eJournals lendemains 42/168

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2017
42168

Introduction

2017
Ottmar Ette
Gesine Müller
ldm421680006
6 Dossier Ottmar Ette / Gesine Müller (ed.) Les Antilles et les littératures du monde Introduction Le monde insulaire de la Caraïbe, espace de mobilité à la fois cohérent et disparate, est marqué jusqu’à aujourd’hui par son passé colonial mouvementé. Notre dossier se concentre sur l’ancien espace de domination espagnol et français, un espace qui a connu un développement (post)colonial très varié s’étendant de la première séparation (Haïti) jusqu’à l’appartenance pérenne à la France métropolitaine (la Guadeloupe et la Martinique), de la révolution sociale et de l’émancipation du peuple noir à Haïti, jusqu’à l’abolition tardive de l’esclavage à Cuba (1880/ 1886). Ces extrémités délimitent un champ dans lequel se déroulèrent et se déroulent encore des processus de circulation variés. Un champ qui n’est pas hermétique, mais toujours dynamique et ouvert sur le monde. Depuis sa prétendue découverte par Christophe Colomb en 1492, le monde kaléidoscopique des Caraïbes met différents groupes ethniques en contact. Indigènes, Européens, Africains et Asiatiques se rencontrent ici, et ce n’est pas un hasard si la Caraïbe est vers 1500 le théâtre d’une première phase de mondialisation accélérée. Cela en fait un terrain fascinant pour étudier comment s’établissent les systèmes coloniaux et où se logent leurs premières failles. Sous domination française, les Caraïbes et leurs cultures se sont construites au cours de processus de transfert et de circulation aussi dynamiques que complexes, se produisant au sein même de cet espace ou par le biais d’échanges avec l’Afrique, les deux Amériques, l’Asie et bien entendu l’Europe. Dès l’Époque moderne, cette région a connu des phénomènes et des processus éminemment actuels dans nos sociétés contemporaines: migration, circulation et interconnexion entre espaces géographiques extrêmement variés, mais aussi perte de repères et déracinement. On peut déjà observer ces phénomènes de déterritorialisation à la lecture du journal de bord de Christophe Colomb et des premiers récits de voyage, qui modifieront profondément le regard porté sur l’Autre dans les métropoles européennes. Pirates, marchands d’esclaves, pacotilleuses analphabètes naviguent eux aussi entre empires et continents. On peut les considérer comme les ancêtres des acteurs de la ‚mondialisation par le bas‘. Autant pour le contexte historique. Quels en sont les impacts sur la production littéraire d’hier et d’aujourd’hui? Au vu de cette toile de fond historique et culturelle, il n’est guère surprenant que la production littéraire des Caraïbes n’ait, par le passé, pas été suffisamment admise au panthéon de la littérature mondiale. Jusqu’à aujourd’hui, peu de textes d’auteurs caribéens ont été considérés et diffusés comme littérature mondiale, et les rares élus sont presque tous originaires de la Caraïbe anglophone. Ils expriment en règle 7 Dossier générale l’interaction entre la déterritorialisation et la concrétisation topographique, reflètent des processus transculturels de transformation et de traduction d’épistémès et d’esthétiques. Ils sont également à même de proposer des modélisations littéraires de réseaux transterritoriaux. Ce faisant, ces littératures des Caraïbes anglophones, canonisées comme littérature mondiale, remplissent pleinement les critères des littératures du monde. La réception du concept de littérature mondiale forgé par Goethe s’enorgueillit, comme on le sait, d’une longue histoire. Mais à compter de la parution en 1952 de l’article d’Erich Auerbach, „Philologie der Weltliteratur“, il fait l’objet de critiques croissantes, portant sur sa dimension eurocentrée et sur sa tendance à considérer la littérature nationale comme référentiel (cf. Ette 2003). Goethe ne pouvait toutefois pas encore intégrer à sa pensée les relations culturelles coloniales et les asymétries en matière de processus d’appropriation qui en ont résulté. Le concept des littératures du monde se rattache certes à l’idée ‚classique‘ de littérature mondiale, mais il est fondé sur une tout autre intentionnalité. Son