaité, peut-être 296 Dossier aurait-il fait piètre figure à l’instar de l’automobiliste naufragé chez Mirbeau, évoquant le progrès qui demande des sacrifices pour réaliser ses exploits économiques? De fait, dans La 628-E8, les Pégase et les délires qu’ils façonnent sont dévoilés comme des fantasmagories engendrées par l’économie du marché, qui transforme en fétiches les plus insignifiants de ses produits. Les prix des objets déclarés ‚pièces détachées‘ dépassent désormais de loin leur valeur d’usage. Il s’agit là de la conséquence d’une division de travail poussée à son extrême, permettant ainsi à tous les acteurs - hormis les travailleurs, bien entendu - de tirer leur épingle du jeu, à l’instar du garagiste qui embobine son client en tablant sur son ignorance: „Mais, monsieur, c’est le train baladeur. C’est l’arbre de came… C’est le cône d’embrayage… C’est le différentiel… Le différentiel, monsieur… pensez donc! “ (Mirbeau 2003: 61). Cela rappelle bien le maître perdu dans Jacques le fataliste dont seul le serviteur savait manipuler les choses. Désormais, c’est le mécanicien qui épate les femmes de chambre et les cuisinières: „Pour elles, un homme toujours lancé à travers l’espace, comme la tempête et le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain“ (ibid.: 65). Contrairement au surhomme futuriste au volant de son Pégase, le maître mirbellien - le poète automobiliste - s’abandonne à un chauffeur, pour totaliser cette nouvelle œuvre d’art totale qu’est l’automobile en marche. Dans La 628-E8, le narrateur oppose la France de la ‚Belle Époque‘ à „ce monumentalisme hyperbolique“ de la Gründerzeit, qu’on peut trouver par ailleurs symbolisée par la Mercedes en panne, remorquée par une voiture de la marque Charron: „… Si la Gründerzeit disparaît peu à peu de l’âme des hommes, elle survit dans l’âme des pierres…“ (ibid.: 317). La Gründerzeit porte encore la marque du monumentalisme de Richard Wagner, ce compositeur avec lequel Nietzsche avait rompu. Selon le discours mirbellien, ce dernier est sur le point de devenir l’icône d’une nouvelle époque: Une génération arrive aux affaires, sur qui Nietzsche aura eu autrement d’influence que Wagner, une génération d’hommes plus subtils, amis de la paix, renonçant aux conquêtes impossibles, raffinés, et qui pourront changer une mentalité, héritée des fiers-à-bras de 71… (ibid.: 331) Malgré les exploits - les progrès, les Fortschritte - de son industrie, la Gründerzeit a raté ce grand pas en avant, ce Vorschritt, autant que la France dont la ‚Belle Époque‘ s’est donnée corps et âme à l’idée du progrès. Cette idée ne paraît pas pour autant être à la hauteur de l’audace d’un Empereur qui „rêve de doter l’Allemagne entière de routes pareilles à celles du Rhin, de faire, en quelque sorte, de l’Allemagne, la plus belle piste automobile du monde“ (ibid.: 311), une piste dont les pauvres soumis de la République ne sauront jamais goûter les délices. Peut-être seul un esprit comme Nietzsche pourrait en jouir vraiment, mais il paraît peu probable qu’il se fût mis lui-même au volant… Toutefois, afin de pouvoir émerger sans aucune ambiguïté, cette jouissance demande une prédisposition surhumaine. C’est ainsi qu’il faut comprendre le discours nietzschéen sur le Vorschritt - le pas en avant. 297 Dossier En passant par une heuristique nietzschéenne, nous avons essayé de cerner l’attitude de l’enfant terrible de la ‚Belle Époque‘ que fut Octave Mirbeau. Avec moins de réticence que Pierre Michel (2017), nous proposons d’appeler Mirbeau un ‚moraliste‘; contrairement à l’éminent connaisseur de l’œuvre mirbellienne, nous situons celle-ci bien dans une lignée illustre qui va des moralistes jansénistes du XVII e siècle, comme La Rochefoucauld, en passant par Voltaire, Nietzsche, Jean-Marie Guyau pour trouver sa continuation chez Adorno. Il s’agit ici d’une liste qui est loin d’être exhaustive car devraient également y figurer des romanciers-essayistes comme Musil ou Svevo, sans pour autant oublier leurs grands ancêtres Montaigne et, avant tout, le kynique Diogène. 3 Comme ces moralistes, Mirbeau est bien conscient de la vraie nature humaine, de l’humain-trop-humain. Souvent la question du ‚cynisme‘ chez Mirbeau a été soulevée. En renonçant ici à faire repasser les arguments érudits, nous proposons la distinction établie par Peter Sloterdijk dans sa Kritik der zynischen Vernunft (Critique de la raison cynique) entre le ‚cynique‘ moderne et le ‚kynique‘ dans la tradition de Diogène: le kynisme est un principe qui s’oppose à une prédominance du cynique; sans adhérer à aucune théorie, il s’en prend aux grands systèmes structurant notre connaissance; il leur oppose une résistance à la fois polémique et satirique; il refuse de reconnaître un monde comme étant le meilleur des mondes possibles; il provoque de par son insolence (cf. Sloterdijk 1983: 939sq.). C’est à travers son kynisme que le moraliste Mirbeau s’avère libertaire, tout en restant sceptique par rapport à la nature humaine telle qu’elle se trouve représentée par le cycliste haineux qui s’en prend à l’automobiliste: Or, le cycliste est devenu le pire ennemi du chauffeur […]. J’en ai vu qui, devant une auto, semaient négligemment de gros clous, et s’esclaffaient de rire, s’ils entendaient un pneu éclater… Plus je vais dans la vie, et plus je vois clairement que chacun est l’ennemi de chacun. Un même farouche désir luit dans les yeux de deux êtres qui se rencontrent: le désir de se supprimer. Notre optimisme aura beau inventer des lois de justice sociale et d’amour humain, les républiques auront beau succéder aux monarchies, les anarchies remplacer les républiques, tant qu’il y aura des hommes sur la terre, la loi du meurtre dominera parmi leurs sociétés, comme elle domine parmi la nature. C’est la seule qui puisse satisfaire les convoitises, départager les intérêts… Mais un cycliste solitaire, - si malfaisant qu’il soit, - ce n’est rien, auprès d’une bande de cyclistes… (Mirbeau 2003: 291) Bachelard, Gaston, L’Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti, 1942. Blumenberg, Hans, Schiffbruch mit Zuschauer. Paradigma einer Daseinsmetapher, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp (stw), 4 e édition, 1993, [Naufrage avec spectateur, traduit par Laurent Cassagnau, Paris, L’Arche, 1994]. Grimm, Jacob / Grimm, Wilhelm, Deutsches Wörterbuch von Jacob und Wilhelm Grimm im Internet, ed. Hans-Werner Bartz, 2001, http: / / www.dwb.uni-trier.de (dernière consultation: 25 août 2018). 298 Dossier Guirlinger, Lucien, „Octave Mirbeau et Nietzsche“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 8, 2001, 228- 240 (en ligne: www.mirbeau.org/ doc/ Mirbeau-Nietzsche.pdf, dernière consultation: 25 août 2018). Hugo, Victor, La Légende des siècles. La Fin du Satan. Dieu, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1950. Kuhnle, Till R., „Der Ekel auf hoher See. Begriffsgeschichtliche Untersuchungen im Ausgang von Nietzsche“, in: Archiv für Begriffsgeschichte XLI, Bonn, Bouvier, 1999, 161-261. —, „‚Es gibt kein richtiges Leben im falschen‘. Ein Versuch zu Adorno, Nietzsche und Port Royal“, in: Hanspeter Plocher / Till R. 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Virilio, Paul, Vitesse et politique: essai de dromologie, Paris, Galilée, 1977. 299 Dossier 1 „Vorschritt. — Wenn man den Fortschritt rühmt, so rühmt man damit nur die Bewegung und Die, welche uns nicht auf der Stelle stehen bleiben lassen, — und damit ist gewiss unter Umständen viel gethan, insonderheit, wenn man unter Ägyptern lebt. Im beweglichen Europa aber, wo sich die Bewegung, wie man sagt, „von selber versteht“ — ach, wenn wir nur auch Etwas davon verstünden! — lobe ich mir den Vorschritt und die Vorschreitenden, das heisst Die, welche sich selber immer wieder zurücklassen und die gar nicht daran denken, ob ihnen Jemand sonst nachkommt. ‚Wo ich Halt mache, da finde ich mich allein: wozu sollte ich Halt machen! Die Wüste ist noch gross! “ — so empfindet ein solcher Vorschreitender‘“ (§ 554). Cette distinction entre les termes Fortschritt et Vorschritt est communément attribuée à Nietzsche, mais de fait elle apparaît déjà chez Grillparzer (cf. Grimm / Grimm 2001: art. „Vorschritt“). 2 Nous citons ici librement Les Illusions du progrès de Georges Sorel (Sorel 1911). 3 Pour l’utilisation du terme ‚moraliste‘ proposée ici, nous renvoyons à Kuhnle 2008 et 2003. 300 Dossier Nelly Sanchez Mirbeau, misogyne ou lecteur attentif? L’intitulé de ma contribution peut surprendre puisque l’emploi de la conjonction disjonctive ‚ou‘ a habituellement valeur de distinction entre des termes logiquement associables ou opposés de sens. Rien ne semble correspondre ici à un tel schéma puisque la misogynie et la lecture, particulièrement celle de romans signés par des femmes de lettres, ne sont généralement en rien opposables ou associables; sauf sans doute pour Octave Mirbeau. Comment celui-ci, en effet, pouvait-il être à la fois un virulent misogyne et un promoteur des romancières de son temps? Cette interrogation n’est pas nouvelle, le paradoxe avait déjà été mis en lumière par Pierre Michel, dans sa contribution „Octave Mirbeau: ‚gynécophobe‘ ou féministe? “ (1999). Mais s’agit-il vraiment d’une position contradictoire? Si l’on dépasse l’interprétation sainte-beuvienne de la production misogyne de Mirbeau, et si l’on procède à une lecture attentive de ses déclarations, une cohérence certaine se fait jour. Nous nous intéresserons surtout au compte-rendu qu’il fit de Lilith, pièce écrite par Remy de Gourmont en 1892. Cet article, paru sous pseudonyme, nous paraît essentiel pour bien comprendre quelle opinion Mirbeau se faisait des femmes. Octave Mirbeau, un gynécophobe dans une société misogyne… Nous ne remettrons pas en question le qualificatif de ‚misogyne‘ qui sied si bien à l’auteur du Jardin des supplices (1899) car l’image qu’il donne de la femme dans la plupart de ses romans est inquiétante, monstrueuse. Elles sont vampires, goules, à l’instar de Juliette Roux dans Le Calvaire (1886), et alimentent le fantasme fin-desiècle de la femme fatale. 