eJournals lendemains 43/170-171

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Comprendre une société en mutation

2018
Pauline Peretz
ldm43170-1710172
172 Dossier Pauline Peretz Comprendre une société en mutation L’expérience Raconter la vie ou les enjeux de la représentation au début du XXIème siècle Au lendemain des élections présidentielles de 2012, le projet Raconter la vie a été conçu par l’historien Pierre Rosanvallon à la fois comme une réponse à la crise politique manifestée par le regain d’inquiétude et de populisme, et comme une modalité possible de renouveau de l’analyse sociale. Il était porté par la conviction que la connaissance sociale pouvait être source de confiance et de ciment collectif. Raconter la vie a publié ses premiers livres dans une collection publiée par le Seuil et des récits sur son site participatif raconterlavie.fr en janvier 2014. Le rythme de publication a été d’emblée très rapide - 26 livres dans la collection en deux ans et demi, environ 800 récits en ligne - et les ajustements nombreux à mesure que se précisait la manière de mieux atteindre l’ambition initiale: parler au plus grand nombre des mutations de la société contemporaine grâce à des récits accessibles, écrits par des professionnels de l’écrit comme par des non professionnels. Il y a bien sûr eu d’autres projets éditoriaux collectifs à ambition sociale avant Raconter la vie. Certains l’ont d’ailleurs inspiré. Mais sa particularité tenait à l’importance des motivations politiques qui l’ont orienté et à la multiplicité des voies imaginées pour arriver à parler de la société contemporaine. Directrice éditoriale du projet depuis ses tout débuts, j’aimerais présenter dans ce texte ses ambitions et son évolution au cours des deux ans et demi qu’il a duré. Raconter la vie a été initialement conçu comme une entreprise politique et de sciences sociales, mais il est finalement tout autant apparu, à la critique et aux lecteurs, comme une entreprise littéraire. Une ambition politique et sociologique à la fois Pour Pierre Rosanvallon, le point de départ a été une réflexion sur le caractère problématique de la représentation politique, réactivée par les résultats des élections présidentielles d’avril 2012. C’est en effet au lendemain des élections qu’il se convainc, inspiré par les précédents littéraires du premier XIX ème siècle dont il est familier, que la représentation littéraire peut être un correctif à une représentation politique déficiente. Sa réflexion sur les insuffisances de la représentation politique commence avec Le Peuple introuvable, publié en 1998. Il y montre que la crise de la représentation a une double dimension: structurelle et conjoncturelle. Dans cet ouvrage, il insiste sur une aporie consubstantielle au régime démocratique: la dimension figurative de la représentation présuppose l’existence d’un sujet collectif que l’on peut appeler ‚peuple‘, qui n’existe pas. Par la nature même de son élection, le représentant ne peut donc incarner ce peuple de manière satisfaisante; et l’on comprend que les représentés puissent penser que leurs intérêts ne sont pas bien 173 Dossier pris en compte par ceux dont c’est pourtant la fonction de les représenter. Cette difficulté structurelle se trouve, selon Rosanvallon, aggravée dans la période contemporaine par l’éloignement croissant des représentants et des représentés - les élus sont désormais des professionnels de la politique, ils n’ont pas eu d’autre expérience professionnelle, ils comprennent donc mal les expériences individuelles et collectives de ceux qu’ils représentent. Mais, pour Pierre Rosanvallon, le détour par l’histoire du premier XIX ème siècle montre que l’écriture d’un récit collectif peut jouer comme un correctif d’un déficit de représentation politique. L’historien rappelle les premières prises de parole ouvrières qui, sous la Monarchie de Juillet, visaient non seulement à communiquer des expériences, mais aussi à produire la conscience d’un milieu. Dans les textes publiés dans les journaux ouvriers (L’Artisan, L’Echo de la Fabrique, La Ruche populaire), l’écriture est expression de soi en même temps que compréhension de soi et, simultanément, inscrit l’itinéraire individuel dans une expérience collective. Dans Le Parlement des invisibles (Rosanvallon 2014), livre manifeste de Raconter la vie, Rosanvallon cite Eugène Sue qui écrivait, en introduction au recueil de poèmes intitulé Une voix d’en bas publié en 1844 par le cordonnier Savinien Lapointe: „A défaut de représentation politique, les ouvriers ont créé une sorte de représentation poétique“ (Rosanvallon 2014: 38). Le fait d’être représenté était compris de façon élargie, lié à une entreprise d’expression de soi et de connaissance sociale. C’est en revenant à ces journaux ouvriers mais aussi aux grandes enquêtes ouvrières réalisées un peu plus tard que Pierre Rosanvallon formule le programme éditorial qui doit permettre de contribuer à remédier à la mé-représentation contemporaine: imaginer une représentation narrative permettant de corriger la représentation politique défaillante. Car il est convaincu que la démocratie n’est pas seulement un ensemble d’institutions et de mécanismes électoraux, mais qu’elle doit aussi être attention aux autres. De là vient à ses yeux la nécessité de raconter la vie de ceux qui ne sont pas représentés politiquement. Tel est le sens à donner à la métaphore du ‚parlement des