eJournals lendemains 39/153

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
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2014
39153

Des transferts culturels à la globalisation

2014
Kirsten Kramer
ldm391530056
56 DDossier Kirsten Kramer Des transferts culturels à la globalisation Enjeux théoriques et perspectives heuristiques en vue d’une coopération entre Lettres modernes et Études romanes Actuellement, dans le domaine de la coopération scientifique, la productivité persistante des relations culturelles entre la France et l’Allemagne se fait notamment jour dans le cadre de programmes d’enseignement et de recherche scientifique mis en place par des institutions chargées de la coordination de projets scientifiques telles que l’Université franco-allemande (UFA) et l’Agence nationale de la recherche (ANR) en association avec la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) ou le Ministère allemand de l’éducation et de la recherche (BMBF). 1 Les programmes financés et réalisés par ces institutions (bi-)nationales incluent notamment des séminaires et des collèges scientifiques de type bilatéral qui rassemblent les disciplines scientifiques les plus diverses (provenant du domaine des sciences humaines et sociales, des sciences du vivant, du droit, des mathématiques e. a.) et témoignent ainsi aussi bien de la variété que de la vivacité des échanges scientifiques entre la France et l’Allemagne. Or, ces programmes actuels de recherche et d’enseignement supérieur qui ont pour objectif de promouvoir des synergies entre les activités de recherche académique dans les deux pays s’inscrivent dans une tradition de coopération transnationale dont les origines remontent à la deuxième moitié du siècle passé et qui, dans le domaine des lettres, a pris son essor au cours des années 80, période qui marque une césure significative dans les rapports de recherche scientifique qui se sont établis entre la France et l’Allemagne. Ainsi, l’exposé présent se consacrera à une brève reconstruction des transformations structurelles survenues à l’intérieur des ‚cultures de savoir‘. Il s’agira plus précisément, dans un premier temps, de repérer les prémisses théoriques et les implications méthodiques sur lesquelles reposent les activités de coopération et d’échange qui se sont développées entre les disciplines des Lettres modernes (en France) et des Études romanes (en Allemagne) au cours des trois dernières décennies. Malgré les profonds changements culturels qui affectent tant les structures du savoir, les formes de l’expérience des espaces culturels que les modes divers de la confrontation avec les instances de l’autre, ces formes d’interaction scientifique se prolongent jusque dans l’actualité des débats contemporains, dont on se propose de tracer les contours en adoptant à la fois une perspective généalogique et le point de vue (intéressé) d’une romaniste allemande. Partant de cette reconstruction généalogique des traditions scientifiques, on s’interrogera ensuite sur les enjeux théoriques, les perspectives heuristiques et les axes de recherche qui peuvent servir de points d’ancrage et d’orientation dans le cadre d’une possible 57 DDossier coopération future entre les disciplines des Lettres modernes en France et des Études romanes en Allemagne. Or, si on se propose de suivre l’évolution des Études romanes des deux dernières décennies, on ne peut ignorer, du fait de la diversité des approches théoriques, l’élargissement considérable des objets et des méthodes de recherche qui dominent la discipline. Centrées à l’origine sur les formes et fonctions particulières qu’adoptent les littératures romanes au cours de leur(s) histoire(s), les études littéraires se sont progressivement transformées en études culturelles qui s’inscrivent dans un contexte de recherche plus vaste englobant dès lors tant des phénomènes littéraires que des mouvements d’ordre culturel, politique ou social. 2 En outre, dès le commencement des Études romanes en Allemagne, la culture française a joué un rôle important comme objet de recherche privilégié, rôle qui est largement dû au voisinage géographique des deux nations et qui, sur le plan politique, a été sanctionnée par le traité officiel promouvant le dialogue transou interculturel. En même temps, depuis quelques décennies la discipline des Études romanes est parvenue à établir un rapport assez étroit avec celle des Lettres modernes. À partir des années 80 du siècle passé surtout, on peut observer, à travers l’étude des axes de recherche propres aux deux disciplines, un intérêt croissant pour les relations d’échange unissant la littérature et la culture des deux nations. Cet intérêt pour les