eJournals lendemains 38/149

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Narr Verlag Tübingen
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2013
38149

Du récit au "storytelling": enjeux pour la fiction

2013
Françoise Lavocat
ldm381490014
14 DDossier Françoise Lavocat Du récit au „storytelling“: enjeux pour la fiction Dans un des ses derniers ouvrages, consacré au storytelling, Yves Citton évoque les „livres anciens sur la narrativité“ et les „essais récents sur le storytelling“. 1 Christian Salmon, dans son célèbre essai sur le storytelling, qui a révélé à un large public français le mot et la chose, dessine lui aussi une chronologie et une généalogie. Joignant la dénonciation du storytelling à sa mise en pratique, il les met en scène dans une anecdote: en 2001, aux États-Unis, est évoqué dans un dîner d’universitaires un article de Peter Brooks 2 qui, citant Barthes, Todorov et Georges Bush, commente l’omniprésence inédite, dans le discours politique, du terme et de la notion d’histoire (story), empruntée à la théorie littéraire, et plus précisément à la narratologie française des années 1970. Ce triple mouvement, depuis les États- Unis (à partir de la réception de la French theory 3 ) à la France, de la narratologie à l’engouement pour le storytelling, du (petit) monde universitaire au (vaste) monde du pouvoir, de l’entreprise et des media dessine le storytelling du storytelling. Le constat de Christian Salmon a inspiré notre réflexion. Il impose cependant quelques précautions préliminaires. Son appréhension du phénomène, issue d’un certain contexte français a fortement infléchi le sens du terme en lui donnant une connotation largement négative. Ce n’est pas toujours le cas aux États-Unis, où l’usage du mot est ancien et courant. 4 Dans certains domaines, comme celui des études sur les littératures orales 5 ou des technologies informatiques, 6 aux États- Unis comme en France, le mot n’implique aucune prise de position idéologique. Les termes de narrative et de fiction, n’ont pas non plus tout à fait la même signification aux États-Unis et en France: narrative peut avoir une connotation négative (que n’a pas, en français, le mot récit), à peu près équivalente à celle de storytelling et de fiction au sens large et non spécialisé du terme. De façon significative, c’est la polarité axiologique qui fluctue: la distribution des sens de mensonge et de fausseté varie selon les aires culturelles, les moments historiques et les champs disciplinaires. Notre propos est d’éclairer les enjeux de ce qui nous apparaît comme un renversement concernant le statut de la fiction. Si nous acceptons, à titre heuristique, la généalogie esquissée par Salmon et Citton, on est passé des travaux d’inspiration narratologique 7 privilégiant les textes fictionnels aux essais sur le storytelling 8 qui portent principalement sur des récits factuels. Les narratologues, en effet, pour la plupart peu concernés par la différence entre fait et fiction (Prince 2003; Skalin 2005: introduction), mais globalement acquis à une théorie différentialiste, empruntaient traditionnellement tous leurs exemples à la fiction narrative littéraire. 9 Les théoriciens du storytelling, au contraire, tiennent généralement pour 15 DDossier acquise l’indifférenciation entre fait et fiction, dans une optique panfictionnaliste qui dissout les frontières de la fiction et la notion de fiction elle-même. Dans un premier temps, nous étudierons les modalités de la dissolution de la notion de fiction dans quelques analyses du storytelling, en montrant que sous un habillage terminologique inédit, elles enregistrent peut-être une régression dans l’appréhension conceptuelle contemporaine de la fictionnalité; cependant, la fiction au sens étroit du terme reste le modèle sous-jacent de la plupart des essais sur le storytelling. Cette constatation nous amènera pour terminer à apprécier l’intérêt de la notion de storytelling en ce qu’elle permet de mettre en évidence, dans une perspective renouvelée et plus large que celle de la narratologie différentialiste traditionnelle, quelques caractères propres aux fictions; 10 l’émergence de la thèse du storytelling apparaît enfin comme un révélateur du caractère politique de la question de la différenciation entre fait et fiction. I. Que reste-t-il de la fiction au prisme du storytelling? Le statut de la fiction dans les écrits sur le storytelling qui vont faire l’objet de notre analyse ressortit à un paradoxe: la notion de fiction y est omniprésente mais la fiction en tant que telle 11 y a - presque - disparu. Une régression? Cette situation peut être interprétée de plusieurs façons. Elle est, d’une part, le résultat de la prégnance de la pensée et de la terminologie anglo-saxonnes. Elle est aussi la conséquence de l’élargissement du cercle de ceux qui s’intéressent au récit, depuis la sphère spécialisée des théoriciens de la littérature, vers un milieu beaucoup plus large, pluridisciplinaire (Salmon est sociologue) et parfois à la périphérie du