eJournals lendemains 38/149

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
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2013
38149

"Pourquoi la narration?"

2013
Yves Citton
ldm381490079
79 DDossier Yves Citton „Pourquoi la narration? “ Entretien avec Charlotte Krauss et Urs Urban Urban: Commençons par une question très générale: Qu’est-ce que le storytelling? On peut partir de la réception française de ce mot qui a été très largement diffusé par le livre de Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007). Le mot a été lancé dans le milieu français comme une attaque contre une certaine façon d’utiliser la narration. Ce livre, qui a eu à la fois beaucoup de succès et suscité beaucoup de critiques, j’ai toujours eu envie de le défendre parce qu’il me semble que son projet est à la fois politiquement justifié et théoriquement - je dirais littérairement aussi - tout à fait sain. Ce qu’il dénonce, ce n’est pas le fait de raconter des histoires, mais l’appropriation d’un certain mode de narration par des stratégies managériales, publicitaires et politiques. Donc le mot storytelling a été lancé en France comme la dénonciation d’un emploi de la narration à des fins de manipulation, de formatage des esprits, d’homogénéisation. Les sociologues et les chercheurs en sciences humaines s’en sont emparés en imaginant qu’il repérait quelque chose de nouveau dans les discours politiques, économiques etc. Il me semble qu’outre cet objectif politique de dénonciation, il y a quelque chose de très important qu’essaie de faire Christian Salmon, qui est de dire: Nous autres littéraires, nous avons à défendre ce qui s’est passé à la fin du XIX e et au XX e siècle, une réflexion sur les formes de la narration, qui essaie de déconstruire, de mettre en crise et de brouiller la communication par la narration. Ce n’est pas nouveau: Diderot, Sterne etc. ont fait la même chose depuis longtemps, mais il me semble que ce travail littéraire de mise en crise de la narration prend une pertinence particulière au XX e siècle, au sein de dispositifs médiatiques qui communiquent des images et des récits de façon beaucoup plus rapide et beaucoup plus large. En ce sens, la première diffusion du storytelling dans l’espace français est la dénonciation de certaines pratiques et la revendication d’un travail sur la forme dont les littéraires seraient les dépositaires ou les protecteurs. Face à cela, je n’ai pas vraiment d’objections à faire: c’est important de repérer la façon dont certaines stratégies de communication utilisent le fait de raconter des histoires. Le seul point sur lequel je ne suis pas d’accord avec Salmon, c’est qu’on n’échappe pas à formater les esprits sitôt qu’on parle, qu’on interagit avec quelqu’un avec une intention. C’est donc le sous-titre du livre qui me dérange plutôt que le titre. Ce qui fait problème, ce n’est pas tellement le formatage comme tel, mais le type de formatage, la finalité et la pratique dans laquelle il s’inscrit. 80 Krauss: Dans votre ouvrage Mythocratie, vous opposez au storytelling le concept de la scénarisation et une vision tout à fait positive de la mythocratie. Selon vous, à quoi peut servir l’art du récit? Je répondrai en reprenant une formule que Deleuze reprend de Spinoza: On n’a jamais encore pu déterminer ce que peut un corps. Et j’ai envie de dire la même chose du récit; l’attitude littéraire consisterait à dire qu’on n’a jamais encore pu déterminer ce que peut un récit. On s’aperçoit qu’il a pu avoir un effet sur telle ou telle personne, sur telle ou telle nation, à tel ou tel moment historique. On sait donc que le récit peut faire des choses, mais, par principe, il peut toujours faire plus. Mon livre réfléchissait plutôt au pouvoir du récit, comment on pourrait peut-être l’utiliser un petit peu mieux. Même si on raconte des histoires de façon assez classique, sans poser de questions littéraires sur la forme et la narration, les histoires peuvent non seulement vendre des choses par la publicité, faire de la propagande politique ou mobiliser les employés de façon managériale, elles peuvent aussi servir à une organisation politique par le bas. D’ailleurs, Salmon cite tout le travail fait dans les pays anglo-saxons, en particulier aux États-Unis, par les activistes politiques, anticapitalistes, syndicalistes etc. qui, eux aussi, mobilisent le storytelling pour créer de la mobilisation politique. Donc à quoi sert le récit? La réponse que j’ai envie de donner, c’est que le récit peut servir à mobiliser, pour le meilleur comme pour le pire. Cela dit, chez Sloterdijk, il y a cette notion de mobilisation qui, en elle-même, peut être problématique, et on pourrait donc retomber sur la dénonciation du storytelling. Si le récit sert à mobiliser alors que notre époque souffre d’une espèce d’hypermobilisation infinie et constante, peut-être qu’effectivement le storytelling est mauvais en soi - j’admettrais tout à fait qu’on décide cela. Le salut ou l’alternative serait alors à chercher ailleurs, du côté d’une sorte de poésie, de lyrisme, de description, de haïku, de suspension, de distraction ‒ bref, tout sauf davantage de mobilisation Et c’est là que les littéraires seraient bien placés: Quelles autres formes de discours, d’expériences de la littérature échapperaient au récit? Est-ce que ces autres formes échappent justement à la mobilisation? Ce sont des formes qui, par définition, mettent en question la mobilisation qui est au cœur des problèmes de notre époque et, en ce sens, l’utilité du récit serait critiquable comme telle. Je reprends votre question sous un autre angle: à quoi sert le récit? Je dirais qu’il nous insère dans une temporalité qui est celle d’une action possible. Les récits servent à nous donner des modèles d’actions avec un certain nombre de causes simplifiées et identifiées, un certain nombre d’actants, d’agents, de personnages qui font ou qui subissent certaines choses, et puis un certain nombre de conséquences qui ont été isolées, sélectionnées, filtrées et mises en valeur. On peut considérer l’existence comme une sorte de flux infini et continu, et les récits servent à isoler les lignes et à montrer que les lignes se croisent d’une certaine façon, à certains moments et donc à inscrire ces flux dans lesquels on est pris au DDossier 81 sein de nœuds qu’on identifie comme des actions. Le récit nous aide à faire ceci, et on en a donc forcément besoin. Donc le récit sert à pouvoir penser l’action humaine. Ce sont les travaux de Ricœur, Temps et récit etc., qui ont bien montré cela depuis longtemps: on ne peut pas ne pas se raconter des histoires, parce qu’on ne peut pas ne pas penser en termes d’action. En ce sens, le récit est inévitable, formater les esprits est inévitable. Et raisonner en termes d’action, c’est donc toujours se mobiliser, se mettre en mouvement face à une certaine finalité. Urban: Il faudrait donc, d’après ce que vous venez de dire, partir, avec ou sans Derrida, de l’idée que non seulement, il n’y a pas de hors texte, mais qu’il n’y a pas non plus de hors récit? Autrement