eJournals lendemains 34/134-135

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2009
34134-135

Poésie-pensée

2009
Caroline Andriot-Saillant
ldm34134-1350008
8 Caroline Andriot-Saillant (ed.) Trente ans de poésie française Caroline Andriot-Saillant Poésie-pensée Questions sur trente ans de poésie française Pour Valérie Qu’on le veuille ou non, la poésie pense. Elle se pense et pense la pensée. Car le langage déploie les catégories dans lesquelles le sens se donne à entendre, et ces catégories, lieux et formes de notre pensée, nous disent comment nous sommes. Elles constituent le plan réflexif de notre existence. Or la poésie expérimente de nouveaux langages et de nouvelles langues, elle interroge ainsi les voies de notre pensée et l’équivalence cartésienne entre pensée et existence. Elle bouleverse la certitude idéale d’exister. Et si l’incertitude d’exister constituait de la pensée? Valère Novarina en fait le pari: „j’ai construit en pensée un lieu toujours où n’être pas“ (Le Discours aux animaux, P.O.L., 1987). Ce qui était en pensée n’est pas, et c’est là un acte de la pensée. Cette contestation radicale de l’idéalisme, qu’il soit philosophique, poétique, voire politique, nous apparaît comme le trait majeur de la poésie française 1 des trente dernières années. René Char est peut-être le dernier grand (très grand) poète à signifier la force unificatrice de la parole, pourtant déjà „en archipel“: „Les poèmes sont des bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le monde nominateur de l’unité.“ (La Parole en Archipel, 1962). On peut considérer que la majeure partie de l’œuvre de René Char fut écrite et publiée avant la fin des années 70. La poésie pense désormais à partir du trou noir de l’idéalisme nié, d’où partait son chant. Sa réflexivité et sa créativité relèvent assez spécifiquement de la distance critique, voire de la défiance. On dira que le début des années 80 voit aussi l’émergence du „nouveau lyrisme“. Soit, mais entre la théorisation apologétique du lyrisme et la réalité constatable de la production poétique, il y a un gouffre. Martine Broda peut bien écrire en plaidoyer, dans son très bel essai sur la tradition lyrique, L’Amour du nom (José Corti, 1997): „J’ai voulu dans ce livre réhabiliter le lyrisme, ce noyau dur du poétique, en montrant ce qu’il est vraiment dans la tradition. Loin de toute fadeur sentimentale, il demeure, dans sa plus haute exigence, une façon d’affronter la condition humaine, et l’énigme même du désir.“ 2 Son essai porte sur 9 les œuvres du passé, jusqu’à Pierre Jean Jouve. Plus nuancé, Jean-Michel Maulpoix rappelle la négativité de l’élan lyrique dans ses essais qui constituent tout un pan de la réflexion sur cette notion durant les dernières décennies: „Le lyrisme joue avec le feu, pourrait-on dire, et outrepasse parfois des limites que l’on sait dangereuses. Mais par là il lance un défi: c’est la part la plus obscure du processus de la création poétique, et peut-être de notre rapport intime à la langue, qu’il invite à examiner. S’intéressent au lyrisme, à leur corps défendant, ceux qui en connaissent les menaces autant que l’énergie et la beauté. Ecrire sur le lyrisme, sans doute est-ce osciller sans cesse entre l’adhésion et le refus. Gagné tantôt par la ferveur, tantôt par le soupçon“. 3 L’article de Michel Collot dans le présent dossier montre comment, sur le plan théorique, mais également dans l’écriture poétique, lyrisme et littéralité s’articulent souvent, par leurs ambiguïtés réciproques. Le chant et son refus se mêlent et se répondent dans le poème pour former la pensée. Michel Deguy relie les deux processus: „La poésie, répondraient-ils en nombre, vocifère ou murmure, hurle ou fait silence, oralise, glossolalise, sonorise, ou spatialise, tague ou tangue, mais ne pense pas; encore moins philosophe-t-elle. Elle entretient la langue dans ses cahiers d’exercice et ses ateliers de réparation. J’observe alors: ce faisant, elle pense; elle ne peut pas ne pas penser (à) ce qu’elle fait.“ 4 Evidemment, la critique de la poésie de célébration à l’intérieur même de la poésie n’est pas neuve. Jacques Darras, dans un article récent de la revue Esprit intitulé „La fin de l’absolu poétique“, en recense les origines, au centre desquelles se situe le rejet du surréalisme, comme tentative de réenchantement, par les images inconscientes et le rêve, d’un réel dévasté par la guerre: „Notre thèse est que la poésie française des cinquante dernières années se sera majoritairement définie en fonction du surréalisme. Mais que cette prise de distance n’est pas vraiment terminée. Un grand volume de la poésie d’aujourd’hui continue même de s’écrire dans la nuit de cette inconscience - de cet inconscient.