eJournals lendemains 42/166-167

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Narr Verlag Tübingen
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2017
42166-167

„Acquiers-toi un compagnon d’études“

2017
Isabelle Ullem
ldm42166-1670163
163 Dossier Isabelle Ullern „Acquiers-toi un compagnon d’études“ L’amitié qu’écrivit Sarah Kofman pour Jacques Derrida Il n’y a de poétique que d’une amitié, celle-ci, celle-là, unique. Elle s’écrit le temps venu de la lecture. Quand commence la tâche de réminiscence qui en défait l’emprise immédiate. Ne faut-il parvenir à la fin ironique du Charmide de Platon exposant l’emprise de l’intelligente beauté du jeune Charmide sur l’effort de penser, à laquelle cède sciemment le vieux philosophe, pour recommencer l’enquête sur les rapports entre sagesse et amitié? Étrange réflexivité sensible, la poétique tient au scriptible de l’amitié, vécue autant qu’elle est rêvée avant d’être graphée parallèlement à l’épreuve des circonstances et de l’altérité. Sociale de part en part, l’amitié est une requête qui s’expose publiquement tôt ou tard: sans témoin ni contradicteur, ce qu’elle impulse n’a lieu. C’est au désir d’aimer que le désir de penser prend sa source. Dès lors une poétique singulière du texte philial de la vie morale ne se conçoit sans doute pleinement que par la réverbération qu’il sollicite dans l’expérience vécue de celle ou celui qui se laisse emporter avec le travail de ce texte, chaque fois unique. L’Amour ne donne ni richesse ni savoir. Il ne garde ni ne possède rien. Il donne seulement la possibilité d’enfanter de façon incessante et impérissable. Accoucher les esprits, […] C’est susciter en eux un vide aporétique, un vide de plénitude qui leur donne le désir d’enfanter à l’infini, d’accoucher de ce dont ils sont toujours déjà, gros, de l’Amour. […] Il faut donc renoncer à l’intention primitive d’accueillir seulement les sciences pures. La vie la plus belle est une vie mixte qui ne doit pas être confondue avec un ‚pêle-mêle‘ voué à la corruption. Le mélange, pour être bon, implique mesure et proportion (metron et summetron), qui mettent fin à [la] prétention [du plaisir] d’occuper le premier rang parmi les valeurs. […] A cet être intermédiaire qu’est l’homme, à celui dont l’amour n’est le suivant ni de l’Aphrodite ouranienne ni de l’Aphrodite terrestre (les deux seules Aphrodite connues de Pausanias), mais de la troisième Aphrodite, la Souterraine, qui ne fait qu’un avec la mort - occultée par tous les protagonistes du Banquet, sauf (indirectement) par Socrate - convient seule […] une vie mixte. (Kofman 1983: 64). J’ai pensé aussi que tout cela était comme un rêve de Matthew Paris, et [que] les mots Plato et Socrates […] jouaient seulement par leur valeur figurative ou sonore, comme n’importe quel autre élément du rêve. Et si c’est un rêve, on peut tout déplacer et inverser. Qu’en penses-tu? Je te vois sourire et rire, ce rire que tu aimes tant et que j’aime en toi: c’est pourquoi, tu l’as peut-être remarqué, je te raconte toujours des histoires juives, ou pas, pour te faire éclater de rire, pour voir l’enfant éclater en toi. J’ai aimé que tu t’aimes enfant, et c’est parce que tu es tel que j’ai toujours cru que je pouvais tout te dire sans t’offenser même si c’est parfois si difficile de te parler. Moi aussi je suis enfant et aime rire et aime être aimée. J’ai été touchée par beaucoup de choses dans ton texte, même si je ne suis pas ta ‚destinée‘, même jamais directement destinée, jamais ‚nommée‘ comme tant d’autres. Je suis contente que tu aies l’audace de publier ce ‚roman 164 Dossier d’amour‘ […]: ton texte en tout cas le plus ‚romantique‘, allemand, le plus proche de Bettina, de la littérature comme lettre d’amour. Strasbourg, tu t’en souviens? (Kofman: lettre inédite à J. Derrida du 8/ 10/ 1979) 1 1. Une scène philosophique inachevée J’ai été touchée, sans m’y attendre, par une conversation méconnue, celle de Sarah Kofman avec Jacques Derrida. C’est arrivé sur une scène feuilletée: d’abord au registre de ma conversation intellectuelle avec une lectrice érudite de Derrida et de Kofman: Ginette Michaud, à propos de nos lectures respectives de la relation amicale et de texte à texte entre les deux philosophes. 2 Simultanément, cette conversation était accrue, dramatisée au rythme de ma propre plongée aux archives du fonds Sarah Kofman. 3 Interrogeant la portée philosophique possible de la relation intellectuelle entre Kofman et Derrida (restant, quant à moi, très éloignée de la philosophie du second), j’avais tôt choisi de m’étonner de la sorte d’asymétrie récurrente qui la constitue: Kofman a publié plusieurs textes sur Derrida, 4 le citant souvent, ce qui crée dans son œuvre un véritable filigrane pour une conversation philosophique significative; lui n’en a en revanche publié qu’un, posthume, de surcroît sans titre, 5 ce qui a pour étrange effet que son nom se substitue à celui de l’amie qu’il enterre - hommage en deuil portant un seul nom qui efface l’autre, le vivant recouvrant la morte. Cette ambivalence de la reconnaissance publique de Kofman par Derrida fait redondance avec une certaine plainte d’elle à son encontre („jamais directement ‚destinée‘, jamais ‚nommée‘ comme tant d’autres“, cf. supra) ainsi qu’avec l’oubli philosophique relatif dans lequel se trouvent, aujourd’hui, le nom et l’œuvre de Sarah Kofman, décédée en octobre 1994 - tandis que la célébrité philosophique de Derrida n’a subi aucun à-coup depuis sa mort en octobre 2004. À ces différents égards, l’asymétrie est simplement aussi indéniable qu’inexpliquée et ne vaut pas qu’on la surestime (Sarah Kofman avait bien d’autres amis). 