eJournals lendemains 42/166-167

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2017
42166-167

Les morts de Blanche-Neige en texte et en images: reconfiguration, esthétisation dans le domaine franco-germanique

2017
Pascale Auraix-Jonchière
ldm42166-1670247
247 Dossier Pascale Auraix-Jonchière Les morts de Blanche-Neige en texte et en images: reconfiguration, esthétisation dans le domaine franco-germanique Du conte 53 des Kinder-und Hausmärchen des frères Grimm, „Blanche-Neige“ (Schneewittchen), on retient en général l’ouverture - la naissance d’une „enfant à trois couleurs“: blanche, rouge et noire -, l’affrontement répété à la marâtre, et la mort suivie d’une renaissance sous l’égide de l’amour (Beck 2007: 72). Ce dernier point, compris comme un topos du genre (le conte merveilleux), s’inscrit toutefois dans une structure plus complexe, dont il constitue le terminus ad quem. En effet, les épreuves qui opposent la jeune princesse à la reine ont pour objectif d’entraver et de suspendre la maturation de Blanche-Neige, processus qui se traduit à chaque fois par une syncope présentée comme une mort provisoire. Mais l’arrivée dans la forêt puis dans la maison des sept nains s’accompagnait déjà d’un sommeil: après avoir traversé la forêt, Blanche-Neige „était si fatiguée“ qu’elle „s’allongea dans un des petits lits“ et qu’elle „s’endormit“ (Grimm 2009: 298). Cette séquence contient en germe le thème structurant du sommeil létal, essentiel dans la construction du récit et dans l’élaboration des sens qui lui sont liés. Ce conte fait partie de la cinquantaine de textes présents dans la version princeps de 1810, où il apparaît sous le double titre de Schneeweißchen et de Schneewittchen (Grimm 2013 [1810]: 75). C’est la pièce 43 du recueil. Cette version diffère en plusieurs points de celle que nous connaissons aujourd’hui, notamment du fait que la mère biologique de l’enfant ne meurt pas et devient sa rivale, mais aussi parce que c’est la reine qui emmène elle-même sa fille dans la forêt, où elle l’abandonne dans l’espoir qu’elle se fera dévorer par quelque bête sauvage. Mais le sommeil et la mort y soulignent déjà les différentes étapes du récit. Blanche-Neige donc, s’allonge pour dormir („u. wollte sich endlich aus Müdigkeit schlafen legen“),et c’est ainsi que les nains la découvriront à leur retour. Plus encore que la situation, ce sont les termes employés qui importent car ils témoignent du lien fort qui relie ensuite entre elles toutes les séquences de sommeil, ainsi que de leur évidente association avec la mort. Ces épisodes successifs constituent une suite cohérente dont s’accentue la dramatisation: 1 lors des deux premières tentatives de la reine - celle des lacets, puis celle du peigne empoisonné - le constat s’effectue en une formule quasi immuable: „Als die Zwerglein nach Hause kamen u. Schneeweißchen da liegen sahen […]“, „Als die 7 Zwerge nach Hause kamen, so fanden sie die Pforte offen stehen, u. Schneeweißchen auf des Erde liegen“ (Grimm 2013 [1810]: 77sq.). Seule la troisième intrusion de la reine induit un changement, mineur dans l’expression, mais fondamental du point de vue du sens. Lorsque les nains rentrent du travail, c’est alors leur impuissance qui est soulignée; ils donnent libre cours à leur chagrin et ce sont eux cette fois qui décident d’allonger Blanche-Neige dans un cercueil de verre, 248 Dossier à la vue de tous: „Sie legten aber Schneeweißchen in einen gläsernen Sarg“ (ibid.: 78). Si l’on revient sur ces épisodes, on note que le „voir allongée“ marque un constat suivi d’effet: l’identification du symptôme entraîne des soins curatifs (on délace, on enlève le peigne de la chevelure). Mais en mangeant la pomme Blanche-Neige a rendu le symptôme invisible, ininterprétable, et le mal incurable. C’est pourquoi dès lors le constat se transforme en un verbe actif (les nains, cette fois, „allongent“ la jeune endormie) qui témoigne en réalité d’une démission: il s’agit d’un acte de renoncement douloureux. 