“ 5 Cette prise de distance passe par le recours à l’avant-garde dadaïste, au cri d’Artaud, à la poésie sonore des années 50 initiée en France par Henri Chopin. Nous ajouterons: à la déconstruction des catégories classiques de la pensée et du mythe de l’auteur par les sciences humaines et le structuralisme des années 60 et 70, dont l’application à la critique de la littérature se développe autour du groupe Tel Quel. Les conclusions furent tirées par ceux qui ont décidé, avec Denis Roche, que „la poésie est inadmissible“, et qu’il fallait dès lors la réinventer. Quitte à en faire un autre art, voire un art et non plus de la littérature, pour qu’elle ne porte plus ce nom de poésie. Jean- Michel Espitallier interroge ces appellations et leur pertinence dans Caisse à outils, son Panorama de la poésie française aujourd’hui (Pocket, 2006): „La poésie paraît donc être sortie de l’espace strictement littéraire et corollairement, du „graphocentrisme“ pluriséculaire du livre comme étalon de l’espace d’écriture, lequel, depuis près d’un siècle, se dilate vers d’autres supports. Elle travaille aux frontières“ (48). Et il note par exemple que „Dada justement aujourd’hui resurgit dans la performance“ (114). 10 De l’autre côté du spectre, chez les poètes de L’Ephémère dont le travail se poursuivit longtemps après que la revue eut cessé de paraître (1972), on ne peut pas ne pas observer une préoccupation réflexive qui procède des mêmes foyers: le rapport sacralisé à la langue est perdu, et rien ne fait plus l’évidence dans le surgissement du poétique, que ce soit l’émotion, l’origine de cette émotion, l’image ou le rythme. Dans l’étude qu’il consacre ici à Yves Bonnefoy, Arnaud Buchs rappelle comment, nommé à la succession de Barthes au Collège de France en 1981, le poète reprend l’interrogation sur le sujet. Ou Jacques Dupin, dans Une apparence de soupirail (Gallimard, 1982) s’assigne à lui-même cette tâche: „Ecrire comme si je n’étais pas né. Les mots antérieurs: écroulés, dénudés, aspirés par le gouffre. Ecrire sans les mots, comme si je naissais.“ Face à la table rase, il est difficile de souscrire au clivage que perçoit toujours Jacques Darras, „clivage de fond que nous appellerons théologique! Qui oppose les poètes entre eux quant au degré d’adhésion à accorder à la parole poétique. A sa vérité“. 6 La „vérité de parole“ (Yves Bonnefoy) fait l’objet d’un questionnement perpétuel et protéiforme. Tout se passe comme si, dans l’ordre de la démystification, les différents langages devaient suppléer à la poésie, voire la confrontation des langages, à la fois littéraires et artistiques. Qu’il s’agisse d’ Yves Bonnefoy, de Jacques Dupin, de Bernard Noël, de Jude Stéfan, ou d’autres, l’écriture emprunte des chemins génériquement inclassables et se saisit du dessin, de la peinture, de la sculpture, voire de la langue de l’autre, par l’acte de la traduction. Yves Bonnefoy a traduit Shakespeare, Keats, Yeats, Bernard Noël Lewis Carroll et Lovecraft, Jude Stéfan Catulle... Sans chercher à réconcilier l’inconciliable, car l’inconciliable est nécessaire en poésie tant la langue poétique n’est d’abord pas langage commun, le dossier qui suit témoigne de la manière dont les lignes d’un paysage déclinent à leur manière une poésie-pensée. Prenant acte d’une modernité négative, et de la déconstruction des années 70, les poètes assiègent aujourd’hui l’origine conceptuelle et idéaliste de la parole. La seule question valable demeure celle que pose Franck Venaille dans son récent recueil: „Mais qui parle de ça? De quel droit? Et selon quels critères? “ (Ça, Mercure de France, 2009). Parce que la poésie n’est pas inadmissible, parce qu’elle existe, sans qu’on sache toujours quoi mettre derrière ce mot de poésie, elle interroge ce qui parle quand le poème parle, quand le corps articule en phonèmes et graphèmes une forme, un acte, que cela vise ou non la signification. Les articles de Michel Collot et de Jean-Claude Pinson éclairent les reliefs tortueux de ce paysage, tandis que les articles d’Arnaud Buchs et de Thomas Vercruysse sont des coups de projecteurs sur deux poètes dont l’audience est majeure, Yves Bonnefoy et Bernard Noël. La parole est donnée aux poètes: Béatrice Bonhomme témoigne de son travail dans l’importante revue Nu(e) qu’elle dirige avec Hervé Bosio depuis 1994, Jude Stéfan et Jean-Michel Espitallier nous proposent un regard critique sur leur travail dans deux entretiens. Enfin, le cahier d’inédits entre en résonnance avec ces réflexions, les prolonge et nous donne à entendre encore autre chose. 