eJournals lendemains 43/170-171

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Les concours d’autobiographies dans le monde judéo-polonais de l’entre-deux-guerres

2018
Judith Lindenberg
ldm43170-1710240
240 Dossier Judith Lindenberg Les concours d’autobiographies dans le monde judéo-polonais de l’entre-deux-guerres Si la littérature française du XIX ème siècle a produit ce qui apparaît comme les paradigmes des formes de littérature collective ou ‚panoramique‘ selon la définition de Walter Benjamin, il est possible d’en saisir des cas, moins connus voire méconnus, dans d’autres espaces culturels et nationaux et à d’autres périodes. En effet, ailleurs en Europe, au tournant du XIX ème et du XX ème siècle, le développement de la sociologie et des sciences sociales a conduit à l’émergence de projets d’écriture collective dans une visée d’analyse sociale. Dans cet article, on se penchera sur les origines savantes, le contexte d’émergence et les objectifs d’un phénomène en particulier: celui des concours d’autobiographies à destination de la jeunesse qui se sont développés dans le monde judéo-polonais de l’entre-deux-guerres. L’analyse des textes eux-mêmes, qui pourrait donner lieu à une autre recherche, sera laissée de côté. À l’est de l’Europe à la fin du XIX ème siècle, aussi bien dans la Russie impériale que dans l’Empire prussien, l’intérêt pour les traditions populaires d’une part et le développement des sciences sociales de l’autre ont donné lieu à des entreprises savantes sur les populations qui composaient ces Empires. Parmi elles, le monde judéo-polonais, éclaté entre ces puissances depuis les partages successifs de la Pologne à la fin du XVIII ème siècle, mais unifié par l’usage d’une langue commune, le yiddish, fit l’objet d’initiatives spécifiques mais influencées par celles des populations autochtones, russes et polonaises. À partir du XIX ème siècle, la condition des Juifs en Pologne a changé radicalement. Ainsi, à cette époque, plusieurs événements ont modifié de fond en comble les structures antérieures. Vers 1860, les Juifs d’Europe de l’Est représentaient plus de 75% du judaïsme mondial, dont près des deux tiers en Pologne. L’industrialisation changea les structures économiques du judaïsme. À partir de 1860, le mouvement des idées bifurqua dans plusieurs directions, vers le nationalisme, le socialisme, les langues juives […]. La lame de fond vint de plusieurs shtetls, les bourgades juives de Pologne. Une économie stagnante, le manque de débouché provoquèrent un exode vers les grandes villes et secouèrent le monde juif dans ses fondements. Les organisations communautaires explosèrent dans ces lieux où la vie juive, durant des siècles, avait été réglementée dans ses moindres détails, assurant au groupe une continuité basée sur les valeurs morales de la religion (Minczeles 2006: 157). Cette mutation fut liée à celle de l’émergence d’un prolétariat juif. Le marxisme, qui ébranla le monde russe à partir de 1860, eut de profondes répercussions dans le monde juif des grandes villes de Pologne et de Russie. Les Juifs, en comparaison avec leurs compatriotes des mêmes classes sociales, pâtissaient d’une situation pire due à l’antisémitisme qui culmina à cette période à cause des vagues de pogromes 241 Dossier dans les années 1870 puis entre 1903 et 1905. La volonté d’émancipation se traduisit politiquement par la création de plusieurs partis: le parti ouvrier juif, l’Union générale des ouvriers juifs de Russie et de Pologne, plus connue sous le nom de Bund (Union), fut créée en 1897. Le parti sioniste, qui, suivant les théories de Theodor Herzl (1990), prônait le retour des Juifs en Palestine, comprenait une aile droite, fondée en 1902, et une aile gauche, fondée en 1905. Ces années virent plus largement l’émergence d’une intelligentsia juive polonaise qui œuvra à l’émergence d’une littérature, d’une presse, d’une culture (à travers le théâtre notamment) et d’une recherche savante, qui constituera plus particulièrement notre objet. Tous ces domaines étaient conçus en lien étroit avec une volonté politique d’affirmation identitaire et d’émancipation. La partie la plus assimilée de l’intelligentsia judéo-polonaise utilisait le polonais pour exprimer cette culture politique et artistique. Cependant le choix linguistique n’était pas seulement une affaire de classes