formes de l’échange culturel dérive en large mesure de l’émergence de l’approche disciplinaire qui porte son attention sur les ‚transferts culturels‘ et qui doit son existence même à un tel processus de transfert de savoirs culturels. Le germaniste français Michel Espagne a en effet été l’un des initiateurs principaux du groupe de recherche constitué en 1986 dans le cadre du CNRS et a contribué par ses publications (telles que le recueil d’articles intitulé Transferts - Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand, édité en coopération avec Michael Werner, ou la monographie Les transferts culturels franco-allemands) 3 à légitimer et approfondir la recherche académique portant sur les phénomènes d’appropriation et de transferts de schémas de communication et d’interaction culturelles. Par la suite, les perspectives de recherche initiées par Espagne et Werner ont trouvé leur prolongation dans les travaux d’autres chercheurs allemands tels que les historiens Matthias Middell et Rolf Reichardt ou le romaniste Hans-Jürgen Lüsebrink. 4 À l’origine, les différentes approches recourant à l’analyse des opérations de transferts ou des processus d’échange visent notamment les contacts culturels d’ordre bilatéral. Partant d’une double critique dirigée aussi bien contre la catégorie d’influence que contre la méthode comparative, 5 ces approches rapportent l’échange et la circulation d’objets, d’informations, de symboles et de pratiques dans leur interaction culturelle à un mouvement ou une dynamique essentiellement linéaire reliant une culture de départ à une culture de destination. Cette dynamique culturelle se calque fréquemment sur le modèle de la communication linguistique réunissant dans l’acte communicatif les instances de l’émetteur et du destinateur. 6 Dans le cadre de telles analyses des phénomènes de transferts, la 58 DDossier France et l’Allemagne représentent les termes d’une interaction sociale ou culturelle au cours de laquelle les acteurs individuels ou collectifs peuvent facilement échanger les positions d’émetteur et de destinateur sans pour autant dépasser le cadre de référence général défini par des modalités d’échange de type essentiellement bilatéral. En outre, il faut constater que l’émergence des groupes de recherche se préoccupant des transferts culturels coïncide avec de profondes transformations d’ordre politique et social qui, au cours des années 80, contribuent à rapprocher progressivement les nations européennes les unes des autres et suscitent de multiples mouvements migratoires, ceux-ci rendant nécessaire une re-définition fondamentale des relations internationales qui lient chaque nation à celles appartenant au même espace culturel européen. 7 En même temps, l’avènement des nouveaux médias et technologies entraîne l’émergence de nouvelles formes d’environnement culturel en transformant graduellement les sociétés industrialisées en communautés informationnelles, ces dernières s’établissant suite à la révolution technologique à la fois en matière de traitement de l’information, d’organisation des savoirs et de distribution des pouvoirs de régulation. Une circulation complexe de ‚réseaux‘ et de ‚flux‘ d’ordre informationnel et économique est donc mise en place et contribue, dès lors, à constituer un espace social marqué par une dynamique transculturelle toute nouvelle. 8 Comme le suggèrent la plupart des publications issues de la recherche sur les transferts culturels, malgré les mouvements de rapprochement transculturel effectués sur les plans social, économique et informationnel, qui, tout en transformant les liens traditionnels entre les États nationaux, produisent de nouveaux rapports dans l’interaction sociale de ceux-ci, les analyses concrètes de tels processus de transferts et de transmission partent pourtant d’un concept de culture qui conçoit chaque formation culturelle comme une entité relativement refermée sur ellemême se définissant tant par la mise en place initiale que par la stabilisation consécutive de frontières (d’ordre géophysique et mental) qui garantissent son autonomie par rapport à d’autres ensembles culturels. Dans la première phase de leur formation, les études des transferts culturels reposent donc tant sur une conception ‚monadique‘ ou homogène que sur un modèle foncièrement statique des formations culturelles, modèle qui, désormais, ne peut guère répondre aux transformations structurelles de l’espace culturel que constitue l’Europe contemporaine. 9 Or, au cours de la dernière décennie, ce modèle de fonctionnement des transferts culturels a été l’objet d’une critique assez acharnée issue en bonne partie des groupes de recherche travaillant eux-mêmes sur ces transferts. 