invisibles‘: par la publication de livres papier et de récits en ligne, Raconter la vie souhaitait former l’équivalent d’un parlement dans lequel chaque existence ignorée trouverait sa place, par le biais du récit. D’emblée, une conception large de l’invisibilité était défendue, et c’est cette conception qui a dicté le programme éditorial de la collection pour les 26 titres: ‚invisible‘ ne voulait pas nécessairement dire pauvre ou marginalisé. Les invisibles étaient compris comme ceux que l’on ne voit pas, soit parce qu’ils sont dominés socialement - ainsi l’ouvrier de la logistique qui travaille dans de grands hangars fermés en périphérie des villes et dont les conditions de travail sont encore mal connues - soit parce qu’ils sont faussement visibles ou mal éclairés (c’est le cas du chercheur dont on ne connaît pas le travail concret, au plus près de la matière; c’est aussi le cas du chef cuisinier derrière les portesbattantes du restaurant, artificiellement éclairé par les lumières de la téléréalité). Le programme de Raconter la vie était aussi sociologique. Dans le prolongement de la collection „La République des idées“, déjà publiée au Seuil, Pierre Rosanvallon voulait continuer à produire de l’intelligibilité sur une société en profonde mutation, 174 Dossier dans un format plus accessible encore que les essais d’analyse ou d’intervention de cette collection. L’analyse communément proposée de notre société était pour lui datée alors même que celle-ci était en profonde mutation. Selon lui, les catégories habituelles ne permettent plus de donner sens à une société qui s’est complexifiée. Les catégories socio-professionnelles ( CSP ) classiques ont perdu de leur pouvoir d’explication - ainsi le terme ‚ouvrier‘ recouvre des métiers très différents, de l’ouvrier classique de la grande industrie automobile au chauffeur-livreur seul à bord d’un camion dont il est quelquefois propriétaire. De plus les inégalités ont changé de nature, elles ne touchent plus de manière égale l’ensemble d’une classe sociale, mais différemment en fonction des vécus de chacun; elles se sont individualisées. En même temps, le travail s’est profondément singularisé en raison de sa segmentation mais aussi de l’individualisation des contrats et des modes de rémunération (c’est ce que montre le témoignage Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui publié parmi les premiers titres de la collection). La société était donc devenue plus difficile à comprendre. Paradoxalement, il est de plus en plus fait usage de catégories ou de mots englobants - ainsi de la banlieue, du bobo, du prof… - pour désigner des réalités n’ayant rien à voir, diluant ainsi la singularité des situations. Or ces processus d’occultation par des termes fourre-tout sont d’autant plus problématiques qu’ils touchent au tout premier plan les plus fragiles. C’est donc la volonté de contribuer à davantage de lisibilité d’une société devenue opaque à ceux qui y vivent qui a animé Rosanvallon lors de la conception de ce projet. La littérature panoramique comme réponse à la crise Cette combinaison de crise sociale et politique avait déjà fait ressentir dans le passé le besoin de produire de l’intelligibilité sur des sociétés en mutation. À différents moments - les années 1830, la crise économique de 1929, la situation contemporaine - a pu s’observer une concomitance entre la création de nouveaux outils ou formes pour tenter d’objectiver des transformations sociales, la mutation des rapports à l’écrit, et des expériences de narration collective. Pour Pierre Rosanvallon, la référence au précédent des Français peints par eux-mêmes, publié par l’éditeur Léon Curmer de 1840 à 1842 et sous-titré „Encyclopédie morale du XIX e siècle“, s’imposait. Avec ses cinq tomes dédiés à la population parisienne, trois traitant de la province et des colonies et un offert aux souscripteurs, il manifestait, dans un contexte de très forte inquiétude sociale, un besoin évident de produire de l’intelligibilité dans un moment de fièvre d’analyse post-révolutionnaire. Cette encyclopédie passait en revue tous les types de Français, de „l’Épicier“ dont le portrait est fait par Honoré de Balzac en ouverture du tome I à l’article „Corse“ qui clôt l’ouvrage. De nombreux écrivains et journalistes célèbres contribuèrent à l’ouvrage qui participait de ce que Walter Benjamin a appelé plus tard la „littérature panoramique“. Ce précédent est resté une référence pour Raconter la vie qui avait des ambitions analogues pour le début du XXI ème siècle. 175 Dossier Plus près de nous, mais aux États-Unis cette fois, la Grande dépression a également fait apparaître comme nécessaire un travail collectif d’intelligence du réel pour comprendre l’ampleur d’une crise sociale et économique qui a bouleversé les équilibres traditionnels du pays. Ainsi, sous l’administration Roosevelt, le Federal Writers’ Project emploie, de 1935 à 1943, entre 4 et 6000 chômeurs issus des professions de l’écrit par an. Ces „écrivains fédéraux“ ont été à l’origine de 378 publications, dont 48 guides touristiques, mais aussi de portraits de communautés régionales, ethniques, professionnelles, permis par l’accumulation formidable de données collectées dans le cadre des recherches de terrain. En même temps qu’il donnait un emploi à des milliers de chômeurs, le Federal Writers’ Project documentait une Amérique touchée de plein fouet par la crise. De nombreux