eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

„Éviter de faire de cette invitation un festival de Saint-Germain-des-Prés“

2018
Luise Hertwig
ldm43170-1710129
129 Dossier Luise Hertwig „Éviter de faire de cette invitation un festival de Saint-Germain-des-Prés“ Entretien avec Paul de Sinety, Commissaire général de „Francfort en français“ Avant d’être nommé commissaire général de l’invitation de la France en tant qu’invitée d’honneur à la Foire du livre de Francfort en 2017, Paul de Sinety était directeur du département Livre et Écrit à Culturesfrance et directeur du département Livre et Promotion des savoirs de l’Institut français à Paris ainsi que conseiller culturel adjoint à Rabat et directeur général adjoint de l’Institut français du Maroc. Dans l’interview, Paul de Sinety nous parle des enjeux de l’opération „Francfort en français“ dont il avait la responsabilité (lettre de mission des ministres français des Affaires étrangères et de la Culture). Luise Hertwig: Au préalable de l’acceptation de l’invitation faite à la France de la part de la Foire du livre de Francfort, il y a eu des controverses sur le plan politique et parmi les éditeurs français. Comment la France est-elle devenue l’invitée d’honneur de la Foire du livre de Francfort? Paul de Sinety: Ça faisait depuis 1989 que la France n’avait pas été pays invité d’honneur. Cette invitation avait du mal à être mise en œuvre car elle représentait un investissement financier conséquent de la part des pouvoirs publics français. Le budget était évalué en effet à plus de 4,5 millions d’euros, dont 70 % devaient être pris en charge par l’État. Il y a eu une levée de fonds de 1,4 millions en financement complémentaire, des sponsors et des collectivités territoriales. Le premier frein était évidemment un frein qui relevait du financement public et de l’engagement de l’État. L’autre frein provenait paradoxalement plutôt du côté des éditeurs qui ne voyaient pas forcément un intérêt immédiat à cette invitation concernant des débouchés économiques et commerciaux. La France est très largement représentée chaque année dans les grandes foires internationales et notamment à la Foire du livre de Francfort. Les affaires qui s’y faisaient, d’après les éditeurs français, à l’époque, n’avaient pas besoin d’un coup de pouce supplémentaire dans la mise en œuvre d’une vitrine d’un pays invité d’honneur. Enfin le troisième frein se trouvait du côté de l’Allemagne. S’il y a eu des débats en France pour que la France soit le pays invité d’honneur, il y en avait aussi du côté allemand. La France n’était pas forcément considérée comme le pays le plus à privilégier du point de vue politique et diplomatique, compte tenu des rapports et des relations très forts qui existent entre les deux pays - et du constat de la frilosité française à accepter cette invitation d’honneur. D’autres pays paraissaient de meilleurs candidats comme le Mexique ou le Canada. Probablement, la diplomatie allemande soutenait davantage une candidature comme celle du Mexique. 130 Dossier Tous ces freins n’ont pas suffi à empêcher notre projet de voir le jour! D’abord tous les éditeurs français ne partageaient pas le même scepticisme ambiant; d’autres voix ont ainsi pu se faire entendre, parmi lesquelles celle de l’actuelle ministre de la Culture, Françoise Nyssen (qui dirigeait alors Actes Sud), ou encore d’Antoine Gallimard, tous deux très favorables à cette invitation. Tout simplement parce qu’une invitation comme celle de Francfort, cela ne se refuse pas. On ne refusait pas une invitation comme celle d’être au cœur de la plus importante foire au monde, et même s’il n’y avait pas des intérêts marchands immédiats, ces intérêts-là se vérifieraient à moyen terme pour consolider et développer la vente des droits auprès des autres éditeurs non seulement allemands mais aussi à l’international. Il s’agissait avant tout d’une question d’image, de l’image de l’édition française d’aujourd’hui mais également de demain: la créativité et le dynamisme pouvaient dans ce cadre être magnifiquement valorisés. Enfin, nos efforts pour accompagner, entre fin 2014 et 2017, des rencontres professionnelles entres éditeurs français et allemands, ont