2 On peut donc résumer ainsi la structure de l’histoire: la séparation du monde social et familial déréglé du château et l’entrée dans un univers de l’écart, lié aux profondeurs et au secret, se traduisent par un sommeil naturel de la princesse, sommeil suivi d’un réveil spontané. La première série d’épreuves, en revanche, est marquée par des sommeils qui s’apparentent clairement à la mort 3 et sont suivis d’un retour à la vie non spontané (provoqué par les nains); enfin, la dernière épreuve se donne pour une vraie mort 4 que l’on ne peut qu’entériner en s’adonnant au rituel funéraire: seul le choix du cercueil de verre laisse présager une issue favorable, de l’ordre de la merveille. Ce texte initial se déploie et évolue considérablement, non pas tant dans la première édition (celle de 1812, où cependant la reine choisit cette fois de s’appuyer sur un émissaire et ordonne au chasseur de tuer l’enfant dans la forêt, scénario qui sera désormais retenu) que dans la deuxième (1819), à partir de laquelle la mère de Blanche-Neige meurt, remplacée par une belle-mère. Mais les mentions du sommeil et de la mort de la jeune fille restent inchangées et l’on peut les considérer comme des invariants. L’expression, quant à elle, ne recèle que de menues modifications dues à l’incessant travail de réécriture des frères Grimm. Examinons la dernière édition, celle de 1857, dans la traduction qu’en donne Natacha Rimasson-Fertin: sur le septième lit, Blanche-Neige „resta allongée“ avant de s’endormir; et lors des interventions de la marâtre, les nains voient successivement „leur chère Blanche-Neige gisant par terre“, puis „gisant à terre comme morte“ et enfin „gisant sur le sol; il ne s’échappait plus le moindre souffle de sa bouche: elle était morte“ (Grimm 2009: 298, 300sq., 303). En revanche, on constate que la séquence de la mise en bière a fait l’objet d’un développement remarquable au fil des différentes éditions et s’est enrichie de maintes considérations qui lui confèrent tout à la fois une dimension plus sacrée et plus merveilleuse: Ils l’allongèrent sur une bière à côté de laquelle ils s’assirent tous les sept pour la pleurer, et ils la pleurèrent ainsi pendant trois jours. Ils voulurent alors l’enterrer, mais elle avait encore l’air aussi fraîche qu’une personne vivante, et elle avait encore ses belles joues rouges. „Nous ne pouvons pas ensevelir cela sous la terre noire“, dirent-ils, et ils firent fabriquer un cercueil de verre transparent, de façon à ce qu’on puisse la voir de tous les côtés; ils l’y allongèrent et écrivirent en lettres d’or son nom sur le cercueil, et aussi que c’était une fille de roi (ibid.: 303). Comme on sait, cette mort de la princesse est un état transitoire auquel le désir du fils de roi mettra fin de façon en définitive assez prosaïque et brutale. En 1810, c’était 249 Dossier le père de Blanche-Neige - personnage qui disparaît des versions suivantes - qui recourait à la science magique de ses médecins pour redonner vie à sa fille bienaimée avant de la marier à un prince. Mais en 1812, l’un des serviteurs, excédé d’avoir à porter le cercueil de pièce en pièce dans le château royal, soulève et secoue le corps de la jeune fille, qui expulse le morceau de pomme coincé dans sa gorge. Dans les éditions suivantes cette expulsion résulte d’un hasard providentiel, puisque c’est une „secousse“ fortuite (les porteurs trébuchent) qui permet au fruit de „sortir de [la] gorge“ de la princesse, ce qui lui confère une plus grande autonomie: elle „souleva le couvercle du cercueil et se redressa, et elle était de nouveau bien vivante“ (ibid.: 304). L’histoire de Blanche-Neige présente donc de ce point de vue une profonde originalité. On ne peut la considérer qu’en partie comme un avatar de la Belle endormie 5 car le conte confère au sommeil une forme singulière, séquentielle et structurale. D’autre part et surtout, le choix du cercueil de verre postule une relation particulière à la mort mais aussi au désir et à la beauté, qui sera volontiers exploité dans le domaine de l’iconographie. C’est cette double spécificité que j’aimerais interroger. I. Aux sources du sommeil L’image de la „Belle endormie“ constitue donc le premier dénouement du conte (celui du séjour dans la forêt) et non pas son point de départ; elle n’est pas fondatrice mais, fermant et relançant tout à la fois la narration, elle la dote d’un surcroît de sens, qui résulte des intrications des divers fils dialogiques qui contribuent à l’édification du texte. 