eJournals lendemains 34/136

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2009
34136

Boutès, de Pascal Quignard: Un Traité sur la danse

2009
Chantal Lapeyre-Desmaison
ldm341360037
37 Dossier Chantal Lapeyre-Desmaison Boutès, de Pascal Quignard: Un Traité sur la danse Voilà exactement, me suis-je dit alors, ce que c’est que danser: faire de son corps une forme déduite, fût-elle immobile, de forces multiples.1 L’œuvre de Pascal Quignard entretient avec la danse un rapport nécessaire. C’était une intuition, mais une intuition qui me paraissait difficile à développer, tant les propos sur la danse, dans l’œuvre, me semblaient rares. Pourtant, quand je l’interrogeais à ce sujet dans les entretiens que nous avons menés ensemble en 2000, il répondit ceci: „La danse est un art, bien sûr. J’en parle très souvent, quoi que vous en disiez, sous la forme du corps humain tournant la tête, tombant les bras levés, versant en arrière.“ Cette réponse m’a laissée songeuse. De là est né le souci de comprendre ce que je n’avais pas compris, d’entendre ce que je n’avais pas entendu. Si, en effet, Pascal Quignard parle très souvent de la danse, quand et comment en parle-t-il? Un ouvrage publié en 2008, pourtant voué, „le temps d’un petit livre, le temps d’un dernier petit livre voué à la musique, [à] faire porter l’attention sur la figure beaucoup méconnue qui est celle de Boutès“, 2 permet, je le suppose, de répondre à cette question. Pascal Quignard semble poursuivre, dans Boutès, la méditation inaugurée par La Leçon de musique et La Haine de la musique, en écho à Tous les matins du monde. Le personnage même de Boutès figure celui qui répond à l’appel de la musique, qui cède à la tentation qu’elle donne à entendre. Il s’agirait donc pour Pascal Quignard de réfléchir à ce que touche la musique quand on consent à cette audition pleine de risques (la noyade de Boutès en porterait témoignage). Il me semble pourtant que ces deux axes suggérés par l’auteur ne constituent pas le cœur de son propos. Car „Qu’estce que la musique? C’est la danse.“, écrit-il en une formule très ramassée, dès les premières pages de l’ouvrage. La thèse que je veux défendre ici est que, pour la première fois dans son œuvre, quoique sans le dire expressément, Pascal Quignard livre ici une véritable esthétique - et une éthique - de la danse vraie que le traité, qui dévoile ici sa nécessité formelle et thématique, permet de lire en creux. Pascal Quignard ouvrirait donc l’espace de son œuvre à cet art „en amont de l’art“ selon ses termes auquel jusque là il n’avait pas consacré un traité entier et, en en précisant les coordonnées, lui donnerait la place centrale qu’elle me semble requérir depuis fort longtemps. 38 Dossier Le traité comme inter-dit „Les danseurs n’en savent pas plus long sur l’amour de la danse, 3 que les coureurs cyclistes sur l’amour de la bicyclette […]“, note le juriste et psychanalyste Pierre Legendre. De même pour le spectateur, il est bien difficile de dire ce qui l’a ému, d’autant que le corps danseur est soumis à l’espace et au temps de la représentation, nécessairement bref. Du point de vue de la réflexion théorique, les choses ne sont guère plus aisées. Si Nietzsche, Valéry, ou Mallarmé ont abordé la question de la danse, le lecteur peut souvent avoir le soupçon que la parole qui se donne en apparence la danse pour objet parle en réalité d’autre chose, ce que suggère le titre donné par Valéry à sa méditation. L’âme et la danse laisse en effet supposer - à la suite de Nietzsche - que la danse n’intervient ici qu’au titre d’une métaphore parlante de la pensée, véritable enjeu, mais enjeu masqué, du débat. Quant aux théoriciens de la danse, il est aisé d’en reconnaître la démarche la plus courante à travers la critique qu’en propose Pierre Legendre: „On classe et on reclasse à l’infini, et le juridisme tient lieu d’analyse. D’un côté, les classiques, de l’autre les modernes; à partir de là, on brode aux fins d’isoler chaque espèce de danse l’une de l’autre et de n’aborder jamais […] la difficulté majeure, à savoir ce qui, au sein d’un même système textuel, fait lien entre toutes les danses.