ambition est d’abolir, à partir d’une perspective globale, la distinction entre centre et périphérie dans les productions littéraires, pour penser en termes de constellations transnationales dès la genèse de la production culturelle. Contrairement à la définition goethéenne de la littérature mondiale, le concept des littératures du monde n’est pas relié à une fonction exemplaire et centripète de l’Antiquité et de l’Europe occidentales. Les littératures du monde ont perdu de leur sédentarité et progressivement assimilé des modèles de pensée, d’écriture et de perception nomades et toujours en mouvement (cf. Ette 2004). Alors qu’ils y auraient toute leur place, les textes de littérature hispanophone et, plus encore, francophone des Caraïbes admis dans les canons de la littérature mondiale relèvent de l’exception. Pourtant, ils appartiennent à une tradition littéraire qui remplit mieux que toute autre les critères du concept des littératures du monde. Ces textes se distinguent notamment par une mise en scène du plurilinguisme et d’un mouvement qui n’est plus rapporté à une perspective européenne, ainsi que par un intérêt porté au régional qui ne représente plus en premier lieu un macrocosme, mais insiste sur le particularisme. Les littératures du monde veulent, elles aussi, canoniser des littératures universelles obligatoires, mais en transgressant l’hégémonie de l’interprétation européenne inhérente à la littérature mondiale - bien que les processus d’institutionnalisation restent tributaires de structures forgées dans le monde occidental ou dans l’hémisphère nord. 1 Les articles de ce dossier abordent les Caraïbes sous des angles divers qui contribuent pourtant tous à faire avancer la canonisation des littératures caribéennes comme littératures du monde. Respectant une trame chronologique, notre dossier s’ouvre avec l’article d’Ottmar Ette, „Texte-île et écriture archipélique: Isle de Cube, Antilles en général d’Alexander von Humboldt“. Ette révèle comment on peut interpréter Alexander von Humboldt en tant qu’auteur cubain et tisse un lien entre textes et images insulaires. Il met clairement en évidence à quel point Cuba était une île mondialisée transarchipélique, interconnectée avec les îles Canaries, le Cap-Vert et les Philippines, et comment elle a pris très tôt le rôle d’un Global Player ou acteur 8 Dossier mondial. L’Isle de Cube. Antilles en général d’Alexander von Humboldt offre d’une part, selon Ette, une écriture archipélique, dont la miniaturisation déploie le modèle caribéen à une échelle transaréale, dans un contexte d’attaches multiples et plurilogiques. Mais, d’autre part, ce modèle configure surtout la fractale d’une idée de la science qu’Alexander von Humboldt approfondira dans les décennies suivantes. Cette conception, entendue comme généricité de la science humboldtienne, incarne une épistémologie et une écriture aussi littéraires que scientifiques et conserve toute sa pertinence au vu des défis contemporains. Dans „Geschichtstrauma und Geschichtsschreibung: Édouard Glissants karibische Familiensaga“, Natascha Ueckmann montre comment l’œuvre de l’écrivain martiniquais se dérobe à toute tentative de synthèse concluante, tant ses aphorismes poétiques de l’opacité et de l’accumulation traversent l’intégralité de son écriture. Glissant utilise des modèles poststructuralistes, à l’instar de la pensée rhizomatique et de la nomadologie, pour élaborer une trame textuelle cartographique, intertextuelle, éminemment hybride, versatile et tendanciellement infinie. Jamais, ce faisant, il ne perd de vue les conditions d’émergence culturelles, sociales et historiques de la littérature. Au contraire, son œuvre illustre magnifiquement le dépassement des approches postmodernes et le recours à la réalité culturelle concrète. L’article d’Ueckmann se concentre sur l’œuvre romanesque en huit volumes que Glissant a rédigée sur une période de cinq décennies. Pour reprendre ses propres termes, cette œuvre se lit comme une „vision prophétique du passé“. L’histoire antillaise figure au cœur des romans précoces, La Lézarde (1958), Le Quatrième Siècle (1964), Malemort (1975), La Case du commandeur (1981) et Mahagony (1987), tandis que les