1 Nous ne remettrons pas non plus en question celui de ‚gynécophobe‘ dont le taxa, fort tardivement certes, Léon Daudet, dans l’article qu’il lui consacra dans le Candide du 29 octobre 1936 et qui traduit la haine et la peur morbide, en même temps que de la fascination, que pouvaient inspirer les femmes à Octave Mirbeau. L’article „Gynécophobia: le cas Octave Mirbeau“ (Planchais 1997), ainsi que „Sexological Decadence: The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau“ (Apter 1998) sont éclairants sur les rapports que celui-ci a pu entretenir avec ce sexe que l’on disait ‚faible‘. Il est vrai que, au cours de sa vie sentimentale, Mirbeau tomba de Charybde en Scylla en passant des bras de la trop galante Judith Vimmer, qui lui inspira Le Calvaire (1886) - elle servit de modèle à Juliette Roux - à ceux de la très neurasthénique Alice Régnault. Sa vie conjugale avec cette ancienne comédienne et femme galante, reconvertie en chroniqueuse au Gaulois et en romancière, fut loin d’être paisible. Il est admis que, ne pouvant directement l’affronter, Mirbeau laissa éclater toute sa rage dans de violentes diatribes dont la première fut le compte-rendu de la pièce de théâtre de Remy de Gourmont, Lilith. Celui-ci parut, sous un pseudonyme ignoré de M me Mirbeau, dans Le Journal du 20 novembre 1892. On pourrait également citer la nouvelle Mémoire pour un avocat, publiée en 301 Dossier feuilleton dans Le Journal de 1894, qui relate longuement l’asservissement d’un homme par son épouse, ou encore ses „Propos galants sur les femmes“. Cet article, paru également dans Le Journal du 1er avril 1900, reprend cette réflexion, initialement parue dans son compte-rendu de Lilith, que tous les misogynes de la Belle Époque - et des siècles suivants - élevèrent au rang d’aphorisme: „La femme n’est pas un cerveau: elle est un sexe et c’est bien plus beau“ (Mirbeau 1900: 1). Il parvint tout de même à se venger, fantasmatiquement parlant, en écrivant Vieux ménages (1901), une comédie en un acte mettant aux prises un vieil époux et sa femme obèse, infirme, laquelle se retrouve seule, abandonnée au moment du tomber du rideau. Ainsi justifiée et étayée, la gynécophobie de Mirbeau ne fait plus aucun doute. Mais les déboires de sa vie sentimentale n’expliquent pas à eux seuls cette haine prégnante à l’encontre de la Femme. Il reprend, illustre et alimente, en cette fin de siècle, l’angoisse grandissante du sexe masculin face aux velléités d’émancipation féminine. Ses œuvres relaient le discours apocalyptique qui se fait alors entendre et qui achève de réconcilier, au lendemain de l’Affaire Dreyfus, des intellectuels que tout semblait jusque-là opposer. Jules Vallès, Francis Sarcey, Jules Lemaître, Paul Souday, Hippolyte Taine, Edmond Rostand, Henry Bernstein, Gustave Bon, Georges Rodenbach, Paul Alexis, Jean Aicard, Anatole France… et bien d’autres, s’inquiètent de l’évolution de la place de la Femme dans une société qui se modernise. De par les fonctions nouvelles qu’elle ambitionne d’occuper, la Femme ne peut que se viriliser et perdre ainsi ses caractéristiques spécifiques, provoquant inévitablement une indifférenciation des sexes. La société y perdrait alors ses cadres, l’humanité ses assises; à long terme, c’est donc la survie de l’espèce qui est menacée. À court terme, cette subversion de l’ordre établi aboutirait à l’instauration d’une gynocratie. Au regard de ce scénario, on comprend pourquoi l’Homme s’effraie tant de voir la femme accéder à l’instruction puis au baccalauréat (en 1861, Julie-Victoire Daubié est la première à s’inscrire et à réussir l’examen), 2 réclamer le droit de vote, 3 prétendre à des professions qui jusque-là lui étaient interdites. Les femmes sont ainsi autorisées à étudier la médecine en 1868 puis à exercer, elles plaident et siègent dans les tribunaux à partir de 1900. Les femmes de lettres, ces ‚bas-bleus‘, sont de plus en plus présentes dans les journaux, publiant chroniques, feuilletons, et s’emparent du genre romanesque qui peine à se renouveler après l’échec du naturalisme. Pour se conforter dans l’idée que la femme est ‚le sexe faible‘, l’Homme recourt à la science et à la médecine puisque les textes de l’Eglise n’ont plus aucun crédit. On s’intéresse alors au cerveau et à l’appareil reproducteur féminins pour démontrer que la suprématie du Masculin se fonde sur „la supériorité constante du poids de l'encéphale“ (Knibiehler/ Fouquet 1983: 205) et que le féminin se définit par sa matrice. Refuser la maternité serait donc une aberration et ferait de toute femme la refusant une hystérique. Les pamphlets et les caricatures se multiplient; on vilipende les femmes qui se mêlent de littérature: Les Bas-Bleus (1878) de J. Barbey d’Aurevilly, tout comme Le Massacre des Amazones de Han Ryner, à la fin des années 1880, remportent un grand succès. Et l’on explique le talent de femmes de lettres comme George Sand, Judith Gautier, 302 Dossier Marie Nodier… par leur génie de l’imitation des littérateurs qu’elles fréquentent; Octave Uzanne développera longuement cette idée dans La Femme à Paris. Nos contemporaines (1893). Lilith ou les prémisses d’une réflexion féministe Les propos que publie Mirbeau, au fil de ses articles et comptes-rendus, se font donc fidèlement l’écho de cette profonde inquiétude masculine, de ces critiques misogynes et de ces pseudo-découvertes scientifiques. Le compte-rendu qu’il donna de Lilith, la pièce de Remy de Gourmont (1892), peut être considéré comme sa profession de foi de misogyne. L’intérêt que suscite Lilith dépasse en effet chez lui la simple curiosité littéraire; ce titre agit comme un véritable catalyseur de sa peur morbide des femmes. Il convient de rappeler que Lilith est l’une des nombreuses figures de la femme fatale qui hante l’imaginaire fin-de-siècle et alimente la misogynie ambiante. S’appuyant sur la tradition talmudique et kabbalistique, Remy de Gourmont a mis en scène, dans son œuvre, la naissance de la première femme créée par Dieu, son bannissement de l’Éden et son désir inassouvi de posséder l’Homme qui lui a été refusé. La critique de Mirbeau, parue dans Le Journal du 20 novembre 1892, est curieusement bâtie: ses deux tiers sont occupés par des bribes de la pièce mêlées au résumé de certains passages, suivie de l’analyse de l’œuvre qui est expédiée en deux brefs paragraphes. La fin de l’article ne sera qu’une virulente invective contre les „rudes assauts des femmes“ 4 de son époque. Au regard de cette structure, l’évocation de Lilith ne semble être qu’un prétexte pour faire éclater sa haine contre les femmes. Aussi violents que puissent être ses propos, Mirbeau s’entoure de précautions pour les exprimer, ainsi signe-t-il „Jean Maure“ pour éviter, sans doute, toutes représailles conjugales. Ce n’est pas le seul masque auquel il a recouru. Sous couvert de compte-rendu, il brouille les instances narratives et, pour qui n’a pas connaissance de Lilith, il est difficile de savoir qui, l’auteur ou le critique, laisse alors entendre sa voix. Même s’il parle de „deux épisodes“, Mirbeau s’attache en vérité à trois moments de la Genèse: la création de l’Homme, les raisons de la création de Lilith et enfin la création de celle-ci. Sous sa plume, Jehova et l’homme sont en proie au même désœuvrement moral: Jehova, comme Adam, s’ennuie. Jehova créa l’Homme pour combler un vide dans sa création et, comme l’Homme désespérait de ne pouvoir satisfaire son „organe impérieux“ (Mirbeau 1892), Jehova façonna la femme. Un tel enchaînement suggère la responsabilité de l’homme dans son malheur, cette même responsabilité que Mirbeau souligna dans la réponse qu’il rédigea pour l’enquête du Gil Blas, „Les Défenseurs des femmes“. Dans les colonnes du 1 er février 1895, celui-ci expliquait que „M. Strindberg [avait] dû beaucoup souffrir de la femme. Il n’[était] pas le seul et c’[était] peut-être sa faute“. La création de Lilith, à partir des „déchets de la glaise qui servit à modeler l’homme“ (ibid.) est également une libre interprétation de l’écrit de R. de Gourmont car, sous sa plume, Jehova devient un démiurge inconséquent. Manquant de glaise pour façonner la tête de Lilith, „il puise dans le ventre où un trou se creuse, et avec 303 Dossier une poignée d’argile, donne à la femme le cerveau qu’il lui manquait“, „après avoir esquissé un geste qui peut signifier: ‚Ma foi! tant pis‘“ (ibid.). S’ensuit la seule véritable citation de Lilith, l’échange entre Jehova et sa créature qui réclame l’homme parce qu’elle a été créée „pour faire l’amour, n’est-ce pas? “ (ibid.). Devant l’impudeur et l’irrespect de cette première femme, Jehova lui refusera le roi de la création et l’enverra à Satan avec qui elle s’adonnera à la luxure. C’est d’ailleurs sur ce passage, „les litanies pollutionnelles que Lilith et Satan mêlent à leurs baisers maudits“ (ibid.) qu’Octave Mirbeau attirera l’attention du lecteur. Celui-ci n’évoque cependant à aucun moment Ève, la blonde compagne d’Adam qui sera responsable de sa chute et qui est présente dans Lilith, depuis sa création jusqu’à son éviction du Paradis. Ce silence, ce non-dit ne serait-il pas un autre moyen trouvé pour voiler le véritable sujet de son propos? On est tenté de le croire lorsque le critique, s’emportant contre les femmes et leurs velléités d’émancipation, achève sa critique au vitriol par cette prédiction: „Le jour où les femmes auront conquis ce qu’elles demandent, le jour où elles seront tout, sauf des femmes, c’en sera fait de l’équilibre de la vie humaine. Et Lilith reparaîtra, avec son ventre à jamais stérile, et souillé de vaines, de désolantes fornications“ (ibid.). Si Mirbeau menace ses semblables du retour de Lilith - identifiée ici à La Grande Prostituée de l’Apocalypse? -, qui est cette femme qui possède l’homme et „le domine et […] le torture“ (ibid.)? Si ce n’est Lilith, c’est donc Ève… celle qu’il n’a pas mentionnée et qu’il ne nommera jamais. Le silence qui entoure ce personnage biblique est là encore un moyen de se dégager de toute responsabilité. Ainsi, pour lui, l’Homme n’a été jusque-là aux prises qu’avec Ève, dont le rôle est „celui de faire l’amour, c’est-à-dire de perpétuer l’espèce“ (ibid.). Elle est cette femme dont l’homme subit „l’inconscience, […] son insensibilité face à la souffrance, son incompréhensible mobilité, le soubresaut de ses humeurs, son absence totale de bonté, son absence de sens moral“ (ibid.). Ainsi lu, ce compte-rendu éclaire d’un nouveau jour la misogynie de Mirbeau. Celui-ci s’insurge donc contre les filles d’Ève qui, par caprice ou naïveté, entendent égaler l’Homme, „croyant, sans doute, qu’il suffit, pour devenir artiste, d’avoir été touché par la grâce de M. Gérôme ou de M. Eugène Guillaume“ (ibid.). La 3 e femme… Lilith et Ève… À travers ces deux figures féminines de la Création, Mirbeau s’en prend aux deux images archétypales de la Femme: la putain et la mère. Aucune d’elles ne trouve grâce à ses yeux, même s’il avoue préférer „ce qu’on appelle les prostituées, car elles sont, celles-là, dans l’harmonie de l’univers“ (ibid.). On pourrait également rapprocher de ces personnages bibliques un autre binôme tout aussi décevant: la stérile et lubrique Judith Vimmeret vs. la conjugale et neurasthénique Alice Régnault. Est-ce à dire que Mirbeau a déclaré la guerre à toute la gente féminine? On serait tenté de la croire si une lecture attentive du compte-rendu de Lilith révélait la présence des femmes de lettres, les femmes artistes, enfin ces „quelques femmes - exceptions très rares - (qui) ont pu donner, soit dans l’art, soit dans la littérature, 304 Dossier l’illusion d’une force créatrice. Mais ce sont, ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l’empreinte“ (ibid.). Si, à l’instar de ses contemporains, Mirbeau considère ces femmes comme des êtres contre-nature, il les distingue cependant des filles d’Ève suspectées de vouloir mener la société à sa perte. Elles occupent en effet une place à part dans son article, étant mentionnées comme une catégorie particulière. C’est dans son rapport avec ces femmes se mêlant de littérature ou d’art, tant