“ 4 Pourquoi la danse résiste-t-elle ainsi à l’effort de théorisation? A cette difficulté on peut trouver plusieurs causes. La danse - le spectacle dansé - est par essence épiphanique, je l’ai dit, et n’existe que dans l’instant de la représentation, au moins pour le public - sinon pour les théoriciens qui accordent, à tort, me semble-t-il, peu de place et peu de crédit au temps de la répétition, improprement nommée ainsi. En outre, comme pour d’autres champs qui supposent une approche et une expérience subjectives, sa problématique est périlleuse à aborder quand on n’a pas soimême une pratique de la danse. Il me semble aussi que ce champ convoque plus que d’autres des embrasements fantasmatiques qui nuisent probablement à la pertinence du propos. Les discours tenus sur la danse la fétichisent, la dénaturent ou la désorientent. 5 C’est ce danger que contourne le traité quignardien, adoptant le parti inverse, par les modalités singulières de la parole qu’il déploie. La danse n’y est pas sujet de la méditation, elle en est le fruit. Elle est en quelque sorte produite, comme objet, par la dérive concertée de la pensée et elle se dessine peu à peu à partir des constellations que suscite l’organisation progressive des images les unes par rapport aux autres. Ainsi, à partir du rappel de l’argument tiré des Argonautiques, d’Apollonios de Rhodes, Pascal Quignard développe une méditation qui s’organise, sur le plan sémantique, autour de quelques images et de quelques signifiants exposés d’emblée, qui vont donner ensuite matière à variation. Le saut de Boutès est ainsi mis en relation, par un procédé de juxtaposition, avec le Plongeur de Paestum, avec le sorcier ithyphallique de la grotte des Trois Frères qui tombe en arrière, et avec le sacrifié du Saut de Leucate. Ce principe de condensation figurative, propre à l’esthétique du traité quignardien, incite bien à penser que Boutès est le premier 39 Dossier traité totalement consacré à la danse. Pour Pascal Quignard en effet, comme il l’indique dans Pascal Quignard le solitaire, le sorcier qui tombe en arrière 6 est l’un des premières figurations d’un corps dansant. Quant à Boutès, il le dit de la manière la plus nette qui soit: „Quand Boutès quitte sa rame, il se lève./ Quand Boutès monte sur le pont, il saute./ Boutès danse.“ 7 Se lever, sauter, plonger, mais aussi tomber en arrière, ballotter, se jeter à l’eau, tournoyer sont des termes récurrents, que reprennent des images qui en montrent le caractère universel: ainsi „les éclairs plongent du haut du ciel dans le désir de venir toucher la terre“. 8 Plus loin il évoquera „la motricité bondissante des fauves“, le „vol en rond des rapaces planant dans le vide de l’air, se supportant du vertige de l’air avant de fondre sur la proie terrestre ou aquatique“. 9 Pascal Quignard met en valeur, à travers ces images, la „pulsation temporelle propre à l’inconscient qui est à la limite du mouvement de la mer lors de l’avancée subitement renversante de sa vague“, 10 mouvement de suspens qui précède l’attaque à proprement parler. Or, note-t-il, „C’est à la fois un rythme et un mouvement.“ 11 En effet, plus parlante encore est l’alliance de la danse et de la musique en ce domaine, à travers l’expérience du rythme. „Timogène a écrit: De toutes les activités lettrées la musique est la plus ancienne, seul le mouvement de la lune la précède.