dit: N’est-ce pas illusoire de croire qu’il y aurait un espace en dehors de la narration à partir duquel on pourrait condamner ses effets néfastes? Ne faudrait-il pas, au contraire, accepter l’immanence discursive au lieu de la nier et essayer de trouver un mode narratif différent - un récit qui exposerait les conditions et les modalités de sa construction? Je ne sais pas s’il y a du hors récit. Dans la mesure où on doit agir, je dirais que l’on retombe forcément sur des chaînes narratives - il faudrait que l’on me prouve le contraire. Cela dit, est-ce que la réflexion ne consiste pas justement à suspendre l’action, n’est-ce pas ce qui présuppose toute l’activité de la pensée? Il faudrait voir du côté de Bergson, qui nous dit justement que la vie quotidienne, la vie comme telle, à 99%, ce sont des schèmes sensori-moteurs. On perçoit certaines choses et on réagit à ce qu’on perçoit - et la vie, c’est cela. Sans cela, on ne pourrait pas survivre 30 secondes. Mais il y a encore autre chose dans l’expérience humaine: des moments de suspension, des moments d’écarts. Là, je lis Bergson à travers Deleuze: ces vacuoles, ces écarts font que s’instaure une possibilité de faire autre chose entre le stimulus et la réponse. Est-ce que le récit nous impose des chaînes d’action? Dans ce cas, ce serait le storytelling et le formatage des esprits. Ou est-ce que le récit peut être utilisé pour introduire de l’écart entre le stimulus et la réponse? Peut-être. Voir, entendre ou lire des enchaînements d’action chez autrui, cela nous aiderait à introduire de la distance, des écarts, des détours dans nos propres enchaînements d’actions. Le récit pourrait être utilisé comme un espace de modulation ou de modélisation de l’action. Tant que ce n’est pas un film d’action dans lequel quelque chose se passe toutes les 30 secondes, et qu’on a justement des pauses à l’intérieur d’une narration, on pourrait y introduire cette espèce de suspension de l’action et de l’histoire. Ces suspensions nous permettent d’introduire des variations potentielles entre différentes modalités de réponse. En ce sens, je crois qu’on pourrait opposer, dans l’expérience cinématographique, les films d’action calculés de façon à ce que toutes les x secondes, il y ait quelque chose qui explose, il y ait un gros bruit qui vient nous mobiliser même purement physiquement. Il s’agit justement de ne pas décrocher, ou alors de ne décrocher que sous un mode, tout d’un coup, pendant dix secondes où il n’y a pas de bruit d’explosion, parce que les héros DDossier 82 DDossier s’embrassent, et alors on est mobilisé sur autre chose Ce serait donc un certain type de narration qui nous mobilise de façon presque permanente, toujours par des hauts et des bas dans les actions qui s’imposent à nous: on veut que le gentil sorte du piège dans lequel il est tombé, on veut qu’il embrasse la belle femme, et ainsi de suite. Dans ma réponse, j’ai fait une dichotomie un petit peu facile entre les films commerciaux d’Hollywood qui explosent tout le temps et puis, je ne sais pas, Straub et Huillet ou Godard qui, au contraire, nous font réfléchir Mais même dans les pires films d’action, j’imagine qu’il y a des moments où le spectateur, qui regarde à travers le personnage, se pose une question un peu éthique ou comportementale: Est-ce qu’il faut embrasser, est-ce qu’il ne faut pas embrasser? Est-ce qu’il faut tirer, est-ce qu’il ne faut pas tirer? Ce seraient donc plutôt ces moments de suspension qui permettent de réfléchir sur les choix, qui nous feraient sortir du mauvais modèle du storytelling. Et des moments comme ça, il y en aurait partout ‒ plus ou moins, bien entendu. Urban: Il y aurait donc un potentiel critique des films d’action ? Ce serait quelque chose qui se passe finalement en deçà du récit, qui agit sur le corps, qui nous affecte charnellement, physiquement? Au cinéma tel qu’on en a l’expérience aujourd’hui dans les salles, avec un son dolby qui nous affecte vraiment physiquement - il y a effectivement quelque chose qui passe par le médium en tant que matériel et qui nous affecte directement. Et, de nouveau, sans que ce soit forcément bon ou forcément mauvais, c’est clair qu’il y a là une capacité de mobilisation purement instinctive ou purement physique qui fait que, lorsque quelque chose explose et qu’il y a des enceintes acoustiques autour de moi, cela me fait tressauter, sans que je puisse le contrôler. Le corps, le système nerveux humain, est construit, depuis l’âge des cavernes, de telle façon que lorsqu’un mouvement intervient toutes les trois ou quatre secondes, on doit nécessairement y faire attention, par instinct de survie: mouvement égale danger. Donc: quelque chose bouge, j’y fais attention. C’est une donnée physique de l’attention humaine. Or l’accélération, dans les années 80, du montage au cinéma et à la télévision correspond assez précisément au fait que l’on doit justement toujours être physiquement mobilisé par la télévision: l’image change toutes les trois ou quatre secondes. Elle joue donc sur cet instinct: il y a danger, donc je vais regarder, et ceci expliquerait que, des fois, on regarde la télévision et on est épuisé nerveusement le soir alors que l’on était couché sur son fauteuil. Ce serait là le degré zéro de la narration, parce que ce n’est même pas de la narration: il y a un mouvement ou une explosion, et sans que je sache qui fait exploser quoi pour quelle raison, cela mobilise le corps. On est ici en deçà de la narration, parce que c’est purement physique. Si les films mobilisent ceci - mais pas la littérature, toujours à cause du medium - ils ne sont pas forcément mauvais: on peut tout à fait faire un film d’action qui amène cet instinct à un point où il devient intéressant Justement, on peut juger, évaluer un film: comment est-ce qu’il utilise une narration? comment est-ce qu’il uti- 83 DDossier lise tous ces dispositifs instinctuels pour produire de la réflexion, pour produire ces moments de suspension? Ce sont ces moments de suspension qui comptent, mais ils sous-entendent souvent (pas toujours) qu’on soit pris, qu’on soit mobilisé dans la séquence de causalités, dans la poursuite des évènements, des personnages mis en scène, avec des investissements affectifs, dans des problématisations de valeurs. Peu importe que cela nous prenne avec du bruit ou des mots, mais il faut qu’on soit pris et surpris, qu’à un moment donné, cela devienne un problème. Mettre le spectateur dans des problèmes, ça peut être la finalité explicite pour laquelle on fait des films dans ce qu’on appelle le cinéma d’auteurs. Mais cela peut aussi se trouver dans des films commerciaux, dans lesquels un auteur a réussi à faire un travail intelligent. Cela arrive même très souvent. Ce qui justifie ou condamne un récit, c’est de savoir s’il utilise les moyens du medium utilisé (en l’occurrence le cinéma) pour poser des problèmes qui demandent un travail d’interprétation. Mais chacun est sensible à des problèmes un peu différents, donc il est difficile de dire dans l’absolu ce qu’est un bon ou un mauvais