écrivains confirmés ultérieurement par la critique font d’ailleurs leurs armes avec cette entreprise (Hirsch 2003). En France, il existait aussi des précédents bien connus et proches auxquels Pierre Rosanvallon fait référence dans Le Parlement des invisibles. Le plus évident était La misère du monde, publié en 1993 sous la direction de Pierre Bourdieu, dont l’ambition avait été de rendre visible la misère ‚sociale‘, celle qui prend naissance dans les divers „microcosmes sociaux, bureau, atelier, petite entreprise, voisinage et famille étendue“ (Bourdieu 1993: 10-11) et qui naît de la confrontation des différences. Marquante, cette entreprise collective l’a aussi été par le retour méthodologique à la parole entendue et provoquée qu’elle défendait. Le livre était en effet largement un recueil, organisé thématiquement, d’entretiens retranscrits de manière quasi intégrale, accompagnés de commentaires et d’une réflexion théorique sur leur usage. Se jouait donc dans la mise à l’écrit la plus littérale des propos des ‚dominés‘ un arbitrage entre contraintes de fidélité et de lisibilité, qui était explicitement discuté. Il y avait déjà la volonté de parler des situations invisibles de manière sérielle, d’organiser un collectif - de sociologues seulement dans ce cas - pour recueillir la matière orale et la présenter scientifiquement, et de créer une rupture dans la manière de parler de la société française. En 2006, dans La France invisible, le sociologue Stéphane Beaud et les journalistes Jade Lindgaard et Joseph Confavreux avaient fait un constat sociologique similaire au diagnostic porté par Pierre Rosanvallon en 2014 mais ne le complétaient pas d’une analyse politique. Ils écrivaient ainsi en introduction de cet ouvrage: „à force d’être ,routinisée‘ par des catégories ou des concepts trop lourds ou trop datés, la société semble être devenue illisible“ (Beaud et al. 2006: 7sq.). Ils insistaient aussi sur le contraste entre l’inflation des outils d’analyse (statistiques, supports médias, centres d’étude, observatoires, enquêtes…) et le brouillage des analyses. C’est ce constat qui les a conduits à tenter un dispositif d’investigation et d’écriture inédit: une série d’enquêtes, publiées dans un livre unique, menées conjointement par des journalistes, des chercheurs en sciences sociales et des écrivains. Cette collaboration devait permettre de répondre à une double déception: celle de chercheurs ne parvenant pas à modifier les termes du débat public, celle de journalistes se désolant de la portion congrue laissée aux pages société ou aux reportages. Ensemble, ils se 176 Dossier proposaient d’écrire sur tous ceux qui se situent en dehors de la cartographie institutionnelle des politiques publiques et de l’aide sociale. Une expérimentation éditoriale et littéraire C’est donc dans le prolongement de ces expériences collectives d’écriture dans des contextes de crise politique et sociale que Raconter la vie a voulu s’inscrire. Le projet en a conservé le caractère sériel, la dimension collective, certaines contraintes formelles et l’ambition populaire. Du feuilleton, nous avons retenu la fabrication de petits livres, bon marché, d’aspect identique et à parution régulière pour que la série puisse se construire rapidement dans la diversité des thèmes et des genres. Mais nous avons aussi souhaité publier dans une même collection des auteurs aux habitudes d’écriture très différentes, écrivains, chercheurs, journalistes, mais aussi témoins. C’est probablement la nouveauté qui a le plus déconcerté les lecteurs et les critiques, d’autant plus que l’abolition de la distinction entre écrivains professionnels et écrivains amateurs était accentuée par la création d’un site internet participatif sur lequel chacun pouvait mettre en ligne son récit de vie. L’expérience nous a montré que les lecteurs ont eu du mal à distinguer les deux logiques éditoriales: pour la collection, la commande à des auteurs ou à des témoins de titres qui répondaient à un programme; sur le site, l’arrivée spontanée de textes relus, mis en ligne et classés par Pauline Miel, notre web rédactrice, pour qu’ils puissent être retrouvés comme dans une bibliothèque virtuelle. Raconter la vie se voulait donc également une expérimentation éditoriale, en défendant l’idée que les professionnels de l’écrit comme les non professionnels pouvaient contribuer côte à côte à la même ambition de produire de la connaissance sur la société contemporaine, et que l’édition devait pouvoir combiner papier et web, en créant autant que possible des ponts entre les deux. Nous voulions une collection inclusive, n’établissant pas de hiérarchie entre témoins et écrivains, proposant des textes de formes très différentes selon l’identité de celui qui écrivait - un portrait, un reportage, un témoignage, un récit. L’essentiel pour nous était que le texte fasse comprendre de manière sensible des situations individuelles aidant à donner sens à des transformations qui affectent collectivement les Français. Au prix peut-être d’une perte de lisibilité, les livres ont donc été écrits à la troisième personne, ou à la première personne sous la forme de témoignages. Lorsqu’ils étaient des habitués de l’écrit, les témoins ont écrit eux-mêmes leur texte (c’est le cas de Sébastien Balibar, auteur de Chercheur au quotidien, et de Céline Roux pour La Juge de 30 ans). Mais, la plupart du temps, ces témoignages ont été le fruit