“: Pascal Quignard isole ce fragment qui devient à lui seul un chapitre et la seconde proposition, en italique, retient l’attention. Le mouvement de la lune ici souligné a en fait un répondant archaïque dans l’histoire humaine: le fœtus entend - vers le cinquième mois - mais il bouge avant, il déploie et expérimente son corps, bien que ce soit d’une manière involontaire, dans une étrange apesanteur liquide. 12 Dans le système des arts qui se dévoile progressivement dans l’œuvre quignardienne, la musique était „de tous les arts le plus originaire“ - langue humaine entendue in utero, aperception de la mélodie linguistique réduite à sa dimension vocale (le bruire premier pour reprendre un terme cher à l’écrivain), exempté de toute référence au sens. Mais le mouvement, Boutès le découvre, est premier dans le temps de l’expérience humaine (et, précisément, l’une des forces de la musique tient à sa capacité de rappel de ce rythme inaugural). Le traité sur la danse qu’est Boutès montre donc qu’un pas supplémentaire vers l’arrière est accompli, dans cette lente anamnèse vers les origines qu’est l’œuvre. 13 Le propos sur la danse relève, dans ce traité, d’un mi-dire, c’est une parole voilée, indirecte, oblique qui cherche à cerner son objet par un mouvement concentrique. Les motifs convoqués ici, de la scène tirée des Argonautiques à la scène, plus autobiographique, du retour vers les lieux du perdu dans le dernier chapitre, en passant par la mort de Caton, sont strictement des allégories de la danse. La danse selon Pascal Quignard: „Il y a une joie d’abîme dans les caprices des cabris“ 14 La danse, pré-histoire qui peut être retrouvée à la condition que le corps accepte de se remémorer la première battue impulsive, crée un espace d’exception, en 40 Dossier quelque sorte un lieu hors lieu, dont le baile, terme emprunté à Chrétien de Troyes et défini dans Dernier Royaume, fournit la représentation la plus exacte. Certes son sémantisme premier, en tant qu’il est une „sorte de zone franche entre l’ennemi et soi“ 15 l’éloigne en apparence du monde de la danse. Pourtant, si l’on se fie à cette manière si particulière qu’a l’écrivain de dire une chose tout en parlant d’une autre - selon la logique de cette parole littéralement allégorique, caractéristique, à mes yeux, du principe du traitéla mention du baile incite à y voir la figuration du lieu chorégraphique par excellence. Mais ici qui est l’ennemi que l’„espèce de jardin auquel on accède par un marécage et que bat l’eau d’une petite rivière“ permet de tenir à distance tout en le considérant, tout en l’envisageant? Dans La Haine de la musique, Pascal Quignard insistait sur la valeur destituante des sonorités: „La musique, écrivait-il, est un hameçon qui saisit les âmes et les mène à la mort.“ 16 Cela signifie-t-il pour autant que la musique tue en quelque sorte réellement? Faut-il croire que Boutès périt réellement quand il saute pour rejoindre la voix? Je ne le crois pas. Le danger encouru par celui qui écoute la musique trop belle, trop puissante, est tout autre. Jeté dans l’océan, il est alors livré à l’affect: „Aristote a écrit que la psyché - en latin l’anima, en français le souffle - est comme une tablette où la souffrance s’écrit. La musique vient y lire. J’ai désiré seulement souligner ce point: seule la musique vient y lire.