œuvres plus tardives, Tout-monde (1993), Sartorius. Le roman des Batoutos (1999) et Ormerod (2003) outrepassent largement l’espace antillais. L’inventaire de la société caribéo-martiniquaise est mené sous la forme d’une saga familiale, puisque l’univers glissantien se fonde sur des histoires familiales très fragmentées, sur la relation entre esclaves (‚famille‘ Beluse) et marrons (‚famille‘ Longoué), dont la reconstitution exige la lecture de plusieurs de ses romans. Dans La Lézarde à Ormerod, le lecteur est emmené dans un labyrinthe généalogique dans lequel les histoires s’entrecroisent intimement. Leonie Meyer-Krentler s’intéresse, dans sa contribution intitulée „Schweigen und Vielstimmigkeit in der aktuellen haitianischen Literatur“, à la manière dont les auteurs haïtiens ont procédé ces dernières années à une nouvelle mise en scène du silence. Les implications politiques y sont nombreuses, tant pour la littérature indigène que pour la fonction des auteurs d’Haïti dans l’espace public: ambassadeurs d’un pays dont la perception à l’étranger reste encore très partiale, ils doivent souvent fournir un travail correctif. Les romans étudiés par Meyer-Krentler évoquent les débuts de la dictature Duvalier au milieu des années 1950, mais surtout l’époque de la rébellion de 2004 et du tremblement de terre dévastateur de 2010. S’appuyant sur l’œuvre de Lyonel Trouillot (Bicentenaire, 2004) et de Kettly Mars (Aux frontières de la soif, 2012, Je suis vivant, 2015), elle montre comment ces auteurs font appel aux techniques narratives de la polyphonie pour mettre en scène le silence de manière 9 Dossier inédite. Ces trois romans s’inscrivent dans une culture littéraire haïtienne extrêmement productive et d’envergure mondiale, qui a jusqu’à très récemment thématisé abondamment les expériences du silence et de refoulement dans la société. Dans „Les îles d’Ormerod: relations entre le souffle du conteur, le cri du monde et la parole qui se déroule“, Daniel Graziadei étudie le dernier roman d’Édouard Glissant et réinterroge les rapports entre les Antilles et les littératures du monde. Graziadei s’intéresse en particulier à la relation qui existe entre les littératures antillaises et la terre et dont il analyse différentes strates. Pour plusieurs raisons, le roman paru en 2003 chez Gallimard se prête particulièrement bien à cette étude. D’une part, il crée et relie explicitement (par un acte nissopoïétique comme archipelagopoïétique) les collines des îles volcaniques des Caraïbes à l’Atlantique, l’Afrique, l’Asie et l’Australie. En s’inscrivant dans la phase Tout-monde de l’auteur, ou plus spécifiquement dans sa philosophie de la relation, Ormerod relie, dès la devise et les deux préfaces, les gens, les lieux et les artefacts entre eux, à une échelle mondiale, relationnelle et historiquement transversale. Il crée un espace de mobilité atmosphérique qui se multiplie sous l’effet des mouvements humains ou impulsés par les humains, mais surtout sous l’effet des courants maritimes hydrosphériques et des mouvements lithosphériques de la lave. D’autre part, les îles caribéennes, avant tout les collines et les montagnes volcaniques, sont ici l’origine du souffle, du cri, de la parole et attirent par conséquent l’attention sur l’intertextuel et le métafictionnel. Ce dernier point se révèle grâce à l’explication du titre de l’ouvrage, qui porte le nom d’une chercheuse en littérature australo-jamaïquaine ayant notamment travaillé sur Glissant. Le titre se lit aussi comme une volonté de s’inscrire dans différents champs littéraires et comme une mise en réseau globale des divers acteurs agissant dans ces ‚champs de force‘. Jean-Marc Moura montre dans „La littérature antillaise: entre tout-monde et histoire transatlantique“ que la littérature antillaise apparaît désormais comme un élément important de la mondialisation littéraire. L’article s’intéresse à deux modalités critiques prenant en compte cette dimension globalisée: d’abord l’approche antillaise probablement la plus connue aujourd’hui, à savoir la théorisation du „tout-monde“ d’Édouard Glissant, dont Moura étudie la réception dans certains milieux académiques, notamment anglophones. Puis il présente