11 Ce qui transparaît d’une première lecture, c’est le caractère plus méditatif que revendicatif de cette poésie qui vient d’être écrite. La pensée ne passe plus désormais par l’avant-garde ni par le manifeste. Jean-Michel Espitallier lui-même refuse le terme d’avant-garde le concernant. Le rapport à l’histoire est celui d’une articulation, et non pas d’une révolution. Jude Stéfan nous dit que la poésie ne peut rien. Et elle transmet ce rien: le poème adressé à „mon enfant“ se clôt sur „remercie le Vide“. Mais si elle ne peut atteindre la vraie vie, elle est au moins résistance. Jean- Claude Pinson vise la „transformation du monde et de soi“. Transformation n’est pas révolution. Elle est restauration d’une écoute, celle de la pulsion rythmique de la vie. L’étude de la fonction poétique entreprise par Yves Bonnefoy au Collège de France passe par un travail historique. Jude Stéfan se sent proche des „tentatives modernistes“ de Change et de Tel Quel. Mais toute modernité lui paraît le prélude à un destin classique, à tel point que les auteurs antiques sont ses contemporains. Quant à la revue Nu(e), elle assure une articulation spatiale de la diversité des mouvements, sans position d’exclusive. Elle se propose comme lieu des échanges, dans une cohérence assurée par l’élection d’une personne et de son univers. La revue joue un rôle esthétique en publiant des types d’écriture différents et des œuvres de graveurs ou de peintres. La pensée inscrite dans une histoire achronique, une histoire qui n’est pas celle du progrès mais de l’articulation libre et mouvante, est tendue dans la mise en jeu des catégories conceptuelles, au profit d’un questionnement inventif. Le refus de l’idéalisme récuse le sujet transcendantal kantien pour promouvoir d’autres instances de la parole. Thomas Vercruysse montre comment l’écriture de Bernard Noël fait émerger une autre représentation du corps qui affranchira la pensée de ses formes. Il s’agit avant tout d’employer une langue qui engage le corps. La lecture phénoménologique de Michel Collot, dans La poésie moderne et la structure d’horizon (PUF, 1989) et La Matière-émotion (PUF, 1997), met au jour l’intrication du corps, du monde et des mots, dans un mouvement d’écriture qui est sortie du sujet hors de lui-même. La poésie sonore, qui emploie tout l’appareil physique d’élocution, abolit-elle le sujet producteur du sens et foyer d’une vision du monde? La contrainte d’un effacement préside à l’écriture blanche d’Anne-Marie Albiach, au „retrait“ de Salah Stétié, Bernard Vargaftig et André du Bouchet. Béatrice Bonhomme écrit au sujet de ces trois auteurs dans son essai Mémoire et chemins vers le monde (Mélis, 2008): „Le poète saisit, en poète, les choses à dire, en même temps qu’invisiblement il se retire, ne nous donnant du réel que pauvre, dénué, fragmentaire, fêlé“ (69). Et pour dire ce réel, le rythme lui-même ne peut être que rompu, comme si la pensée ne pouvait émaner que de la discordance. La musique signerait l’adhésion du sujet à lui-même, la coïncidence de soi à sa propre parole. La voix plurielle ou dépersonnalisée se substitue à la notion de sujet. La genèse du poème est pour Jude Stéfan „une voix qui provoque le rythme“. L’orchestration du dialogue des formes, ou des discours préfabriqués, donne sa cohérence subjective au travail du poète en collaboration. Jean-Michel Espitallier nous explique ce processus. Mais lorsque l’objectivité intégrale est visée, le poète se transmue 12 en témoin ou en flâneur, comme Jacques Réda. Et la poésie se fait écriture de la note. Dans tous les cas, le sujet ne peut être donné, tel qu’en lui-même. Il œuvre à se „refaire“ (Jean-Claude Pinson). Cette médiation-là, plus consciente et plus juste, mais aussi toute immanente, s’articule au réel. Elle ne se clôt pas sur la signification qu’elle se donne à elle-même, mais constitue comme un interface entre les mots et le monde, ou entre les mots et le corps, interface qui ne fait pas écran. Car étant voix ou rythme, étant incorporée, ou n’étant rien, elle est comme une vanité d’un monde où les mots