d’un tandem d’écriture (ainsi Les reins cassés signé par Lou Kapikian avec l’aide de Christian Baudelot et Yvanie Caillé, À l’abattoir de Stéphane Geffroy avec Pierre Rosanvallon, ou encore Sous mon voile de Fatimata Diallo avec Pauline Peretz): le rédacteur recueillait l’histoire du témoin, partageait un moment de vie en l’accompagnant dans son monde professionnel pour rencontrer ses collègues ou amis, décrire des univers, poser les questions qui allaient permettre d’éclairer un pan de vie oublié par l’intéressé parce qu’il lui était devenu trop familier. Puis le texte était 177 Dossier écrit à deux mains, avec relecture et modification possible du témoin. Une difficulté supplémentaire se présentait lorsque le témoin était obscur à lui-même, indépendamment de toute retenue ou pudeur. Ainsi, les raisons de sa prise de voile peu après son arrivée à Paris par la jeune Fatimata Diallo, auteure de Sous mon voile, lui restaient inexplicables. Jusqu’où pouvaient alors intervenir le rédacteur et l’éditeur pour suggérer une limitation volontaire de liberté par peur des tentations, sans trahir l’auteure qui signait le texte (cf. Peretz 2016)? Nous étions convaincus de la nécessité morale et démocratique de publier des témoignages, mais nous en éprouvions de plus en plus directement les limites aussi: s’ils peuvent raconter de l’intérieur comme nul autre texte une situation et provoquer l’empathie et l’identification du lecteur, n’oublient-ils pas aussi certaines facettes-clés que le témoin ne voit plus ou pas? Du simple point de vue de la connaissance, le témoignage s’est mis à nous apparaître moins riche que le portrait ou l’enquête. Nous étions également préoccupés par le fait que nos lecteurs, par principe curieux de tout et altruistes, nous faisaient comprendre, par des ventes plus basses, qu’ils préféraient lire un récit ou un portrait plutôt que des témoignages auxquels ils ne savaient pas bien quelle valeur - sociale et littéraire - accorder. La collection a également voulu accueillir différents types d’écriture comme autant d’accès à la connaissance de la société contemporaine - la littérature, les sciences humaines, le reportage. Parce que nous venions tous les deux des sciences sociales, et Pierre Rosanvallon en éditant depuis de nombreuses années au sein de plusieurs collections, celles-ci nous semblaient être le premier vivier dans lequel trouver des auteurs. Un renouvellement de générations et de méthodologie avait lieu depuis une vingtaine d’années; il fallait en tirer parti. La traduction des grands textes de la tradition ethnographique américaine a familiarisé les jeunes sociologues avec le travail de terrain et leur en a donné le goût en même temps que les outils. De nombreux travaux universitaires issus d’enquêtes ont été publiés sous des formes remaniées par les éditions de La Découverte en direction d’un public pas uniquement académique (ainsi Chantiers interdits au public de Nicolas Jounin en 2008, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale de Nicolas Renahy en 2006, etc.). Un vivier d’auteurs existait et pouvait être sollicité pour aller plus loin dans la popularisation de recherches déjà abouties ou de nouvelles enquêtes. C’est ce que nous avons fait avec Jules Naudet qui, dans Grand patron, fils d’ouvrier, fait le portrait du patron d’une filiale française d’un groupe pétrolier international, dont il avait obtenu la confiance dans le cadre de sa thèse consacrée à l’entrée dans l’élite (Naudet 2012), ou encore avec Nicolas Jounin et Lucie Tourette qui ont retenu, pour écrire Marchands de travail, cinq „vendeurs de travail“, patrons d’agence d’intérim du bâtiment, rencontrés lors d’une enquête consacrée aux sans-papiers grévistes (Barron et al. 2011). Mais il a été souvent difficile de convaincre des sociologues de faire un pas éditorial de côté lorsqu’ils étaient si sollicités par les échéances et les pressions universitaires. C’est donc davantage vers l’écriture littéraire que nous le pensions initialement que nous sommes allés. Nous avons senti de la part de nombreux écrivains une 178 Dossier vraie envie d’écriture du réel dans le format que nous proposions. Tous les projets n’ont pas abouti à des livres, mais nous avons bénéficié d’un soutien presque militant de la part d’auteurs qui adhéraient à la démarche et appréciaient que leur soient donnés un certain nombre de règles d’enquête et d’écriture (principalement la longueur et la place réduite accordée à la fiction) qui unifieraient le collectif - François Beaune, François Begaudeau, Cécile Coulon, Annie Ernaux, Maylis de Kerangal, Joy Sorman, etc. Dans leurs textes, la littérature a confirmé sa capacité à offrir un véritable mode de connaissance sociale, en ajoutant le travail sur les mots à la description du réel. Au sein de la collection, il n’y en a peut-être pas eu de plus belle manifestation que la troisième partie du Moindre mal dans laquelle François Begaudeau épuise de manière quasi exhaustive dans un paragraphe unique la journée d’Isabelle, l’infirmière dont il fait le portrait. Comment mieux comprendre la restructuration de l’hôpital, la bureaucratisation des tâches, l’épuisement et la démotivation du personnel soignant qu’en lisant cette longue énumération des tâches réalisées par Isabelle pendant la durée de son service, ponctuées par la prise en main régulière d’un bic quatre couleurs plutôt que par l’usage du thermomètre ou le