10 Ainsi, le concept des relations bilatérales, prédominant dans les années 80 et 90, a progressivement été remplacé par un modèle plus complexe. D’une part, ce modèle a provoqué un élargissement notable des comparaisons culturelles dans la mesure où l’on renvoie souvent désormais à l’échange entre trois nations ou espaces nationaux (intégrant par exemple l’étude de l’influence de la culture anglaise ou russe dans l’analyse des rapports franco-allemands). 11 D’autre part, les analyses de type bi- 59 DDossier ou trilatéral s’efforcent de mettre l’accent sur la fonction constitutive de figures ou d’instances de médiation culturelle (l’intervention de traducteurs e. a.) 12 tout en recourant aux méthodes de description propres à la sociologie des acteurs - telle qu’elle a été développée par Pierre Bourdieu dans le cadre de la théorie praxéologique sur la constitution et l’organisation des ‚champs culturels‘. 13 Au cours des débats les plus récents, ce modèle trilatéral s’est vu remplacé à son tour par la description de l’émergence de réseaux sociaux et culturels plus complexes qui conçoit l’interaction et l’échange transnational d’éléments culturels à partir de la notion de l’‚histoire croisée‘. Cette approche cherche à rendre compte de la démultiplication des espaces sociaux de référence dont l’émergence s’avère souvent être le résultat de processus de conquête, d’acculturation ou de migration implantés dès la seconde moitié du XIX e siècle. 14 En mettant en rapport différentes formations sociales marquées par des liens asymétriques et en examinant leur enchevêtrement dans le domaine de l’organisation politique, économique et idéologique, l’‚histoire croisée‘ s’ouvre donc à un horizon de recherche qui permet de penser l’histoire comme un espace d’évolutions hétérogènes, souvent contradictoires et d’ordre essentiellement non-linéaire. Le déplacement de paradigmes de recherche a amené un type d’analyse qui a fini par remplacer la notion de culture conçue comme une entité close et statique par la notion d’interactions dynamiques qui, elles, fondent non seulement les échanges transou interculturels, mais se manifestent également à l’intérieur de chaque formation culturelle individuelle. 15 Cette transformation significative survenue dans le domaine des études socio-historiques et littéraires résulte de l’influence exercée par d’autres disciplines de recherche se consacrant dans une large mesure à l’étude de la situation historique du colonialisme - telles que les postcolonial studies avec leurs concepts de ‚métissage‘, d’‚hybridisation‘ culturelle ou de ‚troisième espace‘ 16 - et se rapprochant dans leur ensemble aussi bien des méthodes de l’histoire culturelle, de la communication interculturelle que de l’ethnologie, de l’analyse du discours ou de l’histoire de l’art. 17 Or, au cours des débats les plus récents, la critique dirigée contre les méthodes de la recherche portant sur les transferts culturels part notamment de l’analyse de la situation culturelle marquée par les effets de la ‚globalité‘ ou de la ‚globalisation‘, effets qui affectent tant les processus d’interaction culturelle reliant des nations de tous les continents que les ‚microrelations‘ d’échange mises en place entre les cultures européennes dans lesquelles s’insèrent également les contacts culturels entre la France et l’Allemagne. Si la globalisation s’articule de façon plus manifeste dans le contexte des études socio-historiques qui, comme cela a été montré auparavant, ont opéré un changement de méthode significatif en ouvrant l’histoire universelle à l’horizon non-linéaire de l’‚histoire croisée‘, ses implications et effets d’ordre culturel se font remarquer également dans le cadre des études littéraires où deux paradigmes surtout se sont établis au cours des débats les plus récents: 1) Dans le contexte de la littérature française et de la discipline académique des Lettres modernes, c’est en particulier la notion d’une ‚littérature-monde‘, décrite 60 DDossier dans le manifeste „Pour une littérature-monde en français“, publié en 2007, 18 qui s’oppose au concept de ‚littérature francophone‘ qui, lui, inclut les littératures de langue française issues hors du territoire géographique de la France et qui, selon les auteurs du manifeste, comporte des connotations foncièrement ‚exotiques‘ renvoyant aux fondements même de la pensée coloniale ainsi qu’à l’affirmation de la supériorité culturelle de la France inhérente à celle-ci. C’est surtout parce qu’il permet de dépasser le cadre étroit de l’autoréférentialité fondée sur les renvois de textes littéraires à d’autres textes qu’au cours des débats actuels se rapportant aux processus de globalisation dans le domaine de la littérature le concept vient s’intégrer dans l’ensemble des approches théoriques des World Literature Studies. La genèse de ces dernières a récemment contribué à fonder un nouveau paradigme de la recherche littéraire transnationale qui affirme sa présence non seulement dans les controverses académiques menées aux États-Unis, mais se manifeste aussi de plus en plus au sein des débats européens centrés sur le rapport qu’entretient la littérature avec ce que l’on appelle le ‚monde‘. 