6 Pour investir toutefois, sans le dissoudre, un fait entêté qui fonctionne comme un écran, on soulignera la façon très sobre dont Sarah Kofman ose en philosophie un texte antisystématique, concis et refusant tout recours à l’autorité de la parole (autorité de maîtrise ou autorité performative), 7 dans un geste déconstructif qu’elle revendique exclusivement nietzschéen. Voilà qui incite plus significativement à ne pas la lire au prisme de la déconstruction et du ton derridiens ayant, eux, passé par la phénoménologie: un différend rigoureux et méconnu anime les lectures derridiennes de Sarah Kofman. Il résiste dans l’asymétrie à la façon d’un malentendu propre à la conversation amicale, en partie rivale ou antagoniste, et à sa fonction germinale en philosophie. Aussi l’ombre portée de cet ami sur cette amie, de sa parole sur la sienne, tend à s’interposer à la façon hasardeuse d’un destin à contester. J’y lis une sommation à lui laisser d’autant moins le dernier mot que du texte fut tramé pour dé/ construire l’écart: essais, coopération éditoriale et politique, correspondances. La poétique de cette amitié s’initie à partir de cette „scène philosophique“ (Kofman 1986) inachevée 165 Dossier qui exige sa lecture, condition d’une émancipation du penser dans le temps vis-à-vis de l’ordre des faits et des récits convenus qui s’en trament. 2. Renversement de la biographie - construire un souvenir d’archives La parole de Derrida sur Kofman s’imposerait mais la poétique est le retour (retournement) de l’amitié sur son asymétrie: ici, contre un trop endeuillé de la quête. L’amitié de Derrida vibre-t-elle au nom caché d’une mémoire perdue? Élision, linceul, onomaphore… En recouvrant Sarah Kofman de son nom, Derrida blesse juste: mélancolique est le prélude inquiétant à ce plaisir du texte pensé par Roland Barthes comme l’élection subjective aléatoire de biographèmes qui expose rien moins, disaitil, que l’amour d’un auteur. Je dirais plutôt: amour réalisé dans l’effort d’en construire un souvenir (Barthes 1995: 102). Car cet amour, qu’est-il? Souterrain, fasciné malgré le travail de sagesse et de savoir (qu’expose le Charmide), il n’est pas d’abord philia mais aspire à le devenir, par la voie textuelle d’un plaisir au-delà des impasses délicieuses et cruelles de la mélancolie. Lire l’archive met en rapport les perceptions du lecteur aventureux avec une remontée fantastique du temps. Cette réminiscence s’insinue dans l’attention et la méthode intellectuelles par l’intime de la lecture et le contact physique avec les restes (boîtes, documents, fragments, fouillis / silence, mains, poussières, déchiffrage) et avec l’idée nécessaire du monde qu’ils attestent, imaginent. Bizarrement, on redevient un orphelin inventoriant un héritage inconnu. On éprouve le retour troublant d’un deuil oublié, l’indécision d’en ressortir. Un intime de ce travail, voyeur voulant savoir mais gêné de ce désir, monte à la recherche d’un intime étranger, enfoui, en partie privé (archives d’un journal ou de correspondances). Or la vie vraiment privée d’un auteur disparu reste à jamais inaccessible, s’impose telle. C’est l’abîme d’un silence sans espoir d’écho. Ne restent alors que des constructions en attente qu’on voudra et pourra proposer, dans la rencontre, hasard, choc, effort, entre différents fragments et la puissance mesurée des rêves qui les relient, rêves qu’on enfante et épie pour les déployer. Mais encore très en deçà de ce travail du rêve et du déchiffrage mêlés, la biographie reçue des relations entre Kofman et Derrida s’en tient obstinément à l’angle derridien: la place assignée à Sarah Kofman dans cette histoire reste celle d’un des „personnages secondaires qui gravitent autour de lui“. Dixit le biographe de Derrida qui, sans doute, répète aussi ce qu’il a entendu ou compris. Me frappe aujourd’hui qu’à l’encontre latente de cela, bien que sans l’avoir défait, Derrida dans sa parole ultime à propos d’elle mettait en doute précisément la place dans cette amitié-là: „On se demande ce qui a eu lieu. On se demande ce que c’est qu’une place, la juste place, et l’emplacement, et le déplacement, et le remplacement“ (Derrida 1997: 132). Il parle là du rapport dédoublé à l’absence (de Sarah) et à la perdurance du texte (de Sarah Kofman). Je lis tout autant, car cela en dépend, un nom qui remplace l’autre, l’économie ambivalente de philia entre l’un et l’autre, les rapports tendus et instables de placements asymétriques entre les amis, et avec les autres, amis et non 166 Dossier amis, d’où résulte cette certitude biographique partiale et convenue que Kofman „n’est qu’un des personnages secondaires qui gravitent autour de“ Derrida. Le texte kofmanien, dans et par le lecteur, opère du retournement. C’est à la croisée inattendue entre le texte publié de Kofman et une partie de son texte aux archives, précisément la correspondance avec Derrida, que j’ai compris l’esquisse d’une toute autre „scène philosophique“ que celle, politique et sociale, de la mise en récit des relations connues et rapportées entre deux philosophes contemporains. Entre ces textes, dont