monde académique: journalistes (comme MacCarthy et Fulford), écrivains (comme Nancy Huston) mais aussi médecins, juristes 12 C’est pourtant sous la plume d’un spécialiste de littérature, en particulier du théâtre, que l’on trouve la phrase suivante: What follows is one reality-based 13 observer’s study judicious, I hope - of how those fictional realities were created and how came undone when actual reality, whether in Iraq or at home, became just too blatant to be ignored (Rich 2006: 4). Dans cet exemple, qui représente plutôt la norme que l’exception dans ce genre d’essais, fictionnel a bien le sens d’inexistant (réalité fictionnelle est d’ailleurs opposée à réalité actuelle), mais avec la nuance importante de faux, mensonger. Nancy Huston entend le mot dans le même sens lorsqu’elle estime que les gens meurent à la guerre, en Irak et ailleurs, pour „de mauvaises fictions“ (2009: 118). De même, Christian Salmon appelle „fictionnalisation du travail“ la fiction selon laquelle les ouvriers et les patrons partageraient les même intérêts (2008: 180). 16 DDossier Dans cette optique, une „entreprise de fiction“ est une entreprise qui vend des „fictions utiles“, c’est-à-dire un mélange de vent et de mensonge: par un effet de circularité assez réussi dans la présentation de Salmon la fiction (au sens de mensonge) que promeut l’entreprise vise à transformer celle-ci en fiction (au sens d’entité immatérielle), puisqu’il s’agit, selon Salmon, de se débarrasser des employés comme des produits, au profit d’opérations financières délocalisées. Cette acception négative du terme de fiction peut-être interprétée comme une régression, si l’on songe à la netteté avec laquelle Philip Sidney, en 1595, affirme que le poète (contrairement à l’historien) ne ment jamais, puisqu’il n’affirme rien. 14 Sidney semble concevoir la fiction poétique dans des termes proches de ceux de Searle. Cette attitude à l’égard de la fiction, que nous sommes tentés de qualifier de clairvoyante, car elle correspond à celle des théoriciens actuels, cependant, reste isolée. Furetière, dans l’article „Fiction“ de son dictionnaire (1690), privilégie le sens de mensonge: Fiction: Mensonge, imposture. Il m’a parlé de cœur, et sans fiction. Tout ce qu’il dit est pure hablerie & fiction. Fictions se dit aussi des inventions poétiques, & des visions chimériques qu’on se met dans l’esprit. Les anciens avaient le champ libre pour leurs fictions. Toutes les aventures de leurs dieux n’estoient que fictions, toutes les fictions et chimères que ce malade se met dans l’esprit augmentent son mal. La „pure hablerie“ est une expression qui conviendrait assez bien aux discours des managers et des politiques dénoncés par les théoriciens du storytelling. Si un domaine réservé aux fictions poétiques est esquissé dans le deuxième paragraphe, c’est aussitôt pour le rabattre sur la licence fautive du paganisme ou sur les divagations d’un état mental pathologique. Notons à cet égard que la fiction est envisagée par Furetière, qui rend compte de l’usage des locuteurs français du dix-septième siècle, aussi bien dans la conversation courante („il m’a parlé de cœur et sans fiction“), dans celui des beaux-arts, de l’histoire des religions et de la médecine. Qui donc est archaïque ou novateur, de Sidney, à la fin du seizième siècle, ou de Furetière, à la fin du siècle suivant? Faut-il parler alors de régression, ou de la résurgence d’une appréhension à la fois négative et non spécialisée de la notion de „fiction“, qui n’a jamais disparu? Peut-être l’isolement relatif des thèses différentialistes inspirées de Hamburger tient-il en partie à leur anachronique monodisciplinarité. Hamburger s’opposait aux thèses de Vaihinger ([1923] 2008), associant la fiction à un comme si (als ob) dans toutes les branches de l’activité humaine. La définition de la fiction que défend Dorrit Cohn est extrêmement restrictive: elle rabat le terme sur sa signification courante en anglais, de roman, refuse toute réflexion tournée vers le statut de l’imaginaire et postule une étanchéité totale entre le sens courant (comme mensonge et fausseté), le sens philosophique (comme concept) et le sens littéraire du mot de fiction (qu’elle analyse comme genre). Ce réductionnisme nous semble difficilement tenable: en tout cas, il n’est pas à même de répondre aux questions qui 17 DDossier ont intéressé la fin du vingtième siècle, et qui ont été posées par des théoriciens de la fiction comme Schaeffer et Pavel comme par ceux du storytelling. Si les thèses concernant le storytelling ont bien un air de nouveauté, comme le pense Yves Citton, c’est parce qu’elles désenclavent la fiction artistique et littéraire, au risque, il est vrai, de la faire disparaître du champ de l’analyse et de la réflexion. Qu’en est-il exactement? Nous proposons d’examiner la place et la fonction de la fiction littéraire dans l’argumentation de Nancy Huston (2008), de Christian Salmon ([2007], 2008) et d’Yves Citton (2011). Fictions contre fictions Nancy Huston, dans L’espèce fabulatrice, publié en 2008 (traduit en anglais sous le titre The Tale-Tellers 15 ) défend à première vue un panfictionnalisme radical qui l’amène à qualifier de fiction (entendue comme chimère, illusion, mensonge) l’ensemble des discours humains, collectifs aussi bien qu’individuels. Elle proclame aussi l’équivalence entre la réalité et la fiction, au motif que ce sont les constructions imaginaires qui mènent les hommes, les font agir, aimer et mourir (on retrouve le même argument, dans un habillage cognitif plus voyant, chez Citton). 