maniement de la seringue. Dans les livres, nous voulions montrer autant l’importance des nouvelles conditions sociales que les variables dues aux situations individuelles. Pierre Rosanvallon tenait tout particulièrement à ce que nos premiers livres traitent de la condition ouvrière, et qu’ils montrent la diversification des emplois et la très grande individualisation du travail. Nous avons voulu parler des formes subsistantes de travail à la chaîne, particulièrement pénibles, même hors de l’industrie automobile à laquelle on pense immédiatement. Nous avons donc publié un livre sur l’univers de l’industrie agro-alimentaire, À l’abattoir, témoignage d’un ouvrier-abatteur de Liffré à l’égard duquel l’intérêt des lecteurs a été largement soutenu par les scandales qui éclataient au moment de la parution, au printemps 2016. Marchands de travail, portrait de patrons d’agent d’intérim dans le bâtiment, devait aussi contribuer à montrer que la main d’œuvre ouvrière demeurait une marchandise comme une autre, objet d’une négociation entre les commanditaires du bâtiment et les patrons de l’intérim. Mais nous voulions aussi montrer ce qu’était la nouvelle condition ouvrière, d’où le choix de publier très tôt dans la vie de la collection un reportage sur les chauffeurs-livreurs (La course ou la ville par Eve Charrin) et le témoignage d’un jeune ouvrier de la logistique (Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui). Ce second livre permettait de montrer les conséquences humaines de l’externalisation, de la sous-traitance, de l’individualisation du travail par les primes, de l’impossibilité de l’organisation collective, et de faire comprendre que sous certaines conditions, le CDI pouvait être un piège pour celui ou celle qui était censé en bénéficier. À travers ce dernier constat contre-intuitif, on voit tout ce que la prise en compte des variables biographiques peut apporter à l’analyse sociologique. L’intuition de Pierre Rosanvallon était que le format et les partis pris éditoriaux de Raconter la vie devaient permettre de mettre en lumière l’importance sociale des situations personnelles et des trajectoires, que des travaux théoriques ou de synthèse avaient par 179 Dossier définition plus de mal à révéler. La collection s’est donc attachée à souligner l’importance des bifurcations, des moments-tournants dans des itinéraires individuels. Ainsi, dans La femme aux chats, Guillaume Le Blanc fait le portrait de Karine qui, comme bien d’autres, s’est créé une ‚double vie‘ en combinant deux vies professionnelles. En parallèle à son activité principale de fonctionnaire des impôts, elle est devenue éleveuse de Sacrés de Birmanie, une activité parallèle qui lui permet de supporter les contraintes de la première. De même, nous avons voulu veiller à accorder une part importante aux ruptures car nous gardions en tête la critique, souvent adressée aux récits de vie, de l’illusion biographique qui donne une cohérence et une linéarité à un itinéraire qui n’en a pas nécessairement. Ainsi Sous mon voile était tout entier construit autour de la rupture produite par la décision de Fatimata, tout juste arrivée du Mali pour faire ses études en France, de prendre le voile, à rebours de son milieu et de sa famille, musulmans certes mais inquiets que les portes se referment devant elle et de l’islamophobie à laquelle elle risquait d’être confrontée. Pour faire la part aux situations individuelles, nous avons encouragé les auteurs de la collection à donner le premier rôle aux personnages pour comprendre avec eux, et non sur leur dos ou dans leur dos, ce qui leur arrivait. Tout comme Studs Terkel donnait la parole à une des personnes qu’il avait interviewées pour expliquer ce qu’est le racisme: „Etre noir en Amérique, c’est comme être obligé de porter des chaussures trop petites. Certains s’adaptent. C’est toujours très inconfortable, mais il faut les porter parce que c’est les seules que nous avons. Ça ne veut pas dire qu’on aime ça“ (Terkel 2010: 28). Ainsi, dans La Course ou la ville, on fait l’expérience avec Mohamed Zghonda, un des chauffeurs-livreurs qu’a suivis Eve Charrin dans ses tournées, de la pression psychologique au travail lorsqu’il baisse systématiquement les yeux devant les clients, ou bien de l’hostilité à l’égard du voile lorsque Fatimata est contrainte de descendre du trottoir pour continuer son chemin. Nous voulions aussi une écriture qui fasse entendre ces personnages, ainsi le sentiment d’humiliation de Samira, candidate à un poste de cadre d’intérim lorsqu’on lui demande de passer „de l’autre côté du comptoir“ (Jounin/ Tournette 2014: 13), côté ouvrier. En faisant la part belle aux situations individuelles, nous avons compris à quel point les gens ‚bricolent‘ avec leur condition, se créent des pans de liberté dans des existences qui donnent à première vue l’impression d’être pures contraintes, imaginent des aménagements qui rendent leur quotidien supportable ou qui leur permettent de tenir les deux bouts. C’est ce que j’ai découvert en enquêtant sur les pratiques de mise en gage au Crédit Municipal de Paris, où j’ai rencontré des femmes dans le besoin, mais pas nécessairement en situation de détresse, qui parviennent à desserrer les contraintes financières et affectives qui pèsent sur elles par la mise en gage de bijoux en or qu’elles transforment en argent au gré de leurs besoins, s’assurant ainsi une autonomie par rapport aux hommes