ceux que j’ai apposés en liminaire, j’ai découvert que Kofman met puissamment en attente, les désirant, le manque, l’amour et le travail dont elle sait que la philosophie autant que l’amitié procèdent: L’Amour […] donne seulement la possibilité d’enfanter de façon incessante et impérissable. Accoucher les esprits, […] C’est susciter en eux un vide aporétique, un vide de plénitude qui leur donne le désir d’enfanter à l’infini, d’accoucher de ce dont ils sont toujours déjà, gros, de l’Amour (Kofman 1983: 64). A travers le travail interrogatif et dialogique de la réflexion comme insatisfaction, tendue par la contradiction et le renversement („vide aporétique, vide de plénitude“), une attente relationnelle prégnante envers l’autre anime le texte kofmanien: J’ai aimé que tu t’aimes enfant, et c’est parce que tu es tel que j’ai toujours cru que je pouvais tout te dire sans t’offenser même si c’est parfois si difficile de te parler. Moi aussi je suis enfant et aime rire et aime être aimée. … (ibid.). Dans l’essai autant que dans la lettre à l’ami, l’enfance est une métaphore vive: recouvrée, c’est elle qui autorise la parole, élabore la réminiscence vers sa fécondité latente. 3. Une histoire juive en philosophie: l’ami, un compagnon d’études Ce que je propose ici, est donc une construction parmi d’autres possibles de cette découverte mise en travail, en remontant au mouvement d’une initiative: c’est elle qui, en premier, lui écrit et publie à son propos, très tôt dans l’histoire de leur relation (et dans l’histoire de la réception de la philosophie de Derrida). 8 Quand, du regard, on place à la marge le texte derridien pour (sur) Sarah Kofman, la poétique de cette amitié vient alors moins de la mélancolie (de Derrida) que de la façon vive et volontaire dont elle s’„acquiert un compagnon d’études“. Si je place ici, hors de ses traditions de commentaire, ce fragment d’une maxime de la tradition juive, consacrée au jugement, 9 c’est à cause d’un motif nodal dans la relation de Kofman avec Derrida, qui permet d’altérer, déplacer la tradition philosophique et littéraire de l’amitié: les „histoires juives, ou pas“ de la lettre de Sarah à Jacques s’inscrivent dans un ensemble de saluts qu’ils s’adressent l’un l’autre dans leurs lettres au rythme des fêtes ou de la vie juives, les ayant, sauf exception, maintenus dans le registre privé de leurs relations 10 (l’exception vient dans le commentaire de Glas par Kofman et dans l’allusion aux histoires juives qu’ils lui racontaient, sur laquelle (ne) 167 Dossier se termine (pas) l’hommage de Derrida (Derrida 1997: 156sq.). Dans cette amitié, ses limites, déceptions, son asymétrie énigmatique, ses disputes et ses joies partagées, la superposition du texte de la vie (privée, professionnelle, intellectuelle) et du texte philosophique (littéraire, artistique…) se tient peut-être intimement dans une intrigue juive première: celle de l’étude en partage dont la pulsation éthique tient profondément aux rapports énigmatiques de ligature entre les textes, pulsation battue d’une généalogie blessée, une tradition immémoriale et ce compagnonnage simultanément engagé dans la modernité philosophique. 4. Le discord plutôt que la mise en impasse - l’issue dans la vie par le texte Ils se sont rencontrés à l’initiative de Sarah Kofman quand Jacques Derrida était maître-assistant à l’École normale supérieure et publiait, en un an, trois livres et un essai marquant (cf. citation ci-après). Tous deux sont agrégés de philosophie, lui en 1956, elle en 1960. Années d’apprentissage et carrière, c’est relever d’un même univers professionnel, à l’époque prestigieux, restreint et de longue date stabilisé (cf. Mérindol 2010: 69-86). 1967/ 68, année où ce statut-quo bascule. Elle enseigne en classes préparatoires au lycée Claude Monet de Paris, a déjà intégralement lu Derrida et vient de s’inscrire à la Sorbonne en thèse de 3 ème cycle (différente alors du doctorat d’État, qu’elle passera en 1976, cinq ans après ce 3 ème cycle et quatre avant que Derrida n’obtienne, lui, son propre doctorat d’État). Le décès brutal de Jean Hyppolite, son directeur de thèse, le 26 octobre 1968, est l’occasion pour elle d’écrire à ce jeune philosophe à l’écriture prodigue: Monsieur, À la suite de la lecture de vos ouvrages (La voix et le phénomène, De la grammatologie, L’écriture et la différance, La pharmacie de Platon, in Tel Quel), je me permets de vous écrire pour vous dire tout le très vif intérêt qu’ils ont suscité en moi. […] Pouvez-vous accepter d’être directeur de thèse, et en ce cas, vous serait-il possible de m’accorder une entrevue? Faites-vous un séminaire cette année qu’il me serait permis de suivre? ... (Kofman: lettre inédite à J. Derrida du 11/ 11/ 1968). Au terme de ces quatre pages inaugurant une correspondance de quasi vingt-cinq ans (1968-1992), elle signe sans retenue: „Je vous prie de croire, Monsieur, à l’expression de mes sentiments respectueux et admiratifs“. Bien qu’elle s’adresse à lui comme à un aîné académique (il n’a que quatre ans de plus qu’elle), le statut de Derrida ne lui permet pas de diriger des thèses. Kofman effectuera son 3 ème cycle avec Mikel Dufrenne (cf. Ullern 2015). Des années plus tard, en mars 1991, elle ne renie en rien son premier élan à son égard lorsqu’elle précise en entretien: Je n’ai jamais été l’élève de Derrida, je n’ai que quatre ans de différence avec lui. Mais il y a eu avec lui une véritable rencontre dans la manière dont je travaillais et dont lui travaillait. J’avais écrit plusieurs textes importants pour moi avant de le connaître, comme „Freud et Empédocle“ (1969) et „Généalogie, texte, interprétation“ (1970) qui a fait date. C’est ensuite seulement que j’ai suivi le séminaire de Derrida et que nous avons fondé une collection ensemble, avec également Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. Mais il n’est pas le maître et nous, ses élèves (Kofman 1993b: 11). 