récit. Urban: Par en deçà, je voulais désigner ce que vous avez appelé le degré zéro de la narration Mais revenons à la question du pouvoir: ceux qui critiquent le storytelling - vous le rappelez dans votre livre - négligent non seulement le pouvoir et son fonctionnement, mais ils ne définissent pas non plus la story. En y regardant de plus près, on constate qu’ils critiquent un certain type de story, une manière bien précise de raconter: celle du récit réaliste qui vise à produire l’illusion d’un texte transparent à travers lequel on verrait, immédiatement, la réalité. Le récit réaliste tend par là à rendre invisible la médialité du récit, le fait que l’on raconte, qu’il y a un récit. Or, en tant que littéraires, nous savons qu’il y a d’autres manières de raconter des histoires. Comment peut-on raconter sans naturaliser ce que l’on raconte - et comment, selon vous, devrait-on raconter afin d’être politiquement efficace? C’est une question difficile J’aimerais d’abord remettre en question ou récuser une sorte de dichotomie a priori qu’on peut avoir en abordant cette question: d’un côté, il y aurait les modes de récit classiques, réalistes, transparents etc. et d’un autre côté, il y aurait la réflexivité qui met en crise les formes mêmes du récit. Cette dichotomie est à la fois une évidence, elle est de bon sens, elle nous aide à nous repérer dans la littérature ou les arts du XX e siècle. En même temps, s’il s’agit de penser la politique, il faut la déplacer, la reconfigurer. Il y a un mot que vous n’avez pas employé, c’est l’identification: je vois une histoire, je crois que c’est vrai, je me mets à la place du personnage principal et je pleure quand il pleure et je ris quand il rit Ce serait la ‚mauvaise‘ façon de raconter une histoire, parce qu’on se fait avoir, parce qu’on ne sait pas qu’on est dans un fauteuil au lieu d’être je ne sais pas où J’ai très envie de récuser cette condamnation. Une façon de reprendre la question, c’est l’immersion: l’immersion dans un récit est peut-être évitable par des procédures très perverses, sadomasochistes ou jouissives, pourquoi pas, on peut faire toutes les expériences possibles. Mais en soi, elle n’est pas mauvaise du tout. De même qu’on est forcément immergé dans la vie, les récits ouvrent une petite vie 84 DDossier virtuelle dans la vie, donc on est nécessairement immergé dedans, et en soi, je ne vois aucune connotation morale négative dans le fait d’être immergé, de s’identifier. Ces expériences immersives font complètement partie de l’expérience esthétique comme telle. Là encore, c’est simpliste de faire référence au XX e siècle uniquement, parce qu’on pourrait trouver des exceptions chez les Grecs ou au XVIII e siècle, mais je vais vite: disons grossièrement qu’au XX e siècle, on a développé une réticence, une prudence ou une mauvaise conscience face à ces pratiques immersives. Socialement, c’était justifié par la montée en puissance des dispositifs médiatiques. J’ai déjà fait référence aux appareils qui nous plongent complètement dans la réalité virtuelle. L’extrême en serait le visiocasque, le 3D, et même si ce n’est pas encore le cas maintenant, on peut imaginer qu’un jour, je ne sache plus si je suis en train de vous parler réellement ou si je suis plongé dans un dispositif - qu’il s’appelle skype ou autrement - où vous n’êtes pas réellement là. On a commencé par avoir des écrans, puis on a fait des Imax dans lesquels on était complètement pris, puis des visiocasques, et on peut imaginer que l’étape suivante serait le branchement direct sur les neurones ‒ d’ailleurs ça se fait déjà. Alors, je ne pourrais plus distinguer si je suis immergé dans un spectacle ou si je suis dans la réalité. Tout le XX e siècle s’est senti menacé par cette perspective, qui a eu un grand succès avec le film The Matrix, qui à travers Baudrillard n’est qu’un avatar de la caverne de Platon ou du malin génie de Descartes. Le sens de la réalité est menacé, et on a donc mis en place toute une série de dispositifs qui, au contraire, essaient de couper ces effets d’immersion. Ils ont produit des œuvres d’art admirables, Godard ou d’autres - génial, il n’y a rien de mieux. Cela dit, parce qu’on a fait ceci, on ne doit pas mépriser ou condamner l’immersion. On ne peut pas vivre sans ce type d’immersion, et une grande partie de la puissance des récits réside justement dans cette immersion. Non seulement on ne peut pas y échapper, mais c’est une chose admirable, parce que de cette façon on peut se plonger dans des mondes qui n’existent pas. La dimension utopique, la pensée utopique, la puissance politique de l’imagination et de l’imaginaire reposent en partie sur cette capacité qui permet de s’immerger dans un monde qui n’existe pas. Deuxièmement, il faut se demander comment cela fonctionne non seulement de façon efficace - comment on parvient à l’immersion - mais comment on utilise cet outil d’une puissance énorme. Et là, le storytelling, la narration, l’immersion narrative, c’est comme un ordinateur ou un marteau: on peut en faire les meilleures et les pires choses. Il ne s’agit donc pas de condamner l’immersion (ou l’identification), mais de savoir au nom de quoi on va dire que c’est une bonne ou une mauvaise utilisation. C’est ce que j’essayais de faire plus haut en disant que les bons récits sont ceux qui posent des problèmes appelant à un travail interprétatif. Mais plus largement, je dirais que ce n’est pas au nom de critères seulement narratifs qu’on va voir que c’est une bonne ou une mauvaise histoire, mais en regardant les effets visés et les effets réels d’un type de dispositif d’immersion au sein d’un type de population. Si, par exemple, on raconte au Rwanda l’histoire que ce sont telles autres ethnies qui ont volé nos terres, qui profitent de la richesse, qui nous exploitent et que le seul moyen de rétablir la justice, 85 DDossier c’est de les tuer, on raconte des histoires sur le passé, sur ce qui se fait tous les jours dans les villages, et cela produit des génocides. À mon avis, il sera très difficile de trouver la raison de cela dans la façon dont les histoires sont racontées. Ce n’est pas la radio comme telle qui est mauvaise, c’est cette radio-là, Mille collines, la façon dont elle a usé la radio et le storytelling, qui a participé au génocide. On a raconté des histoires, mais ce ne sont pas les histoires en tant qu’histoires qui ont conduit au génocide, c’est la façon dont telle histoire a été mise dans tel contexte et instrumentalisée. C’est très décevant comme réponse, d’un point de vue théorique, parce que je n’ai pas de critères à donner. C’est toujours une question de plus ou moins, il n’y a pas de bon ou de mauvais en soi. Il y a un lieu commun de la réflexion critique du XXe siècle, c’est qu’une des fonctions des pratiques artistiques, des études littéraires, c’est de cultiver une conscience des manipulations. On sait comment cela fonctionne, on apprend à regarder, à analyser des films, on voit comment des films nous font croire certaines choses, on regarde comment des histoires nous font