19 2) Dans le contexte des études littéraires et culturelles en Allemagne qui exercent une influence considérable sur la discipline des Études romanes actuelles, en outre, le concept de ‚littérature géopolitique‘ (développé notamment par le germaniste allemand Niels Werber) 20 vient revêtir une importance particulière. Selon ce concept, la littérature à l’ère de la globalisation contemporaine apparaît comme un lieu privilégié pour l’articulation de réflexions immanentes qui se réfèrent à des tensions géopolitiques et mettent à jour des modèles divergents de globalisation oscillant entre, d’une part, l’affirmation de la notion de ‚société-monde‘ définie comme global village, espace géopolitique virtuel dépourvu de toute différence culturelle ou sociale et, d’autre part, le concept opposé d’une hégémonie universelle exercée par la culture anglo-américaine qui impose ses normes et valeurs au monde entier. 21 Dans les débats contemporains, à ce second paradigme théorique qui souligne surtout l’ancrage géopolitique de la littérature au sein de processus d’interaction sociale qui relient les territoires du monde entier, se joignent des approches théoriques d’orientation différente. Ces approches font abstraction de la différenciation des phénomènes liés à la globalisation d’ordre purement esthétique d’une part et d’ordre économique ou social d’autre part, pour faire converger les perspectives heuristiques provenant des études autant littéraires que culturelles. Ce sont elles qui requièrent un type d’analyse permettant de concevoir les relations entre la littérature et la culture de langue française et allemande comme partie intégrante de la formation de réseaux culturels plus vastes opérant à différents niveaux à l’intérieur de chaque formation culturelle. Cela implique d’abord que l’analyse culturelle, dès lors, est censée porter son attention sur les transformations des structures de savoir et de la perception du monde. Il s’agit de prendre en compte la fonction centrale que remplissent les figures, les média et les instances d’observation du monde global(isé), qui ne s’insèrent plus dans le contexte d’une simple confrontation biou trilatérale entre le même et l’autre ou entre l’émetteur et le destinateur, 61 DDossier mais s’intègrent comme acteurs culturels dans des réseaux opérationnels plus larges dont la perception a été rendue possible par l’émergence des nouvelles technologies de transport et de communication. 22 Ces réseaux sociaux et les instances réflexives d’observation respectives ne se localisent pas uniquement dans la phase contemporaine de la globalisation, mais se sont déjà formés pendant des phases antérieures de la ‚globalisation terrestre‘ (selon la terminologie de Peter Sloterdijk) 23 qui remonte à l’âge des découvertes et s’est établie ces dernières années aussi bien dans les Études romanes en Allemagne 24 que dans les Lettres modernes françaises comme un sujet privilégié de la recherche littéraire et culturelle. Cela est démontré à titre d’exemple par les travaux du seiziémiste Frank Lestringant et du groupe de chercheurs appartenant au Centre de recherche sur la création littéraire en France à la Renaissance (Centre V. L. Saulnier), qui, en s’appuyant sur des méthodes d’enquête provenant de la philologie, de l’édition du texte ainsi que de l’histoire des formes symboliques et de l’histoire culturelle, se consacre entre autres à l’étude des échanges effectués entre l’Europe et le ‚Nouveau Monde‘. 25 L’adoption de cette perspective implique, en outre, la réflexion sur les conditions d’émergence d’une interaction socio-culturelle entre acteurs hétérogènes (humains et non-humains) qui opèrent dans des contextes intraou transculturels et ont été décrits de façon systématique par les chercheurs soutenant la théorie de ‚l’acteurréseau‘, connue sous l’abréviation ANT (pour actor-network theory). Le représentant le plus connu de cette approche est le sociologue français Bruno Latour dont les positions théoriques en matière de science studies viennent exercer une influence grandissante sur les contenus et les méthodes des études culturelles et littéraires en Allemagne, 26 mais qui, jusqu’à présent, semblent n’avoir guère laissé de traces visibles dans la discipline des Lettres modernes en France. En Allemagne, par contre, les positions épistémologiques de la théorie acteur-réseau ont été graduellement adoptées surtout dans le contexte des études littéraires fondées sur l’histoire et l’anthropologie culturelle ainsi que sur l’analyse des médias (dont deux des représentants les plus connus, étant issus de la philologie allemande, sont Bernhard Siegert et Erhard Schüttpelz). 