168 Dossier Souci trop insistant d’exactitude que les archives ne confirment qu’à demi, notamment quant aux moments rédactionnels des deux publications qu’elle évoque; Généalogie, texte, interprétation n’est pas encore finalisé quand elle lui écrit, et la publication tardera. C’est dans le regard social porté par les questions de l’entretien que passe la rumeur tenace qui fait des amis de Derrida ses ‚élèves‘. Il lui faut s’en défausser. Complexité publique native de l’amitié qui ressortit de la vie intellectuelle, on n’y est jamais seuls ni exclusifs - bien que Derrida rappelle dans son hommage qu’ils furent „seuls“ et qu’il demeura seul „à en savoir et en comprendre quelque chose“ (Derrida 1997: 133). Paradoxe audacieux qui privatise ce savoir, disons herméneutique de l’amitié, au moment même où il est précisément rendu public, après la mort de toute possibilité de réplique. Derrida, en outre, n’avait-il publié les Politiques de l’amitié en 1994? Rien n’est moins privé que philia. Me frappe, dans ces Politiques, que les longues notes référant les lectures nietzschéennes des amis de la collection la philosophie en effet omettent exclusivement les travaux sur Nietzsche de la seule femme du groupe, tellement nietzschéenne au demeurant; ils étaient pourtant quatre, comme elle le rappelle en 1991. Peut-être qu’il lui a toujours été „impossible de parler d’elle“, comme lui le déclare (à propos de l’effet de son suicide, Derrida 1997: 135), et que ce déficit de publicité de sa part va de pair avec la secondarisation de celle du cercle amical qui n’est „jamais nommée“. Cela n’explique rien et qu’importe. Sans doute, de façon plus intéressante et vraie, une animosité indéchiffrable est-elle inévitable aussi à la publicité inhérente à la philia, donc à la formation philosophique de la vita activa qu’elle rend possible. Cet insu ou déni de l’animosité, tout à coup intime à Derrida (en réalité, quand elle meurt, ils ne se parlaient déjà plus depuis un certain temps, motif privé qui surdétermine peut-être la finale de Derrida sur le pardon dans son hommage et sur l’épreuve du conflit entre juifs). Cet insu renvoie au paradoxe initial traditionnel par lequel on raconte en philosophie l’amitié (quand on écarte le Charmide en tant que dialogue de jeunesse inabouti): avec ce mot attribué par Diogène Laërce à Aristote, „Ô amis, il n’est d’ami…“ (“ᾯ φίλοι οὐδεὶς φίλος”, Vie des philosophes, V, I, 21), tradition littéraire longue par laquelle Derrida ouvre et tisse son propre essai politique. Avec insolence, Kofman rompt ce paradoxe, monte au discord d’emblée, l’amitié n’est pas l’entente mais le débat. Se débattant, l’offre / la demande d’amitié conjure d’avance toute fascination: dès sa première lettre, elle entreprend de contredire la lecture novatrice (qu’elle admire) que cet inconnu fait de Platon. Lui s’en souvient dans son hommage: „Il y a plus de vingt ans Sarah était venue pour la première fois me voir, et déjà pour me dire, entre autres choses, qu’elle protestait de telle objection contre telle ou telle chose que j’avais risquée dans La Pharmacie de Platon“ (Derrida 1997: 152). Si nous n’aurons de cette entrevue que la parole de Derrida, sur le premier échange, en revanche, l’archive témoigne pour eux deux. Sur le manuscrit de la première lettre de Kofman à Derrida, on lit qu’un grand „ NON “ rouge fut ajouté dans la marge gauche par le destinataire contredit. Sur quoi porte la dispute? Platon, le rapport au texte et la lecture. Rien moins que ce qui convainc Kofman par ailleurs, comme elle l’écrira dans son premier essai sur Derrida, „Un philosophe unheimlich“ 169 Dossier (Kofman 1973). La contradiction anime le coup de foudre textuel de l’amitié possible, le trame en recherche, en plus de penser. Platon/ Socrate en est nécessairement une des ‚valeurs figuratives‘ contestées: le parricide (refus du maître) serait précoce entre eux, dit-elle sur un ton quelque peu professoral: Votre texte sur Platon a suscité de ma part quelques remarques critiques que j’aimerais vous faire connaître. Je pense que la métaphysique platonicienne ne se situe qu’à un niveau mythique, et que le parricide se fait chez lui bien avant le Parménide et les textes dits de la dernière période (Kofman: lettre inédite à J. Derrida, 26/ 10/ 1968). À travers l’érudition, la lettre, le sens transverse aux œuvres successives, à bras-letexte la contestation ouvre le dialogue: de façon nietzschéenne, Kofman oppose à Derrida une intertextualité alternative du corpus platonicien qui en dévalorise la métaphysique dès sa naissance: très tôt, celle-ci n’est plus déterminante pour Platon (Kofman préparait avec Hyppolite un travail sur „quelques mythes platoniciens“). Puis elle renvoie Derrida du Phèdre (qu’il commente en déconstruisant le commentaire reçu) à la discussion de Socrate et Théétète sur la