sociales: de nombreux intellectuels polonophones firent le choix du yiddish, d’une part pour pouvoir être compris du peuple juif et de l’autre parce que cette langue était symboliquement celle des Juifs polonais. Au cours du XIX ème siècle, le yiddish était devenu une langue littéraire, grâce à des écrivains comme Sholem Alekheim, Mendel Moikher Sforim et Isaac Leibush Peretz, considérés comme „les pères de la littérature yiddish“. Le yiddish fut reconnu à la conférence de Czernowitz en 1908 comme langue nationale du peuple juif et perçu désormais comme fondement de son identité collective. Depuis la fin du XIX ème siècle, allant de pair avec le mouvement de sécularisation, d’urbanisation et de politisation de la société juive, émergea la première génération de savants désireux de concevoir une histoire juive détachée de la religion. Cette volonté allait de pair avec l’affirmation politique de l’existence d’un peuple juif polonais en tant que nation. Dans le contexte de l’Europe de l’Est, ce concept de nation ne recouvrait pas, comme en Europe occidentale ou aux Etats-Unis, une réalité étatique mais ethnique: les Juifs de Pologne se considéraient comme une nationalité politique, bien que sans territoire ni souveraineté d’état (voir Gottesman 2003). Cette aspiration s’est traduite par une vogue d’enquêtes ethnographiques visant à collecter les traces de la culture juive polonaise: cela était aussi lié à l’urbanisation, dans la mesure où celle-ci faisait apparaître, par contraste, le monde traditionnel et rural comme étant à la fois détenteur de l’identité populaire la plus pure et en danger de disparition. Ce mouvement se retrouve, pendant l’industrialisation qui a marqué la fin du XIX ème siècle, dans toutes les sociétés occidentales, et se caractérise dans chacune d’elles par l’émergence d’une science du folklore et d’études philologiques. Dans le monde juif occidental, cela s’est traduit par l’émergence de la Wissenschaft des Judentums, la Science du judaïsme, en Allemagne. En Europe de l’Est, c’est Simon Doubnov (1860-1941) qui, inspiré à la fois par les travaux de la Société impériale d’histoire et d’ethnographie de Saint Petersburg et par ceux de la Wissenschaft des Judentum, lança en Russie le premier un appel à la collecte des sources. Cet appel fut à l’origine d’une vague d’enquêtes ethnogra- 242 Dossier phiques au tournant du XIX ème et du XX ème siècle. De nombreux jeunes intellectuels de l’époque y participèrent, dont l’écrivain Isaac Leibush Peretz (voir Peretz 2007). Doubnov participa également à la fondation, en 1906, du parti folkiste, qui préconisait l’autonomie des Juifs dans la diaspora et la valorisation de leur culture, tout en faisant de l’étude des traditions populaires, et du yiddish, le fer de lance de leur programme. La langue yiddish justement fut inséparable de ce mouvement: alors qu’elle avait été pendant des siècles la langue du peuple, dénigrée comme jargon justement à cause de cela, elle devint un instrument central de ses revendications (voir Weiser 2011). Ces enquêtes ethnographiques avaient pour objet aussi bien la culture matérielle, que les chants, les productions écrites et les traditions orales. La collecte qui était au cœur de la démarche consistait non seulement à s’emparer de ce qui était perçu, romantiquement, comme les vestiges d’une civilisation en voie de disparition, mais aussi à encourager ceux qui en étaient les détenteurs à en produire des artefacts: ainsi, à exécuter des chants, de la danse et des représentations théâtrales et à en conserver des traces par le biais d’enregistrements ou de notations écrites (pour la musique notamment). Elle visait aussi à encourager les ‚masses‘ - selon le terme employé alors - à mettre leur vie par écrit: c’est là que cette démarche rejoint notre propos. Le fait que des individus issus des classes populaires se soient mis à écrire, encouragés par les chercheurs, sur leurs propres mœurs, constitue le fondement d’une pratique populaire de l’écriture qui culminera avec la diffusion des concours d’écriture dans l’entre-deux-guerres. L’écriture de soi comme ‚document‘ sociologique: l’école de Chicago et la sociologie polonaise Cette démarche ethnographique appartenait aussi à la culture savante russe et polonaise non juive: de ce point de vue, il y a eu une porosité entre les pratiques savantes