16 Ce scepticisme large n’a rien de nouveau: un prédécesseur d’Erasme, Codro Urceo, proclame en 1502 que tous les savoirs ne sont que fables, de même que l’auteur et le lecteur („Vos quoque lectores fabulae estis“), le monde lui-même. Cette diatribe sceptique aboutit à une exhortation à s’abreuver des fables des poètes. 17 Cinq siècles plus tard, Nancy Huston ne dit pas autre chose: elle conclut son petit ouvrage par la recommandation d’une consommation planétaire massive de fictions littéraires (selon elle, il faudrait développer en Irak des programmes de lecture plutôt que d’y envoyer des armées). Fictions contre fictions, storytelling contre littérature: l’essayiste juge que les fictions non littéraires, bonnes ou mauvaises, sont „involontaires“ et aliénantes, tandis que les fictions littéraires sont „volontaires“, libératrices et tendent à dégager les individus de l’emprise des premières. Cette solution pro domo proposée par la romancière est irénique et conservatrice. Elle assure un espace réservé et un rôle privilégié à la fiction littéraire; les interférences entre les deux sortes de fiction, qui semblent ne porter le même nom que par hasard, tant elles recouvrent des effets et des valeurs différents, ne sont jamais envisagées. 18 L’intrication entre les différentes formes de la fiction est plus sophistiquée, et partant plus problématique, chez les deux autres auteurs. Christian Salmon (Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits: [2007], 2008) ne procède pas aux mêmes découpages rassurants que Nancy Huston. Dans le monde post-industriel qu’il décrit, les entreprises se revendiquent, écrit-il en jouant de la paronomase, „non de Toyota mais de Tolstoï“ (2008: 88), ce qui suppose que le storytelling qui décérèbre les employés et les 18 DDossier électeurs soit de nature littéraire, et même plus précisément romanesque. D’ailleurs, les entreprises elles-mêmes sont devenues „romanesques“ (ibid.). Cela peut s’entendre de plusieurs façons. Tout d’abord, ces entreprises fictionnelles ressemblent à des entreprises décrites dans des fictions, comme par exemple dans Joueurs (1993) de Don DeLillo (Players, 1977). Salmon juge assez classiquement que la coïncidence parfaite entre le roman et la réalité vient de la qualité prophétique de l’œuvre littéraire, mais aussi que la réalité se modèle désormais sur des fictions littéraires, ce qui fait écho, en partie, aux thèses de Baudrillard (1981). D’autre part, ces entreprises sont romanesques au sens où elles fonctionnent littéralement comme des fictions, puisqu’elles requièrent de la part de leurs employés une attitude d’„immersion“ 19 et même une „suspension volontaire d’incrédulité“. 20 Salmon utilise des outils littéraires raffinés pour décrire le monde des entreprises réelles: il explique par exemple, en citant Bakhtine, que „le chronotope“ de l’entreprise fordiste a été brisé (2008: 91). Si Nancy Huston voyait le monde comme un théâtre („all world a stage“, 2008: 126), Salmon le voit décidément comme un roman. Mais jusqu’à quel point ces outils sont-ils pertinents? Salmon signale, en passant, une limite (qui n’est pas anodine) à cette identification entre les fictions des politiques et celles des romans: Si l’art du roman constituait une forme d’énonciation paradoxale de la vérité qu’Aragon définissait comme „le mentir vrai“, les spin doctors pratiquent le storytelling comme un art de la tromperie absolue, „un mentir faux“ si l’on peut dire, une forme nouvelle de désinformation (2008: 137). N’a-t-on pas à faire dès lors avec une contradiction? On peut penser que Salmon aboutit, in fine, à une distinction pas si éloignée de celle de Nancy Huston, entre la fiction romanesque, paradoxale, c’est-à-dire ni vraie ni fausse, et la fiction du pouvoir, mensongère. Christian Salmon est loin d’être novice dans la réflexion sur la fiction. En 1999, dans Tombeau de la fiction, il flétrissait une époque qui haïssait et criminalisait la fiction (avec l’affaire Rushdie en ligne de mire) et exprimait une intéressante conception du roman comme un art de jouer avec la frontière entre fait et fiction: Toute l’histoire du roman n’est qu’une longue réflexion sur les limites de l’illusion romanesque et, ce faisant, sur la frontière mouvante qui sépare le réel et la fiction. Le roman s’enchante des multiples passages de l’un à l’autre, des courts-circuits incessants entre la vie et le rêve. Loin d’effacer la frontière qui les sépare, l’art du roman consiste au contraire