dans ses œuvres que dans sa carrière littéraire, que le gynécophobe Mirbeau se démarque de ses semblables. Comment expliquer l’attention que ce dernier accorde à ces „monstres“, alors même que la nature féminine lui fait tant horreur? Sans doute parce que ces créatures, en se révoltant, entendent rompre avec cette „force cosmique d’élément, [cette] force invincible de destruction, comme la nature“ qu’elles portent en elles (Mirbeau 1899: 61). Ainsi s’achèverait cette „bataille éternelle des sexes“ (Mirbeau 1899: 25), évoquée dans Le Jardin des supplices, qui l’effraie tant. Ni Ève bêtement maternelle, ni Lilith bassement lubrique, ce nouveau type de femme paraît porteur de cette réconciliation entre les sexes à laquelle aspire Mirbeau. Libérée des impératifs de la chair et de la nécessité de perpétuer l’espèce, désormais tournée vers la Raison et la Culture, cette ‚femme nouvelle‘ apparaît comme l’instigatrice d’un ordre nouveau, fondé sur une relation Homme/ Femme plus pacifiée parce que plus intellectuelle. Si son rapport aux femmes est ainsi considéré, son engagement féministe perd sa dimension contradictoire. Pour gagner cette lutte contre la nature obscurantiste de la Femme, celui-ci n’a pas hésité, rappelons-le, à plaider, au début des années 1880, pour le divorce institué par la loi Naquet mais également pour une extension de cette loi jugée trop timorée. Le divorce par consentement mutuel n’était pas reconnu, et il fallait prouver qu’il y avait eu faute pour que le divorce fût prononcé. Il milita contre le mariage forcé et revendiqua le droit pour les femmes aux études… Il fut aussi l’un des tous premiers à avoir défendu le droit à l’avortement et ce, dès 1890, afin que les femmes puissent disposer de leur corps et maîtriser leur fécondité à un moment où la France, en compétition avec l’Allemagne, s’inquiète de sa dénatalité. Nous retrouvons des échos de ce combat dans L’Amour de la femme vénale, cet essai sans doute rédigé en 1912, qui est une réflexion sur la condition de la prostituée. Mirbeau y revendique, au nom de la femme, „la liberté pour étudier, cultiver son esprit, réfléchir librement, décider d’elle-même“ et surtout „remplacer le duel entre les sexes par un contrat sincère et digne“ (Mirbeau 1994: 79sq.). Cette promotion de la ‚femme nouvelle‘ explique également qu’il se soit fait le héraut de femmes dont le talent est ignoré, mal jugé. On ne peut penser qu’à Berthe Morisot, Eva Gonzalès, Mary Cassatt, Camille Claudel, cette „révolte de la nature“ (Mirbeau 1895: 1) dont il proclama par trois fois le génie, ou encore à la journaliste Séverine qui a réussi à briser „les chaînes que la nature a mises à l’esprit de la femme“ (Mirbeau 1894). Il avait eu l’occasion de s’entretenir avec elle lors du procès d’Alfred Dreyfus à Rennes en août 1899. Celui-ci fut également attentif à la produc- 305 Dossier tion romanesque de ses consœurs de lettres, côtoyant celles qui, comme lui, réfléchissaient à la nécessaire évolution de la condition féminine. On ne peut ainsi ignorer Georges de Peyrebrune, auteure de Victoire la rouge (1883), un roman relatant l’exploitation d’une fille de ferme, dont on trouve des échos dans Le Journal d’une femme de chambre et dans le conte Les Abandonnés (juillet 1890). Cette romancière, d’inspiration naturaliste, dépeignit également les exactions dont étaient victimes les femmes qui entendaient vivre librement dans deux romans Une décadente (1886) et Le Roman d’un bas-bleu (1892). En 1896, elle donnait La Margotte, un roman retraçant l’émancipation d’une cantatrice; ce roman sera réédité plus tard sous le titre Le Réveil d’Ève. C’est cette même démarche qui l’amena, dans L’Humanité du 11 septembre 1904, à encenser Anna de Noailles lorsqu’elle publia La Nouvelle Espérance (1903). D’inspiration nietzschéenne, ce roman retrace les tentatives de Sabine, son personnage principal, pour dépasser les contradictions de la condition féminine et être aimée. Un autre membre du jury Vie Heureuse s’attira sa sympathie, Lucie Delarue-Mardrus, l’épouse du Dr Mardrus, traducteur des Contes des Mille et Une Nuits et collaborateur de Mirbeau à La Revue Blanche. Poétesse, romancière, elle donna notamment en 1908 Marie, fille-mère retraçant le calvaire d’une mère célibataire. C’est sans doute une des plus longues amitiés que Mirbeau entretint avec une femme de lettres. Les journaux de l’époque, dont Le Gil Blas du 23 avril 1914, nous apprennent que, bien que très malade, il se rendit au vernissage de celle-ci quand elle exposa ses premières peintures. Un dernier nom doit être mentionné avant de clore cette liste non exhaustive des femmes de lettres que côtoya Mirbeau, celui de Marguerite Audoux. Ayant lu son roman autobiographique Marie-Claire, il lui trouva un éditeur, rédigea une vibrante préface et intercéda en sa faveur pour qu’elle obtienne le prix Vie Heureuse en 1910. Sur les détails de cette relation intellectuelle, nous renvoyons aux travaux de Bernard-Marie Garreau, notamment à Marguerite Audoux, la couturière des lettres (1991). Aussi confus qu’il soit, le compte-rendu que Mirbeau donna de Lilith est à considérer comme un texte important pour comprendre son attitude, souvent jugée paradoxale, face au ‚sexe faible‘. Si les Ève et les Lilith qui hantent alors la société finde-siècle l’effraient, il considère, au contraire, d’un œil bienveillant toutes les femmes artistes, intellectuelles, les seules capables d’établir de nouvelles relations Homme/ Femme, plus pacifiées. Cette recherche et la promotion de cette ‚femme nouvelle‘ tournée vers l’Art et la Littérature expliquerait des personnages aussi atypiques que Madeleine (Les Mauvais bergers, 1897), Clara (Le Jardin des supplices, 1899), Célestine (Le Journal d’une femme de chambre, 1900) ou la très avant-gardiste Germaine Lechat (Les Affaires sont les affaires, 1903), présentée comme „une intellectuelle“ qui doit son émancipation „aux sales livres“, qui ont pu surprendre sous sa plume. Octave Mirbeau n’est cependant pas le seul à avoir tenu un discours ambigu où se mêlent féminisme et misogynie. Deux femmes de lettres peuvent être citées: Rachilde, romancière décadente dont nombre de personnages étaient des femmes fatales et qui, en 1928, publia un essai intitulé Pourquoi je ne suis pas féministe, 306 Dossier dans lequel elle fustigeait les femmes, leur reprochant leur futilité, leur inculture… Nous pourrions également citer Renée Vivien, poétesse qui tâcha de ressusciter l’œuvre et le génie de Sappho; celle-ci écrivait au sujet de la Femme: „l’éducation qu’on lui donne est insuffisante, […] c’est l’éducation seule qui l’a rendue souvent frivole, souvent incapable de comprendre les grandes choses“ (Tarn 1893). 5 D’autres intellectuels pourraient être mentionnés mais ces exemples suffisent pour comprendre qu’Octave Mirbeau, à l’instar de certains de ses contemporains, pressentait que la Femme devait évoluer si l’on voulait éviter une guerre des sexes et conserver un certain équilibre social. Apter, Emily, „Sexological Decadence: The Gynophobic Visions of Octave Mirbeau“, in: Asti Hustvedt (ed.), The Decadent Reader -Fiction, Fantasy and Perversion from Fin-de-siècle, New York, Zone Books, 1998, 962-978. Grenaud, Céline, „Le Monstre féminin dans les romans de Mirbeau“, in: Laure Himy-Piéri (ed.), Octave Mirbeau: Passions et anathèmes, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2007, 57- 67. Knibiehler, Yvonne / Fouquet, Catherine, La Femme et les médecins, Paris, Hachette, 1983. Michel, Pierre, „Octave Mirbeau: ‚gynécophobe‘ ou féministe? “, in: Christine Bard (ed.), Un Siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, 103-118. Mirbeau, Octave, „Lilith“, in: Le Journal, 20 novembre 1892 (en ligne: https: / / www.scribd.com/ doc/ 2356926/ Octave-Mirbeau-Lilith, dernière consultation: 20 novembre 2018). —, „Séverine“, in: Le Journal, 9 décembre 1894. —, „Cà et là“, in: Le Journal, 12 mai 1895. —, Le Jardin des supplices, Paris, Fasquelle, 1899. —, L’Amour de la femme vénale, Paris, Indigo, 1994. Planchais, Jean-Luc, „Gynécophobia: le cas Octave Mirbeau“, in: Les Cahiers Octave Mirbeau, 4, 1997, 190-196. Sanchez, Nelly, „Lilith, la première femme désespérée“, in: Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, 3, 2014, 67-79. —, „Victoire la Rouge: source méconnue du Journal d’une femme de chambre“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 13, 2006, 113-126. Tarn, Pauline, Ma vie et mes idées, juillet 1893, BNF fonds Salomon Reinach. 1 Sur le féminin dans les romans d’Octave Mirbeau, cf. Grenaud 2007. 2 En 1801, Sylvain Maréchal fit circuler le projet d’une Loi visant la défense d’apprendre à lire aux femmes. 3 Hubertine Auclert, première militante féministe, avait fondé le premier groupe suffragiste en 1876, Le Droit des femmes. Il faut savoir que de 1885 à 1893, des campagnes suffragistes avaient été menées, aboutissant à des candidatures féminines lors d’élections municipales. 4 Toutes les citations de l’article „Lilith“ sont indiquées (L). 5 Renée Vivien est le pseudonyme de Pauline M. Tarn. 307 Dossier Loïc Le Sayec Anarchisme et sexualité dans les romans d’Octave Mirbeau: vers la libération sexuelle? La personnalité d’Octave Mirbeau et ses engagements lui ont valu des inimitiés aussi remarquables que ses amitiés. Révolté par l’injustice, il s’engage aux côtés des anarchistes, tout en publiant des romans provocateurs où la sexualité est très présente. On le taxe de vulgarité et d’immoralité, ce dont il s’est toujours défendu, récusant ce qu’il condamnait chez d’autres: la ‚réclame‘ et la pornographie. Pour lui, la sexualité n’est pas un moyen d’attirer ou d’exciter le lecteur, elle est un objet à étudier par l’écriture. Elle influence la conduite des romans: Mirbeau détaille la sexualité des personnages et les discours qu’ils tiennent à son sujet; il sait la place qu’elle occupe dans la vie d’un individu, contrairement à ce qu’affirment certains discours dominants. Enfant terrible de la Belle Époque, Mirbeau revendique une émancipation qui permet de rattacher sa conception de la sexualité aux problématiques anarchistes. L’anarchisme peut se définir comme le refus de toute sujétion politique ou intellectuelle, la négation du principe d’autorité dans l’organisation sociale et le refus des institutions découlant de ce principe; il vise à établir une société sans exploitation et sans domination. La pensée anarchiste est traversée de divers courants envisageant différentes manières de renverser l’ordre établi. Parmi eux, la tendance ‚éducationniste-réalisatrice‘ 1 ou ‚individualiste‘, pour laquelle Mirbeau exprime régulièrement sa sympathie (Manfredonia 2007). L’individualisme postule qu’une révolution est inutile sans changement préalable à l’échelle des individus. La question sexuelle trouve place dans cette pensée, puisqu’elle participe de la singularité de l’individu en ce qu’elle met en jeu ce qu’il a de plus personnel: son corps et sa conscience. Pourtant, cette inclusion ne va pas de soi: tout le XIX e siècle durant, les discours de réforme sociale sont timorés et