“ 17 Entendre, c’est réveiller la douleur, c’est être la proie de l’envahisseur qui rôde et qui suscite la terreur. Mais quand la musique survient, il est loisible à chacun de répondre, et d’échapper ainsi à la fascination pétrifiante. La danse - le saut, le plongeon, l’acte moteur en bref - est cette réponse, une réponse impromptue, plus archaïque encore que la musique, que son audition. Mais elle suppose une anamnèse progressive et méthodique du dernier au premier rythme dont les grands danseurs portent témoignage. Des heures et des jours consacrés à l’apprentissage des pas essentiels, consacrés à l’apprentissage d’un lexique et d’une syntaxe modèlent le corps et le modifient. Ainsi reconnaît-on un danseur à son port de tête, à la tenue de son dos - cette manière toujours de se grandir au point d’être plus grand que soi-, à la ligne légèrement ouverte de ses pas dans la marche, marque de l’en dehors chèrement acquis. C’est une langue apprise qui imprègne le corps comme l’apprentissage de la langue maternelle, de la lecture, de l’écriture. Ensuite certains parlent plus que d’autres, certains sont plus que d’autres prisonniers du manège. Mais parfois il arrive que l’un de ces corps très écrits se dresse, jaillisse et saute - hors de cette langue acquise. Il se passe alors quelque chose qu’on ne peut dire mais dont on est sûr que là est le cœur de la danse. C’est le seul qui émeuve réellement. Celui qui a sauté finalement a ainsi parcouru à rebours tous les degrés rythmiques progressivement acquis. Il les a lus à l’envers. Il ne suffit donc pas d’avoir appris la langue chorégraphique, il faut encore savoir l’oublier. Alors c’est le Jadis comme élan qui se manifeste et apparaît en pleine lumière: „Soudain le jadis plonge. Le jadis tombe des nues. C’est la foudre même.“, 18 dit Pascal Quignard. Le danseur advient comme manifestation du jadis que convoquent à la fois le 41 Dossier rythme interne et la musique. Et ce déchaînement est fatal, si l’on veut, à celui qui consent à en être le vecteur. Dans ce contexte, l’acte du danseur, perçu comme celui qui cède à l’appel, se jette à l’eau, comme Boutès, comme Léandre, gagne à être rapproché de l’acte tauromachique dans la mesure où la vigueur féroce de l’affect qui attaque et la bête énorme dans l’arène s’équivalent. Le toréador, dit Georges Didi-Huberman, se voue à cet „art à corps perdu“: c’est „un art du dar guerra et du plantar cara (donner la guerre et planter la face, c’est-à-dire accepter le sale boulot qui consiste à faire front.“ 19 Ainsi „Danser à hauteur de toreo, ce serait donc construire - mais virtuellement, visuellement, par gestes d’air et par moments furtifs - le labyrinthe d’où menace un monstre.“ 20 Dans la danse, la musique convoque le monstre que le danseur, par sa chorégraphie, aura à toréer et elle est aussi le monstre, comme le suggère Didi-Huberman, car danser établit avec la musique „le même combat qu’un matador avec son taureau.“ 21 Dans tous les cas, le baile au sens médiéval comme au sens actuel est le labyrinthe, crée, reconstitué, où menace le monstre, c’est aussi le lieu étrange de la rencontre amoureuse, d’une rencontre qui, parce qu’elle naît de l’affect porté à son incandescence, se sait rencontre amoureuse, jusqu’à l’horreur, entre le danseur, la musique et ses effets. Mais la danse comme réponse est-elle toujours possible? N’importe qui peut-il se faire danseur? Il est évident à la lecture que pour Pascal Quignard la réponse à cette question est négative, sans que ce soit lié d’ailleurs à des motifs d’aptitudes, de don ou d’un quelconque sens du rythme. „La danse, c’est se lever vraiment.“, dit Pascal Quignard. Celui qui se lève vraiment, c’est, par exemple, Boutès ou le Plongeur de Paestum, dont „le petit corps nu, net, sexué, sombre, semble déterminé alors qu’il s’élance dans la mer Tyrhénienne et la mort.