à souligner cette différence, à la rendre perceptible, presque palpable parfois, comme chez Kafka. L’illusion romanesque n’est rien d’autre que l’illusion donnée par le roman d’une communication constante, intime, immédiate entre le réel et le fictif, entre le rêve et la vie (1999: 43). Si l’on s’aventure à construire un rapport cohérent entre ces deux textes éloignés de dix ans dans l’œuvre de l’essayiste, on pourrait comprendre que la fiction romanesque conforte la différence entre fait et fiction, en jouant avec cette fron- 19 DDossier tière, tandis que les fictions du pouvoir tendraient à gommer celle-ci, ce qui fonde leur capacité d’emprise. On est aussi passé d’une civilisation exécrant la fiction romanesque à un monde entièrement modelé par elle. Surgit alors le danger et la séduction de la fiction qui réside dans la mimesis III, ou reconfiguration dans les termes de Ricœur, dans la scénarisation dans ceux de Citton. Tout l’enjeu soulevé par la réflexion sur le storytelling, chez nos trois auteurs, est dans la définition et l’évaluation de ce franchissement de la frontière entre la fiction et la vie réelle: estil toujours néfaste? Est-il opéré par toutes sortes de fictions, littéraires ou non, et si oui, est-ce de la même façon? Aux deux questions, Nancy Huston répond non (il y a de bonnes fictions involontaires, comme les histoires d’amour; les fictions qu’elle appelle volontaires, en d’autres termes les romans, sont bonnes). Christian Salmon répond oui à la première question et plutôt non à la seconde (si l’on prend en compte ce qu’il dit en 1999 de l’art du roman, qu’il ne place pas du côté de l’emprise ni du „formatage des esprits“). Yves Citton répond non à la première et oui à la seconde. Yves Citton entend prendre le contre-pied de l’ouvrage à succès de Christian Salmon. 21 Il récuse tout d’abord l’idée de „fictions du pouvoir“, qui a selon lui des allures de théorie du complot; à l’heure d’internet, estime-t-il, sans doute avec raison, il n’y a rien de vertical (du sommet vers la base) dans la diffusion des histoires. Mais surtout, il entreprend de défendre les fictions, littéraires on non, au moyen d’un appareillage mi-philosophique (essentiellement ricœurien) mi-cognitif: celui-ci lui permet de décrire l’effet de toute fiction comme un frayage 22 cérébral, systématiquement assimilé à un re-routage. 23 Or, le sens du mot de frayage suggère plutôt le renforcement, par la répétition, d’une réponse neuronale, sa facilitation par l’emprunt d’un parcours déjà fréquenté. Mais dans la perspective de Citton, le frayage opéré par les fictions correspond toujours à la création de voies nouvelles, à des déviations, grâce à l’opération du faire-semblant et l’accès à une pluralité de mondes possibles. On pourrait penser que cette ouverture 24 est réservée au roman, mais il n’en est rien. Citton insiste pour refuser tout privilège au roman: 25 que l’histoire soit factuelle ou fictionnelle, simpliste ou sophistiquée (ces deux alternatives ne se superposant pas) le processus de scénarisation (nom donné par Citton aux effets des récits sur leur public, que ce soit la réponse neuronale à l’exposition à une histoire, les évaluations morales, les actions qui en dérivent) est le même: Une activité de scénarisation peut donc s’appliquer à la fois à des personnages fictifs joué par des acteurs et à mes propres comportements d’individu réel (avec ou sans ma conscience de participer à une scénarisation), au sein d’actions collectives susceptibles de se dérouler dans la réalité à venir. Dans ce second cas, je traite des personnes réelles (moi et ceux qui sont impliqués dans les actions en question) comme des personnages de fiction (2010: 85). Cette proposition nous semble difficilement compatible avec l’affirmation répétée de la liberté des sujets de choisir les histoires bonnes pour eux (c’est-à-dire, dans 20 DDossier la perspective de Citton, les histoires de gauche, qu’il appelle ardemment de ses vœux, pour contrer le storytelling de droite). Comment la liberté de choix pourraitelle coexister avec l’éventualité d’être scénarisé à son insu? Citton envisage une unification des possibles qui rejoint peut-être le comme si de Vaihinger. Il identifie la projection imaginaire (de soi et des autres) dans l’avenir et le fait de se considérer (soi et les autres) comme des personnages de fiction; comme des personnages de théâtre, précise-t-il, ce qui évoque à nouveau la fantasmagorie baroque - all world a stage. L’identification d’une alternative politique (c’est bien ce que Citton a en vue en évoquant l’action collective) et d’un monde possible fictionnel est séduisante: dans une dictature, la liberté enclose dans l’idée de monde possible peut se colorer de bien des connotations différentes, littéraires, religieuses et politiques, comme l’a suggéré Thomas Pavel (2010). Dans une démocratie, ce possible fictionnel enveloppe l’action politique d’un halo d’utopie. Nous sommes cependant en désaccord avec ce nivellement des possibles. L’usage que Citton fait de la notion de métalepse illustre l’abus que recouvre cette indifférenciation généralisée. À ses yeux, tout récit est métaleptique, 26 puisqu’il induit, quel qu’il soit, une scénarisation, comprise comme un franchissement de frontière entre le récit et la vie. Comme la réponse neuronale aux récits fait partie de la scénarisation telle qu’il la définit, comprendre une histoire, c’est déjà opérer une métalepse. 