pleurer, nous font rire. Comme toute connaissance, apprendre à comprendre comment cela fonctionne peut nous donner des outils pour les faire fonctionner différemment. Je dirais alors que les bons films, les bonnes émissions de radio, ce sont celles qui nous aident à percevoir et à comprendre ce que peut le medium utilisé. Un dispositif médiatique vaudrait ce que vaut le travail du medium auquel il se livre. Mais autant que ceci, il me semble que le travail des études littéraires ou de l’esthétique, c’est de nous sensibiliser aux beautés, à l’expérience elle-même: c’est de nous faire vivre quelque chose (et pas seulement le comprendre ou l’analyser). Il ne s’agit pas seulement de nous donner des armes pour nous en défendre, mais aussi de nous permettre de sentir les nuances, de nous permettre de jouir des nuances d’une histoire. Parce qu’une histoire est racontée d’une certaine façon, elle réussit à nous emballer, mais on peut aussi être plus ou moins sensible à sa beauté. On peut lire l’Iliade en traduction française ou allemande et trouver que c’est une belle histoire. Si on arrive à lire Homère dans le texte, on sera sensibilisé à des choses que le traducteur, forcément, n’a pas pu transmettre. L’expérience esthétique, le travail esthétique et le travail littéraire consistent non seulement à nous permettre d’analyser les choses (et donc peut-être de s’en défendre), mais aussi bien à se faire emballer encore plus intensément, en se sensibilisant aux nuances, aux finesses, aux beautés propres de la narration, de l’histoire. Urban: Mais qu’en est-il de ce type aux États-Unis, qui a pris le fusil à la première de Batman, croyant être Joker, et a tiré dans la foule? Oui, James Holmes, qui a mitraillé les spectateurs d’un cinéma à Aurora en disant (paraît-il) „I am the Joker! ‟ Mais est-ce le film, est-ce Batman qui a produit ce massacre, ne serait-ce qu’indirectement? Est-ce qu’il l’a produit de façon plus déterminante que l’enseignant de chimie ou de neurosciences, puisque James Holmes était un doctorant, je crois, qui a fait un cours à ce type et qui ne lui a pas plu? C’est très difficile d’en parler, parce qu’il serait facile de dire que c’est pathologique, qu’il y a toujours des dingues ou des gens qui perdent leur sens de la réa- 86 DDossier lité. On appelle cela une psychose et si on peut, on les met dans des asiles et on ferme la porte derrière. Moi, je dirais que c’est une sorte de risque inhérent à l’esprit humain et aux dispositifs qui le conditionnent (cinéma, livres, cours, etc.). Il y a ce dingue qui a tué des gens et, finalement, peut-être que Lénine aussi était un dingue qui a cru qu’on pouvait faire une révolution. Je ne sais pas, un récit produit toujours des effets, de même qu’un marteau peut vous tomber sur le pied et vous casser le doigt de pied. Kurt Cobain, dans Nirvana, a fait cette chanson sur le viol et puis il y a un idiot qui a violé une fille avec cette chanson. Oui, cela a dû y participer. Mais bon, on ne va pas s’arrêter à faire des chansons parce que des gens peuvent mal les interpréter. Cela montre justement que les récits ont des effets et qu’on ne peut pas les contrôler. Ca produit parfois des effets tragiques, mais dans l’ensemble, j’ai envie de dire Tant mieux! : ce serait encore plus tragique si on pouvait prévoir mécaniquement ce que font les récits sur les esprits humains. Krauss: Je vais continuer du côté de la production plutôt que du côté de la réception du récit. L’idée qu’un récit puisse devenir „une machine à formater les esprits“ comme le dit Christian Salmon implique la conception d’un sujet qui serait incapable d’agir - ou de réagir. Comment peut-on concevoir la relation entre récit et sujet? À en croire Michel Foucault, le sujet est en même temps le produit d’un ou de plusieurs dispositifs de pouvoir et, en tant que tel, capable d’agir. Que peut faire le sujet avec le récit qu’on lui impose - quel que soit d’ailleurs le récit? Et le contexte de la mondialisation change-t-il les données? Effectivement, c’est un autre type de critique qu’on pourrait faire à Christian Salmon. De nouveau, je ne veux pas le critiquer: dans son livre, il a essayé d’enfoncer un clou, il n’a pas pu mettre toutes les nuances possibles. On peut toujours reprocher à quelqu’un de n’avoir pas tout dit ce qu’il fallait dire: Lacan disait que la vérité ne peut que se mi-dire. Mais effectivement, cette idée de formatage des esprits comme telle présuppose que les esprits sont une matière brute qui rentre dans le moule qu’on lui donne. Alors que Christian Salmon sait très bien qu’il y a une capacité des sujets, des lecteurs, des spectateurs, à investir activement les formes et les contenus qu’on leur donne. La mobilisation, c’est moi qui suis mobilisé. Je suis mis en mouvement, mais c’est toujours moi qui fais des gestes à l’occasion de mouvements qu’on m’incite à faire. Cette part d’activité du sujet-lecteur, du spectateur etc., est effectivement centrale. Vous parlez de Foucault; moi, je suis en train de relire Michel de Certeau. Même si cela date maintenant de 30 ans, c’est d’une richesse admirable sur la lecture, sur toute la notion d’usages. Michel de Certeau remet en valeur la créativité propre de l’usage, tout ce qu’il y a de réappropriation de la part des consommateurs-usagers, qu’on présente de façon trompeuse comme étant passifs. Certeau a fait une enquête très large. Personnellement, ce que je connais un peu moins mal, ce sont les questions de lecture, et il est évident que la pratique de la lecture - on l’a dit à partir de la deuxième moitié du XX e siècle de manière très soutenue - est une activité qui implique une créativité propre de la part du sujet. Il faudrait se demander si la lecture, 87 DDossier parce qu’on a un signifiant linguistique, parce que la stimulation sensorielle est très étroite, très limitée, demande plus de créativité que le contre-exemple, le film en Imax ou la réalité virtuelle du jeu vidéo, où, au contraire, les images me sont données (je n’ai pas besoin de les imaginer), où les sons me sont donnés (je n’ai pas besoin de les rêver). On pourrait faire un contraste: on est plus passif lorsqu’on est dans un Imax à se faire bombarder par un film en 3D que lorsqu’on lit un roman de Balzac. Krauss: Et pourtant tout le monde ne réagit pas de la même façon Exactement! De nouveau, il me semblerait raisonnable de dire que ces processus de réappropriation, de créativité de l’usager ont plus d’espace pour se déployer lorsqu’on lit un texte que lorsqu’on est dans un Imax. En même temps, comme vous le disiez, on imagine toujours quelque chose. Chaque image qui nous est montrée prend sens en fonction d’autres images qu’on a déjà vues ou de l’image dont on imagine qu’elle peut venir par la suite dans le déroulement de l’histoire. Jacques Rancière, dans Le spectateur émancipé, prend l’exemple des jeux télévisés en se disant que les gens se font vraiment laver le cerveau. Mais un jeu télévisé fait aussi fonctionner une capacité de deviner, de répondre du spectateur qui est toujours (un peu) créative, qui a toujours