27 Ces positions trouvent un lieu d’articulation privilégié dans le cadre de la recherche portant sur les ‚techniques culturelles‘ (Kulturtechnikforschung), approche théorique qui analyse - à partir de l’histoire européenne de la différenciation des formes d’organisation et de distribution des savoirs 28 - l’interaction fonctionnelle s’effectuant entre ‚signes‘ (l’objet des lettres et sciences humaines), ‚personnes‘ (l’objet des sciences sociales) et ‚artéfacts matériels‘ (l’objet des sciences naturelles). 29 Cette approche s’appuie notamment sur un modèle complexe de circulation des trois pôles divergents, modèle qui s’oppose fortement à l’isolement heuristique d’un seul facteur en exigeant, au contraire, de mettre en relation toutes les entités participant au dynamisme des circulations et à la constitution des réseaux socio-technologiques qui dominent les sociétés modernes. L’analyse de la culture proposée par la théorie de l’acteurréseau présuppose donc que chaque formation culturelle est fondée sur un type 62 DDossier d’interaction sociale qui, de par son essence même, rassemble des acteurs humains, des opérations technologiques ainsi que des schémas d’interprétation symbolique ou discursive. Ses représentants contribuent ainsi à confirmer les modèles du fonctionnement des sociétés et cultures qui avaient déjà été revendiqués par les études portant sur les transferts culturels. Pourtant, à la différence de ces dernières, ils tendent à en finir à la fois avec la délimitation de schémas d’interaction de type purement social et avec des modèles de transferts sociaux fondés sur des espaces culturels conçus comme des entités refermées sur ellesmêmes afin de pouvoir décrire le fait social en fonction de la multiplicité des relations (d’ordre politique, scientifique et idéologique) qui le constituent. En outre, les concepts et méthodes promus par la théorie de l’acteur-réseau entrent en corrélation étroite avec la notion de ‚réseaux-monde‘ (Weltnetzwerke) définie par un rapport étroit qui s’établit entre le fondement topologique des réseaux (les structures et dispositifs technologiques) et leur ancrage topographique, celui-ci impliquant leur intégration dans des environnements sociaux concrets qu’ils contribuent en même temps à créer eux-mêmes. 30 En somme, à partir des années 80 du siècle passé, la recherche sur les transferts culturels a fourni un cadre de référence essentiel pour la coopération scientifique entre les disciplines des Lettres modernes en France et les Études romanes en Allemagne. Pourtant, dans le contexte des études sur les transferts culturels qui ont progressé en Allemagne, en Autriche et en France au cours des deux dernières décennies, ce cadre de référence a déjà subi de nombreux élargissements et modifications qui prennent en compte les transformations profondes intervenues dans le champ des conditions de vie et des modes de production des savoirs propres aux civilisations, sociétés et cultures de la modernité contemporaine, transformations qui concernent notamment le passage de la société industrialisée à la société informationnelle. Même si les approches dédiées aux transferts culturels tendent graduellement à intégrer des perspectives globales dans l’analyse des modes d’interaction culturelle et sociale, les paradigmes théoriques mentionnés auparavant, portant sur les conditions anthropologiques et les effets culturels de la globalisation ou mondialisation, n’ont jusqu’à présent guère trouvé de résonance notable dans le contexte des échanges et de la coopération entre les disciplines des Lettres modernes françaises et des Études romanes en Allemagne. Les enjeux théoriques esquissés ci-dessus contribuent donc à dessiner les contours d’un champ d’enquête scientifique qui puisse servir d’horizon d’orientation heuristique pour de futures perspectives de recherche (trans-)culturelle; loin de s’écarter de tout rapport généalogique reliant le présent à la tradition de l’analyse des transferts culturels, ces approches devraient, pourtant, insérer l’analyse de l’échange interou transculturel dans de nouveaux contextes (méthodiques et historiques) qui puissent tenir compte des conditions de formation de systèmes culturels ou sociaux propres aux phases de la globalisation du monde aussi bien passée que contemporaine. 