27 Il n’y a donc plus aucune différence entre La rose pourpre du Caire et Autant en emporte le vent, ni entre aucun film, ou roman, et une conversation téléphonique (2010: 112). Selon Citton, d’ailleurs, et conformément à un topos post-moderne, nous n’avons même plus accès aux petits récits (par oppositions aux grands, réputés morts depuis Lyotard), mais à des fragments, des éclats de narrativité que nous glanons dans nos conversations et que picorent nos moteurs de recherches. Nous avons du mal à comprendre comment un environnement aussi incohérent pourrait produire quelque reconfiguration que ce soit, synthétiser l’hétérogénéité du monde (pour reprendre les termes de Ricœur dont Citton se réclame), donner accès à des mondes possibles, littéraires ou politiques. L’hypothèse de la métalepse généralisée n’a aucune valeur descriptive: elle ne nous permet plus de percevoir ni de décrire le jeu à la frontière entre réalité et fiction dans lequel Salmon voit l’art du roman, ni de rendre compte des paradoxes qui sont le propre, à des degrés divers, des mondes fictionnels narratifs. Elle nous empêche de goûter le sentiment d’incongruité, de bizarrerie, 28 que produisent les transgressions de frontières ontologiques, ce que sont les véritables métalepses. II. Quelles leçons une théorie de la fiction peut-elle tirer des essais sur le storytelling? Dans la perspective du storytelling, les fictions esthétiques (littéraires ou filmiques) se sont trouvées confrontées aux „innombrables récits du monde“, pour reprendre l’expression de Barthes (1966) si souvent citée. Elles y ont même été noyées. 21 DDossier Mises sur le même plan qu’un commérage, une conversation téléphonique ou un discours de campagne présidentielle, leur statut, comparativement à celui qui était le leur dans les écrits des narratologues, notamment Hamburger, Cohn et Genette et bien d’autres, a semblé se dégrader considérablement. On peut, comme Dorrit Cohn, le déplorer: on peut aussi en tirer quelques enseignements. Ceux-ci apparaissent en premier lieu par contraste, l’élargissement de la notion de fiction faisant émerger quelques unes des particularités des artefacts culturels produits par l’imagination dans une visée artistique. Quelques particularités propres aux fictions Tout d’abord, à y regarder de plus, les essais sur le storytelling examinés n’opèrent pas une réduction totale de la notion de fiction. Nancy Huston invente in extremis une dichotomie approximative qui restaure une conception traditionnelle de la fiction littéraire (fiction involontaire/ fiction volontaire). Salmon se rappelle la différence fondamentale entre le mentir vrai du roman et le mentir tout court de la propagande. La fiction, au sens étroit du terme, résiste. Ensuite, s’il n’est pas sans profit de rapprocher la littérature et la vie, 29 l’accent exclusif mis sur les usages de la fiction produit des erreurs de perspective. Ce déplacement peut entraîner une indifférence totale quant à la facture et la nature des fictions. Il peut se prévaloir d’un habillage cognitif hâtif (le frayage de Citton), qui convient grossièrement à toutes sortes de récits. Il n’est pourtant pas douteux que le style d’une œuvre, ainsi que son medium, suscitent des résonances cognitives spécifiques (Bolens 2008). Le modelage perceptuel et les effets kinésiques produits par telle écriture, celle de Proust ou de Mme de La Fayette par exemple, sont différents; a fortiori, ce ne sont pas non plus les mêmes stimuli que provoque une conversation téléphonique. La question de savoir si les simulations fictives nous incitent à l’action est controversée. En laissant de côté le cas de l’interaction induite par les jeux vidéos, on peut arguer que le jeu de la fiction implique sur le plan cognitif une inhibition, et même une frustration de l’action (dans ce cas contraire, nous ferions comme Don Quichotte, et nous bondirions sur la scène pour sauver la princesse). Indépendamment de la réflexion sur le storytelling, beaucoup de propositions sont énoncées, actuellement, qui envisagent la fiction comme action, ce qui peut faire partie d’une stratégie défensive et apologétique en faveur de la littérature et de la fiction, dont ceux qui en vivent, écrivains et professeurs, s’évertuent à prouver l’utilité (Daros 2012). Marielle Macé a raison d’insister sur la passivité et la disponibilité inhérents à l’acte de lecture (2011: 30). Nous souhaitons faire entendre une voix dissidente, en rappelant cette évidence: contrairement aux textes religieux et politiques, la fonction première des fictions (en tout cas de nombre d’entre elles) n’est ni