et un sas de décompression avant l’intervention des créanciers. Nous avons aussi pris conscience des efforts que chacun peut développer pour essayer de donner un sens positif, de 180 Dossier progrès ou d’élévation, à des parcours qui paraissent extrêmement contraints et dominés de l’extérieur. Ainsi, dans son témoignage, Stéphane Geffroy, auteur d’À l’abattoir, insiste sur l’estime de soi et le sentiment d’utilité que lui a permis de construire son expérience syndicale en même temps qu’un nouveau regard sur son engagement au sein de l’abattoir. De même, son expérience de juré aux Assises lui a permis de réinterpréter un itinéraire de soumission à la chaîne en une vie professionnelle marquée par l’engagement au service des autres. Or cette conjuration des déterminismes est souvent minorée par la sociologie. À nos yeux, il était aussi important que les livres publiés dans la collection puissent être l’occasion d’avancer de nouvelles conceptualisations de faits sociaux. Cela a été le cas dans plusieurs de nos livres. Ainsi dans Grand patron, fils d’ouvrier, Jules Naudet proposait de comprendre l’ascension sociale d’un rejeton du prolétariat jusqu’aux plus hautes responsabilités de l’industrie française. Dans ce portrait, l’auteur a mis à jour un sentiment rarement relevé chez les personnes ayant connu une telle ascension sociale: ni la honte dont parle si bien Annie Ernaux, ni le désir de faire oublier ses origines (la littérature romanesque en est pleine), mais une forme de fidélité à sa condition d’origine qu’il va utiliser comme instrument de management dans ses fonctions de grand patron. Le témoignage de Fatimata Diallo sur sa prise de voile offre un autre exemple de conceptualisation nouvelle. La décision de Fatimata de se voiler en arrivant de Bamako à Paris à l’encontre de sa famille échappe de toute évidence à un déterminisme sociologique simpliste. L’explication était donc à trouver ailleurs: dans l’adoption de règles contraignantes qui devaient permettre de gérer une liberté nouvelle et inquiétante, et de s’assurer ainsi une forme de sécurité, comme Ulysse se fait attacher au mât de son navire pour ne pas se laisser séduire par le chant des sirènes. La publication de livres a touché à sa fin en octobre 2016 avec le témoignage de Nathalie Nieson sur son travail quotidien de députée à l’Assemblée nationale (La députée du coin). Avec les 26 livres que nous avons publiés en deux ans et demi, nous n’avons assurément pas épuisé notre programme éditorial; bien des sujets restent encore à couvrir, en particulier le monde rural et l’univers social des indépendants. Et bien des formes littéraires restent à imaginer pour toucher un public plus large que celui qui a lu et acheté nos livres - nos lecteurs étaient en effet des personnes qui s’intéressaient déjà à la vie sociale, membres d’associations, de syndicats, actifs engagés dans un travail social ou politique, chercheurs en sciences sociales, … Nos livres ont nourri une curiosité sociale qui existait déjà, plus qu’ils n’en ont fait naître une nouvelle. Une démocratie narrative en ligne Notre ambition de démocratie narrative s’est probablement davantage réalisée sur le site raconterlavie.fr, tant dans son versant écriture que dans son versant lecture. 1 Le site a été pensé comme une plateforme participative sur laquelle chacun pouvait mettre en ligne son récit de vie après relecture et validation. Au moment où nous 181 Dossier avons cédé le site à la CFDT qui l’a repris sous le nom raconterletravail.fr au printemps 2017, il y avait environ 800 récits dans cette bibliothèque ouverte à tous - pour la lecture mais aussi la réutilisation pour la radio, le théâtre, l’étude dans les écoles ou l’université. Dès le début, il nous a semblé essentiel que nos textes sortent du site pour être lus ailleurs et sous d’autres formes, pour que les expériences dont ils parlaient soient connues par d’autres que les personnes qui fréquentaient le site. Le cadre que nous avions fixé était large pour ne décourager aucune envie d’écriture: chacun pouvait raconter une facette de son existence, personnelle ou professionnelle. Face à l’afflux de textes au début, il nous a fallu préciser que le site ne publierait pas de tribune ou de pamphlet, et qu’il privilégierait les récits contemporains aux récits historiques. À quelques exceptions près, ces consignes ont été très vite comprises. La lecture des textes déjà en ligne a certainement donné une bonne idée de ce que nous voulions publier, en termes de contenu mais aussi de qualité. Indéniablement, il y a eu un effet d’émulation collective, les talents littéraires des premiers obligeant ceux qui prenaient leur suite à une vraie tenue. Les textes qui arrivaient étaient surtout écrits à la première personne, par des gens qui voulaient parler d’eux-mêmes, de leurs expériences personnelles (souvent intimes d’ailleurs) ou professionnelles. Très peu ont écrit pour d’autres ou sur d’autres - une exception notable est l’étudiante en lettres Kahina S. qui a laissé plusieurs récits en ligne, dont l’un consacré à son frère schizophrène. 