“ 22 L’un comme l’autre répondent par la praecipitatio, étymologiquement le fait de se jeter la tête la première, mouvement violent qui va à la rencontre du temps et qui l’incarne, acte qui implique une décision (tranchant qui sépare réellement un temps d’avant d’un temps d’après). Quelque chose se déchire alors et ne peut être recousu. L’espace de la danse, son essence, dit et répète ce déchirement sans retour en l’incarnant véritablement, ce que renforce le caractère non réitérable (à l’identique) du mouvement - et de la re-présentation chorégraphique en elle-même. Il y aurait danse véritable, semble dire Boutès comme ce traité qui lui est consacré, chaque fois qu’est convoqué un point de non retour. “Aristote ajoute: Qu’il ne soit plus possible à celui qui a lancé la pierre de la rattraper n’empêche pas qu’il était en son pouvoir de ne pas la lancer.” 23 Celui qui se jette la tête la première aurait pu ne pas le faire. Si le mouvement impulsé, lui, va à son terme, et ne peut pas ne pas y aller, la décision du saut relève, elle, de ce qu’on nommera faute de mieux le libre arbitre. On choisit de répondre à l’appel de la voix, mais on pourrait choisir de ne pas y répondre. Ce choix, si l’on suit la logique du propos quignardien, c’est ce qui distingue deux formes de danse, comme il a par ailleurs distingué deux manières de musique, dès Tous les Matins du monde. C’est la réponse d’Orphée aux Sirènes: „Il frappe en s’aidant de son plectre un contre-chant extrêmement rapide afin de 42 Dossier repousser l’appel des Sirènes”, alors que Boutès saute, alors que Boutès, parce qu’il saute, danse. Comme la musique la danse peut se faire expression de l’ordre (voire: son rappel), fascination et réitération du collectif avec son corollaire d’annihilation de soi, au profit du soi global, suscité par l’hypnose de l’agroupement. C’est aussi la „marche martelante plurimillénaire“, les „chorégraphies matutinales et vespertinales du malheur“, si prisées par les Nazis dans les camps de concentration. „L’unité de la meute funèbre est son piétinement. La danse ne se discerne pas de la musique.”, écrivait-il dans ce traité. Si La Haine de la musique insiste essentiellement sur la danse comme captation du collectif dans un inéluctable asservissement, Boutès, par un subtil déplacement d’accent, définit l’art chorégraphique comme danse de la captation, comme sa réponse ironique. Boutès dit ce qu’est la danse véritable, celle qui entend, celle qui cherche, celle qui répond en traçant dans l’air avec cette „part amplificatrice, fougueuse et constructive de l’enfance” un instant retrouvée par la grâce d’une impulsion musicale et/ ou rythmique - ce qui ici revient au même - les arabesques qui vont délimiter, à l’instar de l’édification des cathédrales, le site du vide, ici indiqué comme source de toute création, que chaque geste tracé dans l’air va commémorer. „La danse est une image“ 24 Mais la danse, dans l’œuvre de Pascal Quignard, est aussi une métaphore: elle représente ce qui doit être quitté pour advenir comme art. Le mouvement cherche au-delà de lui-même ce qui ne peut se dire et restera de fait indicible: c’est un „plongeon comme celui d’un oiseau de proie qui fond dans le ciel c’est-à-dire plongeon où l’inattrapable n’est jamais rattrapé“, 25 que figure le temps dans le traité. Mais si la danse est image de mouvement, si elle est ce plongeon, elle est aussi image de tout acte créateur véritable. Selon Pascal Quignard il semble en effet que la danse, le phénomène ou l’expérience de la danse, en soit sa figuration la plus exacte. Tout acte véritable, toute création authentique, nécessaire, est une danse, au sens où cet acte, cette création convoque le corps dans sa totalité, en réveille les rythmes profonds, les plus anciens, amoureusement soumis au chant acritique qui pourtant leur succède, mais qu’il éveille. C’est une danse au sens où, par extension, elle édifie dans l’espace le templum où s’affrontent la perte et la naissance, qu’elle commémore inlassablement dans un battement. Le danseur comme l’analysé (dans l’expérience de la psychanalyse) sont mieux placés que d’autres pour entendre le chant des sirènes. Mais l’analyste et l’analysé, trop passifs, trop pusillanimes sans doute, „descendent peut-être dans la cale mais ils ne sautent pas dans la mer.