du monde polonais et celles du monde judéo-polonais, qui transita par l’école de Chicago. Polonais et philosophe de formation, Florian Znaniecki (1882-1958) partit à Chicago pendant la Première guerre mondiale. Il publia avec William Thomas un essai en plusieurs volumes intitulé Le paysan polonais en Europe et en Amérique: récit d’un migrant (Thomas/ Znaniecki 1998). Cet essai portait sur l’émigration de la paysannerie polonaise aux Etats-Unis, qui connut un important essor pendant la première moitié du XX ème siècle. Les trois premières parties de l’essai consistent en une analyse sociologique de l’émigration des paysans polonais ; la quatrième est d’un genre différent car elle est constituée par l’autobiographie d’un paysan polonais, Wladeck Wiszniewski, autobiographie commandée, présentée et analysée par Thomas et Znaniecki. L’ensemble de l’étude s’appuie sur une riche correspondance entre des émigrés et leurs familles restées en Pologne ainsi que sur d’autres sources plus ‚objectives‘ comme des rapports de police et des extraits de journaux. 243 Dossier Cet intérêt des auteurs pour l’écriture autobiographique comme matériau sociologique est théorisé par ces derniers: le document personnel représente le type de données le plus parfait sur lequel les sociologues puissent jamais espérer travailler. S’ils ont recours à d’autres sources, ce n’est pas en raison d’un plus grand souci de rigueur scientifique, mais eu égard à une difficulté pratique: il est en effet difficile de collecter une masse suffisante de documents permettant l’étude exhaustive des phénomènes sociaux (Thomas/ Znaniecki 1998: 138). Une fois de retour en Pologne, Znaniecki obtint la première chaire de sociologie à Poznan en 1921. À partir de là, il lança, au cours des années 1920 et 1930, plusieurs concours d’autobiographies à destination de différentes professions; les paysans encore, les ouvriers ou les chômeurs. Ces concours rencontrèrent un grand écho autant de la part des auteurs non professionnels que des lecteurs. Les meilleures autobiographies, sélectionnées par les commanditaires, furent publiées et devinrent des succès de librairie. 1 On voit dès lors comment un dispositif initialement pensé comme matériau des sciences sociales se déplaça et s’autonomisa pour investir le champ littéraire, provoquant du même coup des vocations d’écrivains et éduquant à l’écriture des classes sociales éloignées de cette pratique, jusqu’à devenir un phénomène sociétal. Cette pratique doit également être recontextualisée dans l’histoire de la littérature polonaise. En effet, l’écriture personnelle à vocation sociologique est à mettre en relation avec d’autres formes d’écriture très répandues dans la littérature polonaise et connectées à cette dernière: d’une part, l’écriture de soi, notamment à travers le genre du journal intime, et de l’autre, l’écriture du réel, à travers le genre de la literatura factu [littérature factuelle], et en particulier du reportage littéraire (Carlier 2005). Mais contrairement à ces deux formes qui valorisent l’individu, surtout en ce qui concerne la première, les concours d’autobiographies sont par leur forme même à l’origine des productions collectives qui prennent sens par la série qu’ils engendrent. Le contexte savant des concours du YIVO à destination de la jeunesse C’est bien en s’inspirant du modèle popularisé par Znaniecki que le YIVO (Yidisher Visnshaftlekher Institut, Institut Scientifique Juif) lança à son tour dans les années 1930 plusieurs concours d’autobiographie, trois précisément, en 1932, 1934 et 1939. Le YIVO avait été fondé à Vilnius en 1925. Il constitue un pan essentiel de l’histoire judéo-polonaise et peut être considéré comme l’aboutissement d’une aspiration à fonder un savoir à partir de la langue et de la culture yiddish (voir Kuznitz 2014). L’Institut comprenait quatre sections: la philologie, la statistique et l’économie, la psychologie ou pédagogie et enfin l’histoire. Dès le début, il fut pensé par ses chercheurs comme un pendant des savants judéo-allemands de la Wissenschaft des Judentums, mais avec l’idée qu’il ne suffisait pas d’étudier le passé juif en se tournant seulement vers le passé, mais qu’il fallait également regarder le présent et modifier l’image négative qu’en avaient de nombreux juifs. En ce sens, les historiens du 244 Dossier YIVO se posaient