également payé: on a pu constater une tendance haussière pour les cessions du français vers l’allemand. Et si Francfort avait contribué à ces bons résultats? L’autre raison pour laquelle l’invitation a été acceptée était éminemment politique. Fortement appuyé par l’ambassadeur Philippe Étienne, ce fut le Premier ministre, à l’époque, Manuel Valls, qui trancha, en septembre 2014, en faveur de cette invitation. Dans le contexte européen très dégradé (Brexit, montée des populismes), il fallait, à ses yeux, par tous les moyens resserrer la relation franco-allemande. Francfort était de ce point de vue là une opportunité à saisir. Ce n’est pas parce que les relations étaient fortes entre la France et l’Allemagne qu’il ne fallait pas les consolider davantage encore. Le couple franco-allemand était plus que jamais nécessaire et il fallait inventer des nouveaux modes d’échange et des nouveaux liens. La culture pouvait contribuer à ce renouvellement des échanges et des rapports entre les deux pays dans une perspective européenne. L’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République (qui avait toujours été, depuis les débuts, d’un soutien constant à cette opération), sa venue pour l’inauguration du pavillon français, le 9 octobre 2017, aux côtés de la chancelière Merkel, ont donné par la suite des signaux particulièrement importants pour redynamiser cette relation, la refonder en quelque sorte. Au-delà du renforcement des relations franco-allemandes, quels ont été les objectifs principaux du projet „Francfort en français“? Paul de Sinety: Le premier objectif c’était justement dans cette perspective de renouvellement, de repenser notre relation, d’en annoncer l’aggiornamento et d’inventer des nouveaux modes d’échange pour accompagner des nouvelles générations de créateurs. L’autre perspective, c’était de travailler sur l’image et de la perception réciproque que peuvent avoir la France de l’Allemagne et l’Allemagne de la France et notamment, puisque c’est une opération de la France en Allemagne, de pouvoir en dépasser les clichés ou les préjugés: la création aujourd’hui, dans le domaine des 131 Dossier sciences sociales ou de la littérature françaises, est extrêmement dynamique. Il y a également des nouveaux secteurs éditoriaux - qui sont des secteurs d’excellence et qui participent à un renouvellement du paysage éditorial français: notamment le livre de jeunesse ou la bande dessinée. Il était question d’intégrer ces secteurs, au même titre que les autres, dans la programmation pour éviter de faire de cette invitation un festival germanopratin. Enfin, le troisième objectif était - toujours pour sortir des clichés - d’ouvrir cette invitation au monde entier, en langue française. L’intitulé, le slogan Frankfurt auf Französisch / Francfort en français (et non pas La France à Francfort) désigne l’invitation faite à la langue française. Nous souhaitions interroger cette langue française à partir des questions d’hospitalité et d’accueil, et promouvoir l’extraordinaire richesse éditoriale qui existe aujourd’hui dans le domaine de l’édition avec des auteurs francophones venus du monde entier, pour faire découvrir au public en Allemagne et à l’international l’exceptionnelle diversité éditoriale francophone d’aujourd’hui. Au total, notre programmation aura permis à plus de 1500 opérations culturelles pluridisciplinaires labellisées de se réaliser, à Francfort, durant la Foire, mais aussi sur l’ensemble du territoire de la République fédérale, de février à octobre 2017, en très étroit partenariat avec notre ambassade et l’Institut français d’Allemagne. En ce qui concerne l’orientation de l’invitation, quels débats ont été menés autour de cette décision de mettre à l’honneur la langue française? Paul de Sinety: Des débats? Non, il n’y a pas eu de débats. C’était une évidence. C’était une évidence dans la mesure où le paysage éditorial français hexagonal a aujourd’hui très largement assimilé cette notion de langue-monde c’est-à-dire d’une langue française en partage sur les 5 continents. Autant c’était un débat réel il y a une quinzaine d’années, autant aujourd’hui le débat n’a plus vraiment lieu dans la mesure où les auteurs d’Afrique, des Caraïbes, de