1. Apulée ou le merveilleux mythologique Dans les annotations qui accompagnent les Kinder- und Hausmärchen, les frères Grimm soulignent l’intérêt du „si fameux conte de Psyché“ que relate Apulée dans L’Âne d’or. 6 Or, le sommeil joue un rôle capital dans le texte antique. La trop belle Psyché, victime d’une „Envie criminelle“, c’est-à-dire de la jalousie de Vénus, sa future belle-mère, comme Blanche-Neige le sera de la marâtre, est promise à un „hymen funèbre“ et offerte à „un monstre cruel, féroce et serpentin“. Mais Zéphyr l’enlève à son destin tragique et la transporte en un lieu inconnu, au fond „d’une profonde vallée“ (Apulée 1985: 113, 115) où, avant même de découvrir le merveilleux palais dont l’humble chaumière sera le pendant inversé dans le conte 53, Psyché, „étendue mollement sur un lit de gazon frais comme rosée, […] s’abandonne à un doux sommeil“ dont elle s’éveillera d’elle-même afin de prendre possession des lieux (ibid.: 115). Ce sommeil apaisé qui marque le passage d’un univers à un autre annonce l’initiation à venir de la jeune fille, et c’est de la même façon que Blanche- Neige quittera l’espace familial pour explorer un univers étranger. La nature de ce sommeil inaugural et transitoire est donc analogue chez l’auteur latin et les lexicographes germanistes. Dans la fabella antique, Psyché sera traquée par Vénus puis soumise à une série d’épreuves dont la dernière consiste à descendre aux Enfers et 250 Dossier rapporter dans une boîte un peu de la beauté de Proserpine, en prenant garde de ne pas ouvrir l’objet et de ne pas „regarder à l’intérieur“ (ibid.: 148). Or, les tentations successives imposées à Blanche-Neige par la marâtre dans le conte rappellent cet épisode: qu’il s’agisse en effet des rubans, du peigne ou de la pomme, c’est bien toujours de beauté qu’il est question. Mais précisément, la Psyché d’Apulée ne trouve rien à l’intérieur de la boîte: rien qu’un sommeil de mort, un sommeil vraiment stygien qui, dès qu’il est libéré du couvercle, s’empare d’elle, pénètre tous ses membres du brouillard d’une épaisse léthargie et, à l’endroit même où elle se tient, sur le sentier, la fait tomber et la tient en son pouvoir. Elle gît, immobile, et n’est plus qu’un cadavre endormi (ibid.: 149). Les diverses syncopes de Blanche-Neige s’apparentent à ce „sommeil stygien“ qui rend indécises les frontières entre la vie et la mort, et ce d’autant plus que Psyché „tombe“ et gît sur le sol, tout comme le fera Blanche-Neige à son tour. Enfin, malgré les apparences, Psyché revient de ce sommeil mortel qu’Amour s’empresse d’éponger „avec soin“ et de „remett[re] à sa place“, avant de la réveiller „en la piquant, sans lui faire mal, avec l’une de ses flèches“ (ibid.). C’est sur un mode analogue que Blanche-Neige sera elle aussi réveillée grâce à l’intervention du fils de roi dans l’ultime séquence du récit, grâce à un choc salvateur et libérateur. Dans un tel contexte, le sommeil mortel est un passage obligé; il correspond à cette mort symbolique qui marque l’étape ultime de toute initiation et son caractère régénérateur. 7 2. Musäus ou la résurrection La reprise séquentielle du sommeil assimilé à la mort est également prégnante dans le conte de Johann Karl August Musäus, Richilde ou le miroir magique, publié en 1782, 8 et dont Jacob Grimm a signalé l’importance en marge de son exemplaire de la première édition. 9 Sans entrer dans les détails de cette histoire qui contient en germe celle de Blanche-Neige, on peut souligner à quel point le devenir de la jeune Blanche (la rivale de Richilde, sa belle-mère) est déjà structuré par des phases de sommeil, un sommeil semblable à la mort. Dans le conte de Musäus, Blanche est une „femme angélique, pleine d’une douce innocence“ (Musäus 1882: 60), et le chapitre III du livre V, intitulé „Visite de belle-mère“, correspond à une première tentative de Richilde pour la supprimer grâce à une grenade empoisonnée. L’effet est immédiat: „tout son corps délicat se mit à trembler, ses nerfs se crispèrent et tressaillirent, ses yeux charmants se fermèrent, et s’endormirent dans le sommeil sans fin de la mort“: Les nains ingénieux fabriquèrent un cercueil de bois de pin, avec écussons et poignées d’argent, et, pour ne pas être privés tout à coup de la vue de leur gracieuse maîtresse, y pratiquèrent une fenêtre de verre; les servantes vêtirent le corps du lin de Brabant le plus fin, lui mirent sur la tête une fraîche guirlande de myrte, emblème de la chasteté, et portèrent avec pompe le cercueil dans la chapelle du château (ibid.: 67). 