une marge de réappropriation. Jacques Rancière, tout comme le cadre d’analyse que propose Michel de Certeau, nous dit que tout spectateur est toujours actif. On peut poser cela comme une base de travail: le spectateur se réapproprie toujours les choses à sa manière, comme le montrent les enquêtes des cultural studies - p.ex. la façon dont des films de Bollywood sont réappropriés au Brésil, où les significations construites sont différentes. Maintenant, il me semble que d’un point de vue théorique, il serait plus intéressant de se demander s’il y a des dispositifs qui exercent une pression qui écrase cette capacité de réappropriation, et d’autres, au contraire, qui lui permettent de se déployer. Cela se rapproche de ce qu’on a dit tout à l’heure: il y certains modes de narration qui nous saturent, qui ‚occupent‛ notre attention, comme une armée d’occupation occupe un pays C’est vraiment une question de saturation, il me semble que c’est important - saturation des sens, des capacités perceptives, et saturation des capacités à se repérer dans un espace narratif. Je crois qu’on pourrait caractériser ainsi certains modes de narration qui sont dominants dans ce qui nous vient de la télévision, de Hollywood, de la grande diffusion, où on est toujours proche de la limite, de ce qu’on peut percevoir et comprendre en même temps. Et peut-être qu’une façon intéressante de raconter des histoires, de faire des films ou des objets esthétiques, ce serait de pousser la saturation audelà - et toute une série de films, films de pseudo-action ou films à la Godard, nous donnent trop de matériel. Il y a trop de choses, trop de gens qui parlent en même temps, et on ne sait pas à quoi il faut prêter attention. La sursaturation produirait des effets intéressants ‒ tout comme, au contraire ( avec des minimalistes comme Straub et Huillet) le fait de donner très peu d’informations, de raconter plus lentement et d’ouvrir des espaces où des nuances émergent peu à peu, justement 88 DDossier parce que ça ne crie et ça n’explose pas toutes les dix secondes de toutes parts. Dans ce cas, je peux aller vers le film ou vers la narration et poser des questions, construire des problèmes, regarder les choses ‒ plutôt que de suivre l’enchaînement des séquences d’actions qui me viennent. Même si je n’ai pas envie d’établir des dichotomies ‒ du genre: il y a les films d’Hollywood qui nous abrutissent, qui formatent les esprits vs il y a les films d’art et d’essai ‒ j’imagine qu’à chaque époque historique, on pourrait voir des modes de narration dominants qui, en l’occurrence, pourraient s’identifier au storytelling comme formatage d’esprits. Ce formatage-là repose sur le fait qu’ils nous immergent d’une certaine manière qui consiste à nous mettre à l’aise - on sait ce qui se passe. Le décalage intéressant serait de nous mettre dans une situation où on sait qu’il y a trop de choses ou, au contraire, qu’il n’y a pas assez de choses. Ces modes de narration alternatifs encourageraient et nourriraient cette capacité créative de la part des usagers, des spectateurs ou des lecteurs. Effectivement, tous les modes de narration ne sont pas égaux, mais tout dépend de ce qu’on veut en faire. Si je prends du recul sur ce qu’est en train de faire notre époque, envers son environnement et envers les générations à venir, j’ai envie d’adopter une position simpliste mais nécessaire: il y a des choses comme les menaces environnementales globales pour lesquelles on n’est pas assez mobilisés; donc si on me montre un film avec plein d’explosions qui me font comprendre qu’il faut que j’arrête d’acheter des 4x4, si ça convainc les spectateurs d’infléchir un peu leur mode de vie, c’est un bon film. Un point c’est tout. Peut-être qu’Avatar ou, plus récemment, Cloud Atlas ‒ qui sont tous des films traduisant en récit une sorte d’idéologie négriste (l’idéologie que des gens comme moi essaient de développer dans une revue comme Multitudes) sont des bons films, mêmes s’ils saturent nos sens, captivent notre attention avec des effets spéciaux, etc., s’ils arrivent à faire passer quelques sensibilités, quelques idées, qui aident un peu à infléchir nos modes majoritaires de sentir et de penser, et donc d’agir. Moi, je fais la navette entre Grenoble et Paris en TGV, donc je consomme une quantité d’électricité hallucinante ‒ alors que je suis contre les centrales nucléaires qui produisent 80% de l’électricité en France! Si on arrive à me reconditionner pour que je passe à des modes de vie moins destructeurs de la planète, qu’on le fasse avec des films d’action, avec des discours philosophiques ou avec des impôts, peu importe: il faut absolument qu’on y arrive. Sans cela, nos petitsenfants auront vraiment de la peine à survivre. Donc à cette fin, avec ce degré d’urgence, je dirais, tout est bon ‒ ou presque Urban: Mais est-ce que les discours dominants, les discours du pouvoir ne peuvent pas avoir le même effet? Ce qui est intéressant chez de Certeau, c’est le fait que le dispositif du pouvoir lui-même produit des effets de contre-pouvoir. Il prend l’exemple de la lecture, des gens qui marchent dans la ville aussi, qui utilisent les dispositifs et qui les déstabilisent en même temps. Et puisque vous parlez des cultural studies: Homi Bhabha, qui doit beaucoup à Foucault et certainement aussi à de Certeau, montre que le discours du pouvoir - son exemple est la 89 DDossier Bible en Inde - la lecture ou l’utilisation de ce discours, censé être transporteur d’un certain pouvoir, la pratique culturelle, la réception, la lecture, peuvent aussi produire des effets de contre-pouvoir? Tout à fait. Et il me semble que cela fait justement partie de cette capacité de réappropriation qui n’est pas contrôlable. On peut essayer de formater des esprits tant qu’on veut, et certes souvent, cela peut marcher. Mais il y a aussi toujours des points par où ça fuit, et c’est là-dessus qu’il faut aussi faire porter notre attention. Krauss: Pour continuer dans cette idée-là, vous dites dans Mythocratie que jusqu’ici, la Gauche européenne institutionnalisée n’a pas vraiment été très douée pour raconter des histoires et que, quand elle a compris qu’il fallait raconter des histoires pour être élue, depuis les années 1990, elle a raconté les mêmes histoires que la droite Comment est-ce qu’on peut concevoir des histoires de gauche pour sortir de ce qu’on peut peut-être même appeler un cercle vicieux? Oui, c’est la question que pose le livre Mais il n’y donne que des réponses très décevante, je le reconnais volontiers: j’aimerais bien avoir une recette de cuisine pour préparer de bons récits de gauche, mais je ne l’ai pas trouvée Krauss: Et vous étiez justement en train de dire qu’il y a certaines histoires qui rendent le lecteur plus ou moins actif, comme les histoires contre le 4x4. Est-ce que ce sont des thématiques qu’il faut utiliser ou est-ce qu’il y a une certaine façon de raconter? Les deux. Il y a un travail qui peut se faire Ces histoires de gauche-droite, c’était un dialogue qu’on avait avec Jérôme Vidal, qui dirige les éditions