l’émancipation sexuelle est rarement à l’ordre du jour. Les discours politiques de gauche sont longtemps gênés par la question sensuelle (Bouchet 2014). Certes, Fouriéristes et Saint-simoniens proposent des expériences sensuelles innovantes, mais elles sont mal perçues. Le discours républicain et socialiste distingue émancipation sociale et quête de la sensualité. Pendant longtemps domine l’ascèse militante: la volupté serait le propre de l’immoralité bourgeoise et menacerait les travailleurs. Le débat public est engoncé dans des questions morales négligeant la place de la sexualité dans la vie de l’individu. Ce sont les anarchistes qui, à partir des années 1880-1890, accordent de l’importance au sujet en tentant d’articuler concrètement écrits et pratiques personnelles. Mais l’unanimité n’est pas la règle. Proudhon se montrait déjà conservateur sur le plan des mœurs et, à la fin du siècle, si Bakounine esquisse une défense de la liberté sexuelle, Kropotkine ou Jean Grave - auteur de La Société mourante et l’anarchie, dont Mirbeau signe la préface - sont plus réticents. C’est à la lumière de ces débats que l’on aimerait étudier les relations entre anarchisme et libération sexuelle dans les romans d’Octave Mirbeau. Il développe en effet un discours qui questionne la sexualité et qui ouvre 308 Dossier des voies vers l’émancipation sexuelle tout en réfléchissant aux difficultés de celleci. Dans ses fictions, il esquisse une véritable théorie de la sexualité et l’inscrit dans le champ de la revendication politique en faisant d’elle un terrain de luttes sociales. S’il est question de libération, c’est que, partout dans les romans de Mirbeau, la sexualité est aliénée. L’auteur dépeint des personnages évoluant dans un univers suffocant qui influence leur santé mentale et leurs comportements. Cette approche tient de l’anarchisme dans la mesure où ce sont essentiellement des institutions et des autorités spirituelles, morales ou politiques qui sont tenues pour responsables des contraintes s’exerçant sur la sexualité. L’Église est la première visée, et avec elle la doctrine chrétienne, qui fait de la chair un péché et qui condamne l’acte sexuel hors de la reproduction et du mariage. Dans chaque paroisse, les prêtres répandent la bonne parole et effraient leurs ouailles. À ce discours répressif s’ajoute celui de l’État, qui encourage la natalité pour garnir les rangs de son armée, qui traque le péril vénérien et se fait garant du bon ordre moral. Mais ces ennemis bien identifiés ne sont pas les seuls obstacles à la liberté sexuelle. Plus insidieusement, c’est l’ordre social tout entier qui gangrène la question sexuelle. La hiérarchie sociale et les rapports de classes empêchent le libre épanouissement des facultés sexuelles et déplacent les logiques de domination et d’affrontement sur le plan intime. Sur ce plan aussi, les prolétaires sont des proies faciles, comme le montre l’étendue de la prostitution et sa contamination de la domesticité. Nombre de dominants - bourgeois ou aristocrates - sont des tartuffes qui affichent en public une vertu sans tache et usent en privé de tout leur pouvoir pour satisfaire leurs appétits. Non content de dénoncer cette extension du domaine de la lutte des classes, Mirbeau s’attaque à la famille parce qu’elle est une émanation de l’ordre bourgeois et qu’elle assure la transmission de ses valeurs. L’auteur s’inscrit dans la topique critique du mariage bourgeois et la radicalise: la famille est un État en petit qui étouffe l’individualité, impose des normes, contraintes et valeurs (chasteté, pudeur, honte, fidélité…) et qui inocule des préjugés. Pour désentraver la sexualité, il faut commencer par s’attaquer au rôle éducatif de celle-ci: le premier pas vers la libération est la mise en place d’une éducation sexuelle. Mirbeau ne conçoit pas la notion telle que l’entendent ses contemporains, pour qui elle désigne surtout la promotion de la prophylaxie vénérienne. Ce ne sont pas tant ses méthodes qu’il condamne que ses fins, puisque la politique hygiéniste sert les intérêts de l’État. Pour Mirbeau, il faut éduquer l’individu à sa sexualité afin qu’il s’émancipe et comprenne son corps. La sexualité est un élément déterminant de la santé physique et mentale, comme le montrent ses premiers romans. Le Calvaire expose l’emprise du désir sur la santé mentale de l’individu et la force destructrice de la libido, tandis que dans Sébastien Roch, le héros se trouve souillé et perdu avant même d’avoir atteint l’âge adulte, faute d’avoir été protégé et éduqué selon de bons principes. Il est gangréné par le dégoût de la sensualité que lui a progressivement instillé - tout en abusant de lui - le père de Kern, chargé de l’éduquer. C’est un autre religieux, l’abbé Jules, qui expose un moyen d’échapper au mal-être sexuel, 309 Dossier bien qu’il soit lui-même victime de crises de folie dont le lien à la sexualité est suggéré par le narrateur. Poussant la provocation au maximum, c’est par ce prédicateur atypique que Mirbeau énonce les rudiments de l’éducation sexuelle. Lorsque l’instruction de son neveu à peine entré dans la puberté lui est confiée, Jules a l’occasion unique de sauver un innocent. Débute alors un catéchisme singulier, que son élève nomme lui-même „cours de morale anarchique“ (Mirbeau 2000: 479). Mirbeau, à l’affût des changements éprouvés, décrit précisément la puberté et dégage trois stades de l’éveil de la sexualité, dont la connaissance est nécessaire à l’éducation sexuelle car chacun d’eux est périlleux. Faute d’avoir été prévenu, l’adolescent est désorienté lorsque ses sensations changent et qu’il perçoit le monde sous un jour nouveau. Les personnages de Mirbeau connaissent tous ces troubles qui exacerbent leur émotivité et les rendent vulnérables. Le danger est d’autant plus grand que ce qu’ils découvrent entre en confrontation avec leurs représentations. On qualifiera ce second stade d’éveil - qui ne survient pas forcément après le premier - de phase de cristallisation. Les individus développent leur propre conception de la sexualité en fonction de ce qu’ils peuvent découvrir ou de ce qu’on leur a enseigné. Or ces représentations sont partielles ou partiales, deux dangers que pointe Mirbeau, pour qui la plupart des préjugés s’enracinent à ce moment. Les enfants sont endoctrinés ou livrés à eux-mêmes, ils ne trouvent guère d’interlocuteurs pour répondre à leurs questions, comme l’indique le narrateur de L’Abbé Jules: „mes parents ne se parlaient presque jamais. […] Ils n’avaient rien à me dire non plus […], ils étaient très imprégnés de cette idée qu’un enfant bien élevé ne doit ouvrir la bouche que pour manger, réciter ses leçons, faire sa prière“ (ibid.: 327). Le personnage doit s’en remettre à son imagination, ce qui sera, pour Jules, un des principaux motifs de l’aliénation sexuelle. C’est aussi ce qui précipite le drame de Sébastien, qui remarque que ce qu’il sait de l’amour, „c’est à confesse par les flétrissantes questions du Père Monsal, que cela avait pris, en son esprit, un corps indécis, une inquiétante et dangereuse forme, dont s’alarmaient sa candeur et sa virginale naïveté“, ce à quoi s’ajoutent „quelques mots orduriers entendus dans les conversations, entre élèves“ (ibid.: 646). Mais sa curiosité reste insatisfaite, car „il n’osait demander à personne un renseignement à ce sujet, dans la crainte de mal faire, et d’être dénoncé“ (ibid.). La honte l’empêchant d’être correctement instruit, il ne lui reste que les discours moralisateurs de son confesseur, qui lui fait réinterpréter des actes anodins à la lueur du péché. La cristallisation est d’autant plus dangereuse qu’elle interfère avec l’ultime étape de la découverte sexuelle: le passage à l’acte. L’imagination doit se confronter à la réalité lors d’une défloraison souvent décevante, tant l’acte a été fantasmé, comme en témoigne Mintié: „un soir, énervé, poussé par un rut subi de ma chair, j’entrai dans une maison de débauche, et j’en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la sensation que j’avais de l’ordure sur la peau. Quoi! C’était de cet acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! “ (ibid.: 143). Mintié, déçu et dégoûté, entame son calvaire. Selon Jules, il faut éduquer sans préjugé. Son enseignement peut être qualifié d’anarchiste en ce qu’il dénonce l’influence délétère des institutions sur la vie des 310 Dossier individus. Il déclare à son neveu: „tu vis dans une société, sous la menace des lois oppressives, parmi des institutions abominables, qui sont le renversement de la nature et de la raison primitive“ (ibid.: 470). Le mal viendrait de ce que la sexualité serait encombrée de discours qui lui ôteraient sa simplicité naturelle. L’éducation traditionnelle créerait ainsi un être tiraillé entre ses principes et sa nature: „j’avais des organes, et l’on m’a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu’il est honteux de s’en servir…“ (ibid.: 471). L’éducation traditionnelle est une déformation éloignant du naturel, inventant le vice, et avec lui la honte et la coercition. Les seuls principes qu’il faut inculquer aux adolescents relèvent de l’encouragement: il faut accompagner plutôt qu’effrayer, commenter plutôt que taire: Les pères et les mères sont de grands coupables… Au lieu de cacher à l’enfant ce que c’est que l’amour, au lieu de lui fausser l’esprit, de lui troubler le cœur, en le lui montrant comme un mystère redoutable ou comme un ignoble péché, s’ils avaient l’intelligence de le lui expliquer carrément, de le lui apprendre, comme on lui apprend à marcher, à manger; s’ils lui en assuraient le libre exercice, à l’époque des pubertés décisives… Eh bien! le monde ne serait pas ce qu’il est… Et les jeunes gens n’arriveraient pas à la femme, l’imagination déjà pourrie, après avoir épuisé, dans le rêve dégradant, toutes les curiosités abominables… (ibid.: 485). Rappelant les trois étapes de développement de la vie sexuelle, Jules réclame une éducation véritable. Cette proposition est subversive, comme le montre la violence des prises de position contre Paul Robin. Ce pédagogue libertaire a dirigé de 1880 à 1894 un orphelinat, d’où il a été renvoyé parce que ses méthodes dérangeaient. Joignant la pratique à la théorie, Mirbeau l’a soutenu (Mirbeau 1894). Robin prêchait l’émancipation sexuelle et la libre satisfaction des besoins. Il expérimenta l’éducation mixte et l’éducation physique, convaincu que l’épanouissement corporel était aussi important que le développement intellectuel et moral. Face aux pressions, il renonce à l’éducation sexuelle, qu’il ne défendra pas moins dans une brochure en 1905, écrivant qu’„à l’âge de la puberté, l’éducation sexuelle, théorique et pratique, doit être très honnêtement donnée à tous et à toutes“ (Robin 1905). À la pointe des théories libertaires, Mirbeau n’en reste pas à l’adolescence. Dix ans après les ‚romans autobiographiques‘, il met en scène des adultes sexuellement émancipés dont il fait, dans une certaine mesure, des théoriciens de la liberté sexuelle. Au tournant du siècle, Mirbeau connaît un nouveau succès de scandale avec Le Jardin des supplices (1899) et Le Journal d’une femme de chambre (1900), qui se distinguent par l’importance donnée aux personnages féminins se confiant sur leur sexualité. C’est la première fois que Mirbeau leur accorde un tel rôle, à une période où la diffusion des idées anarchistes entraîne une radicalisation des discours féministes. Les héroïnes de Mirbeau mènent une vie libérée et considèrent que le plaisir sexuel est un critère d’évaluation de la vie heureuse. Clara est la plus radicale: elle a gagné la Chine pour assouvir ses désirs car „en Chine, la vie est libre, heureuse, totale, sans conventions, sans préjugés, sans lois… pour nous, du moins… Pas d’autres limites à la liberté que soi-même… à l’amour que la variété triomphante de son désir“ (Mirbeau 1991: 133). Plutôt que d’attendre un changement social, Clara 311 Dossier a préféré jouir sans plus attendre. 