63 DDossier 1 Les programmes d’enseignement supérieur et de recherche faisant partie de la coopération scientifique entre la France et l’Allemagne se trouvent annoncés sur les sites Internet des institutions respectives: www.dfh-ufa.org/ fr/ recherche; www.dfg.de/ foerderung/ info_wissenschaft/ archiv/ 2014/ info_wissenschaft_14_04/ index.html; www.agence-nationalerecherche.fr/ financer-votre-projet/ documents/ appel-detail0/ appel-franco-allemand-anr-bmbfsur-la-protection-des-infrastructures-critiques-2014 (sites consultés le 27 juillet 2014). 2 Sur l’élargissement des perspectives heuristiques des études littéraires et les formes divergentes de sa manifestation dans le cadre des Études romanes, cf. à titre d’exemple Claudia Jünke / Rainer Zaiser / Paul Geyer (ed.), Romanistische Kulturwissenschaft? , Würzburg, Königshausen & Neumann, 2004. Selon les éditeurs du recueil d’articles, la confrontation des études littéraires avec les approches théoriques appartenant aux études culturelles et à l’analyse des média est le signe d’une crise de légitimation qui, au cours des vingt dernières années, a affecté l’ensemble des philologies traditionnelles. 3 Cf. Michel Espagne / Michael Werner (ed.), Transferts - Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIII e -XIX e siècles), Paris, Éditions Recherche sur les civilisations, 1988; Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999. 4 Ce dernier a fait publier en 2012 en 3 e édition son étude fondamentale sur l’approche de la ‚communication interculturelle‘ qui reprend plusieurs concepts de l’analyse des transferts culturels tout en les intégrant dans une perspective de recherche actualisée; cf. Hans-Jürgen Lüsebrink, Interkulturelle Kommunikation. Interaktion, Fremdwahrnehmung, Kulturtransfer, Stuttgart / Weimar, Metzler, 2012. - Pour d’autres travaux publiés par des chercheurs allemands, cf. à titre d’exemple Matthias Middell, „Kulturtransfer und Historische Komparatistik - Thesen zu ihrem Verhältnis“, in: Comparativ, 10, 2000, 7-40 et Hans-Jürgen Lüsebrink / Rolf Reichardt (ed.), Kulturtransfer im Epochenumbruch. Frankreich - Deutschland 1770-1815, 2 vols, Leipzig, Universitätsverlag, 1997. 5 Sur les fondements et les implications de cette double critique, cf. notamment Michel Espagne, Les transferts culturels franco-allemands (note 3), 17-50 et id., „La notion de transfert culturel“, in: Revue Sciences / Lettres, 1, 2013, 1-8, 2sq., en ligne: http: / / rsl. revues.org/ 219#text (site consulté le 27 juillet 2014). 6 Un résumé concis des prémisses et implications inhérentes au modèle linéaire des échanges transculturels proposé dans les premiers travaux des études sur les transferts culturels se trouve formulé dans Gregor Kokorz / Helga Mitterbauer, „Einleitung“, in: id. (ed.), Übergänge und Verflechtungen. Kulturelle Transfers in Europa, Bern / Berlin / Bruxelles et al., Lang, 2004, 7-20; au sujet du rôle que joue le modèle linguistique dans le cadre de l’analyse des transferts, cf. entre autres Michel Espagne, „Die anthropologische Dimension der Kulturtransferforschung“, in: Helga Mitterbauer / Katharina Scherke (ed.), Ent-grenzte Räume. Kulturelle Transfers um 1900 und in der Gegenwart, Wien, Passagen, 2005, 75-93. 7 Sur les mouvements migratoires et la nécessité de reformuler les relations internationales à partir des profondes transformations sociales survenues dans l’espace culturel de l’Europe au cours de la seconde moitié du siècle passé, cf. notamment Helga Mitterbauer / Katharina Scherke, „Einleitung“, in: id. (ed.), Ent-grenzte Räume (note 6), 13-21. 8 A propos de l’avènement historique de la société informationnelle ou ‚société en réseaux‘ et des innovations ou entreprises qui la caractérisent, cf. l’ouvrage fondamental de Manuel Castells, La société en réseaux. L’ère de l’information, t. 1, Paris, Fayard, 1998. 9 Au sujet de la conception ‚monadique‘, homogène et statique des formations culturelles inhérente aux premières études portant sur les transferts culturels, cf. notamment Federico Celestini / Helga Mitterbauer, „Einleitung“, in: id. (ed.), Ver-rückte Kulturen. Zur Dynamik kultureller Transfers, Tübingen, Stauffenburg, 2003, 11-16. 64 DDossier 10 Sur cette critique, cf. à titre d’exemple Werner Suppanz, „Transfer, Zirkulation, Blockierung. Überlegungen zum kulturellen Transfer als Überschreiten signifikatorischer Grenzen“, in: Celestini / Mitterbauer (ed.), Ver-rückte Kulturen (note 9), 37-51; cf. également la mise au point pertinente des positions de recherche plus récentes présentée par Hans-Jürgen Lüsebrink, „Kulturtransfer - neuere Forschungsansätze zu einem interdisziplinären Problemfeld der Kulturwissenschaften“, in: Mitterbauer / Scherke (ed.), Ent-grenzte Räume (note 6), 23-41. 