l’océan Indien, du Maghreb sont très largement publiés en France. Chaque année un grand nombre d’entre eux sont lauréats des grand prix littéraires français. Le Goncourt, le Fémina, le Renaudot, le Goncourt des Lycéens etc. Il est désormais admis que la littérature française fait partie de la littérature francophone. Les Français sont francophones. Voilà. Donc tout autant que les autres. C’est l’idée qu’une langue ne dépend pas d’une nation mais dépend de ceux qui l’utilisent comme matériau de création. Dans ce sens-là, une langue répandue dans le monde n’a pas de frontières. Jacques Derrida disait très justement à ce sujet „qu’une langue, ça n’appartient pas“… Quelques mois avant la réalisation de „Francfort en français“, il y a eu des élections présidentielles en France. Est-ce qu’il y a eu des changements, des modifications de l’opération après l’élection du Président Emmanuel Macron? Paul de Sinety: Non, il n’y a eu aucun changement. Comme je le disais, avec cette élection, Francfort s’affirmait définitivement „dans le sens de l’histoire“. On a eu la chance d’avoir grâce à l’élection du nouveau Président de la République et à son attachement pour l’Allemagne un soutien qui n’a été que plus fort encore. Ainsi, 132 Dossier Emmanuel Macron avait organisé à l’Elysée un déjeuner avec douze personnes, des intellectuels français et allemands, au mois de juillet 2017. Citons notamment Carolin Emcke, Wissmann, Ostermeier ou Bénédicte Savoy, des chercheurs, des intellectuels français et allemands qui se sont rencontrés avec le Président de la République. C’était là le signe d’un attachement fort du Président de la République pour cette opération. Je dirais que cette élection a contribué davantage encore au succès médiatique de cette opération, puisqu’on a eu plus de 5.000 articles de presse en langue allemande pour couvrir l’inauguration et notre programmation, ce qui est considérable. L’affluence sur le pavillon a été aussi très importante. Je pense que l’invitation de la France a contribué à l’augmentation des visiteurs (hausse de plus de 3 % des visiteurs sur la Buchmesse) qui n’étaient pas des exposants, mais issus du grand public. Mon ami Juergen Boos et moi-même étions ravis de cette affluence. Je pense qu’on a pu contribuer d’une manière ou d’une autre en tout cas au succès global de la Buchmesse. Plusieurs foires internationales du livre ont l’habitude de mettre à l’honneur des régions ou même des villes à la place d’un pays. A la Foire du livre de Guadalajara au Mexique par exemple, Madrid était l’invité d’honneur en 2017. Qu’est-ce que vous en pensez personnellement du modèle d’inviter des pays en tant qu’invités d’honneur? Paul de Sinety: Le modèle du pays invité ne correspond plus forcément toujours à des attentes. C’est mon point de vue. Dans un monde mondialisé à forte mobilité, je considère que l’appartenance nationale pour un écrivain compte bien moins que l’appartenance à une langue et les rencontres qu’il peut faire avec d’autres littératures, d’autres langues ou d’autres auteurs d’une même langue, en partage, mais d’origine géographique différente. La littérature se crée tout le temps à partir de telles rencontres. Je considère que c’est une idée qui s’effiloche aujourd’hui, l’invitation d’un pays invité. Sauf peut-être pour des pays qui ont une nécessité dans des conditions très particulières à être invités, des pays qui sont moins connus ou dont les littératures sont jeunes ou nouvelles. En revanche, je trouve intéressant, à travers le concept de la langue-monde, de promouvoir l’invitation d’une langue. L’invitation d’une ville probablement, aussi, a un certain intérêt. Mais dans ce cas-là, si on devait inviter une ville il faudrait poursuivre la démarche jusqu’au bout. Et ainsi d’inviter des écrivains albanais, marocains, argentins ou tchèques, si ces derniers résident dans la ville en question. Si on doit inviter une ville, il faut inviter les créateurs et les auteurs qui vivent dans cette ville, qu’ils soient originaires de cette ville ou qu’ils viennent de l’étranger. C’est à partir de l’exploration de la diversité que les échanges naissent, que les langues se rencontrent et se métissent, que les littératures grandissent.