2 Elle dénonce une société où les pulsions seraient entravées: C’est cette contradiction permanente entre vos idées, vos désirs et toutes les formes mortes, tous les vains simulacres de votre civilisation, qui vous rend tristes, troublés, déséquilibrés… Dans ce conflit intolérable, vous perdez toute votre joie de vivre, toute sensation de personnalité… Parce que, à chaque minute, on empêche, on arrête le libre jeu de vos forces… (Mirbeau 1991: 133sq.). Clara reprend les arguments de Jules et va plus loin puisqu’elle applique ses paroles. Même si elle est aliénée par sa recherche compulsive du plaisir, elle permet à Mirbeau de renforcer sa défense de la vie sexuelle. Clara considère que suivre ses désirs, c’est expérimenter la diversité dans la volupté, ce qu’elle fait en assouvissant ses penchants saphiques avec son amie Annie, ce qui arrive aussi à Célestine, qui n’éprouve pas de gêne à évoquer cette expérience: „l’exemple, peut-être… et, peutêtre aussi le besoin de satisfaire une curiosité qui me trottait par la tête, depuis longtemps…“ (Mirbeau 2012: 342). Malgré la répétition des „peut-être“, les propos de Célestine traduisent la fierté plutôt que la honte. Sa justification esquisse le concept d’expérience sexuelle. Tant qu’elle le peut et, surtout, le veut, Célestine collectionne les délices sans remords; elle n’hésite pas à coucher avec de nombreux domestiques: „si peu de temps que je sois restée dans cette maison, j’ai vu là, le soir, au sixième, toutes les débauches, et j’en ai pris ma part, avec l’emportement, avec l’émulation d’une novice…“ (ibid.: 168). La variété fait le plaisir, et les sensations priment, comme elle le souligne concernant son aventure lesbienne, où elle a trouvé des „sensations nouvelles et gentilles“ (ibid.: 347). Revendiquant la liberté, elle développe une éthique du bonheur sexuel, sous-tendue par quelques règles, ce qui la différencie de Clara. Même si Célestine n’est pas ‚bégueule‘ comme certaines de ses maîtresses, son activité sexuelle ne va pas sans normes, qui doivent garantir l’accès de tous à une sexualité heureuse. Clara est moins démocrate: elle souhaite l’abolition de toutes les normes afin de repousser les limites du désir, chacun devrait laisser s’exercer librement sa volonté de puissance en ce domaine. À l’inverse, l’égalité est nécessaire pour Célestine, car la hiérarchie sociale est en partie responsable des désordres et abus sexuels, transposant sur le plan sexuel ses rapports de domination, qui aboutissent souvent à une satisfaction unilatérale. C’est en ce sens que Célestine utilise un vocabulaire normatif qui peut surprendre dans ses propos, dont la naïveté confine au ridicule. Elle mentionne des relations „bon enfant“ et une manière d’aimer „gentiment… comme tout le monde“. On comprend mieux comment le „vice“ de Cléclé peut être „ingénu“ (ibid.: 342). Ne se limitant pas à cette revendication égalitaire, la servante met la sexualité au centre du bonheur conjugal, en opposant au mariage bourgeois, fondé sur l’intérêt, un couple uni par les affinités sexuelles. Une sexualité épanouie serait la clef du couple, raison pour laquelle elle excuse le comportement adultère de M. Lanlaire, dont la femme refuse de le satisfaire (ibid.: 176). Une fois mariée, Célestine met le plaisir 312 Dossier sexuel au cœur du bonheur de son ménage et ne tarit pas d’éloges sur les performances de son époux: Joseph me suffit, et je crois bien que je perdrais au change, même s’il s’agissait de le tromper avec l’amiral […]. Bien peu de jeunes gens seraient capables de satisfaire une femme comme lui […]. Ce qu’il m’a prise! … Et il les connaît, tous les trucs de l’amour, et il en invente… Quand on pense qu’il n’a pas quitté la province… qu’il a été toute sa vie un paysan, on se demande où il a pu apprendre tous ces vices-là… (ibid.: 477). Affirmant qu’une sexualité épanouie est un des critères du bonheur, Mirbeau va plus loin et pense une certaine autonomie de la vie sexuelle, distincte de la dimension affective de l’amour. Cette dissociation est nette chez Clara dont les désirs fournissent à la troisième partie du Jardin des supplices son centre de gravité. Dans le Journal, Célestine revient elle-même sur son passé en accordant une place importante à ses relations sexuelles, leur consacrant souvent un recul critique dépassant la simple évocation: elle établit des distinctions et dresse une typologie de ses actes. En creux de ses discours se développe une théorisation de la vie sexuelle, qui apparaît comme un parcours largement séparé de l’expérience affective. Les relations sexuelles ont une existence hors du couple car les appétits demandent à être régulièrement assouvis. Même si la satisfaction n’est pas toujours optimale ou que le partenaire n’est pas séduisant, l’acte sexuel ne se produit pas moins sans regret, car il a répondu à un besoin (pas toujours parfaitement identifié) et non forcément à un désir. Célestine se donne souvent „pour la forme“ (ibid.: 224, 324) à un maître, un camarade ou une rencontre d’un soir. Il est d’autant plus pertinent de parler de vie sexuelle que s’établit une routine, dans laquelle Célestine est parfois soulagée de retomber, comme après une relation où elle s’est trop impliquée: „j’éprouvai une certaine joie canaille, une sorte de sécurité crapuleuse, comme à la reprise d’une habitude perdue…“ (ibid.: 223). Soutenant que la sexualité est un besoin impérieux, Célestine se montre rarement difficile: „Bien sûr que Monsieur ne me plairait pas pour coucher avec… Mais, un de plus, ou de moins, au fond, qu’est-ce que cela ferait? “ (ibid.: 150). Une telle déclaration, qui marque le détachement de Célestine, ferait presque oublier la nature de l’acte. Pour autant, elle ne se donne pas systématiquement, refusant notamment les avances de M. de Tarves, ou celles du capitaine Mauger, qui lui inspire une réflexion sur les différents motifs pouvant engendrer l’acte sexuel: Je ne puis non plus, sans suffoquer de rire, songer un instant à l’idée que ce personnage ridicule me tienne dans ses bras, et que je le caresse […]. Amour ou plaisir, veulerie ou pitié, vanité ou intérêt, j’ai couché avec bien des hommes… Cela me paraît, du reste, un acte normal, naturel, nécessaire… Je n’en ai nul remords, et il est bien rare que je n’y aie pas goûté une joie quelconque… Mais un homme d’un ridicule aussi incomparable que le capitaine, je suis sûre que cela ne peut pas arriver, ne peut pas physiquement arriver… Il me semble que ce serait quelque chose contre nature… quelque chose de pire que le chien de Cléclé… (ibid.: 356). 313 Dossier Cette typologie montre que Célestine donne à la vie sexuelle une grande autonomie, sans être pour autant aliénée par ses besoins. Malgré sa position dans l’espace social, Célestine tente de s’émanciper, sur un mode moins radical que Clara. Leur libération ne va cependant pas sans contradictions. On peut se demander si Mirbeau ne réfléchit pas aux limites de l’émancipation qu’il défend. Clara incarne les apories de la recherche effrénée du plaisir sexuel. Aussi libre qu’elle soit, elle semble difficile à prendre pour modèle. Rescapé de l’initiation que Clara lui avait promise, le narrateur n’est plus qu’un homme „à la figure ravagée“, à „la chevelure et la barbe prématurément toutes grises“, qui s’est usé en descendant „jusqu’au fond du désir humain“ (ibid.: 58; Mirbeau 1991: 63). L’échec de la quête est suggéré dès le début du récit, dont on attend la chute inéluctable. Clara, punie pour ses excès, est plus victime qu’elle ne le croit, car „contrairement à ce qu’affirme le narrateur, Clara n’est pas le symbole de cette amoralité naturelle de la femme, mais celui de l’immoralité dans laquelle est obligée de se réfugier celle qui veut rejeter une société pervertie, abondamment décrite dans la première partie du roman“ (Marquer 2005: 56). Son immoralisme la conduit à la limite de la mort, dans une crise de démence consécutive à la tension nerveuse engendrée par l’exacerbation des plaisirs. La crise constitue une purgation symbolique, comme Clara le perçoit ellemême: „je suis pure ainsi… je suis toute blanche…“ (Mirbeau 1991: 267). Dans une certaine mesure, Célestine est elle aussi victime de l’organisation sociale. Certes, elle échappe à sa condition de domestique, mais elle se soumet à son mari, qui fait d’elle une courtisane chargée de faire consommer davantage les clients de leur hôtellerie. En se mariant, Célestine est rattrapée par les normes sociales, victime du mariage bourgeois qu’elle critiquait. De plus, malgré les affirmations de liberté, le roman trace des oscillations entre sexualité triomphante et sexualité subie. La locution „pour la forme“, constamment répétée par Célestine, peut être une marque de résignation face à sa condition précaire. Il peut s’agir aussi d’une des conséquences du viol subie dans son enfance, dont elle ne semble pas retirer de dégoût ou de rancœur (Mirbeau 2012: 164). Comme chez Juliette Roux, la femme fatale du Calvaire, le viol entraîne un rapport faussé à la sexualité, d’où la nécessité de protéger et d’éduquer l’enfance en matière sexuelle (Mirbeau 2000: 204). Célestine s’avoue elle-même qu’elle est parfois victime de ses pulsions: Et ne jamais savoir ce que je veux… et ne jamais vouloir ce que je désire! … Je me suis donnée à bien des hommes, et, au fond, j’ai l’épouvante - pire que cela - le dégoût de l’homme, quand l’homme est loin de moi. Quand il est près de moi, je me laisse prendre aussi facilement qu’une poule malade… et je suis capable de toutes les folies. Je n’ai de résistance que contre les choses qui ne doivent pas arriver et les hommes que je ne connaîtrai jamais… Je crois bien que je ne serai jamais heureuse… (Mirbeau 2012: 407). Célestine révèle que sa sexualité tient aussi de la névrose, que sa liberté cache une forme d’aliénation. On peut lire ici l’influence de Schopenhauer, qui présente l’être humain - et surtout la femme - comme un animal qui ne maîtrise pas sa sexualité, 314 Dossier même s’il a l’impression du contraire. Le „dégoût de l’homme“ de Célestine révèle son rapport problématique à la sexualité et souligne son impossibilité de résister à certains appels de la