251 Dossier Malgré l’immédiate mise en place du rite funéraire, on apprend dans le livre VI, toujours par l’intermédiaire du miroir magique, que Blanche est toujours en vie. Richilde dépêche aussitôt son médecin pour qu’il prépare, cette fois, un savon empoisonné. C’est alors la nourrice déguisée en marchande qui est mandatée pour se rendre au château de Blanche, qui „sans aucun pressentiment de cette imposture, se laissa persuader par la rusée bavarde d’acheter le savon, qui devait conserver la beauté de la peau jusque dans la plus grande vieillesse, et d’en faire l’essai à l’insu de sa duègne“ (ibid.: 73). Mais cette deuxième tentative échoue à son tour. Notons que dans les deux cas, le texte favorise l’ellipse et reste d’abord muet sur les procédés utilisés pour redonner vie à la jeune fille. La dernière ruse imaginée par Richilde consiste à envoyer à Blanche une lettre d’invitation imbibée de poison: Curieuse d’en connaître le contenu, la demoiselle rompit promptement le cachet, lut quelques lignes, tomba à la renverse sur le sopha, ferma ses yeux bleus pleins de lumière, et expira. Depuis ce temps, l’homicide belle-mère n’apprit plus rien sur le compte de sa fille, quoiqu’elle expédiât souvent des émissaires de ce côté; ils ne lui apportaient d’autre nouvelle, sinon que la demoiselle ne s’était pas éveillée de son sommeil de mort (ibid.: 78). Ce n’est qu’une fois close la séquence de la triple mort que le conte élucide dans une analepse les circonstances des renaissances successives de Blanche. La première d’entre elles prend l’allure d’un miracle: Blanche, veillée par les nains, revient progressivement à la vie et, si surnaturel il y a, c’est un surnaturel chrétien: Par la petite fenêtre, ils regardaient souvent dans l’intérieur, pour jouir encore de la vue de leur chère maîtresse aussi longtemps que la putréfaction n’aurait pas attaqué son corps. Au bout de quelques jours, ils s’aperçurent avec surprise que les joues pâles de la morte se couvraient d’une douce rougeur; la pourpre de la vie commençait à reparaître sur ses lèvres, et, peu après, la demoiselle ouvrit les yeux. Les serviteurs qui la veillaient n’eurent pas plus tôt observé ce phénomène, que, pleins de joie, ils levèrent le couvercle du cercueil (ibid.: 79). Le narrateur propose une explication religieuse du phénomène, en référant aux vertus théologales fondatrices de la pensée chrétienne: le médecin magicien Samboul a en effet désobéi aux ordres de Richilde et recouru à un subterfuge (voie qu’empruntera le chasseur chez les Grimm); cet „Israëlite vertueux“, précise le texte, a fait preuve de Charité en décidant de substituer au poison un puissant narcotique. Au fil des trois épisodes, l’herméneutique chrétienne gagne d’ailleurs en ampleur: l’esprit du médecin est assiégé par la tentation et devient le lieu d’un combat entre le Bien (incarné par l’ange gardien de Blanche) et le Mal. Enfin, Blanche est littéralement ressuscitée (dans un chapitre intitulé „Le bâton du prophète“) grâce à l’intervention de Godefroy des Ardennes, porteur d’une sainte relique: On enleva le couvercle; Godefroy fit sortir tout le monde, excepté les nains, tira sa relique et la mit sur le cœur de la morte. Au bout de quelques instants, l’engourdissement cessa, et, dans le pâle cadavre, rentrèrent la respiration et la vie. 252 Dossier La demoiselle fut émerveillée du gracieux étranger qu’elle apercevait à côté d’elle, et les nains, au comble de la joie, tinrent pour un ange du ciel l’homme qui avait accompli ce miracle. Le retour à la vie est consacré par une scénographie qui conjugue religion et merveille: Blanche sort du caveau „comme, au jour de la dernière trompette, les morts, sortant des ténèbres de la tombe, reviendront à la vie“, et se confie à un chevalier qui tient tout autant du prince charmant que du pieux pèlerin (Musäus 1882: 91). Ce croisement dialogique permet de mesurer la richesse du thème structurant du sommeil de mort dans Blanche-Neige et met au jour une double valence du récit: initiation merveilleuse en contexte païen ou sacralisation et assomption en contexte chrétien, que l’on retrouve dans les choix interprétatifs révélés par les illustrations du conte. II. Les options iconographiques premières Le choix des illustrations participe pleinement à l’édification du sens et oriente la lecture en introduisant un nouveau type de dialogue, qui se superpose au précédent. Il importe donc de se demander si tous les sommeils de Blanche-Neige sont mis en images et, le cas échéant, s’ils constituent un système. Toutefois, à l’échelle de cet article et dans la mesure où la mise au tombeau correspond au climax du récit et fait de ce conte une histoire de régénérescence voire de résurrection, je centrerai mon analyse sur cette seule scène. 