de susciter un engagement ni d’appeler à l’action. Les bénéfices du décrochage de l’expérience empirique, des effets de monde alternatif, des simulations sensori- 22 DDossier motrices induites par les fictions, en termes de plaisir et d’intellection, ne sont pas si faciles à cerner quant à leur finalité. Il ne s’agit pas ici de nier l’efficacité modélisatrice de la fiction sur les cadres de pensée et les comportements, ni la dimension exemplaire des „univers de normes et de biens“ que sont les fictions, selon les mots de Thomas Pavel. Mais on peut aussi rappeler qu’un grand nombre de fictions artistiques ne souscrivent à aucun programme, ou à tout le moins que leur programme axiologique et éthique est ambigu, parfois contradictoire, que leur finalité prescriptive se laisse souvent malaisément identifier, contrairement à celle des histoires des politiques et des managers. Une frontière politique Les leçons que l’on peut tirer des essais sur le storytelling ne se limitent pas à faire ressortir par contraste quelque caractéristiques propres aux fictions artistiques. L’émergence des écrits sur le storytelling depuis la fin des années 1990 met en évidence le fait que la différenciation entre fait et fiction n’est pas dépourvue d’enjeux politiques. Ceux-ci se sont transformés par rapport à ceux des années 1970- 1980. Le sous-titre du livre que Frank Rich, un universitaire spécialiste de théâtre, consacre en 2006 au storytelling (The decline and fall of truth from 9/ 11 to Katrina) souligne clairement le contexte de son propos et de sa prise de position. Par opposition, l’indulgence proclamée à l’égard des histoires, y compris quand elles sont fausses, est articulée, chez Robert Fulford à un soutien explicite à la politique de George Bush. 30 Christian Salmon identifie dans la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal 31 le triomphe du storytelling politique sur le modèle américain et ne cache pas, dans la postface qu’il consacre à son ouvrage, réédité en 2008 (215-226), que la cristallisation de l’aversion à l’égard du président français avait contribué au succès de son livre. Si l’on excepte Yves Citton, qui en appelle à un „storytelling de gauche“, c’est bien, aux États-Unis et en France, une opposition issue des rangs de gauche, qui conjugue la dénonciation de la propagande des pouvoirs en place à celle du storytelling. Des universitaires qui avaient probablement épousé les thèses déconstructionnistes se sont trouvés accusés d’être „reality-based“ (selon l’expression de Rich), ou ont revendiqué de l’être. On assiste alors à un certain renversement de tendances. Dans la lignée de Derrida et d’Hayden White, 32 la déconstruction des binarismes, dont celui entre la réalité et la fiction, s’était imposée dans les années 1970-1980 comme une option progressiste par opposition à un positivisme conservateur, assez naïf pour croire encore à „la réalité à papa“, comme l’appelle Marie-Laure Ryan. 33 Cependant, motivée par la seconde guerre du Golfe, la dénonciation du storytelling a modifié ce clivage. La connotation négative qu’ont acquis les mots de storytelling et même de narrative signifie alors moins le discrédit de la fiction comme mensonge qu’une réhabilitation de la notion de réalité. Or, ce n’est que dans ce cadre de pensée dualiste que l’on peut comprendre le jeu de la fiction, que nous assimilons, avec 23 DDossier Christian Salmon, à une manipulation constante de la frontière avec ce qui n’est pas elle. En conclusion, nous aimerions plaider pour trois formes de conciliation. En premier lieu, il nous paraît indispensable d’équilibrer une perspective interne (l’enquête sur les indices internes de fictionnalité ou de factualité) et une perspective externe (pragmatique, culturelle, sociologique). La première, à nos yeux, n’a pas été suffisamment menée surtout dans une perspective diachronique et comparative. 34 Les essais sur le storytelling (ainsi d’ailleurs que maints ouvrages inspirés par les sciences cognitives) témoignent d’un désintérêt total pour les aspects formels des œuvres de fiction, ce qui prive ces analyses de toute portée descriptive au profit de généralités infalsifiables. Cette double focale que nous appelons de nos vœux implique une pluralité d’approches: les indices de fictionnalité doivent être appréhendés dans une perspective essentiellement ontologique qui n’exclut pas une approche pragmatique (parce qu’il n’est pas possible de se débarrasser de la notion de feintise ludique, même si elle ne convient pas à tous les textes ni à toutes les époques) ni une analyse narratologique. Mais comme l’ont déjà dit Monika Fludernik (1996) et Sylvie Patron (2009: 283), la fiction, surtout envisagée à travers ses usages, ne ressortit pas entièrement à la narratologie. Notre troisième proposition de conciliation concerne le périmètre de la définition de la fiction. L’analyse de Käte Hamburger présente beaucoup d’intérêt dans notre perspective, qui n’est pas linguistique, mais ontologique. Sa description des indices internes