en héritiers de Simon Doubnov, qui, à la fin du XIX ème siècle, avait le premier reconnu l’importance de l’histoire juive pour la modernité culturelle des Juifs d’Europe centrale et plaidé pour la responsabilité nationale et politique de l’historien en tant que formateur d’une identité juive autre que purement religieuse. La différence avec le courant allemand provenait de ce que, comme le déclara Doubnov lui-même, „la Wissenschaft des Judentums recherche le judaïsme, nous - le peuple“ (cité d’après Kuznitz 2014: 90, ma traduction). Les concours d’autobiographies furent lancés à l’initiative de la section psychologie/ pédagogie, qui comprenait elle-même une sous-section intitulée Yugntforshung, (Rrecherche sur la jeunesse) dirigée par Max Weinreich, l’un des fondateurs du YIVO . Cet intérêt pour la jeunesse est crucial pour comprendre ce qui s’est joué à ce moment-là: s’il était lié à un mouvement transnational d’émergence des pédagogies alternatives à la même période, encore une fois il prenait dans la société judéo-polonaise de l’entre-deux-guerres une coloration particulière. Un tel intérêt est tout d’abord à replacer dans le contexte de la place de l’enfant et de l’éducation dans la religion juive, dont l’importance s’était d’une certaine manière transférée dans le monde sécularisé. Ce transfert passait par une extrême importance accordée à l’éducation, sous forme d’une éducation religieuse des garçons, puis, plus tard dans la société sécularisée, d’une éducation mixte non religieuse. Cette place de l’éducation avait pour conséquence, entre autres, un taux d’analphabétisme extrêmement bas, y compris dans les classes populaires. Ce fait a participé à la diffusion de la pratique de l’écriture parmi les classes populaires. Dans l’entre-deux-guerres, cet intérêt pour les enfants se manifesta par l’émergence d’une littérature pour enfants, et surtout, ce qui est plus original, de suppléments destinés aux enfants dans pratiquement tous les journaux de la presse juive polonaise, qu’ils aient été en yiddish ou en polonais. Le journal juif polonophone intitulé Chwila [Moment] à Lwow possédait également un supplément, Chwilka [Petit Moment]; le journal Nasz Przeglad [Notre revue], le journal juif polonophone le plus important, possédait également un supplément intitulé Maly Przeglad [Petite revue]. Dans ces différents mouvements, un homme joua un rôle central: Janusz Korczac (1878-1942), juif polonais venant d’une famille polonophone et assimilé, médecin et écrivain pour enfant. Korczac fut l’un des pionniers des pédagogies alternatives à l’instar de Maria Montessori en Italie et de Célestin Freinet en France à la même époque. Auteur du texte à l’origine de la déclaration des droits de l’enfant de l’ ONU (Korczac 1979), il avait fondé et dirigé un orphelinat pour les enfants juifs, dans lequel il mettait en pratique ses principes pédagogiques à travers l’établissement d’une République des enfants; il était également l’auteur de livres et de programmes radiophoniques pour les enfants, les uns comme les autres extrêmement populaires parmi la jeunesse polonaise. Dans le monde juif, il reste celui qui refusa de se sauver et choisit de rester avec les orphelins dont il s’occupait dans le ghetto de Varsovie; il fut déporté avec eux à Treblinka où il mourut dans les chambres a gaz. Dans la pédagogie même de Janusz Korczac, les journaux et les suppléments pour enfants occupaient une grande place; ces journaux proposaient régulièrement des concours 245 Dossier d’écriture. C’est lui qui avait fondé le supplément Maly Przeglad, qui avait la particularité d’être écrit entièrement par les enfants eux-mêmes. Plusieurs éléments ressortent de ce tableau: tout d’abord, la présence d’un tel phénomène dans la culture polonophone et la culture yiddish des Juifs Polonais est le signe d’un intérêt pour l’éducation et la pédagogie traversant ces deux strates socio-culturelles. Ensuite, le point commun de toutes ces initiatives est que cet intérêt accordé à l’enfant apparaît inséparable d’un apprentissage de l’écriture de soi, dans le double objectif de développer l’expression personnelle et de constituer un matériau pour l’étude de la jeunesse. Enfin, ces actions en faveur de la jeunesse mêlent, notamment dans la pédagogie d’un Korczac, un volet social (orphelinat, colonies de vacances) à un volet