1. La lecture romantique: Ludwig Emil Grimm Il existe, de fait, une longue tradition de figuration du cercueil de verre, que les artistes contemporains transposent ou métamorphosent au gré des interprétations qu’ils privilégient. Ludwig Emil Grimm, le plus jeune des frères Grimm, a réalisé une eau-forte pour illustrer cette séquence pour la Kleine Ausgabe de 1825 (ill. 1). La scène rassemble les principaux acteurs de cette fin de conte: au cœur d’un paysage de montagne escarpé, le cercueil de la Belle endormie est déposé sur un catafalque de pierre, entouré des nains et du prince. Dans la version de 1812, les nains installant le cercueil à l’intérieur de leur maison pour mieux veiller la défunte, et le prince la découvre lors d’une halte, après avoir demandé l’hospitalité. Mais l’une des évolutions majeures du texte consiste précisément à passer de l’intérieur à l’extérieur, du foyer à la pleine nature, ce qui confère une dimension cosmique à la séquence et la fait entrer en résonance avec „l’esprit du Märchen romantique, qui était conçu par les Grimm comme un fragment du grand Tout, un élément de Naturpoesie, ainsi que l’évoquent à plusieurs reprises les préfaces des Kinder- und Hausmärchen“ (Peyrache-Leborgne, à paraître). C’est pourquoi aussi de nouveaux acteurs apparaissent (et ce dès l’édition de 1819): „[l]es animaux vinrent aussi pleurer Blanche-Neige, tout d’abord une chouette, puis un corbeau et enfin une petite colombe“ (Grimm 2009: 303). La chouette, le corbeau aux ailes déployées et la 253 Dossier colombe qui surplombe le couvercle du cercueil de verre figurent sur l’image de Ludwig Emil Grimm et l’esthétique romantique de l’illustration résulte précisément de la conjonction d’une nature sauvage, nocturne (on s’éclaire aux flambeaux), et de la présence au zénith de l’astre lunaire à demi voilé par les nuages. Au premier plan, le prince entouré des sept nains, de petits hommes affligés à la barbe et aux cheveux blancs qui sont en dialogue avec lui, prend une allure imposante en raison de sa haute stature et de l’ampleur de ses gestes: il occupe à lui seul le quart gauche inférieur de l’image; sa couronne et la richesse de ses vêtements font de lui un passeur dans le sens où il incarne force et stabilité et s’avère apte à modifier le cours des choses. C’est du moins ce que suggère fortement sa posture, dont le dynamisme et l’éloquence (l’image le dépeint en situation d’orateur) frappent. Le traitement pictural des personnages est significatif: Blanche-Neige se distingue dans ce qui forme une zone lumineuse au centre exact de l’image qui constitue de surcroît le seul axe horizontal du tableau. Cette clarté éthérée peut renvoyer à l’au-delà, mais aussi plus simplement suggérer un état de latence: consacrée par l’Esprit saint (la colombe), éclairée par le flambeau que tient le veilleur à hauteur de sa tête, la jeune morte dans cette blancheur de neige inconsistante qui touche jusqu’à ses cheveux est comme en suspens. Comme l’écrit Philippe Beck dans le poème qu’il lui consacre, Blanche-Neige est presque morte, Ou morte officiellement. Décolorée. (Beck 2007: 73) Dans l’illustration de Ludwig Emil Grimm, cette décoloration est patente, mais la scénographie de l’ensemble l’inscrit dans une dynamique qui annonce une possible recoloration, à savoir un retour à la vie et une inscription dans le mouvement. Cette image qui se situe, me semble-t-il, entre paganisme et christianisme, donne ainsi à voir un entre-deux riche de possibles. 2. Les lectures réalistes: Carl Offterdinger et Frantz Jüttner À la fin du siècle, la lithographie réalisée par Carl Offterdinger pour illustrer la même séquence s’inspire et se démarque tout à la fois de façon frappante de cette œuvre. Ill. 1 254 Dossier Elle aussi en format ‚portrait‘, elle reproduit le milieu naturel et reprend très exactement la silhouette du prince, dont la position est devenue plus centrale et la taille plus imposante encore en raison du nouveau cadrage choisi. C’est en effet ce personnage qui figure l’axe vertical, et la couleur rouge qui le caractérise fait de lui le centre d’attraction iconique. Comme chez Ludwig Emil Grimm, sa gestuelle, son regard et son expression le présentent en situation d’interlocution: d’une main il s’adresse au nain gardien du tombeau, et de l’autre il désigne Blanche-Neige. Le