réminiscence et l’acquisition du savoir (Théétète, 184a-b sq., le recours au bloc de cire allant surtout de 191d-e à 197d sq.). L’enjeu de la dispute passe par un détail, la retraduction de la lettre du texte - Sarah finit sa lettre aussitôt après ce débat comme s’il ne s’agissait que d’incidences: „J’aurais d’autres remarques de détail à faire. J’aimerais savoir si vous êtes d’accord avec cette interprétation et éventuellement en pouvoir discuter avec vous“ (Kofman: lettre inédite à J. Derrida 26/ 10/ 1968). Mais la demande forte est bien de continuer à débattre: Je donne une autre interprétation de la réminiscence que vous. Vous semblez, à propos de l’inscription de la vérité dans l’âme de celui qui sait (en grec, en fait, ‚de celui qui apprend‘), admettre l’image réaliste de la cire de l’âme que Platon ne prend pas à son compte dans le Théétète (ibid.). Le „ NON “ marginal de Derrida refuse soit sa traduction, soit son jugement qu’il admet „l’image réaliste de la cire de l’âme“; ou les deux. Le passage de la Pharmacie de Derrida que discute Kofman est le suivant: Alors que le sage socratique sait qu’il ne sait rien, ce niais-là ne sait pas qu’il sait déjà ce qu’il croit apprendre d’écriture, et qu’il ne fait que se remettre en mémoire par les types. Non pas se souvenir, par anamnèse, de l’eidos contemplé avant la chute de l’âme dans le corps, mais se remémorer, sur le mode hypomnésique, ce dont il a déjà le savoir mnésique. Le logos écrit n’est qu’un moyen pour celui qui sait déjà (ton eidota) de se remémorer (hupomnésai) les choses au sujet desquelles il y a écriture (ta gegrammena) (275 d). L’écriture n’intervient donc qu’au moment où le sujet d’un savoir dispose déjà des signifiés que l’écriture ne fait alors que consigner (Derrida 1972: 154sq.). Si ton eidota „sait déjà“, la „remémoration“ fait revenir quelque chose déjà là - dont Derrida conteste la nécessité métaphysique grâce à sa décisive revalorisation de l’écriture, et de l’ambivalence de la „greffe“ dans l’écriture (intertextualité infinie, sans 170 Dossier dehors ni avant), à partir même du texte de Platon dont les lectures avaient tramé la dévaluation qu’il défait. En accord avec ce renversement créatif, Kofman entend cependant comprendre que la réminiscence est plus dynamique encore. Le détail „qui sait déjà“, dans le texte derridien, renvoie aux éditions de Platon que chacun utilise. 11 Dans l’édition grecque disponible, le passage 275d en grec est exactement: „pleon ti oiomenos einai logous gegrammenous tou ton eidota upmnèsai ô an è ta gegrammena“, que le philosophe Léon Robin (1866-1947) traduit: „eux qui se figurent qu’un traité écrit est plus qu’un moyen, pour celui qui sait [του τον ειδoτα] de se remémorer les matières que concerne l’écrit! “ L’adverbe „déjà“ figure dans une autre édition, uniquement française, celle qu’utilise généralement Derrida. C’est l’helléniste Émile Chambry (1864-1951) qui l’avait ajouté. En revenant à la lettre grecque, Kofman ose une contre-traduction du verbe eidon dont dérive la substantivation „celui qui sait“. „Celui qui apprend“ dit-elle, c’est-à-dire celui qui ne sait pas déjà. Elle impulse un mouvement à la conduite de savoir - comme acte de s’instruire, ouverture, disponibilité - qui change le sens du rapport de remémoration avec l’écriture, comme si elle re-écrivait, de façon tranchante et non infinie, la phrase derridienne qui récrivait celle de Platon… Pour celui qui apprend, lit-elle, le logos écrit n’est qu’un moyen de se remémorer les choses au sujet desquelles il y a écriture. Elle lit donc que Platon ne placerait pas de savoir avant la mémoire, savoir/ apprentissage qui se tourne en réalité vers l’écrit pour devenir. La lettre est ici l’occasion d’une augmentation plus que d’une rectification philologique - autant dire que c’est avec rigueur féconde que Kofman dépasse l’herméneutique classique en ne réduisant jamais la lecture à ce que la pensée juive nomme pshatt, le sens littéral, par lequel passer aussi (Chalier 2014). Entre elle et Derrida, le différend se joue d’emblée dans ce type de rapport au texte. Tout Lectures de Derrida tient à cet écart tendu dans un même type de rapport textuel. Puis elle enchaîne, associant autrement les textes de Platon et contre-interprétant le mythe de Theuth: tandis que Derrida articule sa relecture sur les fils et fait de Theuth un „dieu engendré“, un fils (au § 3 de son essai), Kofman affirme au contraire la paternité de celui-ci; Dieu, père et même philosophe, qui juge de la valeur ou de la viabilité de ce qui est exposé (j’ajoute les références exactes au texte ou au grec de Platon que suppose Kofman): À propos du texte du Phèdre sur l’écriture, le mythe de Theuth [Phèdre, 274b-275b] me paraît être essentiellement une scène d’exposition, où il s’agit de juger du caractère viable ou non de l’écriture, comme il s’agissait de reconnaître dans l’Antiquité si un enfant exposé était légitime ou non (cf. Œdipe). Toute la suite du texte, toute la scène de famille dont vous parlez s’explique entièrement par là. En conséquence de quoi, Amnon n’est pas le père, c’est bien Theuth qui l’est. Mais il est le dieu, qui comme dans toutes les ordalies décide de la valeur ou de la non-valeur de l’être exposé, ou encore ce Dieu est ici le philosophe si on rapproche ce texte du texte du Théétète sur la maïeutique où il est aussi question de juger de la viabilité ou non des pensées [Théétète, 149a-150b] - la mise à la question étant justement le terme grec employé juridiquement pour parler de l’exposition. [ἔκκειμαι] 171 Dossier - Il serait aussi intéressant de rapprocher ce texte du Livre X de la République [Livre X, 601d-601e] où il est dit que c’est l’usager et non le producteur qui connaît la valeur de l’objet fabriqué (Kofman: lettre inédite à J. Derrida, 26/ 10/ 1968). C’est là sa conception profonde de la scène philosophique et de l’écriture que livre Kofman, dans une argumentation source qu’on ne trouve pas ailleurs dans ses travaux qui en répètent pourtant la scène. 