de fictionnalité - y compris dans leur aspect paradoxal - conforte une conception de la fiction comme passage d’un monde à l’autre. Sa conception du je origine fictif est compatible avec une ontologie des entités non-existantes. Elle rend aussi finement compte du problème indépassable posé par l’usage de la première personne. Cependant le caractère trop restreint de la notion de fiction qu’elle défend, de même que Dorrit Cohn, nous paraît manquer les enjeux actuels et la dimension anthropologique de cette question. Néanmoins, nous ne souscrivons pas non plus à une définition trop large de la fiction, qui rabat fatalement la fiction sur le mensonge. Nous avons essayé de montrer que l’indifférenciation de toutes les formes de fictions (comme récit, littéraire ou non) n’était pas opératoire. Cependant, c’est justement la frontière, l’oscillation qui nous semble intéressante (et d’ailleurs historiquement pérenne), l’entre-deux du jeu et du mensonge. La théorie du storytelling fait partie des pensées actuelles qui occupent cette frange, qui embrassent, parfois non sans contradictions, les différentes acceptions et les usages variés (spécialisés ou non) de la fiction. Nous avons essayé de montrer les limites mais aussi les avantages de cette conception indécise de la fictionnalité, en particulier la mise en évidence des enjeux politiques de la conception de la frontière entre fait et fiction. Une leçon de l’élargissement et de la vulgarisation de la notion de fiction, qui caractérise notre temps, est enfin de nous faire soupçonner que la recherche d’un propre de la fiction pourrait être une chimère. Les récits, disait Barthes, sont in- 24 DDossier nombrables. C’est tout aussi vrai des formes et des usages de la fiction, qui manifestent l’expérience de tous les degrés de proximité et d’éloignement, de déni ou de souci de leurs frontières. Baudrillard, Jean, Simulacres et Simulation, Paris, Galilée, 1981. Barthes, Roland, „Introduction à l’analyse structurale des récits“, Communications, 8, 1966, 1- 27. Blayer, Irene Maria F. et Monica Sanchez, Storytelling, Interdisciplinary and Intercultural perspectives, NY et al., Peter Lang, 2002. Bolens, Guillemette, Le style des gestes: corporéité et kinésie dans le récit littéraire, préface d'Alain Berthoz, éd. BHMS (Bibliothèque d'Histoire de la Médecine et de la Santé), 2008. Brooks, Peter, Reading for the Plot. Design and Intention in Narrative, NY, Knopf, 1984. Caïra, Olivier, Définir la fiction. Du roman au jeu d’échec, Paris, Presses de l’EHESS, 2010. Citton, Yves, Mythocratie. Storytelling et Imaginaire de gauche, Paris, Éd. 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Jannidis, J. Pier, et W. Schmid. 2 Peter Brooks avait lui-même affirmé l’omniprésence des histoires et analysé le désir d’histoire qu’il repérait dans la littérature et dans la vie psychique (1984). 3 Sur cette question, voir la mise au point toujours actuelle de François Cusset, 2003. 4 Par exemple, le titre de l’essai de Walter Benjamin, Der Erzähler (1936-1937), est traduit en anglais The Storyteller, en français Le conteur. La première traduction (1952) par M. de Gandillac, s’intitulait Le Narrateur. L’acception trop spécialisée prise par ce terme dans les travaux de narratologie a visiblement imposé ce changement. Merci à S. Patron pour m’avoir indiqué cette première traduction. 5 On peut citer The importance of storytelling: a study based on field work in northern Alaska, Rooth 1976. 6 En témoigne par exemple la série de colloques et de publications portant le titre: Virtual Storytelling. Using Virtual Reality Technologies for Storytelling, (2001, 2003, 2005). Ils émanent d’un projet français (GT-RV Pôle Image Alsace and the French Virtual Reality Group). 7 Nous sommes évidemment parfaitement conscients du fait qu’on ne peut parler d’une seule narratologie, mais de narratologies au pluriel (Prince, 2003, Nünning, 2003). Cependant, si l’on envisage la question de la fiction et de la différence entre fait et fiction, nous avons à faire à un ensemble d’auteurs assez restreints: sans prétention à l’exhaustivité, Cohn (1990, 1999), Doležel (1997, 2010), Genette (1991), Hamburger [1957], 1968), Löschnigg (1999), Nünning (2003), Pavel (1986), Ryan (2001), Schaeffer (1999, 2012) Martinez et Scheffel (2003), Phiphalen (2002), Skalin (2005 et 2008). On trouvera chez tous ces auteurs, en particulier Nünning, Scheffel, Schaeffer (2012) une bibliographie complémentaire sur cette question. 8 Nous désignerons par là, outre les auteurs français déjà mentionnés, Huston (2008) et des auteurs américains comme Fulford (1999), Rich (2006), Jackson (2007), Nash (1990), Blayer et Sanchez (2002). 9 Genette le remarque et le déplore (1991). 10 On aura en effet à notre avis avantage à substituer autant que possible une appréhension modeste et différenciée des caractères que présentent le plus souvent certaines fictions à une réflexion sur le propre de la fiction. 11 Au sens que nous avons précédemment déterminé, voir note 10. 