chair (ibid.: 247). Elle ne semble donc pas plus libérée que Clara, si ce n’est qu’elle est consciente de ses faiblesses, ce qui est un premier pas vers la liberté, comme l’enseigne l’abbé Jules, pour qui l’Homme doit accepter sa naturalité. Dans ses romans, Octave Mirbeau développe un regard original sur la sexualité, qu’on peut qualifier d’anarchiste, puisqu’il contribue à la théorisation libertaire de la sexualité. L’auteur affirme que la sexualité concourt au bonheur individuel et que son refoulement conduit au crime plutôt qu’à la sainteté, tout en constatant qu’elle est aliénée par l’organisation sociale et les idéologies. Il faut donc la libérer. Chacun peut vivre librement sa sexualité. Naturelle et nécessaire, elle ne doit pas être entravée mais acceptée, elle doit faire l’objet d’une éducation spécifique pour mieux en jouir. Mirbeau ne se limite pas à traiter le sujet dans sa fiction: il défend Paul Robin, mais aussi Oscar Wilde, emprisonné pour son homosexualité. Lucide, Mirbeau sait toutefois que la libération sexuelle n’est pas sans risques. Il la défend au nom de ses idéaux de justice, parce qu’elle implique l’égalité et le respect des individus, parce qu’elle vise à leur épanouissement individuel. Le Jardin des supplices montre que cette liberté peut se retourner en la pire des servitudes volontaires. Par ailleurs, contrairement à d’autres anarchistes, comme Émile Armand, il ne pense pas que la libération sexuelle sera nécessairement suivie d’autres libérations; notre modernité lui donne raison. Mirbeau sait que la liberté est toujours à reconquérir, tout en étant convaincu que la sexualité comporte une part irrationnelle et indomptable. La première lutte à mener, c’est le travail sur soi. Les convictions métaphysiques de l’auteur entrent en conflit avec ses opinions politiques: le lecteur de Schopenhauer dément l’anarchiste-individualiste. Les contradictions de Mirbeau font la richesse et l’actualité de sa pensée qui a le mérite de ne pas simplifier le problème sexuel. In fine, sa pensée révolutionnaire rejoint les classiques, car, tout en esquissant les voies de la libération à l’usage de tous, il renvoie le problème à une solution partielle et individuelle: la connaissance de soi et l’examen de conscience qui sont les piliers de la sagesse des Anciens. Bouchet, Thomas, Les Fruits défendus: socialismes et sensualité du XIX e siècle à nos jours, Paris, Stock, 2014. Manfredonia, Gaetano, Anarchisme et changement social: insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007. Marquer, Bertrand, „L’hystérie comme arme polémique dans l’Abbé Jules et Le Jardin des supplices“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 12, 2005. Mirbeau Octave, Œuvre romanesque, ed. Pierre Michel, t. 1, Paris, Buchet/ Chastel / Angers, Société Octave Mirbeau, 2000. —, Le Jardin des supplices [1900], Paris, Gallimard (Folio classique), 1991. —, Le Journal d’une femme de chambre [1900], Paris, Le Livre de Poche, 2012. —, „Cartouche et Loyola“, in: Le Journal, 9 septembre 1894. Robin, Paul, „La Vraie morale sexuelle“, in: Le Néo-malthusianisme, Paris, Librairie de Régénération, 1905. 315 Dossier 1 L’individualisme est une notion plus vaste, on la retrouve par exemple chez l’anarchiste Sébastien Faure dans sa brochure de 1928, La Synthèse anarchiste, qui distinguait quatre tendances. 2 Clara semble plus jouisseuse qu’anarchiste, puisque son plaisir naît souvent aux dépens d’autrui. Elle profite de l’exploitation coloniale pour assouvir ses fantasmes. 316 Dossier Arnaud Vareille Un monde stérile: la Belle Époque selon Mirbeau Dans la continuité de l’essai de Pierre Michel, Lucidité, désespoir et écriture (Michel 2001), le présent article souhaiterait se pencher sur le thème de la stérilité chez Mirbeau dans l’œuvre duquel tout fait signe vers une infécondité des rapports homme-femme et, au-delà, vers une profonde inutilité des efforts de l’humanité pour habiter ce monde. Nous nous proposons donc de questionner cette thématique pour en découvrir les enjeux polémiques mais aussi esthétiques et éthiques qui remettent en question l’assurance dans laquelle se complaît l’entre-deux-siècles. 1. Un thème polémique a. Une société stérile Le motif de l’infécondité alimente une partie de la littérature du dernier quart du XIX e siècle, c’est pourquoi il n’est pas propre à Mirbeau et serait davantage un tropisme décadent. À la différence toutefois de ses contemporains, Mirbeau bâtit son œuvre sur un paradoxe séminal. Bien que majoritairement placés sous le signe de Schopenhauer et de sa théorie de l’impératif du Vouloir-Vivre (Briaud 2001), ses ouvrages en illustrent l’échec. En effet, Schopenhauer ne cesse de rappeler, lorsqu’il évoque le thème de l’amour, que ce sentiment est la plus forte chimère à laquelle l’espèce humaine est soumise par les ruses de l’instinct génésique. Ce dernier ne poursuit qu’un but, absurdement et aveuglément: la perpétuation de l’espèce. La stérilité apparaît alors dans ce contexte comme une caractéristique défaillante et le penseur allemand en fait le seul motif de déception objective au sein de l’illusion de l’amour que le désir a provoquée. Il écrit qu’à cause de la stérilité de la femme „le but réel, métaphysique est manqué“ (Schopenhauer 1964a: 71), d’où l’extinction de l’amour dans ce cas seul car l’amour peut, en revanche, se poursuivre, en dépit de déceptions plus cruelles comme l’infidélité, la désillusion ou le dégoût inspiré par l’autre. Mirbeau transpose cette réflexion dans le domaine pratique où la stérilité servira de révélateur aux disfonctionnements de l’organisation sociale. Le Journal d’une femme de chambre est exemplaire de l’utilisation polémique que Mirbeau fait de ce thème. Roman centré sur le désir sexuel, il se caractérise paradoxalement par une infécondité générale, à l’exception des performances de M. Lanlaire qui en forment le contrepoint caricatural par leur teneur mécanique. Chaque domestique ayant servi au Prieuré a été engrossée par le maître de maison et ce, en dépit de toutes les précautions prises et du caractère expéditif des unions. Cette infaillibilité de M. Lanlaire apparaît comme l’indice d’une lecture effective de Schopenhauer: aveuglé par les ruses du Vouloir-Vivre, le personnage assouvit son instinct sur tous les objets à 317 Dossier sa portée, indifférent à leur apparence. Que la cuisinière Marianne, personnage informe et pathétique, soit celui retenu par le romancier pour développer ce thème de l’intarissable pouvoir de procréation de M. Lanlaire, dit assez la victoire indiscutable de l’espèce sur l’individu. En prenant cette voie déviante et parodique, l’instinct se fait l’allié objectif de Mirbeau dans son projet polémique, car si la stérilité de Mme Lanlaire est symétriquement compensée par les performances de son mari, les pulsions dont elles témoignent heurtent les conventions sociales et la morale dont sa femme est la gardienne jalouse. Symbolique des métamorphoses économiques de l’époque, le couple des maîtres de Célestine est le motif littéraire choisi par Mirbeau pour accentuer sa charge contre la société: aux ‚dons‘ de M. Lanlaire s’oppose l’égoïsme de l’épouse et la virulence de Célestine fait écho à la violence symbolique dans l’économie des rapports humains. Mme Lanlaire incarne la sécheresse du corps et de l’esprit, la froideur stérile d’un monde figé dans ses conventions. b. Faillite de la société bourgeoise Pour un auteur considéré comme engagé, Mirbeau ne traite que très rarement de la question économique dans ses récits. Le capitalisme, dont Zola étudie les mécanismes dans ses romans, est curieusement absent d’une œuvre dont la virulence critique vis-à-vis de la société est pourtant manifeste. Cela tient au fait que Mirbeau engage la réflexion critique au niveau de l’individu davantage qu’au niveau des fondements économiques, pour le dire en termes marxistes. En ce sens, il donne des gages à l’anarchisme individualiste mais dévoile surtout l’influence des romanciers russes et une certaine psychologie des profondeurs qu’ils lui ont révélée. La tension entre la bourgeoisie et le prolétariat ne se retrouve que sous la forme traditionnelle, c’est-à-dire antérieure à l’avènement du capitalisme, de la relation maître/ valet dont Le Journal d’une femme de chambre est, là encore, emblématique. La domination matérielle et symbolique est envisagée et analysée par le biais d’un regard individuel et subjectif, donnant à ce dernier une plasticité et une complexité difficilement compatibles avec toute tentative de réduction théorique et toute généralisation dogmatique. La révolte est donc bien une affaire individuelle pour le romancier. D’où l’absence de groupes sociaux constitués dans ses récits au profit de conflits entre individus. 1 Mirbeau traite, toutefois, des rapports de production dans ses deux pièces de théâtres les plus connues, Les Mauvais Bergers (1897) et Les Affaires sont les affaires (1903), dont le sujet est sensiblement identique: un industriel est confronté à une opposition. Une fausse symétrie dans les rôles de chacun achève de leur donner un aspect commun. De même, leur portée critique est assez similaire puisque dans l’un et l’autre cas, mort et solitude renvoient l’industriel à sa propre responsabilité dans la marche du monde. La désolation finale est la marque d’une activité stérile, incapable d’apporter le développement promis par le progrès et par le message d’émancipation porté par la bourgeoisie révolutionnaire. Toutefois, l’angle retenu diverge quelque peu puisque dans Les Mauvais Bergers, le peuple est au cœur du drame, mettant ainsi la question sociale au premier plan, tandis que dans Les 318 Dossier Affaires sont les affaires, l’industriel Isidore Lechat est le protagoniste, faisant de la pièce une comédie de caractère. L’échec patent de l’action dans les deux œuvres renvoie donc dos à dos les deux parties, peuple et bourgeoisie, prolétaires et capitalistes, complexifiant la critique émise. Celle-ci est pourtant particulièrement explicite dans la première pièce. Bien que le titre soit sans ambiguïté quant aux intentions de Mirbeau, Les Mauvais Bergers mettent dans la bouche de Jean Roule des propos ayant une véritable efficacité rhétorique et une indéniable portée politique. Qu’il utilise le registre pathétique avec le père de Madeleine endeuillé (acte I , scènes V et XII ), polémique avec Robert Hargand (acte I , scène VI ), élégiaque avec Madeleine (acte I , scène IX ) ou lyrique devant la foule des ouvriers (acte IV , scène II ), Jean Roule est persuasif et son combat apparaît comme parfaitement légitime. De plus, la dénonciation des contradictions du capitalisme est explicite dans la pièce. Proférée par les possédants eux-mêmes, elle gagne en efficacité. Capron, industriel bourgeois ami d’Hargand, déclare benoîtement: „Ce n’est pas l’esprit du passé qui parle en moi… c’est l’esprit moderne… Et c’est comme républicain, que vous me verrez toujours prêt à défendre les sublimes conquêtes de 89, contre l’insatiable appétit des pauvres! …“ (Mirbeau 2003a: 79). Face à eux, Jean Roule