culturel pour et par les enfants (littérature et émissions de radio pour enfants, journaux fabriqués par des enfants) dans lequel l’écriture joue un rôle central. C’est donc dans ce cadre qu’il faut replacer les concours organisés par le département de Yugntforshung, en lien avec cet intérêt accordé à la jeunesse et ce rôle central de l’écriture. Max Weinreich, l’initiateur de la Yugntforshung, avait reçu à Vienne une formation d’anthropologie, de sociologie et de psychologie. Ces concours étaient considérés par lui comme l’entreprise majeure de la recherche sur la jeunesse. Il revendiquait lui-même l’influence de Znaniecki, mais le choix de destiner ces concours à la jeunesse s’inscrivait dans un objectif différent, non tant à visée sociologique, ni même ethnographique, que pour comprendre plus profondément la „vie intérieure de la jeunesse juive dans un lieu et un moment historique charnière“ (Shandler 2002 : 24, ma traduction). On reviendra sur ce point. L’image de la jeunesse juive polonaise à travers les concours Les trois concours totalisèrent 627 autobiographies de longueur diverse, accompagnées également d’autres matériaux: journaux, lettres, photos, dessins, ainsi que dans certains cas des entretiens avec d’autres membres de la famille. On voit donc bien là le terreau des collectes ethnographiques, même si l’objectif final était différent. Que ressort-il de ces autobiographies? Déjà le nombre de réponses reçues montre à quel point ces concours suscitèrent un engouement parmi la jeunesse juive. Un point intéressant est la thématisation de la pratique de l’écriture et de la littérature à l’intérieur des autobiographies: les participants parlent de leurs lectures et révèlent souvent avoir une pratique de l’écriture qui précède les concours, à travers des journaux intimes, l’écriture de poésie ou de proses. Un autre point est la question de la langue: la société juive polonaise était multilingue et la langue première n’était pas la même selon les régions, les classes sociales ou les familles. Les langues utilisées dans ces autobiographies étaient le yiddish, l’hébreu, le polonais. Dans l’une d’entre elles, on trouve cette question initiale: „Je ne sais pas quelle langue utiliser: le yiddish, l’hébreu ou même le polonais“ (Shandler 2001: 15sq., ma traduction). Ce questionnement premier de l’écriture est 246 Dossier symptomatique d’une difficulté plus générale à trouver sa place dans la société polonaise pour des Juifs soucieux de faire valoir leur identité mais traversés par des identités multiples. Cette question de l’identité juive occupe une place centrale dans ces écrits, conjuguée à celle de la situation des Juifs à ce moment-là. Et c’est là une dimension fascinante du phénomène de ces concours d’autobiographies: saisir, à travers ces écrits, l’état d’esprit de cette jeunesse dans ce contexte historique, alors même que personne ne se doutait de ce qui allait se produire. Quelle était la situation des Juifs en cette période? Pour les Juifs de Pologne, les années 1930 ont été des années extrêmement contrastées, à la fois porteuses d’espoir et de présages funestes. D’espoir, car le statut des Juifs s’était, grâce à la politique de Pilsudski, soucieux du droit des minorités, amélioré depuis la réapparition de la Pologne comme État en 1919 à la suite du traité de Versailles, après un siècle et demi d’éclatement entre les trois empires, la Prusse, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Le peuple juif était conscient d’être en train de construire une identité en phase avec la modernité et en même temps avec ses enjeux propres: intégrer son patrimoine culturel à son histoire (notamment par l’émergence d’une histoire juive non religieuse) tout en réussissant la transition d’une société traditionnelle fermée à une société ouverte - voire en avance - sur les enjeux de son temps. Politiquement, l’utopie révolutionnaire pour les uns, l’espoir de voir leur condition reconnue en Pologne ou celui de s’établir en Palestine pour les autres, permettaient de croire en un monde meilleur. Ces idéaux étaient mis en pratique par de très nombreuses initiatives dans le champ social, notamment autour de la jeunesse. La génération visée par ces concours était donc, à maints égards, fort différente de celle de ses parents. Dans les appels à concourir ainsi que dans d’autres