veilleur est représenté cette fois de façon très prosaïque en robuste travailleur de la terre, appuyé sur son piochon, tunique retroussée sur des jambes trapues. L’expression des deux hommes qui semblent argumenter fait ici penser à une transaction. Par ailleurs, si l’on devine un cadre identique au précédent, celui-ci perd en majesté: le cercueil est érigé en surplomb du vide, mais on devine plus que l’on ne voit ces tréfonds, et la montagne est présente sans être véritablement représentée. Surtout, la scène se déroule en plein jour et ce choix divergent permet de rationaliser le traitement de l’image. Cette rationalisation, qui évacue l’esthétique romantique privilégiée par Ludwig Emil Grimm, évince toute religiosité: le cercueil de verre est protégé par une construction rupestre qui interdit toute communication directe avec le ciel, le verre n’est plus un conducteur ou un opérateur possible de spiritualité. Dissimulé pour moitié par le corps du prince, le cercueil se trouve en outre paradoxalement évacué de la scène, ou relégué au rang de simple objet de la transaction. Loin de constituer comme précédemment le cœur lumineux et transcendant de l’image, il est dépeint en élément profane. Cette transcription réaliste de la scène sera reprise par différents illustrateurs. Tel est encore le cas, par exemple, de Franz Jüttner, chargé d’illustrer Sneewittchen dans la collection „Scholz Künstler-Bilderbücher“ au début du XX e siècle (vers 1905). Parmi les huit images hors texte que Jüttner consacre au conte se trouve la séquence où Blanche-Neige sort de son sommeil de mort dans le cercueil. La perspective se situe ici à mi-chemin de celles adoptées dans les deux images précédentes: il s’agit du moment où l’un des serviteurs trébuche, ce qui provoque le cahot salvateur. L’illustration, fourmillant de personnages et saturée de formes et de couleurs, est alors prise dans une triple dynamique: celle de la marche, du réveil et de la rencontre amoureuse. Elle propose en cela une interprétation intéressante de cet ultime sommeil létal, perçu une fois encore comme un passage. Cette fois, s’il fait jour, la coloration ocre jaune du ciel ne permet pas de déterminer s’il s’agit de l’aube ou du crépuscule, du début ou bien de la fin du voyage - ce que le texte, du reste, ne permet pas vraiment de savoir. Peu importe au fond car le moment choisi est lui Ill. 2 255 Dossier aussi transitoire. Toujours est-il que la lumière solaire nimbe de son éclat le cercueil de verre haut porté par les serviteurs, qui laisse entrevoir la végétation par transparence. Ainsi représentée, Blanche-Neige tout de blanc vêtue apparaît de nouveau comme une figure élue, placée sous le signe d’une possible élévation spirituelle. Dans ce contexte, la découverte émerveillée de l’amour (le regard de la jeune fille est particulièrement expressif) est sacralisée en dépit des choix par ailleurs plus réalistes de l’artiste. 3. La lecture religieuse: Heinrich Lefler À la même époque, l’artiste viennois Heinrich Lefler (1863-1919) privilégie, quant à lui, le moment de la découverte du cercueil par le prince dans l’image qui illustre le conte Schneewittchen dans le Märchen-Kalendar für 1905. La perspective est alors plus intime: le fils de roi et la princesse sont réunis dans une image très épurée, qui suspend l’histoire et la plonge dans une atemporalité rêveuse à la coloration mystique. Le point le plus remarquable est la dimension hivernale de la scène, qui purifie à l’extrême la figuration. Autre fait marquant, le choix d’une imagerie médiévale, qui conduit parallèlement à une réinterprétation du conte en l’inscrivant dans le cadre de la quête: le prince représenté en chevalier (ceint d’une couronne et vêtu d’une longue cotte de maille) tombe en extase devant la princesse endormie. À l’arrière-plan, dessinant une perspective qui creuse l’espace qu’elle ouvre sur l’infini, la neige puissamment blanche a tout recouvert: seuls les troncs d’arbre stylisés sont visibles et le cercueil fait continuité avec ce fond neigeux. Blanc, il a un couvercle de verre dont la transparence laisse voir la figure pâle et également voilée de blanc de la jeune fille. Ces phénomènes de transparence atteignent ici leur paroxysme en superposant les blancheurs, et les effets de neige déréalisent le personnage féminin que sa position surélevée et sa couronne de fleurs pareillement blanches épurent à l’extrême. Le prince