“ 26 Pourtant la noyade de Boutès est peut-être ce qu’on peut attendre de mieux de l’expérience de la danse, et de la psychanalyse: la danse, comme la psychanalyse, ce sont des manières d’apprendre à tomber, à consentir à la chute, à la défaite, à l’abandon, sans dou- 43 Dossier loureuse complaisance envers l’inéluctable, mais avec la joie mélancolique si particulière née de sa certitude, et tirant tout le parti de la part amplificatrice et fougueuse que l’anammnèse a permis de reconquérir, ce que résume très clairement ce passage de Boutès: Qu’y-a-t-il au fond du désir de se jeter à l’eau? qu’y-a-t-il au fond du désir de s’immerger dans la chose qui hante? De sauter le pas? De se lancer toutes affaires cessantes à la poursuite de ce qu’on ignore? De franchir le Rubicon? De rompre les amarres? De s’affranchir de toutes précautions? De se jeter dans la gueule du loup? De jouer à fonds perdus? Etranges expressions qu’une même ancienneté rassemble. Toutes ces métaphores de chasse, de danse, de marine, de jeu, de guerre sont moins des propositions de la langue naturelle que des figurations des rêves. Elles disent toutes: Il n’a pas cherché à échapper au danger qui s’offrait. Il est sorti de sa cache. Il a démissionné de son poste. Il a quitté son rang. Il a escaladé les murs de sa prison. Il a rejoint la spontanéité souveraine de la nature. 27 D’ailleurs Boutès ne meurt pas, Pascal Quignard le rappelle: il fonde Lilybée et a un fils de Cypris. Sauter, se jeter à l’eau, accepter de se perdre, c’est la condition d’accès à la beauté de l’art. Mais „Rares, très rares les humains qui se jettent à l’eau pour rejoindre la voix de l’eau, la voix pas même voix, le chant pas encore articulé qui vient de la pénombre.“ 28 Quelques musiciens, quelques écrivains, ajoute Pascal Quignard, quelques danseurs, peut-être, comme Israel Galvan, qui ne „se montre pas“, mais „apparaît“. Un grand danseur selon Didi-Huberman (mais aussi un écrivain véritable) n’est pas forcément un virtuose: seule importe cette faculté d’ouvrir dans notre sens du temps par le rythme l’„instant de la blessure, de la démesure et de la vérité ensemble“. L’écriture, quand elle est nécessaire au sens que Bataille donne à ce terme, est une danse. Comme la danse, elle est expérience de l’imminence, „désir d’approcher à l’état pur“, invoqué par la rythmicité interne la plus archaïque. Le traité, forme la plus aboutie de ce que serait une chorégraphie littéraire de ce combat avec le taureau, convoque les „gestes de ‘naissance de la tragédie’ en ce que le tragique n’y est pas encore isolé comme genre. Ce sont des gestes avant tout genre, des gestes qui font dissoner la notion même de genre, faisant éclater le psychologisme et l’académisme qui vont avec.“, 29 ce qui caractérise également le petit traité. Régi par l’art du temple, 30 art paradoxal par essence du ralenti et de l’accélération de la passe, au moment de l’affrontement avec le taureau, le traité montre comment „construire un art de la sauvagerie, de l’animalité, de la démesure“ 31 quand le médium a relégué le corps danseur et qu’il est à la fois symptôme et cause de la domestication, quand il est à lui seul une mesure. Le traité comme procès rythmique, comme art du rythme, apporte à cette question sa réponse démultipliée, fragmentée, syncopée. Et on comprend, à lire Pascal Quignard dans ce petit traité, que danser/ écrire vraiment revient peut-être à offrir ses solitudes, 32 à partager avec le spectateur/ lecteur la joie de ce „sentiment inouï que procurent tous les arts, et aussi l’amour, que l’arrivée arrive. C’est la beauté; ça y est; ça y est presque; c’est ça; on est enfin dans le commencement.