apparaît sans peine comme un homme de bonne volonté. La force d’une telle critique rend d’autant plus surprenant un dénouement dans lequel les choix d’Hargand comme ceux de Jean Roule et de Madeleine débouchent sur une tragédie. La révolte elle-même est inféconde suivant la leçon de la pièce. Le symbole de la mort de l’enfant que porte Madeleine, alors que les répliques laissent d’abord penser que l’action se dirige vers un dénouement à la façon de Germinal, fait des Mauvais Bergers la pièce la plus pessimiste de Mirbeau. Ce paradoxe d’un Mirbeau anarchisant de cœur mais ne se départissant pas d’un esprit critique ou d’une lucidité qui interroge les moyens comme les buts, se retrouve dans les contradictions du personnage d’Isidore Lechat, le protagoniste des Affaires sont les affaires. Loin d’en faire une espèce de fantoche, à l’image des entrepreneurs qui entourent Hargand, l’auteur lui confère une certaine aura en le définissant comme un individu épris d’idéal. Mais l’esprit d’entreprise de Lechat est vite décrédibilisé par certains discours emphatiques et grotesques du personnage (Mirbeau 2003b: 84). Mirbeau cède alors à la caricature. Cette dernière obère le portrait mélioratif de l’entrepreneur et permet de maintenir une distance salvatrice avec lui, distance que la philosophie de l’industriel accentue: Lechat représente le stéréotype du bourgeois incapable d’inventer un monde nouveau et se contentant de se glisser dans les défroques de la noblesse abattue. Le protagoniste répète à l’envi que l’aristocratie ruinée, c’est désormais la bourgeoisie qui occupe sa place (acte III , scène II et III ). Enfin, le protagoniste est intimement lié au thème de la destruction. Il incarne la force aveugle, écrasant toute forme de sensibilité sur son passage. Le développement des possessions de Lechat est inversement proportionnel à la ruine des biens et des personnes qui l’environnent. Si les vaches et les bœufs sont pléthore sur ses terres, les oiseaux, en revanche, y sont décimés (ibid.: 81). Et, renouant 319 Dossier directement avec le thème de l’infécondité, le dialogue entre le jardinier et Germaine présente la dure loi du travailleur à la jeune fille effarée: parce que sa femme est enceinte, Jules doit quitter sa place afin que le service n’en souffre pas (ibid.: 61). Éradication, départs, morts, les catastrophes qui s’accumulent durant la pièce symbolisent un monde qui s’effondre, un ordre qui se fait par le vide. c. Une faille ontologique: des êtres stériles Au-delà de ce réquisitoire contre l’époque, le motif de la stérilité s’étend à l’individu lui-même. Il constitue le premier indice de la faille ontologique profonde que mettent à jour les textes mirbelliens, faille dont la stérilité constitue l’indice le plus patent. Mirbeau décrit les affres de la passion dès son entrée en littérature avec Le Calvaire (1886), premier roman signé de son nom. Sans nous attarder sur ce texte, qui a déjà été abondamment commenté, relevons simplement que, dès cette œuvre, le récit établit l’échec du „génie de l’espèce“ (Schopenhauer 1964b: 81), puisque la liaison des deux personnages est non seulement mortifère pour l’individu, mais que n’affleure jamais le thème de la procréation, comme si Mirbeau avait immédiatement évacué tout questionnement sur la paternité. L’amour semblerait donc doublement une illusion dans ce roman, en ce sens qu’il ne débouche jamais sur le bonheur individuel, d’une part, ni sur une naissance, seul événement qui le justifie, d’autre part. Sébastien Roch, personnage éponyme du roman de 1890, est, en raison du traumatisme vécu, l’incarnation du personnage passif, traversant l’existence sans aspiration ni désir. Cette errance de la volonté, incapable de se fixer sur quelque élément que ce soit, cette aboulie permanente lui est reprochée par Mme Lecautel, mère de la jeune Marguerite, au nom des conventions et d’un pragmatisme mesquin: - Comme vous devez vous ennuyer! - Pas trop! … non, pas trop! … je vois, je pense, et le temps passe… […] Mme Lecautel prit un ton de reproche naturel: - Tout cela est très joli, mon pauvre Sébastien, mais vous ne pouvez pas continuer cette existence-là… Vous n’êtes plus un enfant, voyons! … […] Il faut vous décider à faire quelque chose, croyez-moi… (Mirbeau 2000: 704) Les injonctions de Mme Lecautel seront d’autant plus vaines que Sébastien est atteint dans son principe vital même. La seule issue à sa situation lui a pourtant bien été indiquée par son ami Bolorec: c’est la révolte. Or Sébastien en est, là aussi, incapable. C’est d’ailleurs l’un des éléments originaux de l’œuvre, dont le sous-titre „roman de mœurs“ laissait entendre une confrontation entre le personnage et le milieu. Pourtant, le lecteur découvre un jeune homme inapte à opposer sa volonté propre aux choix qu’on lui impose. Alors que chez les grands représentants du roman de mœurs réaliste, Balzac ou Stendhal, les personnages réagissaient à cet état de fait, soit en tâchant de s’adapter pour vaincre, comme ceux de La Comédie humaine, soit en engageant une bataille contre l’ordre établi, comme ceux du Rouge et le Noir (Gendrel 2012), Mirbeau présente un être entièrement soumis à son destin. 320 Dossier La dimension tragique du roman n’en est que renforcée qui fait de Sébastien un être sacrificiel prêt à être immolé sur l’autel des intérêts supérieurs de la société. L’Abbé Jules (1888) présente, quant à lui, un autre aspect du thème de la stérilité puisque le drame ontologique du roman provient de la lucidité même du personnage qui déplore l’infécondité globale de son existence: „Mais moi! … Je n’ai abrité personne… à personne je n’ai donné des fruits… rien en moi n’a chanté, jamais, d’une belle croyance, d’un bel amour…“ (Mirbeau 1977a: 232). Le dénouement est une délivrance pour l’abbé, illustration de la puissance implacable du Vouloir-Vivre: hanté par le génie de l’espèce qui ne trouve pas d’objet sur lequel se fixer, Jules doit finir par mourir. Dans les œuvres de Mirbeau, la société de la Belle Époque est une machine célibataire, une mécanique qui tourne à vide ainsi que ses récits de l’entre-deuxsiècles l’illustrent parfaitement avec leur forme tautologique ou circulaire et leurs personnages sans consistance. Leur caractère ectoplasmique, en se généralisant, confère une dimension universelle à la faille décelable chez les protagonistes des premiers récits. Cette faiblesse congénitale des personnages se distingue ainsi nettement de la ‚fêlure‘ de leurs confrères zoliens. 2 La fêlure est liée à l’histoire individuelle, au schème de l’hérédité dont elle suit le retour hasardeux et chaotique. La faille est, quant à elle, consubstantielle à l’humain, elle témoigne de sa faiblesse intrinsèque, qui le rend inapte à une existence sereine ou le porte à toutes les extrémités. 2. Un mythe personnel a. Stérilité de la création: les doutes du créateur Loin de ne concerner que le domaine de l’action économique ou politique, le thème de la stérilité s’étend chez Mirbeau à l’activité artistique elle-même, révélant les doutes du romancier et une conception de l’existence fondamentalement incompatible avec toute rhétorique progressiste. Ce qui frappe en premier lieu chez Mirbeau est le nombre d’artistes - que d’aucuns qualifieraient de ratés - qui sont, au contraire, pour le romancier, des figures positives de créateurs aux prises avec l’idéal, bien que leur effort se solde par un échec. Ce sentiment d’impuissance créatrice, qui trouve son paroxysme lors de la crise existentielle du romancier au début des années 1890, ne quitte pas les protagonistes des fictions. Pas plus que Jean Mintié ou que Joseph Lirat dans Le Calvaire, les créateurs de Dans le Ciel (roman paru en feuilleton en 1892-1893 dans L’Écho de Paris mais non publié par Mirbeau) ne seront satisfaits de leur œuvre. Au contraire, en accentuant la perte de repères chez Georges, le romancier, et en faisant désespérer Lucien, le peintre, d’arriver à une quelconque création digne de ce nom, au point de se suicider, Mirbeau place la création sous le signe d’une impuissance fatale. 321 Dossier Ce tourment du créateur contraste avec la belle assurance dont fait preuve la société de la Belle Époque quand elle rend hommage aux artistes officiels. Les Salons sont un lieu où les valeurs établies se voient confirmées par la reconnaissance qu’opère le travail de sélection du jury et la sanction qu’il inflige par la relégation des autres œuvres. Le caractère proprement stérile des tableaux primés est souligné par Mirbeau et nombre de commentateurs contemporains, à l’instar de Jacques-Émile Blanche lorsqu’il définit le „tableau de Salon“: „Le ‚tableau de Salon‘, destiné à prendre place, plus tard, dans un musée public, est cette sorte de production dont le régime actuel des Salons annuels officiels a été le prétexte et la cause“ (Blanche 1921: 258sq.). En dépit de cet accord sur l’inanité de l’œuvre officielle, Blanche et Mirbeau se séparent sur la question de la valeur à accorder aux réalisations des refusés. Les innovations de l’impressionnisme ont tendance à agacer Blanche, qui écrit en 1908: „Nous sommes […] fatigués des colorations grêles ou trop aiguës, de toutes ces taches papillotantes dont abusent les impressionnistes fous de lumière et d’étrangetés à tout prix […]“ (ibid.: 96), critique qui prend comme point de départ la domination des sens sur la raison chez ces peintres. Or, Blanche est un partisan de la raison en art, comme en témoigne l’attention qu’il porte à la notion de ‚métier‘ dans ses écrits (ibid.: 33, 54, 186, 263, 265). Ne parvenant pas à l’identifier dans les travaux impressionnistes, il en conclut que leurs procédés ont rendu ces artistes „paresseux“ (ibid.: 148). Blanche s’inscrit dans le paradigme anthropocentriste pour lequel la pensée humaine vient à bout de tous les obstacles. Par le travail de la raison, l’artiste accède au chef-d’œuvre: l’ordonnancement de la toile surpasse le désordre du monde selon le principe baudelairien de la laideur consubstantielle à la nature que l’art doit métamorphoser. Loin de cette coupure entre l’art, artefact humain, et l’univers, la sensibilité mirbellienne offre une vision du monde sans solution de continuité entre les deux. De là le sentiment d’anxiété du créateur: l’artiste, par l’exaspération de la sensation, ne peut qu’arracher des parcelles de beauté à une nature toujours supérieure et indifférente. La création chez Mirbeau possède donc un caractère tragique, qui distingue le romancier de la pensée schopenhauerienne dans laquelle l’art est une voie possible pour se détacher de l’emprise de la Volonté. L’art est ici plus un tourment qu’un apaisement et, loin d’apporter un oubli de soi salvateur ou réconfortant, sa pratique accentue au contraire la lucidité de l’homme sur son inanité. b. La nature sans l’homme La menace la plus grave qui pèse sur l’époque n’est pas de nature extérieure, comme l’affirment les discours réactionnaires en faisant du cosmopolitisme la source de toutes les avanies que connaît le pays, ni intérieure, comme l’État voudrait le croire en dénonçant