est recueilli, il n’a plus rien de la superbe et de la faconde de ses prédécesseurs: longiligne et comme pétrifié, il esquisse un geste qui pourrait être de bénédiction, paupières baissées, tête à demi fléchie. Blanche-Neige, dont le cercueil est encadré de six cierges allumés dont les flammes d’un jaune intense constituent les seuls points lumineux de l’image, est traitée comme une icône, tout à la fois très proche et à l’écart (sacer). En effet, le chevalier est séparé de la dormeuse par un double obstacle, puisqu’une barrière Ill. 3 256 Dossier naturelle, de bois et de pommes de pins entrelacés dont les couleurs sont en harmonie avec celles de sa tenue, le sépare de l’idéal de blancheur vers lequel se tend sa main - qui approche ou peut-être frôle le couvercle de verre. Pour autant, l’image n’est pas signe d’absence et elle joue là encore son rôle de seuil en annonçant une conversion. Car comme pour les illustrations données par le même artiste pour Dornröschen, elle est entourée d’un cadre arabesque qui privilégie l’élément végétal: on y retrouve l’entrelacement des pommes de pin et la verdure des résineux devient plus dense. C’est là qu’est serti le nom de l’héroïne dans un réseau de signes qui circulent, reliant antiquité gréco-romaine et christianisme autour du symbole commun de la pomme de pin, signe de vitalité et de renaissance. Le cadre comprend d’ailleurs aussi deux niches en forme de mandorles 10 contenant des images saintes 11 ornées de couronnes de fleurs ovoïdes - les mêmes couronnes qui ont servi de vignettes de page de titre pour la deuxième édition des Kinder- und Hausmärchen. L’entrecroisement des motifs symboliques est d’une grande richesse et combine ici religiosité chrétienne et païenne dans un heureux syncrétisme: de la neige surgira la floraison, comme l’atteste encore la couronne de fleurs dont est coiffée Blanche-Neige. Neige sainte, facteur de spiritualité, ou simple neige de la morte saison en attente du refleurir, la blancheur qui définit l’héroïne et lui donne son nom est polysémique, comme l’est aussi le cercueil de verre. 12 Conclusion en forme d’ouverture L’ensemble de ces scénographies a pour point commun de présenter une mort qui a valeur de passage et qui appelle une renaissance sous les auspices d’une nature accueillante elle-même en état de renouveau. Cette imagerie toujours vivifiante et parfois mystique se retrouve dans les albums contemporains où elle s’exprime grâce à de nouvelles techniques et stratégies. Benjamin Lacombe inscrit ainsi son Blanche-Neige (2010) 13 dans un processus de renovatio porté par l’idéalisation romantique d’une image en noir et blanc: l’essor de Blanche-Neige se levant sur sa couche y est isomorphe de celui de la forêt en pleine expansion où la végétation jaillit de toute part en vrilles parfois vigoureuses, et l’on décèle en palimpseste la célèbre scène du réveil de la Belle au bois de Perrault donnée par Gustave Doré en 1862. Ce même miracle prend une autre allure dans l’album de Sara, Blancheneige (2014), fondé sur la technique du papier déchiré, qui produit de simples silhouettes aux contours tout à la fois nets et hésitants: par un effet d’optique, le cercueil de verre posé à même le sol très blanc, au sommet d’une montagne située à l’arrière-plan, semble être en suspens dans la ramure d’un grand arbre nu et voguer au zénith de la page, comme un esquif céleste. Mais un nouveau type de représentation peut faire du cercueil de verre un lieu d’exposition profane. La possible marchandisation du corps contrevient alors à toute échappée spirituelle comme dans l’album en noir et blanc d’Ana Juan (2001), Snowhite, où les frères Penny (‚I fratelli Penny‘), qui emploient Blanche-Neige dans leur taverne, décident d’exploiter sa fascinante beauté en l’exposant dans la vitrine 257 Dossier après qu’elle a été empoisonnée par Lady Hawthorn, sa belle-mère. L’illustration montre une Blanche-Neige inerte aux yeux hallucinés, suspendue dans une cage de verre sous les regards avides d’une foule essentiellement masculine, nouvelle icône d’un monde placé sous la loi de la concupiscence et de la consommation. Apulée, L’Âne d’or ou les métamorphoses, Paris, Gallimard, Folio, 1985, (traduit par Pierre Grimal). Beck, Philippe, Contes populaires, Paris, Flammarion, 2007, „Réversibilité“. D’après „Blanche- Neige“, p. 72. Connan-Pintado, Christiane / Tauveron, Catherine, Fortune des Contes des Grimm en