“ 33 44 Dossier 1 Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Minuit, 2006. 2 Pascal Quignard, Boutès, Galilée, 2008, 16. 3 Pierre Legendre, La passion d’être un autre, Etude pour la danse, Le Champ freudien, Seuil, 1978, 19. 4 Ibid., 214. Cette critique qui s’énonce au profit de la recherche de ce qui serait le propre de la danse, de toute danse, conduit le psychanalyste à analyser d’une part la nécessité subjective et sociale de cette inscience qui fait de la danse, comme la musique, une énigme, et d’autre part de formuler enfin un discours cohérent et lucide sur ce propre de la danse. 5 Pierre Legendre n’évite pourtant pas cet écueil quand il fait de la danse l’expression d’une triomphante hystérie vouée à toujours ériger et soutenir le Phallus, par quoi elle s’inscrit dans le discours de la Loi. L’auteur qui critiquait précisément la fonction de voiles des discours, voiles qui permettent d’éviter d’en apprendre et d’en savoir quelque chose montre que ces stratégies relèvent le plus souvent d’une passion de l’ignorance. Hélas, on la retrouve aussi - en dépit de quelques précautions oratoires ici ou là - dans cette manière d’épingler la danse sous un signifiant péremptoire. Et définitif. 6 Sur le bandeau de Boutès figurent d’ailleurs à gauche le sorcier qui tombe en arrière et à droite, un Plongeur, qui condensent trois figures, trois évocations, Le Plongeur de Paestum, Le Saut de Leucate et Boutès. 7 Boutès, op. cit., 16. 8 Ib., 57. 9 Ib., 62. 10 Ib., 62. 11 Ib., 63. 12 Elément suggéré par un fragment du chapitre „Danse“ dans Dernier Royaume: „Au sujet de l’état d’apesanteur que connaissaient les fœtus dans l’eau de leur mère, sous le ventre aussi rond de leur mère que la tente ronde du cirque: là où l’acrobate tournoie et s’élance.“, Les Paradisiaques, Grasset, 2004, 185. Il est toujours frappant de constater que Pascal Quignard écrit à la manière d’un poète renaissant établissant ainsi de manière continue un lien entre macrocosme et microcosme, entre expériences humaines élémentaires et réalisations artistiques, comme il le fait par exemple dans sa description du cinéma, comme rassemblement dans une salle obscure pour contempler des images toujours un peu oniriques. 13 Il est possible à partir de ces indications de relire La Haine de la musique pour y repérer les premières formulations de cette hiérarchie. Ainsi quand il donne la chronologie, non exhaustive, des rythmes humains essentiels qui s’étagent entre „la battue du cœur“ et „celui du pilon dans le mortier des céréales“, mais aussi dans des formulations plus nettes qui annoncent le propos développé dans Boutès: „Le son ne s’émancipe jamais tout à fait d’un mouvement du corps qui le cause et qu’il amplifie. Jamais la musique ne se dissociera intégralement de la danse qu’elle anime rythmiquement.“ La Haine de la musique, op. cit., 198 14 Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Chap. LIV „Danse“, Grasset, 2004, 185. 15 Pascal Quignard, Sordidissimes, Chap. XXIII, „Le baile“, Grasset, 2004, 81. 16 La Haine de la musique, op. cit., 218. 17 Boutès, op. cit., 84-85. 18 Ib., 57. 19 Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Minuit, 2006, 35. 20 Ib., 41. 45 Dossier 21 Ib., 158. 22 Boutès, op. cit., 12. 23 Ib., 53. 24 La Haine de la musique, op. cit., 197. 25 Boutès, op. cit., 55. 26 Ib., 15. 27 Ib., 27. 28 Ib., 76. 29 Georges Didi-Huberman, La danseur des solitudes, op. cit., 89. 30 Templar, c’est „accorder“, „tempérer“, „harmoniser“. 31 Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, op. cit., 151. 32 Trait caractéristique de la danse d’Israel Galvan selon Didi-Huberman. 33 Pascal Quignard le Solitaire, rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Galilée, 2006, 206.