le péril anarchiste, par exemple. Pour les détracteurs politiques de la société bourgeoise, son anéantissement est inscrit dans ses gènes. Tout en partageant ce point de vue, Mirbeau va au-delà, et se sépare ainsi des progressistes de l’époque en provoquant leur incompréhension, car, pour lui, il y a tout d’abord 322 Dossier cette défaillance de l’homme, qui appelle la défiance vis-à-vis des discours positivistes et utopiques. Cette faille se double, selon Mirbeau, de l’implacable logique de la Nature aboutissant à la négation de l’humain. Ce point de vue est en phase avec des courants d’idées contemporains, comme la pensée schopenhauerienne, en premier lieu, et le pessimisme qu’elle diffuse. Mais la science n’est pas en reste, à la fin du siècle. Ses spéculations aboutissent - paradoxalement - à mettre en cause l’anthropocentrisme. Il en va ainsi de la zoologie et de l’astronomie. La première, avec la notion de ‚protoplasme‘, la seconde, avec celle de ‚panspermie‘, font de l’homme une simple composante de la vie universelle qui migrerait dans le cosmos au gré des déplacements des ‚cosmozoaires‘, germes évoluant dans le milieu interstellaire (Pierre 2014). En dépit de l’apparente fumisterie très chanoiresque de ces thèmes, tout cela est très sérieux. Albert Dastre, disciple de Claude Bernard, fait le point de ces théories dans la très compassée Revue des Deux Mondes en 1902 et Camille Flammarion, dans son ouvrage Le Monde avant la création de l’homme (1886), reproduit un exemplaire de protoplasma dont il fait „l’organisme élémentaire“. Mirbeau, s’il a pu avoir connaissance de ces travaux, conserve un certain recul devant le caractère parfois farfelu de ces doctrines et les conséquences que certains pourraient en tirer. Clara Fistule, personnage des Vingt et un Jours d’un neurasthénique, en est une illustration probante, lui dont les propos sont une parodie de ce discours scientifique: pour „en finir, une bonne fois, avec cette erreur physiologique de la reproduction de l’homme par l’homme“ (Mirbeau 1977: 53sq.), il a inventé la „Stellogenèse“, soit „un nouveau mode de reproduction humaine“ (ibid.: 53). La savoureuse démonstration qu’il fait aboutit en réalité à une demande pressante d’argent auprès du narrateur. Le Désir et le Vouloir-Vivre schopenhaueriens entrent bien cependant en résonance avec ces hypothèses scientifiques qui ne sont pas sans évoquer le concept de nature naturante, soit l’idée d’une Nature universelle et matricielle dans le giron de laquelle se créent, vivent et meurent des créatures. Or, avec cette autonomisation de la Nature, c’est l’homme qui est repoussé au second plan, n’apparaissant plus que comme l’un des accidents de cette création (Schlesser 2016). Dans le domaine esthétique, la photographie du XIX e siècle donne une illustration de ce sentiment, même si c’est à son corps défendant. Les progrès techniques permettent de photographier en des lieux difficiles d’accès et ces prouesses de l’homme, qui va notamment choisir les massifs montagneux comme motif, fournissent a contrario une magnifique illustration de sa faiblesse et de sa vulnérabilité lorsqu’on le compare au caractère grandiose du décor dans lequel il se fond. Gautier avait déjà souligné, dans un article de 1862, l’aspect stupéfiant des clichés de montagne, notamment ceux des frères Bisson, dont il fréquentait l’atelier (Gautier 1862). Il y insistait sur la disproportion entre l’homme et la Nature en une belle anticipation des idées de Mirbeau: „Voici la petite troupe qui part des Grands-Mulets pour faire tenter à la photographie l’ascension du mont Blanc. Pour le coup, nous avons dépassé la zone humaine; la végétation a disparu; plus de trace de vie […]“ (Gautier 1994: 49sq.). 323 Dossier D’autres photographes choisiront la montagne comme sujet. Toujours l’homme y apparaît dans toute la fragilité décrite par Gautier. Ainsi des photographies d’Adolphe Braun, qui, pendant des décennies, a photographié les Alpes. Dans les années 1890, ses prises de vue présentent l’homme comme une silhouette minuscule, écrasée par le gigantisme du milieu montagneux faisant ainsi ressortir la vanité de l’humanité devant l’hiératisme de la nature. 3 Dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, les descriptions de la montagne traduisent le même sentiment obsidional de l’homme accablé par les éléments naturels que celui transmis par le médium photographique: „En face de soi, la montagne haute et sombre; derrière soi, la montagne sombre et haute… À droite, la montagne, au pied de laquelle un lac dort; à gauche, la montagne toujours, et un autre lac encore…“ (Mirbeau 1977b: 42). Indicateurs spatiaux, répétitions, chiasme, phrases laissées en suspens, tout concourt à suggérer l’écrasement de l’être par une nature hostile ou indifférente à sa présence. Le thème de la Nature sans l’homme n’est donc pas propre à Mirbeau. Tous ces courants philosophiques et scientifiques, ou ces nouvelles représentations de la nature, ont en commun de minimiser la part de l’humain dans la marche du monde et la place qu’il y occupe. Ce refus de l’anthropocentrisme a toutefois quelque chose de radicalement pessimiste chez le romancier, qui se distingue ainsi de certains penseurs comme Hugo. Lorsque ce dernier affirme dans ses Choses vues que „la bonne nature conserve son calme quoi que nous fassions; l’infini ne peut pas être troublé par le fini“ (Hugo 1997: 498), un fond métaphysique préside à sa réflexion. Ce penchant caractérise aussi Baudelaire et les symbolistes dont Mirbeau se démarque également. Bien qu’ils renient le monde, ils le sauvent par le jeu de déplacement opéré au moyen de l’analogie généralisée. Les correspondances ou le symbole rachètent un univers déprécié en l’exhaussant. Une telle dimension dans laquelle la finitude de l’homme pourrait répondre à l’incommensurabilité de l’univers, par le jeu des idées abstraites et du sentiment religieux, est totalement absente chez Mirbeau. Au contraire, chez lui, il n’y a rien à racheter. Surtout pas l’humanité d’ailleurs. Nonobstant la pitié qui irrigue son œuvre, il a un sens profond de l’indignité de l’homme. Son dégoût pour ses semblables s’exprime par des jugements définitifs, comme lorsque, pour renchérir sur l’horreur du lieu dans Les Vingt et un jours, il fait intervenir la figure humaine: „Mais peut-être pardonnerais-je aux montagnes d’être des montagnes, et aux lacs des lacs, si à leur hostilité naturelle, ils n’ajoutaient cette aggravation d’être le prétexte à réunir […] de si insupportables collections de toutes les humanités“ (Mirbeau 1977b: 43). Les derniers romans relèguent l’humain au second plan. Ils lui préfèrent l’automobile (La 628-E8, 1907) ou l’animal (Dingo, 1913), comme si le temps de l’homme était révolu. De là, dans ces deux romans, des descriptions de la nature soumises à de nouvelles modalités perceptives: la vitesse ou l’animalité. Ce regard nouveau est éminemment plastique, c’est-à-dire débarrassé de tout élément rationnel qui pouvait encombrer encore la sensation quand le descripteur était humain, afin de mieux favoriser une fusion de l’être et du monde, perçue comme remède possible à la faille ontologique révélée par les œuvres. 324 Dossier Ultime paradoxe: le mot ‚Vie‘, qui caractérise la sortie de la décadence, est aussi le mot clé de la philosophie et de l’esthétique mirbelliennes, en dépit de leur pessimisme foncier sur la place de l’homme dans l’univers. Ce retour à la nature ne prend donc pas, chez Mirbeau, la forme du „panthéisme gigantesque et radieux“ (Le Blond 1896: 13) dont Maurice Le Blond se fait alors le chantre. Le sentiment de fusion avec le grand Tout est inséparable chez le romancier d’une grande frustration liée à la connaissance lucide de l’impossibilité pour l’homme de se fondre dans le monde. L’être pensant ne peut s’absorber complètement dans la nature; tout abandon n’est que partiel sauf à annihiler la pensée, c’est-à-dire le penseur même, dans la mort. La conscience est donc bien, aux yeux de Mirbeau, ce qui fait la dignité de l’homme mais aussi son malheur. De là, sans doute, cette faille fondamentale au cœur de son œuvre et la raison pour laquelle il ne cesse de dénoncer l’indignité d’une Belle Époque qui, arc-boutée sur ses certitudes et ses préjugés, baigne dans une inconscience bienheureuse alors qu’elle court à sa perte. Blanche, Jacques-Émile, „Le Salon de la société nationale des Beaux-Arts, 1908“, in: id., Dates, Paris, Emile-Paul Frères, 1921, 247-265. Briaud, Anne, „L’influence de Schopenhauer dans la pensée mirbellienne“, in: Cahiers Octave Mirbeau, 8, 2001, 219-227. Gautier, Théophile, „Vues de Savoie et de Suisse, de MM. Bison Frères“, in: Le Moniteur universel, 167, 16 juin 1862, 1. —, Les Vacances du lundi. Tableaux de montagnes, Seyssel, Champ Vallon (coll. Dix-Neuvième), 1994. Gendrel, Bernard, Le Roman de mœurs. Aux origines du roman réaliste, Paris, Hermann (coll. Savoir lettres), 2012. Hugo, Victor, Choses vues 1830-1848, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1997. Le Blond, Maurice, Essai sur le naturisme, Paris, Mercure de France, 1896. Lemarié, Yannick / Michel, Pierre, Dictionnaire Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’homme / Société Octave Mirbeau, 2011. Michel, Pierre, Lucidité, désespoir et écriture, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2001. Mirbeau, Octave, L’Abbé Jules, Paris, UGE, 1977a. —, Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, Paris, UGE (coll. 10/ 18), 1977b. —, Sébastien Roch, Paris, Buchet/ Chastel-Société Octave Mirbeau, 2000. —, Théâtre complet, t. I, Les Mauvais Bergers, Paris, Eurédit, 2003a. —, Théâtre complet, t. II, Les Affaires sont les affaires, Paris, Eurédit, 2003b. Pierre, Arnauld, „Semence d’étoile. Le cosmos biomorphique de Fernand Léger“, in: Maurice Fréruchet et al. (ed.), Fernand Léger. Reconstruire le réel, Paris, Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2014, 89-93. Schlesser, Thomas, L’Univers sans l’homme. Les arts contre l’anthropocentrisme, 1755-2016, Paris, Hazan (coll. Beaux-Arts), 2016. Schopenhauer, Arthur, Métaphysique de l’amour, Paris, UGE (coll. 10/ 18), 1964a. —, Métaphysique de la Mort, Paris, UGE (coll. 10/ 18), 1964b. 325 Dossier 1 Notons que le personnage peut être aux prises avec l’administration. Pour autant, cette dernière apparaît comme une entité abstraite, préfigurant celle, absurde, des récits kafkaïens, comme dans „Le Mur“ (L’Écho de Paris, 20 février 1894). Le conflit se place alors directement et délibérément sur le plan de la superstructure. 2 Dans La Bête humaine, Zola définit cette ‚fêlure héréditaire‘ dont est accablé Jacques Lantier. Elle est l’un des éléments clés de son roman expérimental. Deleuze en glosera le fonctionnement et les effets dans son essai, Logique du sens (Paris, Éditons de minuit, 1969). 3 Je remercie Anaïs Charles de m’avoir indiqué la parution de l’ouvrage Sans limite. Photographies de montagne (Éditions Noir sur Blanc/ Musée de l’Élysée, 2017), qui fournit une synthèse éclairante de ce thème, notamment pour l’époque qui nous intéresse.