11 Cet élargissement se fait notamment remarquer dans la liste des sujets abordés au cours d’un colloque organisé par le groupe de recherche sur les transferts culturels au CNRS en 2004/ 2005, qui se proposait de dresser le bilan ‚cartographique‘ des progrès de la discipline en rassemblant entre autres des contributions traitant le triangle Allemagne - Angleterre - France au XVIII e siècle; cf. le programme publié en ligne: http: / / rsl.revues. org/ 219#text (site consulté le 27 juillet 2014); sur le passage du modèle bilatéral aux analyses de type trilatéral, cf. également le recueil d’articles publié par Katia Dimitrieva / Michel Espagne (ed.), Transferts culturels triangulaires France - Allemagne - Russie, Paris, Édition de la Maison des Sciences de l’homme, 1996. 12 Sur la fonction que remplissent les instances de médiation dans le cadre des transferts culturels, cf. entre autres Kokorz / Mitterbauer, „Einleitung“ (note 6) et Lüsebrink, „Kulturtransfer“ (note 10). 13 Pour une adaptation de la théorie des ‚champs‘, développée par Bourdieu, dans le cadre d’une analyse des instances de médiation opérant à l’intérieur des champs littéraires, cf. Michaela Wolf, „‚Der Kritiker muss ein Verwandlungsmensch sein, ein Schlangenmensch des Geistes‘. Ein Beitrag zur Dynamisierung der Feldtheorie von Pierre Bourdieu am Beispiel von Hermann Bahr“, in: Mitterbauer / Scherke (ed.), Ent-grenzte Räume (note 6), 157-171; sur la signification générale que revêtent la théorie des champs et la catégorie d’habitus dans le contexte des analyses d’échanges transculturels, cf. les observations pertinentes dans Celestini / Mitterbauer, „Einleitung“ (note 9). 14 Au sujet des fondements et concepts sur lesquels s’appuie l’approche théorique de l’‚histoire croisée‘ qui vise à décrire les zones d’intersection et d’interférence d’espaces culturels différents, cf. à titre d’exemple Michael Werner / Bénédicte Zimmermann, „Vergleich, Transfer, Verflechtung. Der Ansatz der Histoire croisée und die Herausforderung des Transnationalen“, in: Geschichte und Gesellschaft, 28, 4, 2002, 607-636 et, en vue d’une reformulation des objectifs et méthodes de l’histoire littéraire traditionnelle dans une perspective transnationale, Annette Werberger, „Überlegungen zu einer Literaturgeschichte als Verflechtungsgeschichte“, in: Dorothee Kimmich / Schamma Schahadat (ed.), Kulturen in Bewegung. Beiträge zur Theorie und Praxis der Transkulturalität, Bielefeld, transcript, 2012, 109-141; pour une description systématique des rapports entre l’historie universelle et l’histoire croisée formulée à partir de la conception de l’histoire développée par Fernand Braudel, cf. également Erhard Schüttpelz, „Die medienanthropologische Kehre der Kulturtechniken“, in: Archiv für Mediengeschichte, 6, 2006 (Kulturgeschichte als Mediengeschichte [oder vice versa]? , ed. Lorenz Engell / Joseph Vogel / Bernhard Siegert), 87-110. 15 Sur cette conception dynamisée des formations culturelles, cf. entre autres Kokorz / Mitterbauer, „Einleitung“ (note 6), ainsi que Suppanz, „Transfer, Zirkulation, Blockierung“ (note 10). 16 Sur la fonction que remplissent les concepts de ‚métissage‘ ou d’‚hybridisation‘ culturelle, dérivés du paradigme postcolonial, dans le contexte de la recherche sur les transferts culturels, cf. notamment Celestini / Mitterbauer, „Einleitung“ (note 9), ainsi que Stefan 65 DDossier Rieger / Schamma Schahadat / Manfred Weinberg, „Vorwort“, in: id. (ed.), Interkulturalität. Zwischen Inszenierung und Archiv, Tübingen, Narr, 1999, 9-26. 17 Sur la convergence de différents paradigmes de recherche dans les analyses des transferts culturels plus récentes, cf. à titre d’exemple les observations systématiques dans Lüsebrink, „Kulturtransfer“ (note 10). Il faut pourtant remarquer que malgré l’ouverture de la recherche sur les transferts culturels aux méthodes et enjeux théoriques des études culturelles, le recours à des modèles sémiologiques de description culturelle reste présent; toute formation culturelle se conçoit donc dans son essence comme le lieu d’intersection de discours, de langues ou d’interprétations symboliques divergents. 18 Michel Le Bris / Jean Rouaud et al. (ed.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007. Originairement le manifeste fut publié le 15 mars 2007 sous le titre „Pour une littérature-monde en français“, dans Le Monde. 