Amsterdam et qui voulait qu’on parle de la Gauche, donc j’ai parlé de la Gauche. J’y crois, mais en même temps, je n’y crois qu’à moitié. Qu’on s’identifie à travers un signifiant comme la Gauche, cela peut sembler utile. En même temps, c’est problématique, surtout parce que cela revient finalement à dire qu’il y a de bonnes histoires et de mauvaises histoires ‒ ce que je fais depuis le début de notre discussion ‒ mais qu’on n’aime pas trop parler de „bon‟ et de „mauvais‟, donc on dit „gauche‟ vs „droite‟, et on croit que c’est moins problématique. À mon avis, on n’échappe pas à l’évaluation. Je n’aime pas le geste de critiquer, de dénoncer et de condamner, mais en même temps, je reconnais qu’il faut toujours filtrer ce qui nous arrive, qu’il y a certaines choses qui nous font du bien et d’autres qui nous font plutôt du mal. Donc, appelons les bonnes histoires des histoires „de gauche‟ Il me semble qu’on peut en tout cas les définir à travers deux dimensions: d’une part, la créativité qu’elles induisent chez l’usager, pour prendre ce terme là, le spectateur, le lecteur etc. Est-ce qu’elles lui permettent de se découvrir ou de se développer luimême, de préciser quel est son mode de vie, non pas en tant qu’il est imposé de l’extérieur, mais qu’il résulte de l’interaction entre sa singularité à lui et le milieu dans lequel il est? Donc une bonne histoire, ce serait une histoire qui me permet de réfléchir, pas forcément de façon réflexive, distante et critique, mais de mettre 90 DDossier en scène un rapport différent entre ma singularité et mon milieu. Je disais plus haut: une histoire qui fasse que le spectateur ou le lecteur se pose un problème qui appelle un travail d’interprétation. Il me semble que l’on peut réduire à cela la créativité des pratiques que soulignait Certeau. Pour mélanger Certeau et Bergson: face à tout ce qui m’arrive, j’ai tendance à reproduire des réponses à des stimulus, avec des schèmes sensori-moteurs déjà établis. Une bonne histoire, ce serait une histoire qui forcément m’impose quelque chose de l’extérieur. Deleuze disait qu’une bonne philosophie nous force à penser d’une certaine façon. Le bon philosophe - le modèle serait Spinoza - est une contrainte, un conditionnement: je rentre à la première proposition de l’Éthique, et c’est comme un enchaînement dont je ne peux pas sortir parce que la deuxième est nécessaire pour la première et ainsi de suite. Je ne peux pas y échapper, je suis conditionné à penser comme le veut Spinoza. C’est le formatage de l’esprit, qui fait peur à toute une pensée. Deleuze, au contraire, dit qu’un bon film me force à penser certaines choses. Une bonne philosophie me fait sentir la nécessité de certains enchaînements, donc je ne peux pas y échapper. Cette aliénation de ma pensée, que ce soit dans un enchaînement d’arguments philosophiques ou dans une séquence de scènes au sein d’un récit, fait peur parce que c’est de „l’aliénation‟, mais en même temps, c’est ce qu’on cherche dans une expérience esthétique. C’est pour cela qu’on ouvre les yeux, que l’on regarde un film ou qu’on lit un roman plutôt que de faire autre chose, plutôt que de rêvasser. Le bon récit, ce serait donc celui qui forcément me formate, m’impose cette nécessité. Mais à l’intérieur de cette nécessité, il me permet de penser différemment la façon dont je réagis, en réponse aux stimuli de mon milieu. Et je précise bien: dont je réagis. C’est ce qui permettrait à ma singularité de se développer, d’imaginer des réactions différentes aux stimuli de mon milieu, avec cette histoire, avec ce corps, avec ces fantasmes, pour poser ces problèmes-là, en tirer cette interprétation-là. Ce serait le versant de réflexion, de prise de distance, de suspension des enchaînements habituels. Première définition du bon récit. L’autre dimension serait le but vers lequel il me pousse. Si le récit me pousse à prendre un fusil et me tirer dans la tête, c’est un mauvais récit. Peutêtre qu’il aura raison, mais c’est un mauvais récit Ceci vaut aussi pour la philosophie: une philosophie qui me fait prendre un révolver et me tuer (ou tuer mes voisins, ou les spectateurs dans un cinéma), je dis que c’est une mauvaise philosophie parce que j’aime la vie. Urban: Vous venez de dire qu’à l’intérieur d’un bon récit, on a la capacité d’immersion et la capacité de réflexion. C’est quelque chose qui se passe dans la tête du récepteur. Mais qu’est-ce qui vous permet d’utiliser un bon récit de la bonne manière? Tout à l’heure, vous avez dit que pour utiliser un récit de cette manière-là, il fallait produire une conscience qui nous permette de le faire. Est-ce que cette conscience critique se forme en dehors du récit ou est-ce qu’elle peut faire partie du récit? 91 DDossier Je ne dirais jamais qu’en tant que lecteur, „j’utilise un récit“. Je peux comprendre qu’un publicitaire ou un syndicaliste utilise un récit, mais en tant que spectateur, lecteur ou auditeur, cela me semble difficile de dire que j’utilise un conte par exemple, parce que j’ai toujours un pied dedans, et parce que ce n’est pas un outil (pour moi en tant que récepteur). Le récit est un outil pour le publicitaire, mais il me semble difficile de dire que c’est un outil pour le lecteur ou le spectateur - c’est une expérience. On peut utiliser cette expérience pour en faire quelque chose, on peut l’instrumentaliser. La différence entre utilisation et expérience, c’est que j’utilise peut-être l’outil, mais je subis l’expérience. L’immersion dont je parlais tout à l’heure me semble donc constitutive de l’expérience du récit. Une façon de répondre serait de se demander si, à l’université, nous formons des usagers qui gardent toujours un pied extérieur tout en ayant un pied dedans. Une certaine santé, une salubrité de la consommation des récits, ce serait de ne pas être complètement dedans. En ce sens, il s’agirait de rester soi-même, de résister à une aliénation qui serait peut-être menaçante parce que trop grande. Je ne souscrirais pas à cela. Urban: Cela se passe-t-il à l’extérieur ou à l’intérieur du récit? On peut toujours adopter une position critique. Lorsqu’on est dans une salle de classe et qu’on lit ensemble un petit poème en prose de Baudelaire, on comprend qu’il y a une histoire et on demande à nos étudiants: „Regardez, quels mots il utilise pour mettre en scène cette histoire? “ On essaie alors d’être aussi en dehors que possible. Et de même, si on fait une analyse de film, on évite que les étudiants s’identifient simplement au héros: on veut qu’ils regardent quel angle a choisi le réalisateur, quel type de montage, quelle musique intervient quand. C’est donc peut-être un détachement plutôt que l’immersion: on se détache pour regarder le film ou le livre comme un objet. C’est essentiel à la posture que l’on développe dans les études littéraires ou esthétiques. Est-ce que tout citoyen bien éduqué doit pouvoir faire ce travail? Ce serait une thèse qui me plairait assez, ne serait-ce que parce que cela mènerait les gens dans ma salle de classe; j’ai donc un intérêt corporatiste à dire oui. Est-ce