12 5. L’amitié contre la mort, dans le désir d’enfanter le texte de la vie Dès Nietzsche ou la scène philosophique, c’est une scène de procès que dresse la philosophe, renversant l’accusation en parodie de son triomphe. Dans chacun de ses essais suivants sur Nietzsche, elle ne cesse d’instruire ce procès en défense, de façon de plus en plus tragique: l’enjeu, vital, est finalement de ne pas dévaloriser „le texte nietzschéen“ à l’aune de l’effondrement ultime de l’homme (Explosion), à l’aune de son vocabulaire antisémite ensuite, qu’elle interroge comme „une erreur de jeunesse“ et veut retourner en déconstruction précoce de l’antisémitisme (Le mépris des Juifs). Avec le texte-philosophe, dit-elle, c’est toujours l’enfant qu’on expose. Avec l’écriture, c’est toujours au public qu’on s’expose en tant que cette exposition fait l’opération de jugement. Avec Nietzsche, comme avec Nerval, Kofman rapporte le texte au souvenir d’enfance pour rapporter la tâche de l’écrivain-philosophe à la lutte contre la fascination de l’amour souterrain qui ne fait qu’un avec la mort: Redevenir un enfant pour accepter qu’un chat [- Murr -] puisse parler sans avoir rien à dire, c’est-à-dire puisse écrire. […] L’écriture qui devait être […] un moyen de se faire aimer, […] disloque […], morcelle le moi, […] glace comme la Méduse (Kofman 1984a: 22, 139, 152). Sur la scène kofmanienne répétitive de l’exposition de l’enfant-texte, l’amour souterrain, que voit seul Socrate (Kofman 1983), renvoie à la vie comme scène d’un amour premier inlassablement rejoué/ déjoué dans le texte. L’enjeu de cette exposition répétitive serait à la fois d’en survivre et de tromper le public sur l’enjeu de survivre (déjouer l’autre scène pour penser, renverser l’amour premier, c’est cela vivre/ penser, „écrire avec son sang“ tel Nerval se suicidant, Kofman 1979: 14). Il serait aussi de renverser l’exposition en sauvetage de la source d’aimer, source de désirer, source de penser, sauvetage de celle dont il faut „divorcer“, la mère. „Divorcer“ clame l’ambivalence de l’inceste conjuré. Cette tension instable, vitale, contradictoire, voire mortelle, est la „folle“ tension qui anime la philosophie selon Kofman, rigoureusement nietzschéenne en cela. Et freudienne tout autant. L’enfant exposé sauvant la mère, l’enfant cadavre dans les bras de sa mère ne peut que rappeler au lecteur son propre souvenir du texte kofmanien: la scène du procès de la mère par son enfant dans l’autobiographie de Kofman, son témoignage d’enfant caché, exposé au génocide, Rue Ordener, rue Labat: au chapitre XVII , 172 Dossier cruellement nommé „Libérations“ dans la table des matières, elle raconte comment sa mère fut contrainte, pour reprendre sa fille après la libération de Paris, d’intenter une procédure contre celle, „mémé“, qui les avait sauvées au prix de s’être substituée à la mère dans le cœur de l’enfant: Aussi intenta-t-elle un procès à mémé qui se déroula devant un tribunal F.F.I., improvisé dans le préau d’une école. Mémé y fut accusée d’avoir tenté d’‚abuser‘ de moi, et d’avoir maltraité ma mère. Je ne comprenais pas très bien ce que celle-ci voulait dire par le terme ‚abuser‘, mais j’étais persuadée qu’elle mentait. J’étais outrée de la voir accuser faussement celle à qui nous devions de n’être pas mortes, et que j’aimais si fortement! J’accusais à mon tour ma mère en exhibant devant le tribunal mes cuisses couvertes de bleus et je parvins à apitoyer l’auditoire. L’amie juive, qui nous hébergeait et qui en avait entendu pis que pendre sur ce qui s’était passé rue Labat, fut elle-même scandalisée et changea brutalement de camp. Elle confirma que ma mère me donnait des coups de martinet. Le tribunal F.F.I. décida de me confier à mémé (Kofman 1994: 70). Cette „libération“ à la Libération est celle d’une accusation renversée, d’un double arrachement sans issue, à la mère, à la femme-refuge qu’on préfère à la mère avec l’amour même qu’on voue à la mère seule. Pour n’accuser, elle, l’écrivain-philosophe-enfant-texte, ni la femme qui les a sauvées (en cachant Sarah et sa mère chez elle, rue Labat à Paris, entre février 1943 et août 1944), ni sa mère qu’on dépossédait de son enfant alors qu’elle était traquée, veuve d’un rabbin déporté et assassiné à Auschwitz, Kofman raconte son souvenir d’enfance sous la forme d’une accusation de trahison de la mère par l’enfant. Qu’elle fut. Qui est le texte-souvenir à vif de ce livre. Le texte qui opère l’accusation est la parole qui en ‚sauve‘ à la fois la mère et la salvatrice au prix de broyer l’enfant dans l’écrivain, bloquée dans l’aporie de n’accuser en vérité ni l’une ni l’autre. Or cette scène de jugement est fantasmatiquement la même que celle que Kofman, philosophe écrivant à un philosophe, lecteurs