seraient des choses. Autre mythe du contemporain? Toujours est-il qu’avec le sujet, c’est la signification qui doit être écartée, du moins lorsqu’elle préfigure l’absence du monde dans l’abstraction idéalisante. Arnaud Buchs cite cette phrase d’Yves Bonnefoy: „toute signification, toute écriture, c’est de l’absence“ (Entretiens sur la poésie). L’écriture se veut d’abord l’affirmation d’un signifiant dans sa pleine présence. C’est la vertu de la nomination. Jude Stéfan dit: „J’ai écrit des noms“. Et dans sa liste „L’ibiscus n’est pas un animal“, que fait d’autre Jean-Michel Espitallier que raturer l’assignation d’un nom à une catégorie générique? Cette rature a pour double effet de mettre en suspens le signifié d’un mot et de libérer par là-même son signifiant. Le langage est alors désarmé, comme rendu à son insignifiance première. Jacques Darras écrit au sujet des „nouveaux Dada“ qu’ils prennent „position contre la violence des discours. Auxquels ils ne font violence à leur tour que pour les désarmer“. 7 Les assertions négatives de la liste „L’ibiscus n’est pas un animal“ sont aussi des négations de la métaphore régie par le maximum d’écart, telle que Breton la concevait. Michel Collot nous rappelle la composante de réalisme qu’inclut la signification du mot littéralisme tel que Jean-Marie Gleize le définit au début des années 90. L’articulation des mots et du réel doit congédier l’image iconique associée à la signification lorsqu’elle passe par l’imagination. Cette exigence se fait éthique dans l’essai d’Yves Bonnefoy intitulé L’Imaginaire métaphysique (Seuil, 2006): „C’est ceci: l’objet que l’imagination constitue n’est qu’une image mentale, nous le savons; et avant que la réalisation du désir, si elle est possible, n’en fasse quelque jour un objet „réel“ dans notre existence effective, il est, pour cette raison, encore plus illusoire que ces choses de notre vie dont nous craignons qu’elles ne soient, ontologiquement parlant, que des ombres“ (18). Or ce sont ces „choses de notre vie“, de la finitude, qui ont de la valeur. Philippe Jaccottet répond comme par avance à Yves Bonnefoy: „les images ne doivent pas se substituer aux choses mais montrer comment elles s’ouvrent et comment nous rentrons dedans“ (Paysage avec figures absentes, Gallimard, 1976). 8 Dès lors que l’image est congédiée ou qu’elle doit se laisser traverser, comment répondre à la „finalité de cette pensée figurative par images et notions“ (Michel Deguy) qu’est la poésie? Michel Collot évoque une articulation pré-réflexive de la lettre et de l’émotion. Jacques Darras un „engagement du corps et des émotions dans la langue“. 9 C’est une pensée qui procèderait de tous les modes de l’existence vécus comme désunis, mais réarticulés dans le geste poétique. Comment nommer „ça“? Poésie? „Ce qui tient lieu de“ (Jean-Michel Espitallier)? „ce qui reste de la poésie“ (Claude Ber)? 10 „Poésie“ (Yves Bonnefoy, dans „Le 13 leurre des mots“)? Le refus d’appeler la chose par son nom signifierait un entredeux, l’impossible reprise d’une dénomination trop ancienne pour ce qui n’existe pas encore: „Notre sentiment est que le XXI e siècle n’a pas encore commencé“ (Jacques Darras). Ou bien, le refus d’essentialiser la poésie, pour garder vive la question qu’elle pose, plus que jamais, à la pensée? Caroline Andriot-Saillant enseigne les Lettres et la philosophie en Classes préparatoires (Le Havre). Elle a publié un essai sur la poésie du XX ème siècle: Yves Bonnefoy et Ted Hughes, La fable de l’être (éd. L’Harmattan, 2006) et de nombreux articles sur la poésie moderne et contemporaine. 1 Nous excluons de cette appellation la poésie francophone, dont les problématiques (peut-être) différentes dépassent largement le cadre de ce dossier. 2 En conclusion („Aujourd’hui“) de L’Amour du nom, José Corti, 1997, 259. Martine Broda, poète, essayiste et traductrice, notamment de Paul Celan, est décédée au mois d’avril de cette année. 3 Jean-Michel Maulpoix, Du Lyrisme, José Corti, 2000, 9. 4 Michel Deguy, „Pensée et poésie“ dans le dossier sur „La nouvelle poésie française“ du Magazine littéraire, n°396, mars 2001, dirigé par Jean-Michel Espitallier. 5 Jacques Darras, „La fin de l’absolu poétique“, in: Esprit, n°353, mars-avril 2009, 48. 6 Ibid., 65. 7 Jacques Darras, op. cit., 63. 8 Cité par Béatrice Bonhomme, Mémoire et chemins vers le monde, op.cit., 38. 9 Op. cit., 59. 10 Claude Ber, La mort n’est jamais comme, éd. de l’Amandier, 2006, 11.