écrits, Weinreich mettait l’accent sur ce qu’il attendait de ces concours, et qui peut être partagé en deux directions: d’une part, dans la lignée des travaux sociologiques de Znaniecki, le souci d’apprendre à mieux connaître la jeunesse et en particulier cette génération amenée à affronter des enjeux nouveaux; de l’autre, le désir d’aider ces jeunes à s’émanciper et à être plus conscients d’eux-mêmes à travers l’écriture de leur vie. L’accent devait être mis sur la description de la vie de tous les jours, ainsi que sur les attentes et les espoirs, et donner des informations sur le cadre de vie familial, mais aussi politique et social, de l’adolescent. Du point de vue du style, Weinreich insistait sur l’importance de ne pas faire d’effets littéraires mais de rester le plus sincère et détaillé possible. Ce souci montre la volonté d’obtenir non des textes littéraires, mais des „documents personnels“ utilisables par les sciences sociales: „pour comprendre la situation, nous devons entendre la voix des jeunes eux-mêmes; eux seuls doivent parler de leurs problèmes sociaux et psychologiques“ (Weinreich 1942-44: 5, cité dans Shandler 2002: 40, ma traduction). Dans cet ordre d’idée, l’anonymat des écrits était garanti. Les écrits reçus témoignent de la diversité des situations sociales, culturelles et linguistiques vécues par cette génération: habitants des villes et des campagnes, religieux ou non, de différents bords politiques, polonophones ou yiddishophones, ils représentent les cas de figures de la jeunesse juive polonaise de ces années-là. 2 247 Dossier Mais il ne s’agit pas seulement d’un échantillon représentatif, tant est présente, à travers l’écriture, la part de l’intériorité. En effet on ne peut faire abstraction du rapport à la littérature de ces aspirants écrivains, a fortiori pour une génération nourrie de culture, pour lesquels les bibliothèques étaient l’équivalent séculaire des écoles religieuses. Les jeunes parlent de leurs lectures, de leurs aspirations personnelles. Les écrits reçus font donc état de cela mais aussi des inquiétudes, qui allèrent s’intensifiant au fil de la décennie. Le thème du troisième concours de 1939 était orienté vers la manière d’„affronter ces jours difficiles“. Les concours d’autobiographies aujourd’hui: survivances et postérité Très peu de temps après le dernier de ces concours, la vie de ces jeunes pleins d’espoir a été balayée par le génocide perpétré par les nazis, modifiant irréversiblement la perception de ces écrits et du monde que ceux-ci décrivent. À mille lieux d’une vision figée du shtetl, ces écrits sériels permettent de pénétrer dans les nuances et dans l’extrême richesse culturelle et sociale de l’univers des juifs polonais de l’entre-deux-guerres vu à travers le prisme de la jeunesse. Par son projet même, la forme du concours fait que l’écriture ne se donne pas comme un média transparent pour avoir accès à ce monde, mais comme un ,événement’ même de ce monde, comme une de ses composantes essentielles, à travers la centralité des savoirs, pour les commanditaires, et de la littérature, pour les auteurs de ces textes: „la production d’écrit […], tous ces gestes d’écriture et de collectes ainsi que les contextes précis de leur émergence ou les fluctuations de l’intérêt et des qualifications qu’ils suscitèrent et suscitent encore appartiennent tout autant à cette histoire que les ,événements‘ rapportés“ (Lyon-Caen, Ribard 2010: 53sq.). Aujourd’hui, dans le mouvement même des fluctuations de l’intérêt qu’ils ont pu susciter ou ne plus susciter au fil du temps, ces écrits longtemps ignorés sont de nouveau accessibles par plusieurs biais, dans le sillage d’un intérêt renouvelé pour l’histoire des Juifs de Pologne à la fois dans les Études Juives au niveau international et en Pologne même depuis le début des années 2000. Dans la recherche universitaire, l’anthologie éditée par Jeffrey Shandler (2002) citée plus haut a permis de redécouvrir un choix de ces textes dans leur diversité. En Pologne, l’ouverture en 2014 du musée de l’histoire des Juifs de Pologne, POLIN , du nom donné par la Pologne par les Juifs, 3 fait une large place à la vie des Juifs pendant l’entre-deux-guerres. Dans ce cadre, des extraits des textes issus des concours du YIVO y sont largement utilisés comme sources sur la vie des Juifs Polonais à cette période. En