l’un l’autre de Platon en discussion, lit philosophiquement et qu’elle applique à elle-même vingt-cinq ans après: l’enfant exposé sauveur de la mère est l’enfant qui s’accuse publiquement de l’avoir accusée, s’exposant par l’écriture après-coup pour en réchapper dans le jugement du lecteur. Procès contre-aporétique. Saut de l’ange autant que folie fantasmatique féconde de ce témoignage puissamment littéraire et du jugement déconstructif qu’il espère opérer de l’histoire. Mettre en question la validité historique de la scène avec un „tribunal F.F.I. “, en charge peu probable de la protection de l’enfance (mais le vol d’enfant juif caché n’est en rien inventé), n’ôte rien à la valeur ni à la vérité de cette scène-ci. Kofman n’affirme pas que sa mère ment mais qu’elle, enfant, en était „persuadée“. Elle n’affirme pas que mémé ne l’a pas „abusée“, mais qu’elle ne comprend pas bien ce que sa mère veut dire. Trouble vrai de l’enfant que le „dire vrai“ 13 de l’écrivain expose au lecteur. À une accusation qu’elle croit sincèrement fausse, l’enfant répond par une accusation véritablement traîtresse envers sa mère. En disant vrai, elle affirme au moins aimer autant mémé que sa mère et, là, la préférer. Le texte accuse en exposant la trahison après coup, à la façon d’une issue à l’arrachée. Au lecteur, dont elle vient ainsi dépendre, d’en juger. Le texte kofmanien contraint à lire en augmentant 173 Dossier sa valeur autobiographique, non en un sens narratif mais au sens de ce qui l’anime réflexivement. Dans un moment de tremblement incertain, le lecteur perd sa voix et s’entend retourner à Kofman ses propres mots sur Nerval: écrivant avec son sang, philosophant nécessairement au risque de la folie, n’aurait-elle pas, en dernière analyse, accordé par le déplacement à la Vie ou à Dionysos, tout ce qu’elle a retiré à la mère après le lui avoir accordé? Et pourtant Kofman s’est suicidée. A-t-elle voulu fixer elle-même le moment où elle pourrait rejoindre la mère / la mort au doux sourire? C’est exactement cela le piège, ce miroitement fascinant, le commentaire fait paraphrase, le philosophe fait tautologue de ses propres lectures. Pour en sortir et ne pas répéter l’impasse de la culpabilité, il faut revenir au différend qu’elle pose visà-vis de Derrida au moment où elle le lit le plus intensément. Sans que personne ne puisse le „savoir“, on apprend rétrospectivement que la première lettre à Derrida est déjà d’amitié en ce qu’elle lui donne spontanément la clé de sa pensée: l’exposition de l’enfant dont la vie dépend. Et le père de l’enfant, comme le père du texte selon elle, est celui qui en décide après qu’il est né. Dans „Un philosophe unheimlich“, Kofman ouvre le livre par la scène qu’elle lui a contesté dès le commencement: Au livre, [Derrida] oppose le texte, notion qui fait bouger l’idée traditionnelle de corpus. Plus de corpus propre à un auteur. La spécificité du texte comme écriture réside dans l’effacement du nom propre, dans l’absence de paternité: l’écriture est toujours déjà orpheline, toujours déjà parricide (cf. Pharmacie, Dissémination et Grammatologie, p. 159, 164). […] A la conception platonicienne du corpus, J. Derrida oppose un corps sans parties propres ni hégémoniques constitué de greffes: sans corps principal. La logique du texte est alogique: logique du graphe ou de la greffe qui efface l’opposition du dehors et du dedans […]. Etrange structure du supplément qui produit à retardement ce à quoi il est censé s’ajouter (Kofman 1984a: 15sqq.). L’absence de paternité. Voilà pourquoi Derrida ôte le nom de Sarah Kofman dans son hommage endeuillé. Et voici ce qu’elle reconnaît mais conteste: une conception en spirale du travail de „savoir déjà“, qui produit à retardement ce à quoi (remémoration dit Derrida) il est censé s’ajouter. Elle y oppose le travail de la réminiscence, dans sa première lettre (et du souvenir d’enfance, dans sa lettre de 1979) et l’exposition qui ouvre au jugement du lecteur, c’est-à-dire à une augmentation du texte (mot dont provient celui d’auteur), qui en bouleverse l’ambivalence native. Tel est l’enjeu de la discussion, non pas piéger l’autre mais sortir de la supplémentarité du toujours déjà en augmentant le texte, faire que ce texte enfante, soit accouché, aimé, fécondé… par le lecteur. A la fin d’„Un philosophe unheimlich“, Sarah Kofman explique pourquoi elle a, de part en part de son essai, tenu à repérer dans le texte derridien ce qui ressortit de la ‚greffe‘ freudienne ou psychanalytique. Parce qu’elle entend résister, sortir de l’intertextualité, en procéder pour y creuser une issue: Bien que rien dans les déclarations de Derrida, au contraire, ne privilégie la greffe analytique, il semble qu’il n’a pas fini de s’expliquer avec elle ni de la croiser […] parce que de nombreuses notes disséminées un peu partout portent en réserve des développements futurs, de nouvelles articulations […]. 