France, Clermont-Ferrand, PUBP (coll. Mythographies et sociétés), 2013. Grimm, Jacob / Grimm, Wilhelm, Kinder- und Hausmärchen, ed. Heinz Rölleke, Stuttgart, Reclam, 1980. —, Contes pour les enfants et la maison. Collectés par les frères Grimm, trad. Natacha Rimasson-Fertin, tomes 1 et 2, Paris, Corti, 2009. —, Kinder- und Hausmärchen. Die handschriftliche Urfassung von 1810, Stuttgart, Reclam, 2013 [1810]. Juan, Ana, Snowhite, Alicante, Edicions de Ponent, 2001. Lacombe, Benjamin, Blanche-Neige, traduit et adapté par Suzanne Kabok, Toulouse, Milan, 2010. Lauer, Bernard, „Wem gehört ‚Schneewittchen‘? Ein Beitrag zur Verortung von Märchenstoffen und zur Herausbildung von Stereotypen“, in: Harm-Peer Zimmermann (ed.), Zwischen Identität und Image: die Popularität der Brüder Grimm in Hessen, Marburg, Jonas Verlag, 2009, 390-425. Leroux, Virginie, „L’érotisme de la belle endormie“, in: Seizième Siècle, 7 (1), 2011, 15-35. Musäus, Johann Karl August, Contes et histoires pour les enfants, trad. Léon Daffry de la Monnoie, Paris, Firmin Didot, 1882. Nunez, Loreto, „Commentaires paratextuels des Kinder- und Hausmärchen“, in: Féeries, 9, 2012: „Le dialogue intertextuel des contes de Grimm“, 197-247. Peyrache-Leborgne, Dominique, „Du kitsch et de la grâce dans quelques illustrations de la scène du baiser de Dornröschen“, in: Pascale Auraix-Jonchière / Frédéric Calas (ed.), Séductions et métamorphoses de la „Belle au Bois dormant“, Clermont-Ferrand, PUBP (coll. Croisée des SHS), à paraître. Rigolot, François, „Les songes du savoir: de la Belle endormie à la Belle au bois dormant“, in: Littérature, 58 (2), 1985, 91-106. Sara, Blancheneige, La Garenne-Colombes, Le Genévrier, 2014, (traduit par Marthe Robert). Vierne, Simone, Rite Roman Initiation, Grenoble, PUG, 1987. Illustrations: (1) Ludwig Emil Grimm, eau-forte (Kleine Ausgabe, 1825). (2) Carl Offterdinger, lithographie (Märchenschatz. Zwölf der schönsten Märchen für die lieben Kinder, mit 12 Farbdruckbildern nach Aquarellen von Prof. C[arl] Offterdinger, dritte, unveränderte Auflage, Stuttgart, Beisbarth&Woelffel, o.J. [vers 1860 · BGG 1959 A 1007], s.p.). (3) Heinrich Lefler, Märchen-Kalendar für 1905. Toutes les illustrations © 2017 Brüder Grimm-Gesellschaft · Bildarchiv. Tous droits réservés. 258 Dossier 1 „bis sie endlich im siebenten Bett Schneeweißchen liegen fanden“ (Grimm 2013 [1810]: 76). 2 Dans les différentes éditions qui suivront, ils tenteront auparavant de la réanimer en redoublant d’inventivité, mais en vain. 3 Le texte souligne très explicitement cette progression: „es für todt infiel“, „es wie todt hinsank“ (Grimm 2013 [1810]: 77sq.). 4 „Schneeweißchen biß in den schönen Apfel, da wo es roth war, u. sank todt zu Boden“ (Grimm 2013 [1810]: 78). 5 Pour en rester au domaine des contes, Charles Perrault en a proposé une version restée célèbre avec La Belle au Bois Dormant en 1697, reprise avec maintes variations par les Grimm dans Dornröschen, autre récit présent sous une forme succincte dans le manuscrit d’Œlenberg en 1810 (conte 19). Cf. à ce sujet Rigolot 1985: 91-106 et Leroux 2011: 15-35. 6 Annotation du conte 88, „Das singende springende Löweneckerchen”. Cf. Nunez 2012 et Grimm 1980: III, 154. 7 Simone Vierne l’affirme: „Mourir, et puis renaître. Et tout ce qui précède était destiné à préparer cette nouvelle naissance. Ces épreuves étaient la quête de cette transformation radicale […]“ (Vierne 1987: 44sq.). 8 Sa traduction française par Léon Daffry de la Monnoie paraît en 1882 chez Firmin-Didot. 9 „C’est la Richilde de Musäus“. Cf. Grimm (2009: 305) et Lauer (2009): „im Grimmschen Kommentar zu ‚Sneewittchen‘ findet sich von Jacob Grimms Hand der Eintrag ‚ist Musäus Richilde‘ (Bd. 1, S. XXXII)“ (ibid.: 394). 10 La mandorle, terme qui signifie „amande“, est une figure sacrée, fréquente dans la statuaire et l’iconographie religieuse, et symbole d’immortalité. 11 Je remercie Françoise Laurent pour ses commentaires avisés. 12 Ces choix sont très éloignés de l’illustration que donne le même artiste pour les Bilderbogen à vocation pédagogique, où l’image s’est dépouillée de toute connotation religieuse: „Mittelalterliche Stadt“, 1897 („Schneewittchen“, Bilderbogen für Schule und Haus, Heft 1, Nr. 15). Cf. Markus Kristan, Josef Urban: die Wiener Jahre des Jugendstilarchitekten und Illustrators. 1872-1911, Wien/ Köln/ Weimar, Böhlau, 2000, 38, n. 48. 13 Avec un texte traduit et adapté par Suzanne Kabok.