effet, ces écrits s’imposent maintenant comme des documents essentiels, car il est rare d’avoir accès par des écrits à la fois à des données factuelles sur les conditions de vie et sur la vie intérieure d’une classe d’âge à un moment donné. En ce sens, le fait que ces écrits soient utilisés à notre époque dans 248 Dossier un dispositif muséal et historique montre à quel point ces concours ont atteint l’objectif qui leur avait été assigné par Max Weinreich, leur initiateur, à savoir produire une documentation sur la vie d’une partie de la population juive pendant les années 1930. Cette exposition leur donne une visibilité jamais encore atteinte car à destination du grand public et d’un public à la fois juif et non juif. Cependant, dans cette perspective même, on peut déplorer que la présentation de ces documents - sous forme de citations affichées en grands caractères - ne soit accompagnée d’aucun texte qui en expliquerait la démarche savante qui y préside. De cette manière, si les écrits eux-mêmes revivent d’une certaine manière par cette nouvelle exploitation, tout ce qui en constitue la profonde originalité - le projet, le contexte de production, les enjeux - s’en trouve gommé. Toujours dans le fil des survivances actuelles de cette littérature sociale et collective, une initiative en apparence sans lien nous apparaît entrer fortement en résonance avec son projet. Il s’agit du site et de la collection Raconter la vie, deux entreprises éditoriales corolaires ayant également vues le jour en 2014. 4 Le projet était de donner un espace de parole aux gens qui n’en ont habituellement pas et de „répondre au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, les aspirations quotidiennes prises en compte“ ( Rosanvallon, 2014: 13 ). Ces initiatives font apparaître en filigrane une ambition et un besoin de connaissance de la vie ordinaire qui semble rejoindre le projet des recherches sur la jeunesse du YIVO , élargi ici à une société - la société française d’aujourd’hui - dans son ensemble. Redécouvrir, aujourd’hui, en France, et plus largement en Europe occidentale, ces formes de littérature sérielle produites par le peuple à destination des chercheurs, pourrait alimenter une réflexion contemporaine sur la question. Résumé Cet article a pour objet une certaine forme d’écriture sérielle, celle des concours d’autobiographies à destination de la jeunesse qui se sont développés dans le monde juif polonais entre les deux guerres mondiales. L’objectif de cette réflexion est tout d’abord de replacer ces concours dans leur contexte savant, en retraçant les entreprises précédentes qui ont influencé les initiateurs de ces concours: l’ethnographie juive russe, la sociologie polonaise. Il s’agit aussi d’interroger l’intérêt spécifique pour la jeunesse de la part des sciences sociales juives polonaises et en particulier du YIVO , l’Institut qui fut à l’origine de ces concours. Enfin, la question se pose de la postérité, d’une part de ces initiatives comme modèle pour interroger nos sociétés contemporaines, et d’autre part des formes d’écritures qui en résultent - comme sources sur l’état de la société judéo-polonaise avant qu’elle ne soit anéantie par le génocide nazi. 249 Dossier Carlier, Margot, La vie est un reportage, Paris, Noir sur Blanc, 2005. Ertel, Rachel, Le shtetl. La bourgade juive de Pologne, Paris, Payot, 1982. Gottesman, Itzik, Defining the Yiddish Nation. The Jewish Folklorists of Poland, Detroit, Wayne State University Press, 2003. Herzl, Théodore, L’état des Juifs [1895], Paris, La Découverte, 1990. Korczac, Janusz, Le droit de l’enfant au respect, Paris, Robert Laffont, 1979. Kuznitz, Cecile E., YIVO and the Making of Modern Jewish Culture. 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Responding to these instructions, participants offered extensive and sometimes surprisingly candid accounts of their lives, which reflect great depth of insight and diversity of experience“ (Shandler 2002: 14). 3 „[…] un groupe de Juifs harassés, fuyant les persécutions, s’arrêta dans une forêt. Levant la tête, ils virent, graver sur le tronc d’un arbre, les paroles ,Po-lin‘ (‚Ici, repose-toi‘, de ,lanuah‘, se reposer). […] Ainsi, la Pologne devint un lieu de ,repos juif‘ pendant des siècles“ (Ertel 1982: 23). 4 Sur ce sujet, nous renvoyons à l’article de Pauline Peretz dans ce dossier.