que cela formerait de meilleurs citoyens d’avoir non seulement cette distance mais aussi ces outils critiques pour analyser? Tout à l’heure, je disais qu’on n’est jamais complètement immergé dans une fiction parce qu’on sait qu’on regarde un film ou qu’on lit un livre. Mais il y a une différence entre ne jamais être complètement immergé et prendre un recul critique grâce à des outils d’analyse (là, pour le coup, il y a bien des outils). Est-ce une bonne chose en soi? Sans doute. Pourquoi? Ce n’est pas propre à la littérature, c’est que simplement je me porte mieux si je sais comment réparer ma voiture, comment fonctionne mon ordinateur, et donc je me porte mieux si je sais comment fonctionne un récit. Ce n’est pas forcément plus important, mais c’est aussi important que de savoir comment fonctionne internet ou comment fonctionne un réchaud à gaz. Maintenant, cette distance critique est-elle nécessaire pour utiliser un récit? Peut-être. Pour certains récits, c’est clair parce qu’ils sont faits pour qu’on ne 92 DDossier rentre pas dedans. Sans cette posture-là, on va donc s’ennuyer, ne pas les lire, ne pas trop les regarder. On gagne non seulement en connaissance, mais aussi en capacité-à-être-affecté, comme dit Spinoza: on est d’autant plus puissant, on a d’autant plus de capacité d’agir qu’on a plus de capacité à être affecté, plus de sensibilité. Et en ce sens, on aurait d’autant plus de capacité d’agir qu’on est plus sensible à son environnement. Les histoires faisant partie de notre environnement, plus on est sensible aux histoires, mieux on se porte, plus on a de capacité d’agir. Si cette distance critique nous permet de nous sensibiliser, en plus de nous donner des outils critiques, ce serait un bien en soi. Et pour revenir à utiliser un récit, on pourrait donc se dire - je ne sais pas si cela vous convient, mais j’essaie de poursuivre ce que vous suggérez - que l’intérêt du récit serait non seulement de nous immerger dans un monde, de nous donner une certaine expérience, mais aussi de nous raffiner notre sensibilité à la narration. Chaque récit nous aiderait donc à mieux percevoir les récits à venir. Et je crois que c’est assez vrai - j’en ai eu l’expérience à travers la musique. Je me rappelle les premières fois qu’on m’a fait écouter du free-jazz, cela me sidérait complètement: il y avait Coltrane qui souffle dans son saxophone, avec Elvin Jones qui tape sur sa batterie pendant vingt minutes J’étais un peu perdu. Je faisais un peu le snob: comme c’est Coltrane, il faut dire que c’est cool, donc j’écoute un peu plus, et ça devient moins saturé et moins indigeste, et finalement, ça devient vraiment intéressant, plaisant, fascinant. Et plus on écoute, plus on apprend à distinguer, justement, à se sensibiliser aux choses, à distinguer et à sentir physiquement un plaisir. Plus j’ai écouté du free-jazz, moins j’ai ressenti cela comme violent et agressif. L’immersion, elle s’est gagnée à force de sensibilisation, de lutte, de travail sur soi. Cet exemple que j’ai à partir du free-jazz, on pourrait se dire qu’il vaut pour le cinéma, pour la littérature, pour plein de choses. Il y a un moment de snobisme où quelqu’un vous a dit que c’est cool de voir ce film, de lire ce truc, ou alors d’avoir une bonne note parce qu’il faut avoir un diplôme, peu importe: ce qui compte, c’est qu’il y ait quelque chose qui nous pousse à nous plonger dedans. Et en nous plongeant dedans, non seulement on a une expérience qui au début est peut-être assez faible, non seulement on acquiert des outils critiques, mais le plus important, c’est que l’on se familiarise avec un certain type d’expériences, on développe une sensibilité qui nous permet de jouir, mais seulement au bout d’un certain temps. La jouissance vient au terme de l’expérience, quand certains récits nous ont sensibilisés à certaines formes de narration. Ce serait donc aussi cela, utiliser. C’est peut-être ce que vous vouliez dire: on utilise les récits pour être plus fluent, comme quand on parle une langue, pour être plus à l’aise dans les modes de narration - pas pour être plus malin, plus puissant ou plus critique, mais pour jouir mieux. On utilise des récits en classe, c’est clair, avec nos étudiants. Il y a là du snobisme, des notes, des choses horribles, mais l’idée est de les inciter à y procéder par eux-mêmes parce qu’ils s’aperçoivent que ça peut devenir du plaisir au bout d’un certain temps. On les a juste pendant quelques mois, on réussit à les pousser au point où ils ont déjà un petit peu de jouissance, un début, et donc ils développent cela, ils 93 DDossier voient que la jouissance est au bout. C’est le cas idéal qu’on n’atteint pas toujours, bien entendu Krauss: Et est-ce que ce serait une éducation qui passerait forcément par le monde universitaire? Si l’on regarde le cas typique de storytelling politique qu’est l’Italie de Berlusconi L’un des artistes engagés contre Berlusconi, l’auteur satirique Paolo Rossi, dit p.ex. dans la préface d’un livre sur Berlusconi: „Le roi est luimême devenu le fou du roi. Mais alors le véritable bouffon, quels autres arts est-ce qu’il connaît, et comment va-t-il pouvoir gagner encore son pain? “ Ma réponse à cette question irait dans le sens de ce que vous venez de dire: le monde artistique essaie de donner au public les moyens de comprendre les histoires que raconte la politique de Berlusconi ou, dans d’autres pays, de George W. Bush, de Sarkozy etc. À votre avis, est-ce que le monde artistique peut, lui aussi, éduquer le public à mieux décerner les histoires ou à mieux comprendre comment fonctionnent les histoires? En Italie, on trouve p.ex. des films qui tentent d’expliquer comment fonctionne le storytelling politique en recourant au métafilm. Il me semble que c’est plutôt une affirmation qu’une question - et j’y souscrirais. Mais j’ai envie de complémenter cette notion d’éducation du public. Que ce soit les universitaires qui éduquent les étudiants ou que ce soient les artistes qui ont compris comment fonctionne Berlusconi, qui éduquent le public qui n’aurait pas compris comment fonctionne Berlusconi sur comment fonctionne Berlusconi là, j’ai envie de résister. Est-ce que les artistes ont vraiment compris comment fonctionne Berlusconi? Je n’en suis pas sûr. En tous cas, les universitaires, ils piétinent Krauss: Nanni Moretti, par exemple, montre très bien dans son film Il Caimano les étapes de l’ascension de Berlusconi. Il met en scène une équipe de tournage qui essaie de tourner un film sur Berlusconi et qui se heurte à la réalité berlusconienne. C’est-à-dire qu’elle rencontre des interdictions de partout. Et on trouve la même chose dans un film italiano-allemand de Lucia Chiarla et Henrik Stahlberg, Bye Bye Berlusconi, qui raconte pratiquement la même histoire. Les films ont été produits en même temps, les deux mettent en scène la difficulté de tourner un film sur Berlusconi et dans les deux films, Berlusconi est jugé à la fin. C’est assez surprenant de voir que les deux projets visent à montrer les ressorts, à montrer comment Berlusconi se