une échelle d’analyse plus réduite, mais non moins adaptée à l’archipel des Caraïbes, celle de l’histoire transatlantique. „Tout-monde“, qui place l’accent sur la logique indissociablement dialogique et agonistique marquant les relations entre les cultures contemporaines, particulièrement les rapports entre dominants et dominés, insiste sur les différences entre les cultures tout en soulignant la nécessité et les spécificités de la créolisation. Quant à la perspective transatlantique, elle permet d’aborder les lettres antillaises dans leurs relations aux trois rives de l’océan, en somme comme un carrefour atlantique multiculturel et polymorphe. Dans „Karibische Literaturen zwischen Weltliteratur und Literaturen der Welt “, Gesine Müller examine comment la résurgence des débats sur le concept de littérature mondiale de ces quinze dernières années est liée aux interconnexions 10 Dossier globales dans un monde polycentrique. Alors que la littérature contemporaine livrant un diagnostic sur les modes de fonctionnement et les symptômes de crise de la poussée de mondialisation actuelle remet globalement en cause la domination institutionnelle, économique et culturelle de l’hémisphère nord sur l’hémisphère sud, les positions dominantes du débat actuel sur la littérature mondiale restent soustendues par des dispositifs qui reposent précisément sur cette hégémonie. Même les approches les plus innovantes ne parviennent pas à abandonner aussi résolument les dichotomies telles que centre et périphérie, culture de départ et culture d’arrivée, etc. que le requiert une théorie de la littérature proposant un modèle analytique transversal de la littérature mondiale. Müller se demande dans quelle mesure on peut repérer des tendances similaires dans les pratiques éditoriales. Elle montre comment les dynamiques de la traduction culturelle conditionnent des pratiques concrètes de traduction. S’appuyant sur des ouvrages littéraires contemporains, elle observe les mécanismes de sélection et les stratégies de publication des grands éditeurs internationaux pour mettre en lumière la part des facteurs politiques et culturels dans la structuration de l’espace de circulation des littératures caribéennes. Tous les articles de ce dossier ont en commun de considérer la Caraïbe comme un espace de mobilité offrant comme aucun autre une densité exemplaire de points de cristallisation à diverses périodes de mondialisation accélérée. Depuis longtemps, cette région ne se contente plus de fournir matière à des conceptions théoriques européennes ou américaines - et souvent postcoloniales. Elle s’est elle-même érigée en producteur de théories, une évolution eurocentrifuge, qui, à s’en fier à l’origine des principaux théoriciens des sciences de la culture, semble être symptomatique d’une évolution mondiale. Cette évolution s’explique aussi par le mouvement constant et l’apatridie des intellectuels de la région ainsi que par leurs interconnexions dans les divers espaces géographiques. Elle est donc aussi un phénomène de déterritorialisation qui ne se réduit pas au seul parcours migratoire des acteurs et ne s’épanouit pas dans la catégorie de la littérature de la migration, mais peut être conceptuellement enrichi dans une théorie des littératures du monde. Ette, Ottmar, „Erich Auerbach oder Die Aufgabe der Philologie“, in: Frank Estelmann / Pierre Krügel / Olaf Müller (ed.), Traditionen der Entgrenzung. Beiträge zur romanistischen Wissenschaftsgeschichte, Frankfurt am Main et al., Lang, 2003, 22-42. —, „Wege des Wissens. Fünf Thesen zum Weltbewusstsein und den Literaturen der Welt“, in: Sabine Hofmann / Monika Wehrheim (ed.), Lateinamerika. Orte und Ordnungen des Wissens. Festschrift für Birgit Scharlau, Tübingen, Narr, 2004, 169-184. Müller, Gesine, „Literaturen der Amerikas und ihre Rezeption in Deutschland. Weltliteratur als globales Verflechtungsprinzip“, in: id. (ed.), Verlag Macht Weltliteratur. Lateinamerikanischdeutsche Kulturtransfers zwischen internationalem Literaturbetrieb und Übersetzungspolitik, Berlin, edition tranvía / Verlag Walter Frey, 2014, 117-132. 1 Sur les spécificités des littératures du monde par rapport à la littérature mondiale cf. Müller, 2014.