174 Dossier Peut-être, en définitive, est-ce notre propre intérêt à ‚sauver‘ la psychanalyse d’une récupération métaphysique, qui nous fait mettre l’accent dans le texte derridien sur l’insertion psychanalytique. Peut-être aussi, est-ce en lisant Derrida que l’on comprend mieux certains motifs psychanalytiques: l’écriture derridienne répète inlassablement le meurtre du père. Les décapitations multiples du logos, sous toutes ses formes, ne peuvent pas ne pas retentir sur la scène inconsciente de chaque lecteur. Derrida, plus que Freud, apprend ce qu’un père veut dire, qu’on n’en a jamais fini de ‚tuer‘ le père et que parler du logos comme père n’est pas une simple métaphore (Kofman 1973: 113sq.). Kofman tranche entre les scènes, les superpose mais ne met pas fin à l’ambivalence des superpositions; elle renvoie sur le lecteur. Si elle reconnaît l’inquiétude de Derrida envers ou contre le parricide et la paternité, c’est qu’elle s’inquiète d’autant du matricide. Inquiétude souterraine en partage, tout autrement travaillée. C’est le père que Kofman „apprend“ dans le texte derridien. Déjà, dans sa première lettre, elle lui annonce qu’elle associe Nietzsche et Freud. Elle reconnaît là la valeur première de ce qu’elle doit à la psychanalyse, admettant qu’elle entend la sauver. Donc elle la retourne sur le texte derridien: de cette façon renversante et jubilatoire (l’arroseur arrosé), l’étude passe nécessairement, vitalement par le texte avec, pour ressort, l’accord mais l’augmentation, l’entente mais le différend, autrement dit la brèche de ce que le lecteur entend dans ce qu’il lit et voit. Enjeu de vie contre la mort dans le texte, contre l’effacement intolérable du nom. Lire, dit Kofman, c’est nommer le texte, l’adopter, lui donner vie. Lire, c’est rire avec l’auteur de l’auteur, en miroirs autobiographiques croisés, déformants, transformant. Amitié? Élaboration poétique par laquelle s’acquérir un compagnon d’études et de philia (amour, vide, aporie et plénitude, désir d’enfanter / d’accoucher), à inscrire dans les réserves disséminées, mettre en attente ou en promesse la fécondité du différend - autres lectures, sans doute, pour penser en philo-sophie, qu’Emmanuel Levinas traduit, aussi, „sagesse de l’amour“ (Levinas 1984: 339ssq.). 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Ressources en ligne Maximes des Pères [Pirkè avot] 1, 6, traité de la Mishna, selon la traduction du rabbin Rivon Krygier, Paris (publiée en ligne sans date, www.massorti.com/ spip.php? page=imprimer& id_article=1071, dernière consultation le 15/ 09/ 2017). Peeters, Benoît, „Partie II: Le cas de Jacques Derrida“ (entretien du 9 mai 2015 avec Jade Bourdages, Montréal, relu à Paris le 7 juin 2015), in: Trahir, 6, 2015, 29-30 (publié en ligne le 10 juin 2015, version pdf, https: / / trahir.files.wordpress.com/ 2015/ 06/ trahir-peetersbiographie.pdf, dernière consultation le 15/ 09/ 2017). Ullern, Isabelle, „Lire le témoignage, sortir du ,trauma historique‘“, in: „Passés non maîtrisés“, Passés futurs, 1, 2017, Paris-Valencia-Buenos Aires (www.politika.io/ en/ notice/ lire-temoignagesortir-du-trauma-historique, publié le 30/ 05/ 2017, dernière consultation le 15/ 10/ 2017) . 1 Lettre à Jacques Derrida, Berkeley, lundi 8 octobre 1979, envoyée durant son séjour aux USA de l’automne 1979. S. Kofman commente le manuscrit ou peut-être les épreuves de l’essai épistolaire de J. Derrida, La carte postale. De Socrate à Freud et au delà, qui paraîtra début 1980, Paris, Flammarion. 2 Le 19 juin 2015 lors des 2 ème journées d’études internationales „Sarah Kofman“ à Paris, Ginette Michaud et moi-même avons exposé nos lectures en regard de cette amitié: Ginette Michaud, „Jacques Derrida lecteur de Sarah Kofman“ et Isabelle Ullern, „Kofman lit Derrida“. À partir de cela, nous avons entrepris de publier la correspondance de S. Kofman avec J. Derrida dont les archives (fonds KFM) sont à l’Institut de la Mémoire de l’Édition Contemporaine à Caen. 3 En 2013-14, j’avais été sollicitée pour participer à l’inventaire et l’analyse de la partie encore non cataloguée du fonds KFM à l’IMEC. 4 Rassemblés en un livre: Sarah Kofman, Lectures de Derrida, Paris, Galilée, 1984. 5 Cet hommage provient du texte, réécrit en 1996, que Derrida avait lu lors de l’enterrement de Sarah Kofman au cimetière Montparnasse en octobre 1994. Première publication in: Les cahiers du Grif, hors série n° 3, 1997, 131-165. 6 Sa correspondance l’atteste (avec certains corpus plus importants que d’autres), ainsi que certains témoins l’ayant bien connue que j’ai rencontrés en privé ou publiquement. 7 C’est tout le propos de son essai Paroles suffoquées, Paris, Galilée, 1987. 8 Kofman publie „Un philosophe unheimlich“ (Kofman 1973). 9 Attribuée à Yehochouâ, fils de Prahia, la maxime dit: „Fais-toi un maître, acquiers toi un compagnon d’étude et juge tout homme sous un jour favorable“ (traité de la Mishna Pirkè avot 1, 6, traduction du rabbin Rivon Krygier, Paris, consultée le 15/ 09/ 2017, www.massorti. com/ spip.php? page=imprimer&id_article=1071). 10 Motif d’emblée relevé par Ginette Michaud dans son commentaire, cf. supra, note 2. 11 Derrida utilisait l’édition française du Phèdre dans l’édition disponible la plus complète (sauf les Lois), dirigée par l’helléniste Émile Chambry (1864-1951) aux éditions Garnier. Pour le texte grec sur lequel s’appuie la discussion de Kofman, on ne disposait que de l’édition critique bilingue des Œuvres complètes de Platon parue aux Belles Lettres. Au §2 de sa Pharmacie, Derrida réfère la traduction de Léon Robin et en critique „les glissements“. 12 Françoise Proust souligne la place de Platon chez sa collègue (Proust 1997). 13 Dès 1998, la psychanalyste Rachel Rosenblum a mis en évidence l’effet létal spécifique de cette auto-accusation lovée dans le dire-vrai du témoin survivant; cf. Rosenblum 2012.