12 Cette constellation constitue ce que l’on appelle couramment le narrative turn. 13 Cette expression est reprise d’un conseiller non nommé de Georges Bush, qui, selon un journaliste du New York Times Magazine, se serait moqué de ceux qui se fondent sur la réalité (reality-based), en prétendant que ceux qui détiennent le pouvoir fabriquent la réalité. Salmon (2008: 186) commente cette anecdote rapportée par Rich (2006: 4). 14 „the Poet, he nothing affirms, and therefore never lieth“ ([1595], 2002: 103). 15 Ce terme, un peu moins usité que storytellers, a le même sens. Il désigne aux États- Unis plusieurs groupes, souvent universitaires, qui se consacrent au storytelling, entendu comme l’art de raconter des histoires. 16 Cet argument que l’ont trouve assez souvent (la fiction ne se distingue pas de la réalité car les effets qu’elle produit sont réels) est fallacieux. À ce compte, Cendrillon n’est pas un personnage fictionnel parce que le film qui la représente et les profits qu’il engendre 27 DDossier sont bien réels, et parce que de millions de petites filles réelles se sont vraiment identifiées à elle. 17 „Sermo Primus“ dans Orationes seu sermones ut ipse appellabat, Epistolae, Silvae, Satyrae, Eglogae, Epigrammata, 1502. Je tiens cette information de Nicolas Corréard (2008: 155-162). 18 Huston évoque bien quelques objections possibles (il y a des romans qui exercent une influence néfaste) mais elle les balaie rapidement (2008: 182). 19 Les nouvelles règles managériales supposent que chacun „s’immerge et se soumettre à une fiction commune, celle de l’entreprise comme on se laisse captiver par un roman“ (2008: 94). 20 „il présuppose cette attitude propre aux univers fictionnels, la suspension d’incrédulité, véritable idéal-type de la nouvelle économie“ (2008: 89). 21 Il souligne néanmoins à plusieurs reprises sa communauté de vues avec lui (2011: 66 note 1). 22 Dans le langage médical, le frayage désigne le passage d'une excitation d'un neurone à l'autre, qui se réalise par une voie déjà empruntée, correspondant ainsi à une moindre résistance; par analogie, il s’agit, en psychologie, d’un passage, d’un cheminement facilité du fait de son itération (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS, atilf, http: / / www.cnrtl.fr/ definition/ frayage). 23 2010, en particulier chapitres 3 et 4. 24 On peut le mettre en relation avec le décrochage, le déplacement déictique précédemment évoqué à propos de Hamburger. 25 Il cite abondamment l’histoire de Mme de la Pommeraye dans Jacques le Fataliste, comme représentation fictionnelle du processus de frayage. 26 La métalepse est définie, surtout depuis Genette (2005), comme le passage d’un niveau narratif à un autre, par exemple quand un personnage fictionnel-dans-la fiction rencontre un personnage réel-dans-la-fiction (comme dans La Rose pourpre du Caire, Woody Allen, 1987), ou lorsque qu’Hitchcock apparaît dans un de ses films. 27 „L’activité de scénarisation est métaleptique précisément en ce qu’elle articule un scénario (fictif) imaginé pour l’avenir avec la facilitation effective de l’advenir (réel) de cette fiction.“ (2010: 86) 28 Genette insiste tout particulièrement sur cet aspect (2005). 29 Marielle Macé exprime bien le rejet de la narratologie au motif que celle-ci ignorerait les usages de la littérature et l’éloignerait de la vie: „loin de modèles sémiotiques ou narratologiques (qui ont tendance à décrire l’activité de lecture comme une opération close sur elle-même, aussi valorisée qu’elle est séparée, et qui peinent donc à faire entrer ensuite la lecture dans la vie), l’expérience littéraire s’aligne ainsi sur les autres arts et sur tous les moments pratiques dont elle est concrètement solidaire dans nos vies“ (2011: 15). 30 Il justifie au nom du storytelling la comparaison faite par G. Bush de Sadam Hussein et d’Hitler (2009: 33). 31 Salmon, en 2007, renvoie en effet dos-à-dos les deux candidats. Le démontage du storytelling de N. Sarkozy et de son équipe se précise dans la postface de 2008. 32 Un exemple illustre le caractère idéologique du débat. Hayden White, en 1999, attaque violemment Gertrude Himmelfarb qui déplore l’esthétisation du récit historique et défend „le principe de réalité“ de l’histoire traditionnelle d’un point de vue moral („Telling it as You Like it: Postmodernist History and the Flight from Fact“, Times Literary History, oct. 16, 1992). White estime qu’en dénonçant la nouvelle histoire qui veut saper l’histoire tra- 28 DDossier ditionnelle, Himmelfarb s’en prend „aux marxistes, aux femmes, aux noirs“ (1999: 34sq.). 33 „À la ‚réalité à papa‘ de la physique newtonienne, de l’âge des Lumières et du positivisme, le post-modernisme substitue la vision d’une réalité fondée sur le paradoxe, construite par les règles conventionnelles d’un jeu que nous définissons nous-mêmes, et dont la connaissance ne peut être que fragmentaire et subjective.“ (2010: 61-62) 34 Fictions et cultures (2010), collectif réalisé par A. Duprat et par moi-même, est une tentative allant dans ce sens.