met lui-même en scène et comment fonctionne son histoire. En même temps, les deux films sont très différents C’est peut-être un peu fort de dire que c’est une éducation du public, mais la volonté du film est certainement d’aller au-delà du simple bonheur esthétique au cinéma. Je ne suis pas artiste: ils font ce qu’ils veulent. Mais je sais qu’en tant qu’enseignant, d’une part, j’ai lu Rancière et j’essaie de ne pas expliquer. Ce que j’essaie de faire avec les étudiants, ce n’est pas de leur expliquer comment les choses fonctionnent, parce que, quant à moi, je ne comprends pas comment les choses fonctionnent. Donc: je suis tout à fait d’accord avec l’éducation du public et 94 DDossier tout ce que vous avez dit sur les films sur Berlusconi si on rajoute en bas de page que le film est pour Moretti et Lucia Chiarla un moyen d’essayer de comprendre, de se donner à eux-mêmes les moyens, de s’éduquer eux-mêmes et d’éduquer le public. En ce sens, c’est plutôt la posture de l’éducateur ou de l’explicateur qui me semble problématique. Pas tellement pour les artistes, parce que c’est vrai qu’ils se débrouillent très bien avec cela, mais plutôt pour nous universitaires: on voit qu’il y a quand-même pas mal de collègues qui viennent et expliquent aux étudiants ce qu’il faut comprendre. Krauss: Mais ce serait alors un film où on mettrait en scène Berlusconi en disant: voilà, c’est ainsi que cela fonctionne. Dans ce cas, on n’aurait pas le deuxième niveau, cette équipe de tournage qui se heurte à la réalité et qui essaie de tourner un film qui n’aboutit peut-être pas Alors que dans les films cités, on n’a pas la narration vraiment réaliste évoquée tout à l’heure par Urs, on n’a pas la posture du „On vous explique le monde“, mais plutôt les moyens de rentrer dans ce monde. Très bien: cela casse justement l’opposition entre explication et narration. Si l’on essaie de comprendre ou d’expliquer Berlusconi, peut-être que la meilleure ou l’une des bonnes façon de le faire, c’est de faire un film dans lequel on raconte l’histoire de quelqu’un qui essaie de filmer et qui ne peut pas filmer etc. C’est ce que fait Godard depuis 50 ans! ... Cela, il faut qu’on l’incorpore, nous universitaires. Ce qu’on fait dans une salle de classe, c’est toujours un peu de l’explication, même si cela ne nous plaît pas, parce qu’on a préparé des choses à l’avance, parce qu’on espère avoir compris un certain nombre de choses, parce qu’on a dégagé un peu le terrain pour voir les causalités et autres. Il y a donc une partie explicative. Mais on ne peut pas du tout la dissocier d’une autre partie, qui est fondamentalement narrative: on s’inscrit toujours dans des schèmes d’action, dans des valeurs, dans des finalités, dans des causalités - ou beaucoup plus concrètement dans des salles de classe. Chaque cours qu’on fait, c’est aussi de petites histoires que l’on se raconte ou qu’on met en scène. On se met en scène soimême comme enseignant, comme si on était un personnage d’enseignant. Donc on se scénarise, pour reprendre le mot, on se scénarise forcément comme enseignant, ce qui sous-entend toute une narrativité. Ce que nous autres universitaires avons donc à apprendre des artistes, c’est cette conscience de la scénarisation. Pour comprendre des choses, il peut y avoir des concepts, des catégories ou des systèmes, mais il y a aussi une dimension narrative. De même, lorsqu’un artiste raconte une histoire, que ce soit par un film ou par un autre moyen, il y a forcément une dimension explicative. Il essaie donc aussi un peu d’éduquer le public, en sachant (parce qu’on ne peut pas dissocier les deux) que l’on ne peut espérer éduquer le public qu’en se mettant soi-même dans une histoire où on commence par s’éduquer soi-même. Peut-être est-ce la réponse à la question de tout à l’heure: utiliser les récits, c’est développer la conscience de la scénarisation. Tout ce que l’on fait dans la vie sociale relève de la scénarisation ‒ Erwing Goffman l’a bien décrit depuis des décennies, lui aussi. 95 DDossier Urban: Terminons sur une question d’ordre historique: la plupart de ceux qui parlent aujourd’hui du pouvoir du récit, du storytelling etc. font comme si c’était quelque chose de nouveau. Or dans Mythocratie, vous faites souvent référence à des textes littéraires classiques, notamment du XVIII e siècle. Et vous rappelez parlà que la réflexion sur le pouvoir de la narration n’est pas une invention du XX e siècle. Plus spécifiquement, pensez-vous que le storytelling ou la narration extralittéraire a des antécédents dans les siècles passés? Je comprends la question de deux façons. Est-ce que le storytelling, tel que le définit Salmon, le fait de mobiliser des gens à travers des histoires, a une histoire passée? Oui. J’imagine que des empereurs romains racontaient des histoires aux généraux et aux soldats pour qu’ils aillent se faire casser la figure en se battant aux frontières de l’empire. Maintenant, est-ce que la réflexion sur le storytelling, la réflexion critique sur la narration, a des antécédents? Oui, bien sûr, on pourrait facilement sélectionner une série de textes pour montrer que cette conscience de la scénarisation était là, de Lucien, à Rabelais, à Sterne, à Diderot, etc.. Moi, ce qui m’intéresserait plus, ce serait d’insérer cela dans le champ d’études de l’archéologie des médias, sur lequel j’ai envie de travailler maintenant. Il est bien connu en Allemagne, qui a été pionnière, aux USA, au Canada, dans les pays scandinaves, mais ça n’a pas du tout pris en France, pour le moment en tous cas. Il consiste à partir des problèmes que l’on se pose aujourd’hui avec les médias numériques, avec la façon dont les médias investissent tous les champs de notre vie, et à remonter dans le passé pour reconnaître des modes de discours, des modes de diffusion des discours, de subjectivation qu’on croit spécifiques du numérique, mais qu’en réalité, on peut retrouver dans l’expérience littéraire ou ailleurs. La littérature a un rôle fondamental à jouer dans l’archéologie des médias, et les gens qui ont développé cela sont souvent des littéraires. Même s’ils parlent de numérique, Kittler par exemple, ils ont une formation littéraire. La pratique, quand-même assez bizarre, qu’on a eue du texte littéraire à la fin du XX e siècle nous sensibilise très fortement au fonctionnement des médias. En ce sens-là, il est intéressant de repérer comment la scénarisation, le storytelling, se branche sur des dispositifs concrets, historiques, matériels. Que ce soit internet, la diffusion du roman, la Bibliothèque bleue, les colporteurs ou les monastères au Moyen Âge - il faut voir justement quels sont les branchements entre le texte, la conversation, l’image, la communication à distance, l’archivage, puis, plus tard, le film, ou les réseaux numériques qui permettent de leur donner une efficacité à chaque époque. C’est cette historicisation-là qui est intéressante maintenant, toujours pour essayer de mieux se repérer dans le présent, mais en essayant de voir comment cela fonctionnait à telle ou telle époque du passé.