2 Les lecteurs des récits ont semblé attachés à ce que le pacte autobiographique soit respecté - nous n’avions pourtant jamais donné d’indication dans ce sens. Lorsque la fiction ou l’autofiction se sont glissées dans des récits qui se donnaient pour vrais, elles ont souvent été dénoncées par les lecteurs dans les commentaires, surtout lorsqu’elles mettaient en scène des événements tragiques (ainsi l’annonce d’un cancer du pénis 3 ). Les récits qui sont arrivés traitaient à part égale de la vie professionnelle et de la vie personnelle. Nous avons été surpris par l’ampleur de ces textes intimistes rendant compte d’épreuves particulièrement douloureuses - de séparations, de maladies, souvent psychiques d’ailleurs, de deuils, … Nous n’avions pas initialement l’ambition de publier ce type de texte - nous pensions prioritairement au monde professionnel -, mais la proportion de ces textes ‚hors sujet‘ était en soi significative. L’écriture de ces textes était indéniablement libératrice et fonctionnait comme un exutoire. C’était aussi une façon pour ceux (surtout des femmes en fait) qui écrivaient d’essayer de comprendre ce qui leur était arrivé, de digérer, d’essayer de trouver une forme d’apaisement une fois la colère retombée ou non. Nous avons compris que la production de ces textes était favorisée par les temps de pause imposés, qui apparaissaient dans la vie de ces gens douloureusement touchés - périodes de chômage, de congés maladie, de retraite pas nécessairement voulue, … Beaucoup de textes ont aussi parlé des mondes de la clôture (l’hôpital, la prison, le lycée, …), presque autant que des mondes invisibles de ceux qui se sentent dominés - contraints de s’adapter aux réformes de management dans des grosses administrations ou des entreprises qui les recrachent, écrasés par l’explosion du nombre de tâches à réaliser dans le monde hospitalier, ou encore humiliés par des supérieurs eux-mêmes soumis à des 182 Dossier contraintes de productivité. Toute la souffrance du monde de l’entreprise en pleine réforme et de l’administration soumise à des objectifs de rentabilité a trouvé son expression sur le site. La colère rentrée s’est quelquefois libérée sous forme rageuse - ainsi cette étudiante travaillant chez McDo hurlant contre ses supérieurs et les clients. 4 Les textes les plus marquants ont été des témoignages écrits par des personnes qui cherchaient à réagir à des situations subies, espérant que l’écriture pourrait servir d’exutoire et encore mieux à y donner sens. Que les auteurs des récits mis en ligne appartiennent à un cercle plus large que les lecteurs des livres publiés dans la collection nous a réjouis. Quant aux lecteurs des récits, ils n’étaient pas nécessairement des lecteurs de nos livres, que beaucoup ne connaissaient pas. Mais, assez naturellement, la sociologie bien connue de l’écriture s’est reproduite sur notre site: une grande majorité de femmes (qui étaient, sans surprise là encore, nos plus grandes lectrices); les membres de professions pour lesquelles l’écrit est une composante centrale de l’activité: professeurs, médecins, avocats, travailleurs sociaux, psychothérapeutes, etc.; et un petit noyau de fidèles qui sont revenus pour mettre de nouveaux récits en ligne, soit de textes déjà écrits pour lesquels ils cherchaient un lieu de publication, 5 soit de nouveaux textes. Cela a été le cas de Billy Bop, écrivain prolifique sous pseudo, ayant fait le choix de vivre de missions d’intérim lorsqu’il avait besoin de revenus. Chaque mission a donné lieu à un texte mis en ligne sur le site, dont un particulièrement cocasse sur le travail dans une usine de brioches. 6 La mise en ligne sur raconterlavie.fr redoublait celle déjà réalisée sur un blog personnel. Cette publication conjointe manifestait l’évident espoir d’être lu davantage, peut-être d’être repéré et de pénétrer pourquoi pas le monde littéraire. Comme on pouvait s’y attendre, les vrais invisibles (les ouvriers, les relégués des zones pavillonnaires, les réfugiés, …) ne sont pas spontanément venus sur le site. Notre web éditrice s’est donc mise à recueillir elle-même des récits qui n’arrivaient pas par eux-mêmes sur le site. Ces textes sont d’abord nés de rencontres provoquées, avec un tailleur de pierre, 7 un technicien d’ascenseur, 8 … Ils ont été très appréciés. Nous avons donc compris qu’il fallait prolonger cette démarche. Raconterlavie.fr devait permettre de donner à lire des récits qu’on ne pouvait pas trouver ailleurs. Nous avons donc passé un accord avec le bailleur social Adoma pour pouvoir entrer dans ses résidences et ses centres d’accueil pour les réfugiés - Pauline Miel y a recueilli les histoires des employés et aussi des habitants -, puis l’année suivante avec l’Office national des forêts pour parler de ce monde peu connu et très largement invisible des forestiers. Des ensembles thématiques originaux ont ainsi pu être constitués sur le site pour élargir à la fois les mondes couverts et la sociologie des auteurs de récits (qui étaient dans ce cas-là aidés par Pauline Miel). La question de la valeur littéraire et sociale de ces textes nous a été très souvent posée. Pour ceux qui ne les ont pas lus, la tentation était forte de condamner le narcissisme supposé de leurs auteurs, leur retirant par là toute valeur sociale et littéraire. Mais assimiler raconterlavie.fr à un Facebook sociétal est une critique infondée tant la forme et la qualité des écrits en sont incomparables. Par ailleurs cette 183 Dossier critique ne faisait que raviver un soupçon, classique dans l’histoire littéraire, selon laquelle l’écriture de soi ne pouvait produire de connaissance. Les récits en ligne ont également fait l’objet d’un procès en authenticité. Ce n’était pas tant le fait que les auteurs