19 Pour le contexte des controverses aux États-Unis cf. notamment David Damrosch, What is World Literature, Princeton, Princeton UP, 2003; id., How to Read World Literature, Chichester et al, Wiley-Blackwell, 2009 et Emily Apter, Against World Literature. On the Politics of Untranslatability, London / New York, Verso, 2013. À propos des débats européens menés en Allemagne, cf. entre autres Ottmar Ette, ZwischenWeltenSchreiben. Literaturen ohne festen Wohnsitz, Berlin, Kadmos, 2005; id., TransArea. Eine literarische Globalisierungsgeschichte, Berlin, de Gruyter, 2012; Erhard Schüttpelz, „Weltliteratur in der Perspektive einer Longue Durée I: Die fünf Zeitschichten der Globalisierung“, in: Özkan Ezli / Dorothee Kimmich / Annette Werberger (ed.), Wider den Kulturenzwang. Migration, Kulturalisierung und Weltliteratur, Bielefeld, transcript, 2009, 339-359. 20 Cf. Niels Werber, Die Geopolitik der Literatur. Eine Vermessung der medialen Weltraumordnung, München, Hanser, 2007. - Dans le cadre des études littéraires et culturelles en France, l’ancrage géophysique de la littérature a récemment été souligné dans le cadre d’un nombre de travaux développant les approches théoriques complémentaires de la ‚géocritique‘ et de la ‚géographie littéraire‘; cf. notamment Bertrand Westphal (ed.), La géocritique: mode d’emploi, Limoges, Pulim, 2000; id., La géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007; Michel Collot, Pour une géographie littéraire, Paris, Corti, 2014. 21 Sur l’opposition des concepts divergents de globalisation, cf. en particulier Werber, Die Geopolitik der Literatur (note 20). Le concept de global village a été initialement développé en 1962 par Marshall McLuhan dans le contexte de la théorie des média; cf. Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographic Man, Toronto, University of Toronto Press, 2011. 22 A propos des transformations significatives s’opérant dans le domaine des structures du savoir et de la perception du monde à l’ère de la globalisation contemporaine, cf. à titre d’exemple les réflexions pertinentes dans Ulrike Bergermann, „Das Planetarische. Vom Denken und Abbilden des ganzen Globus“, in: id. / Isabell Otto / Gabriele Schabacher (ed.), Das Planetarische. Kultur - Technik - Medien im postglobalen Zeitalter, München, Fink, 2010, 17-42. 23 Cf. Peter Sloterdijk, Im Weltinnenraum des Kapitals, Frankfurt/ M., Suhrkamp, 2005. 24 Il s’agit notamment de la recherche centrée sur l’époque culturelle de la Frühe Neuzeit, qui s’est développée surtout au cours des trois dernières décennies dans le cadre des études françaises, hispaniques et latino-américaines et qui, aujourd’hui, occupe une position centrale à l’intérieur de chaque discipline. 25 Sur les objectifs poursuivis du Centre V. L. Saulnier, cf. les annonces officielles publiées sur le site Internet: http: / / www.paris-sorbonne.fr/ presentation-4608 (site consulté le 27 66 DDossier juillet 2014); à propos de la diversité des méthodes employées et soutenues par le groupe de recherche, cf. à titre d’exemple le recueil d’articles: Frank Lestringant (ed.), Les méditations cosmographiques à la Renaissance, Paris, PUPS, 2009. 26 Sur cette influence, cf. entre autres Georg Kneer / Markus Schroer / Erhard Schüttpelz, Bruno Latours Kollektive, Frankfurt/ M., Suhrkamp, 2008 et Tristan Thielmann / Erhard Schüttpelz (ed.), Akteur-Medien-Theorie, Bielefeld, transcript, 2013. 27 Bernhard Siegert est le directeur actuel du Internationales Kolleg für Kulturtechnikforschung und Medienphilosophie (IKKM) de l’université de Weimar, Erhard Schüttpelz dirige l’Institut de recherche des média à l’université de Siegen. 28 La différenciation historique des formes d’organisation des savoirs a été développée de façon systématique dans Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, Éditions de la Découverte, 2010. 29 A propos de la circulation ou ‚cyclisation‘ des trois pôles des ‚personnes‘, des ‚signes‘ et des ‚artéfacts matériels‘, cf. notamment les observations détaillées dans Schüttpelz, „Die medienanthropologische Kehre der Kulturtechniken“ (note 14). Pour les fondements heuristiques de la Kulturtechnikforschung, qui s’oppose explicitement à toute conception purement sémiotique, symbolique ou discursive des formations culturelles, cf. aussi les réflexions programmatiques formulées dans Sybille Krämer / Horst Bredekamp, „Kultur, Technik, Kulturtechnik: Wider die Diskursivierung der Kultur“, in: id. (ed.), Bild - Schrift - Zahl, München, Fink, 2003, 11-22. 30 Sur la définition des ‚réseaux-monde‘ et la superposition constitutive de leur ancrage topologique et topographique, cf. notamment Jörg Dünne / Kirsten Kramer, „Einleitung: Weltnetzwerke - Weltspiele - Welterzählungen“, in: id. (ed.), Weltnetzwerke - Weltspiele. Jules Vernes In 80 Tagen um die Welt, Konstanz, Konstanz UP, 2013, 15-21.