pourraient inventer des faits présentés comme vrais qui était visé là que le fait que leur statut d’auteur les rendait mécaniquement étrangers à l’expérience sociale dont ils voulaient rendre compte. En écrivant, ils perdaient la légitimité à parler, en même temps que leur représentativité sociale. On retrouve là une autre critique classique adressée au témoignage social. Plutôt que de puiser des contre-exemples dans le site pour répondre à ces critiques, nous avons insisté sur le fait que c’est dans leur ensemble et dans leur proximité permise par la juxtaposition non ordonnée que les récits prenaient sens, en se complétant, se répondant et permettant, à la manière d’une mosaïque construite pierre après pierre, de changer la perception d’ensemble de la société contemporaine. Un an après l’arrêt de „Raconter la vie“, il est possible de revenir sereinement sur les raisons pour lesquelles nous n’avons pu prolonger cette expérience comme nous l’aurions souhaité. La première, et la plus importante, est commerciale: la curiosité et l’adhésion de principe ne se sont pas traduites par l’achat de livres autant que nous l’espérions et qu’il le fallait pour continuer à publier des livres. Bien que fidèles à la collection, les lecteurs ne nous ont pas suivis sur tous les titres. Ils ont acheté nos ouvrages plutôt sur des noms que sur des titres ou des sujets. Fallait-il donc continuer à attirer des grands auteurs pour faire vivre une collection qui voulait donner voix aux anonymes? Nous avons pensé que c’était faire un trop grand écart par rapport à nos ambitions initiales et que d’autres éditeurs pouvaient continuer de publier ces auteurs déjà confirmés. Et puis nous avons compris que, sans nous associer à un partenaire web puissant pour faire vivre le site, nous ne pourrions faire lire nos récits en ligne au-delà du cercle déjà conquis des habitués. Il aurait fallu imaginer un autre modèle de travail, un autre modèle économique aussi, et nous n’avons pas souhaité faire ce choix. Aujourd’hui, malgré les regrets évidents d’avoir eu à mettre fin de manière prématurée à une expérience à laquelle nous étions attachés, nous sentons cependant autour de nous, parmi les écrivains, les chercheurs en sciences sociales, les journalistes, que l’envie d’écrire des récits sur la société française est loin d’être tarie. Nous nous en réjouissons et espérons que ces expériences pourront s’inscrire dans la durée, quel que soit le support qu’elles ont choisi. Co-animatrice de Raconter la vie aux côtés de Pierre Rosanvallon de 2013 à 2016, Pauline Peretz revient dans cet article sur les ambitions politiques et sociologiques de ce projet éditorial. Elle place l’analyse de cette expérience désormais révolue dans une réflexion plus large sur les enjeux de la représentation politique et littéraire dans un monde en crise. Résumé 184 Dossier Barron, Pierre / Bory, Anne / Chauvin, Sébastien / Jounin, Nicolas / Tourette, Lucie, On bosse ici, on reste ici! La grève des sans-papiers. Une aventure inédite, Paris, La Découverte, 2011. Beaud, Stéphane / Confavreux, Joseph / Lindgaard, Jade (ed.), La France invisible, Paris, La Découverte, 2006. Bourdieu, Pierre (ed.), La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993. Hirsch, Jerrold, Portrait of America. A Cultural History of the Federal Writers’ Project, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2003. Jounin, Nicolas / Tournette, Lucie, Marchands de travail, Paris, Le Seuil (Raconter la vie), 2014. Naudet, Jules, Entrer dans l’élite. Parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, Paris, PUF, 2012. Peretz, Pauline, „Ecrire pour autrui“, in: Le sujet dans la cité, 7, 2, 2016, 121-127. Rosanvallon, Pierre, Le parlement des invisibles, Paris, Le Seuil (Raconter la vie), 2014. —, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation politique en France, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1998. Terkel, Studs, Race, Paris, La Découverte, 2010 (éd. originale 1990). 1 Pour cette partie de l’article consacré au site raconterlavie.fr, j’aimerais tout particulièrement remercier Judith Lyon-Caen pour les pistes d’analyse qu’elle a proposées lors de son séminaire consacré aux „Usages sociaux de la littérature XIXe-XXe siècles“, organisé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, lors de la séance du 6 mars 2015. 2 Kahina S., „Si c’est un frère“, http: / / raconterletravail.fr/ recits/ si-c-est-un-frere/ #.WcthyIppEdU (dernière consultation: 27.09.2017). 3 „J’ai six mois devant moi“, http: / / raconterletravail.fr/ spip.php? page=recit_from_recit&id_ recit=801&masquer_beta= (dernière consultation: 27.09.2017). 4 Anaelle Sorignet, „Je suis l’ombre fatiguée qui nettoie vos merdes en silence“, http: / / raconterletravail.fr/ recits/ je-suis-l-ombre-fatiguee-qui-nettoie-vos-merdes-en-silence/ #.Wct nsIppF-V (dernière consultation: 27.09.2017). 5 Ainsi Christophe Petot, „Ligne 11“, http: / / raconterletravail.fr/ recits/ ligne-11/ #.WctrzoppEdU (dernière consultation: 27.09.2017). 6 http: / / raconterletravail.fr/ billy-bop (dernière consultation: 27.09.2017). 7 Pierre-Olivier Terroni, „Du jus de pierre“, http: / / raconterletravail.fr/ recits/ du-jus-de-pierre/ #.WctuHIppEdU (dernière consultation: 27 septembre 2017). 8 Clément Chauveau, „Entre les étages“, http: / / raconterletravail.fr/ recits/ entre-les-e%CC% 81tages/ #.WctuRoppEdU (dernière consultation: 27.09.2017).